CAIRN.INFO : Matières à réflexion

Effets de loupe médiatique et de diversion anti-terroriste

1Les États-Unis sont un sujet permanent d’étonnement dès que l’on s’intéresse aux affaires de sécurité nationale. Ainsi, à l’hiver 2005-2006, ce pays s’est livré à une mini crise de nerf xénophobe (en l’occurrence anti-arabe) à propos de la sécurité des ports de la côte Est des États-Unis, sur fond de « guerre contre le terrorisme », une menace largement virtuelle, tout en refusant de considérer un problème bien réel, celui là : l’enracinement de la Mafia sur les docks.

2Fin 2005, pendant la campagne électorale pour les élections législatives, le président Georges Bush est défié par les élus de son propre parti. Les républicains, majoritaires au Congrès, s’opposent, en effet, ouvertement à la Maison-Blanche. La fronde est telle que le président menace d’opposer son veto à une loi en préparation au Capitole, destinée à bloquer le rachat par Dubaï Ports World (DP World), une société dont les principaux actionnaires sont les Émirats Arabes Unis, de l’opérateur P&O qui gère six ports américains de la côte Est. Le montant de l’opération est évalué à 6 milliards de dollars. Les démocrates ne sont pas en reste, découvrant là un thème de campagne électorale gênant pour le champion de « la guerre contre le terrorisme » : le président Bush ferait passer la sécurité du territoire au second plan, au nom de la mondialisation et du libre-échange. Le sous-entendu xénophobe et raciste est évident. Hillary Clinton déclare imprudemment : « la sécurité de nos ports est trop importante pour être placée dans les mains de gouvernements étrangers » (février 2006). Pourtant, d’autres firmes étrangères gèrent déjà des ports américains sans que cette situation n’ait jamais suscité de craintes particulières : le Danois AP Moeller Maresk et le Japonais Nippon Yusen Kaisha ; sans compter que l’opérateur P&O est de nationalité britannique. La polémique est plutôt mal venue puisque les Émirats Arabes Unis sont des alliés, anciens et très fidèles, des États-Unis – sauf à considérer que tout Arabe est un terroriste potentiel.

3Par ailleurs, les spécialistes de la sécurité savent que la propriété du capital n’interfère pas avec la gestion quotidienne et concrète des installations. La commission interministérielle chargée d’approuver les investissements étrangers (CFIUS), ainsi que les différentes administrations fédérales du Department of Homeland Security (Douanes, etc.) et le Pentagone avaient donné un avis favorable à ce rachat par Dubaï Ports World. Au delà du contexte électoral et de ses arguments rapides, la polémique est révélatrice de la persistance d’une peur profonde d’un nouvel attentat majeur sur le sol américain : depuis le 11 septembre 2001, la protection du territoire américain est redevenue, à juste titre, une véritable préoccupation stratégique. Parmi les scénarios redoutés, celui de l’entrée d’une bombe sale (chimique ou radioactive, par exemple) dans un container débarqué dans l’un des ports de la côte Est, n’est pas le moins crédible. L’hypothèse doit être sérieusement envisagée puisque seuls 5 % des marchandises sont réellement inspectées.

4La polémique prend une telle ampleur que, en mars 2006, la société Dubaï Ports World, à la demande de la Maison-Blanche, décide d’annoncer l’abandon de tout projet de gestion portuaire aux États-Unis. Cependant, les connaisseurs de la vie des docks n’ont pu que s’étonner de l’absurdité de cette polémique. La sécurité des docks constitue certes un sujet d’importance, encore faut-il : d’une part défendre un objectif légitime (la prévention du terrorisme) avec des arguments sérieux (éviter la xénophobie et le racisme, et identifier clairement ses ennemis), et d’autre part, ne pas privilégier une menace encore hypothétique, au sens premier du terme (le terrorisme), en négligeant, voire pire en occultant, un danger ancien, immédiat et réel, c’est-à-dire, la présence persistante de la Mafia [1] dans les ports américains. Quelques esprits lucides ont toutefois posé la question mais en se trompant d’analyse : la Mafia, omniprésente dans les docks, ne pourrait-elle pas servir de « Cheval de Troie » à Al-Qaida ? S’il est judicieux d’attirer l’attention sur la puissance de cette organisation criminelle, et les lacunes persistantes du respect de la loi sur ce territoire, il était cependant peu réaliste d’imaginer que des Italo-Américains, au demeurant fervents catholiques, pourraient, même pour de l’argent, se compromettre avec des salafistes, qui plus est, sur le sol américain. Il n’est pas question de conforter ici une image complaisante et exagérée – mais non totalement fausse – du « mafieux patriote ». En revanche, il serait audacieux de transformer Cosa Nostra en « cinquième colonne » de l’islam radical attendant de prêter main-forte à des complots étrangers [2]. Il est en revanche plus pertinent de s’interroger sur la capacité des autorités publiques américaines à faire respecter la loi et le droit sur une partie de leur territoire. La transformation du mode d’acheminement des marchandises via le système des containers – inventé par la société de Caroline du Nord Malcom McLean en 1955 – a participé au développement du commerce mondial mais a également créé des opportunités criminelles nouvelles, qu’elles soient mafieuses (vols, rackets) ou terroristes. D’autant que les ports américains connaissent depuis le début du XXIe siècle une nouvelle prospérité, grâce en particulier au développement du commerce avec la Chine.

5Quoiqu’il en soit, la polémique de l’hiver 2005-2006 fut révélatrice des difficultés des décideurs et des observateurs contemporains à discerner le réel derrière l’agitation politico-médiatique : l’oubli d’un problème ancien et largement invisible, l’infiltration mafieuse, au profit d’une menace hypothétique mais médiatiquement aveuglante. Pourtant, quelques mois plus tôt, un véritable événement judiciaire révélateur et symptomatique n’avait pas eu droit au même traitement politique et médiatique.

Une présence criminelle active

6En juillet 2005, le ministère public du district Est de la ville de New York annonce avoir engagé des poursuites contre le syndicat des dockers, l’International Longshoremen’s Association (ILA), son président, John Bowers, divers salariés, et surtout contre des criminels avérés appartenant à deux des cinq Familles [3] de Cosa Nostra de la ville, les Gambino et les Genovese. Cette initiative judiciaire est loin d’être anodine. Que nous révèle donc – au sens photographique du terme – cette subite exposition à la lumière ?

7Pour la première fois dans l’histoire judiciaire américaine, la direction du syndicat des dockers est poursuivie dans le cadre de la loi dite RICO, Racketeer Influenced and Corrupt Organizations Act, loi votée par le Congrès des États-Unis en 1970, afin de lutter spécifiquement contre le crime organisé, en fait la Mafia [4]. Or, ce syndicat joue un rôle économique majeur aux États-Unis. L’ILA regroupe 45 000 membres travaillant dans les ports de la côte Est (Maine, New York et New Jersey) jusqu’au Texas en passant par Miami (État de Floride) ; dont 5 000 pour le seul port de New York. L’ILA est un acteur économique central des docks puisque tous les employés – à l’exception de l’encadrement – doivent y cotiser : un système de monopole à l’embauche qui a toujours donné lieu à des manipulations mafieuses. On imagine en effet le pouvoir d’un syndicat d’ouvriers, qui est de droit l’interlocuteur unique des entreprises et des autorités portuaires pour les négociations salariales ou les aménagements horaires. Ce syndicat maîtrise ainsi une partie non négligeable du fret international touchant les produits manufacturés et agricoles entrant ou sortant des États-Unis. Quatre millions de containers transitent chaque année par le seul port de New York, quinzième port au monde en termes de volume et deuxième aux États-Unis après Los Angeles. Comme le reconnaît l’acte d’accusation, « l’ILA joue un rôle critique » dans la circulation des marchandises aux États-Unis et a « un impact majeur dans les activités commerciales de la nation ».

