CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Les relations canado-américaines vont bientôt entrer dans une nouvelle ère. De nombreux Canadiens verront cela d’un bon œil. Même si les relations bilatérales sont demeurées largement cordiales sous l’administration de George W. Bush, les occasions de dispute n’ont pas manqué, allant de l’invasion de l’Irak aux exportations de bois d’œuvre. Dans le domaine de l’environnement, outre le débat sur l’approche la plus appropriée afin de faire face à la question du changement climatique, la coopération historiquement si féconde pour l’exploitation des ressources naturelles affronte de nouveaux écueils. En fait, alors qu’au niveau fédéral les gouvernements semblent largement s’entendre, ce sont les États américains et les Provinces canadiennes qui font souvent preuve de plus de détermination et exigent des mesures de protection ou de prévention plus draconiennes, notamment dans le domaine des émissions de gaz à effet de serre. Les États-Unis et le Canada ont en réalité un intérêt commun : conduire une « écopolitique » continentale.

Une écopolitique continentale

2Les différends et les tensions qui surgissent se manifestent essentiellement au niveau sub-étatique, autour de la pollution atmosphérique de l’Ontario par les usines du Midwest, des décharges à la frontière du Québec et du Vermont, ou de la situation du Lac du Diable (Devil’s Lake) du Manitoba, où un projet américain de déviation a soulevé de vives inquiétudes concernant l’intégrité biologique des eaux manitobaines.

3La liste des conflits environnementaux pourrait être bien plus longue. La construction prévue de nouvelles centrales thermiques dans l’État de Washington menace la vallée du Fraser ; un projet du Corps des ingénieurs de l’Armée américaine entend élargir la voie maritime du Saint-Laurent ; l’industrie agroalimentaire canadienne demeure préoccupée par certains aspects de l’agriculture transgénique ; le conflit s’éternise entre l’État de Washington et la Colombie britannique sur les droits de pêche au saumon du Pacifique ; et l’intention de l’administration Bush d’autoriser l’exploration pétrolière dans la réserve faunique de l’Arctique (Arctic National Wildlife Refuge) demeure un sujet brûlant. On retrouve des conflits similaires sur les enjeux à l’échelle mondiale. Par exemple, la controverse sur la protection des eaux de l’Arctique est avivée par les craintes que le changement climatique n’accroisse leur vulnérabilité face à l’explosion de la navigation militaire et commerciale.

4L’étude de cette relation « géo-écologique », de ses dimensions politiques et de l’interdépendance qui les caractérise, acquiert une importance croissante. Cette « écopolitique » [1] est, pour les Américains comme pour les Canadiens, de moins en moins une question nationale et de plus en plus une affaire continentale. D’une certaine manière, il en a toujours été ainsi : la frontière est une construction artificielle qui ne modifie pas l’héritage géophysique et naturel du territoire. C’est pourquoi le concept de gestion partagée (shared stewardship) est à la base de la relation politique de ces deux États dans plusieurs domaines où convergent valeurs et intérêts, notamment en ce qui concerne l’eau et la conservation des milieux naturels.

5L’« écopolitique » est l’espace où convergent les questions d’environnement et les questions politiques. Les premières sont un domaine de conflits inévitables, normaux, voire nécessaires, car elles remettent en question des éléments fondamentaux du tissu social. Lorsque l’utilisation des terres, l’allocation des droits d’accès à l’eau, la gestion de la faune ou la qualité de l’air et des eaux remettent en cause la distribution des valeurs dominantes, du pouvoir ou des richesses, ou la définition du bien commun, quand elles deviennent source de conflits, elles forment alors le domaine de l’« écopolitique », même si d’autres facteurs, tels que les inégalités sociales ou raciales, l’instabilité économique ou les conflits armés ont pu les mettre en évidence. Ceci implique l’étude des différents acteurs engagés dans la création, le soutien ou l’opposition à des structures institutionnelles ou à des idéologies développées pour « gérer » l’environnement naturel et contrôler les conflits résultant de modes d’exploitations disparates.

6Les relations canado-américaines dans le domaine de l’environnement sont devenues de plus en plus ambivalentes au cours des dernières décennies. Elles mêlent conflit et coopération, reflètent des préoccupations communes à long terme mais sont ponctuées de crises plus immédiates encouragées par la montée en puissance du militantisme écologique de part et d’autre de la frontière, par l’importance accordée aux dimensions économiques des relations internationales, et par les obligations internationales auxquelles les deux pays ont souscrit. Le contexte général des relations canado-américaines, largement amicales, même au cours d’épisodes de désaccords ouverts, imprègne toutes les facettes de cette « écopolitique » du côté canadien, de la production d’énergie aux décharges municipales. À l’inverse, les questions environnementales affectent les relations bilatérales de manière nouvelle. Les citoyens autant que les décideurs canadiens doivent s’efforcer d’en comprendre le contexte institutionnel et d’apprécier la complexité de leurs champs d’action particuliers.

Un destin environnemental commun

7L’environnement, principalement en raison de ses dimensions économiques et de sécurité, a toujours joué un rôle important dans les relations canado-américaines. La géographie, qu’elle soit réelle ou perçue, joue aussi un rôle clef dans l’identité culturelle de chaque nation. Les deux pays ont en commun une frontière de 9 000 km qui traverse des écosystèmes très variés : espace maritime, bassins hydrographiques, Grands lacs, chaînes de montagnes, espaces naturels de l’Arctique, littoral, forêts primaires. Les vents dominants poussent la pollution du Midwest vers la Nouvelle-Angleterre et l’est du Canada, incitant ces derniers à former des alliances environnementales