8L’accusation portée contre l’ILA est particulièrement lourde. Que l’on en juge. Le ministère public rappelle ainsi que :

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« Depuis des décennies, les quais [waterfront] ont été le théâtre d’actes de corruption et de violence provenant de l’influence du crime organisé [sous-entendu Cosa Nostra] sur les syndicats de travailleurs présents, dont l’ILA et ses sections locales, ainsi que sur l’ensemble des affaires en relation avec les ports. Depuis la fin des années 1950, deux familles du crime organisé – la famille Gambino et la famille Genovese – se sont partagées le contrôle des différents ports, la famille Gambino exerçant en premier lieu son influence sur les terminus d’embarquements commerciaux de Brooklyn et Staten Island, et la famille Genovese contrôlant en premier lieu ceux de Manhattan, du New Jersey et du port de Miami. […] Des officiels corrompus de l’ILA et leurs partenaires au sein du crime organisé ont maintenu une emprise étouffante sur les quais, s’enrichissant par des « impôts mafieux » prélevés illégalement sur le dur labeur des salariés syndiqués et sur les affaires légales opérant à New York et dans les autres ports majeurs de la côte Est. »

10Le détail de l’accusation démontre combien la mainmise mafieuse est profonde. Les deux Familles de Cosa Nostra ont ainsi :

  • racketté les activités commerciales présentes dans les ports ;
  • fait accorder des contrats à des « entreprises amies » au nom de l’ILA, par exemple des contrats de gestion d’assurance santé ou des plans de retraite ;
  • truqué les élections de l’ILA. Ainsi, le syndicat professionnel est dirigé par un conseil exécutif (31 membres) dont quatre des six principaux responsables (The big-six) sont poursuivis pour leur collusion avec les deux Familles de Cosa Nostra. En l’occurrence le président John Bowers, le secrétaire trésorier Robert E. Gleason, le vice-président exécutif Albert Cernadas et le directeur exécutif adjoint Harold J. Daggett ;
  • placé des membres et des associés des deux Familles à de hauts postes au sein de l’ILA.
L’ILA est décrit comme un véritable « véhicule du crime organisé ». L’acte d’accusation de 83 pages s’appuie sur trois ans d’enquêtes fédérales et le témoignage d’un repenti, George Barone. En tout, 31 membres du syndicat sont poursuivis. L’objectif du ministère public est clair : tenter d’écarter définitivement de l’ILA les quatre responsables cités plus haut ainsi que le président John Bowers, et le vice-président responsable de l’ILA pour Miami, Arthur Coffey ! Ils sont accusés d’avoir truqué les élections de 2000 afin de placer Harold Daggett, « un associé des Genovese », en position de successeur à John Bowers, lui-même également « un associé des Genovese ». À ce moment là, Harold Daggett est aussi le président de la section locale la plus puissante du syndicat (Local 1804-1 de North Bergen, New Jersey).

11En effet, traditionnellement, le poste de président de l’ILA est « réservé » à un « ami » des Genovese et celui de vice-président revient à un « ami » des Gambino. La géographie des docks elle-même connaît une claire délimitation des territoires. Depuis les années 1960, la Famille Gambino se réserve – comme le précise l’acte d’accusation – les docks de Brooklyn et de Staten Island et la Famille Genovese ceux de Manhattan, du New Jersey et de Miami.

12Ainsi dans la place, les deux Familles de Cosa Nostra se sont livrées à de fantastiques trucages et détournements de fonds, se chiffrant en millions de dollars. La liste des infractions commises par les mafieux est longue : emplois fictifs, fausses factures, escroqueries aux dépends de fonds de pension et de fonds sociaux, rackets, contrats surévalués avec des sociétés de connivence, pots-de-vin, etc.

13L’acte d’accusation rappelle que ces poursuites contre l’ILA et ses dirigeants s’inscrivent dans la continuité d’autres accusations fédérales récentes, reliant déjà des dirigeants des Familles Gambino (Peter Gotti, par exemple) et Genovese (Andrew Gigante, par exemple) à divers cadres de l’ILA.

14Évidemment, l’ILA a immédiatement et vivement répliqué, en affirmant que « les liens avec la pègre » (mob) sont un mythe. On ne sera guère étonné de constater que l’ILA fut parmi les critiques les plus précoces et les plus incisifs de l’arrivée de Dubaï Ports World dans les ports. Le porte-parole de l’ILA, James McNamara qualifiera ces accusations de complicité mafieuse de « ridicules » et l’avocat du syndicat, Howard Goldstein, fera une déclaration plutôt étrange : « Ces allégations, même si elles s’avéraient exactes, ne mettent pas en danger la sécurité du port ». Le sous-entendu serait-il : un racketteur (patriote) ne peut être le complice de poseurs de bombes ?

Quels enseignements peut-on tirer de cet « événement judiciaire » ?

15En premier lieu, qu’une entité criminelle, Cosa Nostra, demeure, plus d’un siècle après son apparition aux États-Unis dans la seconde moitié du XIXe, une réalité criminelle majeure, profondément infiltrée dans la vie économique et sociale de la première puissance du monde. Réalité que ni les bouleversements politiques et économiques, ni la répression judiciaire n’ont réussi à faire disparaître. Loin du folklore hollywoodien et des sempiternelles prophéties sur sa disparition, Cosa Nostra Italo-américaine s’est incontestablement imposée dans le paysage criminel nord-américain comme un acteur permanent et symbiotique.

16Ensuite, que cette entité criminelle n’a jamais cessé, depuis la seconde moitié du XIXe siècle, de dominer à la fois un secteur économique (le transport maritime), un territoire (en l’occurrence les docks et les ports de l’Est du pays) et un syndicat professionnel important (l’ILA). Alors même que le transport maritime, après un relatif déclin, connaît un regain de prospérité depuis le début du XXIe siècle.

17L’acte d’accusation de l’été 2005 démontre non seulement que Cosa Nostra n’a jamais cessé de dominer les ports de New York et du New Jersey, mais qu’au fil des années, malgré la lumière médiatique et judiciaire, cette présence s’est étendue sur toute la côte Est. Des années 1930-1940 au début du XXIe siècle, la main mise mafieuse s’est exercée sans interruption. Seule la méthode a-t-elle peut-être évolué, passant du contrôle brutal – le racket direct des ouvriers – à une influence plus subtile – la corruption des cadres.

18Pour autant, un acte d’accusation, si étayé soit-il, ne vaut pas condamnation, surtout dans un système judiciaire très soucieux des droits de la défense. Dès le 8 novembre 2005, les charges de racket pesant contre le directeur exécutif adjoint Harold Daggett, le vice-président Arthur Coffey et le mafieux Lawrence Ricci sont abandonnées. Comme le veut le droit pénal américain, « le doute raisonnable » a profité à ces accusés. Quant à Albert Cernadas, qui a plaidé coupable de fraude, il est laissé libre. Curieusement, le 11 octobre 2005, Lawrence Ricci (60 ans), officiellement vendeur de lait et en réalité « capitaine » de la Famille Genovese, ne s’était pas présenté lors de la reprise de l’audience. Son avocat, légèrement gêné, avait alors précisé au président le questionnant sur cette disparition subite : « Son absence n’est pas volontaire… ». Son honneur (judiciaire) sera sauf puisqu’il sera acquitté, mais cette victoire judiciaire est une maigre consolation puisque la police retrouve son corps le 30 novembre dans le coffre d’une voiture garée sur le parking d’un restaurant du New Jersey.

19Lors du procès, Daggett ne cache pas ses amitiés mafieuses. Il se lance dans un panégyrique de Andrew Gigante, l’un des fils du chef de la Famille Genovese, Vincent (Chin) Gigante (emprisonné), également poursuivi dans cette affaire de racket : « J’étais le meilleur ami d’Andrew » ; « C’était le gars le plus populaire sur les ports » : tous les ans, « Andrew organisait un barbecue pour ses gars et l’encadrement. Tous venaient, tous les gens du port se pointaient, etc. ». Une autre audience (septembre 2005) jette une lumière crue sur la nature du pouvoir réel au sein de l’ILA lorsque le repenti George Barone (84 ans) [5], « soldat » de la Famille Genovese, décrit le président du syndicat, John Bowers, comme étant le « clown » de la Famille : comprendre, le « pantin ». Il se souvient ainsi avoir porté un message ferme des instances supérieures de la Famille Genovese à John Bowers, lors d’un repas à Miami en 1999, en présence de Arthur Coffey. C’était à l’époque où Bowers semblait se montrer réticent à l’idée de faire de Daggett son successeur. Par ces quelques mots pleins de sous-entendus menaçants, George Barone sait alors lui faire comprendre, qu’en fait, il n’a pas le choix : « [choisir un autre candidat] ne serait pas dans l’intérêt des gens du West Side [la Famille Genovese] ». À cette époque, Bowers, qui semblait avoir oublié qui étaient les vrais maîtres du jeu, s’était mis en tête qu’un inconnu, non contrôlé par les Genovese, pourrait lui succéder.

20Les dirigeants de l’ILA vont utiliser une ligne de défense classique dans les procès mafieux en se présentant comme des « victimes » de la Mafia et en réfutant le rôle d’« associé » tel que le ministère public souhaite en convaincre la Justice.

21Présenté comme « historique » par le procureur fédéral Roslynn R. Mauskopf, le procès pénal prend l’eau mais le ministère public décide de poursuivre Daggett, Coffey et Bowers dans le cadre d’un nouveau procès, civil cette fois, afin de les empêcher de continuer à gérer le syndicat. Cependant, les spécialistes de la Justice américaine savent que la route sera longue et l’issue incertaine. Les acquittements au pénal suscitent une immense satisfaction du côté de l’ILA qui, souvent dans ce type de situation, assimile les poursuites fédérales à des « agressions anti-syndicales perpétuant de vieux stéréotypes ». Néanmoins, l’ILA décide tout de suite après de prendre de nouvelles mesures afin de prouver sa bonne foi dans le combat contre l’infiltration du crime : adoption d’un nouveau code d’éthique, etc.

22L’histoire personnelle de certains dirigeants de l’ILA est plutôt instructive. Ainsi, John Bowers, qui dirige l’ILA depuis 1987, pourrait-il illustrer un proverbe facétieux – « Mauvais sang ne saurait mentir » – quand on sait que son père Mickey Bowers et son cousin Harold Bowers furent des gangsters réputés dans le Manhattan (West Side) des années 1940-1950 et qu’ils contrôlaient déjà les docks situés entre la 42e rue et la rivière Hudson. La violence y était si routinière, les ouvriers si intimidés, que la Local de l’ILA du lieu était surnommée : « Pistol Local ». En 1990, John Bowers fut présenté au cours d’un procès fédéral pour racket comme appartenant au fameux gang irlandais des Westies, gang connu pour sa proximité avec les Familles de Cosa Nostra. Arthur Coffey et Harold Daggett ont tous deux des oncles gangsters notoires des années 1970. Et George Barone, avant son initiation dans la Mafia, appartint aux Jets, le fameux gang immortalisé dans le film West Side Story.

23Ces dirigeants compromis avec Cosa Nostra sont très attachés à leurs fonctions officielles au sein de l’ILA. Elles sont en effet très lucratives si l’on en juge par les traitements annuels tels qu’ils seront révélés par la presse : 463 000 dollars pour Daggett, 550 000 dollars pour Bowers, 356 000 dollars pour Coffey. Il est vrai que l’ILA a la réputation d’être un des syndicats américains les plus généreux avec ses dirigeants…

Une présence ancienne et profonde : des irlandais aux italiens

24Dès le XIXe siècle, les docks de la côte Est, de la Nouvelle-Orléans au New Jersey, sont le théâtre d’un racket systématique par le crime organisé. Ce racket est d’abord dominé par les Irlandais, simplement du fait de l’antériorité de leur immigration. Puis, à partir de la seconde moitié du XIXe siècle, le contrôle de ce « secteur économique » leur est contesté par les nouvelles générations d’immigrants : en l’occurrence les Italiens. La « guerre » est permanente et, lentement, les Italiens, principalement issus du Mezzogiorno (Napolitains, Calabrais et Siciliens) s’imposent, avec comme figures centrales : d’abord le fameux Paul Kelly, de son vrai nom Paolo Vacarelli, puis plus tard Albert Anastasia, Joe Adonis et Vincent Mangano. Cette domination « italienne » sur les docks s’affirme définitivement en 1925 avec l’assassinat de Pegleg Lonergan, chef du Irish White Hand Gang, par Al Capone.

25En 1940, une première enquête judiciaire sérieuse avait commencé à lever un début de voile sur le système mafieux régnant sur les docks de l’Est des États-Unis. À cette date, le procureur spécial John Harlan Amen ouvre un dossier sur la présence du « crime organisé » sur les docks de Brooklyn. L’homme qui a alors la haute main sur les docks pour le compte de la Mafia est Anthony Anastasio ; son frère n’est autre que le redouté Umberto « Albert » Anastasia [6] qui dirige un groupe de tueurs surnommé par la presse Murder Incorporated et, au delà, un gang qui prendra plus tard le nom de Famille Gambino. L’autorité des frères Anastasia sur les docks est alors sans partage et toute contestation est immédiatement étouffée. Quand en 1939, un certain Peter Panto ose s’opposer au racket de la Mafia, il est assassiné cruellement. Albert Anastasia est arrêté et bien qu’un témoin le désigne nommément comme l’auteur des faits, le District Attorney William O’Dwyer ne le poursuit pas.

26Ainsi, en 1940, le procureur spécial John Harlan Amen s’intéresse en priorité à six Locals de l’ILA tenues par des Italo-Américains, regroupant 8 000 membres. Ces six sections de l’ILA sont directement contrôlées par Emil Camarda, vice-président de l’ILA, et surtout un homme d’influence au sein du parti démocrate.

27Emil Camarda et Vincent Mangano, chef d’une Famille de Cosa Nostra de New York (qui deviendra la Famille Gambino) ont lancé le City Democratic Club où le groupe Murder Incorporated décidera nombre de ses assassinats ; Albert Anastasia était membre de ce club. Plus intéressant et révélateur : un temps, le président du club fut Tom Longo, un bon ami du District Attorney William O’Dwyer.

28Alors que la Cour Suprême de New York vient de confirmer la validité de l’enquête débutée par John Harlan Amen, le procureur William O’Dwyer décide justement de lancer ses propres investigations sur les docks. En une nuit, le 30 avril 1940, il fait convoquer pour les questionner une centaine de témoins : mais leurs propos ne sont pas retranscrits (!). Le 10 mai 1940, John Harlan Amen confie au procureur O’Dwyer le résultat de son travail et décide de clôturer son propre dossier. Puis, le 15 mai 1940, de façon aussi inexpliquée que brutale, O’Dwyer, qui a donc repris à son compte l’enquête de John Harlan Amen, met fin à toutes les recherches sur la présence du « crime organisé » sur les docks. Plus tard, O’Dwyer tentera d’expliquer, sans vraiment convaincre, que ses services, débordés, devaient alors se concentrer sur un dossier prioritaire : Murder Incorporated. Au final, une occasion de mettre à jour l’emprise de Cosa Nostra sur les docks vient d’être gâchée. Il est vrai que des soupçons sérieux planeront toujours sur l’intégrité de O’Dwyer. Il lui sera beaucoup reproché sa proximité avec l’homme tout puissant – spécialement sur la machine démocrate de Tammany Hall – de Cosa Nostra à New York dans les années 1940, Frank Costello. Ces liens contestables et connus avec la Mafia n’empêchent pas O’Dwyer d’être facilement élu maire de New York en 1945, sous l’étiquette démocrate. Fait remarquable, avant et après la campagne électorale, un « grand jury » l’accuse directement d’avoir interféré dans l’enquête du procureur spécial Amen – au point de la saborder – et d’avoir été incapable de faire cesser les agissements de Albert Anastasia ! Quatre ans plus tard, lorsque survient naturellement la question d’une éventuelle candidature à sa propre succession au terme de son premier mandat de maire, O’Dwyer semble hésiter. Il est vrai que le climat politique est lourd. Les enquêtes du District attorney Frank Hogan ont en particulier conduit dans les couloirs de la mort de la prison de Sing Sing deux racketteurs et assassins, John (Cockeye) Dunn et Andrew (Squint) Sheridan, qui depuis une décennie faisaient régner la terreur sur les docks de Manhattan pour le compte de Cosa Nostra et de l’ILA. Mais à l’été 1949, John Dunn annonce qu’il est prêt à faire des révélations sur le racket régnant sur les docks de New York et ce, contre une commutation de sa peine de mort. Son témoignage pourrait gêner plus d’une personnalité (politiciens, policiers, etc.) de la ville de New York et offrirait une solution judiciaire à plusieurs dizaines d’assassinats restés impunis. Sans qu’il existe forcément de lien entre les décisions successives de O’Dwyer touchant à sa candidature et le déroulement de la sentence frappant John Dunn – corrélation n’est pas causalité ! – on notera cependant l’enchaînement troublant des dates. Le 10 juin 1949, O’Dwyer annonce qu’il ne se représente pas. Puis, l’offre de négociation judiciaire de John Dunn n’est pas acceptée : il est exécuté le 7 juillet 1949 sans avoir parlé. Dès le 8 juillet, Joseph P. Ryan, président de l’ILA, demande instamment à O’Dwyer de se représenter. Il accepte. Les thèmes de la campagne électorale opposant O’Dwyer (démocrate) à son concurrent (républicain et libéral) en disent long sur l’atmosphère délétère de l’époque : le racket sur les docks, la corruption politique, le jeux et les paris clandestins. O’Dwyer est finalement réélu mais le parti démocrate l’oblige à démissionner dès l’année suivante (août 1950) et à accepter, en compensation, un poste d’ambassadeur au Mexique. Les relations troubles de O’Dwyer avec le crime organisé et son incapacité à réformer une administration communale très corrompue – la police en particulier – devenaient réellement gênantes pour l’image du parti démocrate, à la veille des élections présidentielles. O’Dwyer s’était ainsi permis de qualifier de « chasse aux sorcières » les investigations du District Attorney Miles F. McDonald, touchant la corruption endémique des services de police de la ville. O’Dwyer est remplacé au poste de maire par un quasi inconnu, Vincent R. Impelliteri, puis élu en 1950, grâce à l’influence du représentant Vito Marcantonio.

29La réputation de O’Dwyer restera toujours entachée par la présence « de ces forces obscures » l’ayant aidé dans toute sa carrière de procureur puis de maire. Au point que le Committee Kefauver (1951) enquêtant sur Cosa Nostra le fait comparaître et le met en grandes difficultés. La commission sénatoriale finit par conclure que, durant ses responsabilités de procureur puis de maire, le crime (corruption policière, racket, jeux clandestins, homicides) n’a jamais eu à souffrir de son action, ou plutôt de son inaction. Le soupçon de collusion et/ou de complaisance avec Cosa Nostra est là.

30D’ailleurs, au-delà du cas O’Dwyer et de ses conséquences sur l’intégrité des docks, l’histoire politique de la ville de New York du XIXe siècle jusqu’aux années 1970 est largement entachée par une corruption latente trouvant sa source dans Cosa Nostra.

Le pacte faustien : la mafia et la Navy

31À la fin des années 1930, la Mafia est riche et puissante mais elle vient aussi de subir des revers notables depuis que le procureur Dewey s’est attaqué à elle frontalement. Thomas E. Dewey est entre autre parvenu à faire condamner le chef de l’organisation, Charles « Lucky » Luciano – de son vrai nom Salvatore Lucania – à une peine de prison de 30 à 50 ans pour proxénétisme. La Seconde Guerre mondiale offre alors une occasion inespérée à la Mafia et à « Lucky » Luciano de prendre une revanche : un effet d’aubaine de grande ampleur, longtemps resté caché et nié mais que l’ouverture des archives militaires rend désormais incontestable.

32L’entrée en guerre des puissances de l’Axe (Allemagne, Italie, Japon) n’est pas sans impact dans un pays fondé par de récentes et massives vagues d’immigration, en particulier allemandes et italiennes. Les migrants allemands et italiens se sont installés principalement sur la côte Est du pays et occupent, en raison même de leur arrivée récente, les métiers parmi les plus ingrats, comme ceux de dockers et de pêcheurs. Par ailleurs, une frange conséquente de ces nouveaux Américains n’est pas sans éprouver une certaine sympathie pour les régimes fasciste et nazi. Leur loyauté pourrait-elle être mise en doute ? Pourraient-ils former une sorte de « cinquième colonne » ? Les pêcheurs américains d’origine italienne ou allemande ne pourraient-ils pas ravitailler des sous-marins allemands en haute mer ? Que les docks de New York et de toute la côte Est constituent un territoire névralgique pour l’issue de la guerre, tous les protagonistes intéressés à ce « grand jeu » en sont bien conscients : les autorités civiles et militaires chargées de la conduite de la guerre et de la protection du territoire, les mafieux qui contrôlent les docks depuis des générations et les services secrets allemands. L’intégrité des docks est un impératif : à la fois pour l’économie du pays (le transit des marchandises) et pour l’armée (l’acheminement des troupes en Angleterre puis sur les théâtres d’opération d’Europe et de Méditerranée). D’autant qu’il y avait eu un précédent durant la Première Guerre mondiale. En avril 1915, Berlin avait expédié aux États-Unis un officier de marine réserviste, Franz von Rintelen avec pour instructions de perturber l’effort des Alliés. Il avait alors identifié les ports de New York comme un maillon faible dans la chaîne des approvisionnements. Il recruta des dockers pour placer des engins explosifs à bord de navires qui brûlèrent puis coulèrent mystérieusement une fois au large. Même après son arrestation, les sabotages continuèrent, démontrant ainsi l’efficacité des services de renseignements du Reich. La leçon ne devait pas être oubliée. Le FBI lança donc très tôt une surveillance active des menées nazies aux États-Unis.

33De son côté, « Lucky » Luciano perçoit également combien le bombardement de Pearl Harbour par les Japonais représente pour lui une « ouverture » [7]. Et les militaires ne sont pas en reste. Toutes les conditions étaient de la sorte réunies pour qu’un pacte se noue entre des acteurs, d’origines opposées mais aux intérêts subitement convergents.

34Comme toujours dans ce type de situation, un événement va cristalliser les passions et précipiter les rapprochements. Il s’agit en l’occurrence de l’incendie du navire Normandie le 9 février 1942, alors qu’il est amarré dans le port de New York. Récemment transformé en transport de troupes, le Normandie – en réalité rebaptisé Lafayette depuis sa reconversion – devait justement embarquer 10 000 soldats américains pour l’Angleterre. Le feu est finalement maîtrisé mais, malgré les apparences, le Normandie restera inutilisable durant toute la guerre. L’enquête menée par le FBI, le District Attorney de New York Frank S. Hogan et la Marine conclut à une cause accidentelle : l’incompétence d’un ouvrier œuvrant sur le navire (le chalumeau d’un soudeur). Les conclusions officielles en laissent plus d’un sceptiques : le feu avait été d’une rare intensité et cette perte était étrangement providentielle pour l’Allemagne. Quatre mois plus tard, en mai 1942, deux Uboats allemands débarquent secrètement aux États-Unis. Deux équipes de saboteurs constitués d’Allemands ayant vécu en Amérique ont pour mission la destruction d’infrastructures industrielles sensibles du pays. L’« Opération Pastorius » échoue en raison de la trahison d’un de ses membres. Quoiqu’il en soit, après la perte du Normandie il n’y a plus aucun incendie ou attentat sur les docks. Les navires séjourneront désormais en toute sécurité dans les ports de la côte Est.

35« Lucky » Luciano explique dans ses mémoires [8] le déroulement du piège tendu aux autorités américaines depuis 1941. Au parloir de la prison de Dannemora [9] où il purge sa peine pour proxénétisme, il convoque son avocat Moses Polakoff et ses deux plus proches complices dans le crime, Meyer Lansky et Frank Costello. Le plan a germé : « la seconde ouverture m’est venue à partir du plus grand malheur qui ait probablement frappé les États-Unis : les Japonais bombardèrent Pearl Harbour et Roosevelt leur déclara la guerre » [10]. « Lucky » Luciano leur montre un journal qui expose les craintes du ministère de la Marine sur la présence d’une « cinquième colonne » et les risques d’attentats dans les ports. Costello et Lansky comprennent immédiatement. Lansky sourit et s’enthousiasme : « Charlie, je pige, je pige ! C’est formidable ! Comment Dewey [le procureur] pourra-t-il refuser quelque chose à un héros de la nation ? » [11] ; et Costello de proposer de contacter ses relations au ministère de la Marine. Ce que « Lucky » Luciano refuse : « il fallait trouver au sujet du sabotage quelque chose qui ferait les gros titres des premières pages de tous les journaux, et qui obligerait la Marine ou un autre ministère à demander notre aide » [12]. En janvier 1942, apprenant que « Lucky » Luciano recherchait un événement spectaculaire qui accréditerait la thèse d’une menace d’attentat dans les ports de l’Est, Albert Anastasia soumet à Frank Costello une idée :

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« Costello vint immédiatement me trouver. Albert avait mis au point cette idée avec son frère, Tough Tony [le chef virtuel des dockers de New York]. D’après Albert, les policiers de la Marine qui avaient visité les docks ne parlaient que de sécurité : ils avaient une frousse bleue que tout ce qu’il y avait le long de l’Hudson, les docks, les bateaux et le reste, soit vraiment en danger. Il fallait un type comme Albert pour avoir une idée aussi folle : celle de faire croire à la Marine à un sabotage de telle dimension qu’ils en auraient tous le trouillomètre au triple zéro. Le grand paquebot de luxe français, Normandie, était amarré à un quai sur la côte Ouest de Manhattan, et d’après ce que savaient Tony et Albert, le gouvernement s’apprêtait à conclure un accord avec le gars de Gaulle pour l’acquérir et le transformer en transport de troupes. Albert avait pensé que si quelque chose arrivait au Normandie, ils en feraient tous dans leur culotte » [13].

37« Lucky » Luciano donne son accord. Quelques jours après, le Normandie brûle. Le scandale est tel que les services de la Marine se doivent de réagir.

38Évidemment, la version fournie par « Lucky » Luciano, et corroborée par Meyer Lansky, selon laquelle le Normandie a été volontairement saboté par Cosa Nostra reste sujette à caution. L’autre version voulant que les mafieux n’aient fait que profiter de la situation [14] – un accident providentiel – est tout aussi crédible.

39Attentat ou accident, à partir de cet instant se noue un pacte faustien entre une frange de l’administration fédérale – l’armée représentée par la Marine – et Cosa Nostra. L’existence et les circonstances de cet accord ne font plus de doute puisque, au-delà des témoignages des mafieux eux-mêmes, on en trouve l’exposé dans un rapport officiel daté de 1954 (Herlands Report) demandé par Thomas E. Dewey, devenu gouverneur.

40Après l’incendie du Normandie, peut alors débuter la seconde phase du plan mafieux. C’est l’« Opération Underworld » telle que la baptisera la Marine. Approuvée à Washington, l’opération a pour maître d’œuvre le capitaine de corvette Charles R. Haffenden. Ignorant tout du « milieu » newyorkais, il s’adresse au bureau du procureur Thomas E. Dewey qui, trop occupé par sa campagne pour l’élection au poste de gouverneur, le renvoie vers deux collaborateurs : Frank S. Hogan et surtout Murray Gurfein qui, dans la décennie précédente, avait mené l’enquête sur « Lucky » Luciano. Les deux hommes lui conseillent de rentrer en contact avec Joseph « Socks » Lanza, un mafieux ayant rang de « capitaine », presque analphabète, violent, qui tient d’une main de fer le très lucratif marché aux poissons de New York, le Fulton market. « Lucky » Luciano suit la man œuvre en coulisses : « Tous mes gars, particulièrement Costello, avaient parfaitement arrangé les choses, barré tous les “t” et mis tous les points sur tous les “i”. Ils étaient même arrivés à faire attribuer le boulot à un gars typique de la Marine, un blanc-bec aux joues roses et au nez encore plein de lait. Et Socks avait été endoctriné à fond par Costello et Lansky ». Charles R. Haffenden demande de l’aider à combattre le sabotage, à installer des micros et des agents dans le marché aux poissons et sur les bateaux de pêche. « Socks » Lanza déclare pouvoir s’engager pour le marché aux poissons mais, qu’au-delà, en particulier pour les docks, il fallait s’adresser à « Lucky » Luciano. Haffenden revient vers Gurfein qui contacte Moses Polakoff afin d’organiser une rencontre avec « Lucky ». Ce dernier accepte de rencontrer Haffenden à la condition d’être préalablement transféré de la prison de Dannemora à celle de Sing Sing. Le bureau du procureur donne immédiatement son accord. Le jour même, la rencontre se tient en prison : Murray Gurfein et Charles R. Haffenden lui avouent que ; « Finalement, quand j’ai dit “oui”, j’ai vu qu’il [Haffenden] poussait un grand soupir de soulagement. Il était heureux comme tout. Alors, Gurfein lui a suggéré de passer dans un autre bureau pour téléphoner à ses collègues du service de renseignement de la Marine : c’était le moyen d’avoir l’occasion de se mettre d’accord sur les détails et la manière de procéder. Dès que le môme [Haffenden] nous a quittés, on est passé aux affaires sérieuses » [15].

41Les « choses sérieuses » qu’évoquent « Lucky » Luciano constituent en fait la contrepartie tant espérée : « Lucky » Luciano et ses amis aident Thomas E. Dewey à remporter l’élection au poste de gouverneur et, une fois élu, il le fait libérer sur parole pour sa contribution à l’effort de guerre ; aussi « Lucky » Luciano exige que l’action de la police contre la Mafia reste dans des normes « raisonnables ». Transféré à Sing Sing, Luciano reçoit une réponse positive de Dewey, avec cependant un bémol : une fois libéré, il sera déporté en Italie. Marché conclu. Dewey reçoit des sommes importantes pour financer sa campagne électorale. Luciano obtient de Haffenden qu’il le fasse transférer dans la prison de Great Meadow, à Comstock, près de la capitale de l’État de New York, Albany, et ce, sous le fallacieux prétexte de faciliter la transmission de ses ordres à ses affidés. Le régime pénitentiaire y était en effet beaucoup plus libéral comme en témoigne son surnom : le country club. Loin de s’occuper de la sécurité des docks, qui n’avaient probablement pas besoin de l’aide de la Mafia, « Lucky » Luciano peut alors diriger étroitement les affaires de son organisation : jeux clandestins, racket, marché noir, etc. Son régime carcéral est si libéral, grâce aux pots-devin, que « Lucky » Luciano peut même sortir brièvement, à plusieurs reprises !

42Grâce à Cosa Nostra, les agents de la Navy vont pouvoir œuvrer en toute facilité sur les docks pour mener à bien leur mission de contre-espionnage. La Mafia leur procure même des cartes de membres de l’ILA. Par ailleurs, jusqu’à la fin de la guerre, aucune grève ne viendra perturber l’activité des ports [16].

43Dewey tiendra parole : le gangster, qui n’a pas la nationalité américaine, sort en février 1946 et est expulsé en Italie. Dewey respecte ses engagements, mais surtout il éloigne des États-Unis un homme puissant avec l’espoir de l’affaiblir définitivement et s’évite peut-être des problèmes judiciaires futurs, tant la construction du dossier ayant fait condamner « Lucky » pour proxénétisme avait toujours paru audacieuse.

44Sa libération ne passe pas inaperçue. La presse brode et le journaliste Walter Winchell va même jusqu’à affirmer en 1947 que « Lucky » Luciano a reçu la médaille d’honneur du Congrès, soit la plus haute distinction militaire des États-Unis, en récompense de son action patriotique ! Sans compter avec les rumeurs persistantes sur le financement mafieux de la campagne électorale de Dewey. Pour se dédouaner, le nopuveau gouverneur fait diligenter une enquête officielle sur cet épisode obscur de la guerre : ce sera au final ce que l’on nommera le Herlands Report. Les 2 600 pages du rapport seront publiées en 1977.

45Le Herlands Report de 1954 apporte en effet des éclairages intéressants sur la façon dont la Marine a traité sa relation avec le « Milieu ». Si l’on en croit le témoignage du lieutenant Anthony J. Marsloe, du bureau de renseignement du troisième district naval, le principe de contacts avec la pègre afin de sécuriser les docks remonte en fait à décembre 1941, soit bien avant l’incendie du Normandie (février 1942). L’idée première en revint au capitaine Roscoe C. MacFall, qui obtint l’accord de l’amiral Espe, directeur du renseignement naval. Ainsi, même sans la machination mafieuse autour de l’incendie du Normandie, la mauvaise idée aurait tout de même prospéré…

On the waterfront : le sursaut ?

46La croisade contre la Mafia sur les docks ne sera pas poursuivie par un nouveau procureur déterminé, mais par un prêtre catholique, John Corridan. Le père Corridan tente d’inciter les dockers à réformer l’ILA et à ne pas céder à la terreur que la Mafia fait régner sur les docks et dans leur syndicat. Son combat est relayé par un journaliste tout aussi lucide que déterminé : Malcolm Johnson. En 1947-1948, celui-ci rédige une série de 24 articles cinglants, publiés en première page du quotidien New York Sun. Il dénonce avec clarté et vigueur l’emprise criminelle de la Mafia et de ses complices de l’ILA sur la vie des ports de la côte Est et sur l’ILA même, alors dirigée par Joseph P. Ryan, surnommé par les dockers « le roi Joe ». Les articles ont un retentissement considérable. Johnson récidive l’année suivante, en 1950, par un livre : Crime on the Labor Front. On connaît la suite : Malcolm Johnson et sa famille sont menacés de mort, il gagne le prix Pulitzer pour ses articles (1949), et marque définitivement l’histoire du journalisme américain [17]. Puis des enquêtes de la ville de New York (Mayor’s Joint Committee on Port Industry), de l’État de New York (New York State Crime Commission), du Sénat des États-Unis (Senator’s Estes Kefauver Committee) et de la Justice sont déclenchées.

47Ces événements suscitent l’intérêt du réalisateur Elia Kazan et du scénariste Budd Schulberg, deux hommes ayant flirté avec le communisme. Au départ, les studios d’Hollywood ne sont pas enthousiastes. Les studios Columbia, qui s’engagent dans la production du film, pensent à Frank Sinatra pour le rôle phare ; ce qui n’aurait pas manqué d’ironie, vue sa proximité avec les pontes de la Mafia. Elia Kazan arrive à imposer Marlon Brando qu’il avait déjà dirigé dans Un tramway nommé désir. Le scripte du film est directement inspiré des articles de Malcom Johnson et plus précisément encore de l’histoire récente de la Local 1814. Elia Kazan réalise ainsi en 1953 un chef d’œuvre [18], On the Waterfront, qui recevra huit Oscars. Marlo Brando incarne le rôle d’un jeune docker, Terry Malloy, dont le frère Charley est un avocat « marron » travaillant pour le compte de Johnny Friendly (Lee J. Cobb), patron du syndicat des dockers et gangster avéré, rackettant les ouvriers en toute impunité. Impliqué involontairement dans un meurtre, Terry Malloy se lie avec la sœur (Eva Marie-Saint) de la victime qui lui ouvre alors les yeux : il décide d’affronter Johnny Friendly et de briser la loi du silence [19]. Il s’appuie pour cela sur le père Barry (Karl Malden), inspiré du personnage bien réel du père John Corridan. Le ressort profond du film réside dans un dilemme moral : doit-on dénoncer ? Cette question morale prend une résonance très particulière dans une Amérique alors rendue hystérique par le maccarthysme et la « chasse aux sorcières » communistes. D’autant que Elia Kazan avait accepté de témoigner (avril 1952) devant la redoutable « commission sur les activités anti-américaines » (HUAC), chargée de découvrir les agents communistes, y compris à Hollywood : il avait dénoncé onze anciens « camarades » afin de prouver sa bonne foi et son patriotisme retrouvé.

48À l’époque où Elia Kazan et Budd Schulberg œuvraient à Hollywood, il existait une règle non écrite en vertu de laquelle les films devaient avoir une happy end. Elia Kazan consent à respecter cette facilité artistique : dans le film, les dockers se révoltent contre les dirigeants corrompus du syndicat.

49De manière très révélatrice, à aucun moment les termes de Mafia ou de Cosa Nostra ne sont évoqués : on peut y voir là à la fois une forme de crainte révérencielle (la Mafia faisait alors très peur) ou la restitution d’une observation sociologique fine (dans les faits, les « soumis » prononcent rarement son nom). Le film connaît un grand succès populaire et la légende – peut-être avérée – veut que le jeune Robert Kennedy, futur ministre de la Justice, jure après l’avoir vu qu’il dédiera sa vie à la défense des ouvriers américains exploités. « Bobby » Kennedy devient en effet un chantre de la lutte anti-Mafia. Peu après, il sera ainsi une figure marquante de la commission (1956-1958) menée par le sénateur démocrate John McClellan sur le racket dans le monde du travail qui s’attaque frontalement à la Mafia (Senate Select Committee on Improper Activities in the Labor or Management Field). En 1959, Robert Kennedy publie un ouvrage sur ce thème, qui sera un best seller : The Enemy Within : The McClellan Committee’s Crusade Against Jimmy Hoffa and Corrupt Labor Unions. Conscient de l’impact considérable que le film de Elia Kazan avait eu sur l’opinion publique américaine, Robert Kennedy propose à Budd Schulberg de tirer un scénario de son livre. Il accepte et Paul Newman est pressenti pour incarner le rôle de Robert Kennedy. Mais c’était sans compter avec le poids considérable des syndicats à Hollywood. Le syndicat des camionneurs (Teamsters) menace de faire la grève de la livraison des copies du film aux milliers de salles de cinéma du pays. Le mafieux Johnny Rosselli, qui représente les intérêts de Cosa Nostra à Hollywood, fait également jouer ses relations – doux euphémisme. Le producteur du film décéda soudain d’une crise cardiaque à 49 ans. Le film ne vit jamais le jour.

50Aujourd’hui encore, le film de Kazan fait partie intégrante de la conscience et de la culture des salariés des docks. Quand, au début du XXIe siècle, une enquête de grande ampleur est lancée sur l’infiltration mafieuse dans les ports, son nom de code est « Operation Brando » !

51L’emprise exercée alors tant par Cosa Nostra que par l’ILA sur les ouvriers des ports – majoritairement d’origine irlandaise, italienne et allemande – réside à cette époque dans un système économique, aussi archaïque que vicieux, de salariat à la journée. Chaque matin, les ouvriers se retrouvaient dans la totale dépendance des contremaîtres de l’ILA, en cheville avec la Mafia qui, arbitrairement, décidaient de l’embauche (ou non) pour la seule journée. Réunis en cercles, les ouvriers attendaient qu’un contremaître choisisse qui il voulait voir travailler sur le port : en fait, en priorité, ceux se soumettant aux desiderata de l’ILA et des chefs de gangs (Shape-up system). Pour travailler, les ouvriers devaient donc reverser une partie de leur maigre salaire journalier aux contremaîtres et/ou aux chefs de gangs (racket). Un procédé confinant à de l’esclavage que dénonça vigoureusement Malcom Johnson [20] ; ce qui lui valut immédiatement des accusations vigoureuses de « communisme » par Joseph P. Ryan, le patron de l’ILA.

52La New York State Crime Commission, nouvellement installée, établit par exemple durant ses investigations que plus de 30 % des officiels de ce syndicat professionnel avaient un passé judiciaire !

53Ce premier grand scandale des docks et l’agitation politico-médiatique qui l’entoure trouvent une sorte d’apothéose lorsque le gouverneur de l’État de New York, Thomas E. Dewey, déclare le 23 mai 1953 : « Les auditions publiques [….] ont révélé une situation sur les quais du port de New York qui constitue une honte et une menace ». Dans la foulée, le gouverneur Dewey fait adopter par le parlement de l’État le Waterfront Commission Act and Compact – une loi identique est votée par la législature du New Jersey – qui sera approuvée par le Congrès et le président Dwight Eisenhower. Cette loi réorganise totalement l’embauche des ouvriers sur les docks et met en place une surveillance des ports, destinée à éliminer toute présence mafieuse (licences, contrôleurs, commission permanente d’enquête, etc.) : la New York-New Jersey Waterfront Commission compétente pour les États de New York et du New Jersey. Le rôle de cette commission est, par exemple, de mener en collaboration avec les services de police locaux et fédéraux, des enquêtes destinées à bannir la présence de la Mafia dans les docks et de délivrer une licence professionnelle pour tous les travailleurs du transport maritime, en vérifiant au préalable l’absence de passé judiciaire.

54L’ILA ne sort pas indemne de cette tourmente médiatique et judiciaire. Considérant que l’ILA est désormais gravement corrompue et incapable de se réformer en profondeur, l’American Federation of Labour (AFL) décide non seulement de suspendre le syndicat des dockers de son organisation (septembre 1953), donc de l’expulser de ses rangs, mais de créer un syndicat concurrent : l’International Brotherhood of Longshoremen (IBL). L’AFL entame immédiatement une campagne incitant les dockers à quitter l’ILA au profit de l’IBL et, de divers côtés, l’idée de nouvelles élections syndicales sur les docks est lancée (1953) : l’instance syndicale suprême, le National Labor Relations Board, ou encore le gouverneur de l’État de New York, Thomas Dewey, qui dans le cadre des auditions publiques de la New York State Crime Commission avait largement mis en lumière la corruption de l’ILA. Ces efforts ne furent pas couronnés de succès puisqu’au final une majorité de dockers décide de conserver sa confiance à l’ILA. Le gouverneur Thomas Dewey suspectera des fraudes massives et qualifiera l’ILA de « tentative impitoyable de la pègre [la Mafia] pour préserver par la force un pouvoir acquis par la force ».

55En 1960, dans The End of Ideology[21], le sociologue Daniel Bell décrivait ainsi la collusion de l’ILA avec la pègre : « En réalité, l’International Longshoremen’s Association est moins un syndicat professionnel qu’une collection de Seigneurs de la guerre chinois, chacun dirigeant une grande ou une petite province ».

Syndicalisme et crime organisé : l’exception culturelle américaine

56Comme le démontre sans grande difficulté – tant les faits sont aveuglants – le professeur James B. Jacobs dans Mobsters, Unions and Feds[22], la présence du crime organisé, et en particulier de la Mafia, dans le fait syndical américain est à la fois une originalité et un cancer : « Le racket dans le monde du travail est un exemple important de l’exception américaine. Aucun autre pays n’a une histoire d’une infiltration aussi significative du mouvement ouvrier par le crime organisé, et aucun autre pays n’a un crime organisé avec une base de pouvoir dans les syndicats professionnels » [23]. Cette originalité, assez méconnue en Europe, est pourtant d’une réelle importance : l’enracinement de la Mafia aux États-Unis s’explique en effet en grande partie par la conservation de ces bastions sociaux. La Mafia est l’acteur caché et central d’une partie du mouvement syndical américain depuis le XIXe siècle, sans que la litanie des procédures judiciaires ou des enquêtes des commissions parlementaires n’aient pu, significativement et durablement, modifier cette situation. Jacobs insiste sur deux points fondamentaux : d’une part, le racket exercé dans le monde syndical a toujours été une activité centrale de Cosa Nostra et, d’autre part, ce racket a toujours constitué un problème significatif pour la vie du mouvement ouvrier et syndical américain.

57De la sorte, Cosa Nostra a pu devenir un acteur économique et social non négligeable aux États-Unis. D’ailleurs, la plupart des grandes figures de l’histoire de la Mafia ont été liées au racket du monde syndical. Sans rentrer dans le détail des mécanismes du racket, il convient toutefois de repérer les principaux modus operandi de prises de contrôles d’un syndicat par la Mafia. Cosa Nostra peut : créer ex nihilo un syndicat professionnel ; influencer un syndicat existant en intimidant ses cadres ; en prendre le contrôle direct en truquant les élections ; devenir un négociateur/intermédiaire obligé avec les employeurs ou des clients.

58Au final, le contrôle revêt pour les mafieux un intérêt multiple :

  • les syndicats surtout lorsqu’ils gèrent des fonds de retraite ou d’assurance maladie sont de fantastiques sources de profit (cash cow ou « vaches à lait ») ;
  • ils installent les mafieux au cœur de secteurs économiques qu’ils peuvent ensuite cartelliser et/ou en fausser les lois de la concurrence pour en retirer un avantage compétitif ;
  • ils procurent aux mafieux des emplois (fictifs) qui font office de « couverture » professionnelle permettant de justifier un train de vie ;
  • Cosa Nostra se retrouve en contact avec de multiples politiciens, le sésame pour l’impunité et l’accès aux marchés publics ;
  • enfin, les docks sont des territoires stratégiques pour la contrebande et les trafics en tous genres : hier l’alcool, du temps de la Prohibition, aujourd’hui pour la drogue, les armes, les voitures volées, etc.
La « commission présidentielle sur le crime organisé » (President’s Commission on Organized Crime, PCOC [24]) installée en 1983, publia une série de rapports, dont un spécifiquement consacré aux syndicats, en 1986, appelé « The Edge », qui identifia l’ILA comme l’un des quatre syndicats les plus corrompus des États-Unis, chacun en raison de son infiltration par Cosa Nostra. La commission fut catégorique dans son analyse de l’ILA : « virtuellement un synonyme pour crime organisé dans le mouvement syndical » [25]. The Edge dépeint un tableau du racket mafieux en tous points identiques à celui de la procureur Roslynn R. Mauskopf en juillet 2005 : le président de l’ILA depuis 1963, Thomas Gleason, est totalement sous la coupe de la Mafia, et les Familles Gambino et Genovese se répartissent le contrôle des docks selon des critères géographiques précis.

59La domination des Familles Genovese et Gambino de Cosa Nostra n’apparaît au grand jour – celui des médias et de la Justice – que ponctuellement au hasard des enquêtes criminelles. Il s’agit ainsi d’une connaissance forcément rétrospective et ponctuelle : par définition, une investigation criminelle a le regard tourné vers des faits criminels passés ou parfois encore présents. Cependant, ces parenthèses judiciaires, qui fonctionnent comme des éclairages momentanés d’une sombre réalité, ne peuvent faire oublier combien l’emprise mafieuse, sans forcément être totale et uniforme, n’en est pas moins omniprésente et rude. Deux exemples sur la longue période permettent d’illustrer ce constat.

60- Local 1588 (Ville de Bayonne, New Jersey, contrôlée par les Genovese). Fondée en 1938, la réputation de corruption mafieuse de cette Local est une des mieux établies de la côte Est des États-Unis. Au milieu des années 1970, un « soldat » de la Famille Genovese du nom de John DiGilio, parvient à en prendre le contrôle après avoir attiré son patron d’alors, un gangster irlandais, dans un rendez-vous dont il ne revint jamais. Afin de parfaire son contrôle sur la section, John DiGilio réside dans un appartement situé juste au-dessus des bureaux de la Local 1588, ce qui lui permet de descendre corriger lui-même les récalcitrants. Jusqu’au jour où son corps est retrouvé dans un sac, au fond de la rivière Hackensack, deux balles dans la tête (1988) : il a, semble t-il, commis l’erreur de déplaire au chef de la Famille Genovese, le redouté Vincent « The Chin » Gigante. Quelques semaines plutôt, John DiGilio a en effet connu un revers cuisant lorsque le président en titre de la Local 1588, Donald Carson, s’est fait inculper d’extorsion, ce que les responsables de la Famille Genovese considèrent comme un revers puisqu’ils l’avaient programmé pour s’emparer un jour de la totalité de l’ILA. John DiGilio paye donc l’addition. Et ce, à la veille du cinquantième anniversaire de la Local

61En 1999, des responsables de la Local 1588 admettent qu’ils reversaient systématiquement 50 % de leurs revenus à un membre de la Famille Genovese, Joseph Lore, qui leur avait par ailleurs imposé l’embauche de sa petite amie afin qu’elle s’occupe des affaires courantes de la section syndicale. Joseph Lore lui-même captait, via ses propres entreprises, une bonne partie des contrats passés par la Local 1588. Évidemment, le responsable en titre de la Local 1588, John « John-John » Angelone n’est qu’un pantin aux ordres de Joseph Lore. Réélu quatre fois de suite sans aucune opposition, John Angelone admet devant la Justice fédérale en 2003 qu’il n’avait pas droit de regard sur les livres de compte de la section et qu’il devait reverser à Joseph Lore la majeure partie de son salaire. John Angelone reconnaît aussi devant la Justice avoir détourné 1,5 million de dollars sous la direction de ce dernier. Le règne de Joseph Lore s’achève, provisoirement, en 2004 à l’âge de 64 ans, quand un juge l’envoie en prison pour 70 mois.

62En 2002, les autorités judiciaires du New Jersey et la Waterfront Commission décident d’engager des poursuites criminelles contre huit mafieux contrôlant la Local 1588. Les dirigeants locaux de l’ILA obligeaient les ouvriers syndiqués à leur reverser automatiquement, de façon routinière et illégale, 50 dollars par semaine de leur salaire. Ce qui explique pourquoi l’année suivante (2003), le juge John Martin, face à l’ampleur du mal, décide de nommer un administrateur fédéral, Robert McGuire, un ancien police commissioner de la ville de New York, afin de gérer les affaires courantes (tutelle) des 450 ouvriers syndiqués de la Local 1588. L’accueil qu’il reçut, reconnut-il, oscilla entre neutralité et hostilité.

63- Local 1814 (ville de New York, Brooklyn, contrôlé par les Gambino). Anthony « Tough Tony » Anastasio contrôle la Local 1814 à partir des années 1930. À sa mort, en 1963, le contrôle de la Local 1814 passe sous la coupe de son gendre, Anthony Scotto. Ce dernier est officiellement président de la Local 1814, vice-président de l’ILA, un important collecteur de fonds pour le parti démocrate mais surtout « capitaine » de la Famille Gambino. Anthony Scotto est si puissant qu’il est courtisé par nombre d’élus et gouverneurs. Puis le temps se gâte. Le FBI lance, en 1975, une grande enquête (UNIRAC) sur le racket au sein de l’ILA dans les ports de New York, Miami, Wilmington, Charleston et Mobile, qui conduit Anthony Scotto en prison en 1979. Anthony « Sonny » Ciccone lui succède à la fois comme « capitaine » de la Famille Gambino et vice-président de l’ILA. Une transition parfaite qui n’échappera pas à The Edge, dont le rapport soulignera combien, malgré le succès de UNIRAC, la présence de la Mafia n’avait pas été purgée au sein de la Local 1814. En 2003, les investigations du FBI sur la Famille Gambino, après avoir permis l’arrestation puis la condamnation à vie de son chef John Gotti, mettent en cause Frank « Red » Scollo, le nouveau président de la Local 1814 en compagnie de Peter Gotti, le frère de John, Richard Gotti, Anthony Ciccone et treize autres membres de la Famille Gambino pour racket, extorsion, jeux clandestins et blanchiment d’argent, et ce en lien direct avec les Locals 1814 et 1 de l’ILA. « Red » Scollo plaide coupable et entre dans le programme fédéral de protection des témoins. Ainsi débute ce que la presse américaine nomme, le premier « Waterfront trial » [26]. Un deuxième « Waterfront trial » commence la même année avec des poursuites contre le chef de la Famille Genovese Vincent « The Chin » Gigante ; puis un troisième, quand le producteur de cinéma Julius Nasso est mis en cause pour avoir tenté de racketter l’acteur Steven Seagal, avec l’aide d’associés de la Famille Gambino œuvrant sur les quais.

64De façon plus générale, il est indéniable que les pouvoirs publics, aussi bien au niveau fédéral que local, n’ont cessé à partir des années 1970 – la décennie du réveil de la lutte anti-Mafia aux États-Unis – de tenter d’expurger les docks américains du parasitisme mafieux. Ainsi, entre 1977 et 1981, le ministère public aura engagé des poursuites pénales contre 52 officiels de l’ILA pour des affaires de racket en relation avec la Mafia. Sans parvenir pour autant à éradiquer le mal.

Phénix criminel : un enracinement durable en constante évolution

65L’infiltration de Cosa Nostra n’a jamais cessé de s’adapter aux évolutions économiques des ports. Ainsi, avec l’abolition du Shape-up system (salariat à la journée [27]) et l’apparition des containers dans les années 1960, les Familles Genovese et Gambino durent partiellement modifier leur tactique de contrôle des ports. L’essor des containers provoqua une concentration de cette activité de chargement/déchargement, principalement dans les ports de Newark et Elizabeth, dans le New Jersey, territoire sous le contrôle de la Local 1804-1 et des Genovese. Il fit aussi naître subitement un besoin d’entretien et de réparation de ces milliers de boites métalliques. On ne s’étonnera pas de constater que les Familles Genovese et Gambino prirent alors le contrôle du syndicat professionnel de ce nouveau métier, The Metropolitan Marine Maintenance Contractors Association (METRO), représentant les deux douzaines de sociétés négociant avec l’ILA.

66Aujourd’hui, le port de New York est le seul port des États-Unis dont l’activité est supervisée par un organisme de contrôle, The Waterfront Commission, en raison de la persistance de ce problème mafieux. Son véritable nom ne devrait-il pas être The Waterfront anti-Mafia Commission ?

67La façon dont la Mafia a pu dominer les ports et les docks est forcément moins visible et brutale aujourd’hui qu’au milieu du XXe siècle. L’infiltration s’est faite plus subtile dans ses procédés même si, au final, les ultimes résistances (à la corruption et au racket) rencontrent fatalement des sanctions très traditionnelles (la violence).

68D’autant que les salariés des docks adoptent souvent une attitude prudente. La Mafia fait légitimement peur, elle a su rendre sa présence plus discrète et les places sur les docks sont très enviées : le salaire annuel moyen est de 90 000 dollars, parfois le double, la retraite et la couverture médicale sont bonnes. Pourquoi alors entrer en conflit avec la puissance tutélaire ?

69La présence durable de Cosa Nostra ne peut faire l’objet d’une analyse trop simpliste. Certes, l’intimidation et la violence sont des explications essentielles. Encore faut-il ne pas sombrer dans le manichéisme ou les simplifications. Cosa Nostra n’a pas toujours eu à se démener pour s’imposer. La porte lui fut parfois grande ouverte par les « victimes » elles-mêmes : les dockers afin de trouver des « solutions » à leurs conflits avec le patronat (rééquilibrer les rapports de force) ; le patronat pour, éviter un syndicalisme jugé socialisant et trop revendicatif, etc. Dans le même temps, on sait combien, pour de multiples raisons, le gouvernement fédéral américain n’engagea qu’un combat tardif et sporadique contre la Mafia aux États-Unis [28]

Notes

  • [*]
    Jean-François Gayraud est commissaire divisionnaire de la police nationale et auteur du livre Le monde des mafias, géopolitique du crime organisé, aux éditions Odile Jacob, 2005.
  • [1]
    Les termes Mafia et Cosa Nostra seront employés indifféremment dans cet article. Cependant, les mafieux utilisent l’expression Cosa Nostra (« Notre Chose » en italien) et jamais celle de Mafia ; le mot Mafia, d’origine inconnue, est essentiellement usité par les « non mafieux » (journalistes, etc.).
  • [2]
    Dans la série télévisée créée par David Chase (soap opera, comme disent les Américains) Les Soprano’s, il est intéressant de noter qu’un épisode évoque la question de la menace représentée par le terrorisme international : le Boss, Tony Soprano, déplore que la sécurité des ports soit aussi faible et y voit là un risque pour ses enfants.
  • [3]
    Le terme de « Famille » ne désigne pas une « famille » biologique et naturelle (parents, cousins, etc.) mais le groupe criminel de base au sein de Cosa Nostra, constitué de membres choisis et inités après un rituel afin d’intégrer la société secrète. La « Famille » mafieuse se vit comme une autre « famille », construite mais supérieure à toutes les autres allégeances sociales.
  • [4]
    En 1990, le ministère public avait déjà engagé des poursuites contre l’ILA, dans le cadre de la loi RICO mais seules des sections locales étaient alors visées. Une transaction judiciaire y avait mis fin.
  • [5]
    Ce mafieux « repenti » a reconnu avoir assassiné au moins dix personnes au cours de la décennie. Comme il l’a expliqué : « Je n’ai pas tenu un compte précis »…
  • [6]
    Curieusement, les deux frères épelaient leurs noms différemment !
  • [7]
    Martin A. Gosch et Richard Hammer, Lucky Luciano, le testament, Stock, 1975.
  • [8]
    Martin A. Gosch et Richard Hammer, op. cit..
  • [9]
    Située au Nord de l’Etat de New York, elle est surnommée la « petite Sibérie » en raison de la dureté du climat.
  • [10]
    Martin A. Gosch et Richard Hammer, op. cit.
  • [11]
    Ibid.
  • [12]
    Ibid.
  • [13]
    Martin A. Gosch et Richard Hammer, op. cit..
  • [14]
    « Ces évènements nous dépassent, feignons d’en être les organisateurs » !
  • [15]
    Martin A. Gosch et Richard Hammer, op. cit.
  • [16]
    Ces contacts avec Cosa Nostra et les Italiens des docks seront également très utiles dans la préparation de l’invasion de la Sicile, en 1943. Ce nouvel épisode d’une autre collaboration entre les autorités fédérales américaines et les Mafia italo-américaine et sicilienne est encore plus controversé que celui des docks. Il n’en demeure pas moins que l’interrogatoire systématique, grâce au « feu vert » de la Mafia, des Italiens travaillant sur les docks par les services de renseignement de la Navy va permettre d’accumuler un très grand nombre d’informations utiles pour la connaissance de la Sicile et de toute l’Italie qui permettront, par exemple, de perfectionner les cartes du pays.
  • [17]
    Ses articles ont été republiés : Malcolm Johnson, On The Waterfront, Chamberlain Bros, New York, 2005. Malcolm Johnson est mort en 1976.
  • [18]
    Sortie au cinéma en noir et blanc, en 1954.
  • [19]
    Ce film fera naître une polémique. Elia Kazan sera accusé de s’être fait le chantre de la délation, et ce, en pleine guerre froide et hystérie anticommuniste. Sur cette question, voir Jean-François Gayraud, La dénonciation, PUF, Paris, 1995.
  • [20]
    Ce procédé est fort bien décrit dans On the Waterfront ; ainsi que dans l’ouvrage du sociologue Daniel Bell, The End of Ideology, On the Exhaustion of political Ideas in the Fifties, Harvard University Press, 1960.
  • [21]
    Daniel Bell, The End of Ideology: On the Exhaustion of Political Ideas in the Fifties, Harvard University Press, citation p. 182.
  • [22]
    James B. Jacobs, Mobsters, Unions and Feds: The Mafia and the Americain Labor Movement, New York University Press, 2006.
  • [23]
    Ibid.
  • [24]
    Initiative lancée par le président Ronald Reagan qui, en tant qu’ancien représentant des artistes à Hollywood, devait avoir une certaine « sensibilité » à la question du racket criminel dans le monde syndical.
  • [25]
    Cité dans l’ouvrage de James B. Jacobs, op. cit.
  • [26]
    « Procès des quais ».
  • [27]
    Voir supra.
  • [28]
    Jean-François Gayraud, Le monde des mafias, géopolitique du crime organisé, Odile Jacob, 2005.
  • [**]
    Une première version de cet article est parue dans la revue Sécurtité globale, n° 1, Automne 2007, Choiseul Éditions, pp. 117-140.
Français

Résumé

Les ports et les docks de la côte Est des États-Unis, poumon économique du pays, sont depuis plus d’un siècle sous la domination, aussi ferme que discrète, de Cosa Nostra. Cette présence criminelle s’est lentement implantée, principalement par l’infiltration du syndicat des dockers, l’International Longshoremens’ association (ILA). Malgré de multiples investigations judiciaires, commissions d’enquêtes et campagnes de presse, rien n’a pu déraciner Cosa Nostra de ce triple territoire géographique (les ports, les docks), économique (le transit de marchandises) et social (un syndicat professionnel).

English

The Mafia and America’s Eastern Coast Docks

The Mafia and America’s Eastern Coast Docks

The docks and harbours of the Eastern coast are under the firm, yet discreet rule of Cosa Nostra. By infiltrating the International Longshoremens’s Association, the dockers’s trade union, the Organization has managed to establish a tight grip on the port’s business. Despite several judicial investigations, enquiries and media campaigns, the Mafia has not been eradicated from that American territory that is geographical (docks and harbours), economic (shipment of goods) and social (unionism) at the same time. One does wonder how the Mafia manages to adapt to change and to overcome waves of criminal repression.

Bibliographie

  • Bell Daniel, The End of Ideology, Harvard University Press, 1960.
  • Capeci Jerry, The Mafia, Alpha Penguin Books, New York, 2004.
  • Dickie John, Cosa Nostra, A History of The Sicilian Mafia, Coronet Books, Londres, 2004.
  • Finnegan William, « Watching the waterfront », The New Yorker, 19 juin 2006.
  • Gayraud Jean-François, Le monde des mafias, géopolitique du crime organisé, Odile Jacob, 2005.
  • Gayraud Jean-François, La dénonciation, Presses Universitaires de France, 1995.
  • Gosch Martin A. et Hammer Richard, Lucky Luciano, Le testament, Stock, 1975.
  • Jacobs James J., Mobsters, Unions and Feds, The Mafia and the American Labor Movement, New York University Press, 2006.
  • Johnson Malcom, On The Waterfront, Chamberlain Bros, New York, 2005.
  • Montague Art, Meyer Lansky, Altitude Publishing, Alberta, 2005.
  • Newark Tim, Mafia Allies, zenith Press, St Paul, 2007.
  • Peterson Virgil W., The Mob, 200 Years of Organized Crime in New York, Green Hill Publishers, Ottawa, 1983.
  • Raab Selwyn, Five Families, The Rise, Decline, and Resurgence of America’s Most Powerful Mafia Empires, Thomas Dunne Books, New York, 2005.
  • Robbins Tom, « Still On The Waterfront », The Village Voice, 27 juin 2006.
  • Robbins Tom, « Secrets of the Mob », The Village Voice, 15 mai 2007
  • Sifakis Carl, The Mafia Encyclopedia, Checkmark Books, New York, 1999.
Jean-François Gayraud [*]
  • [*]
    Jean-François Gayraud est commissaire divisionnaire de la police nationale et auteur du livre Le monde des mafias, géopolitique du crime organisé, aux éditions Odile Jacob, 2005.
Mis en ligne sur Cairn.info le 15/11/2012
https://doi.org/10.3917/polam.010.0071
Pour citer cet article
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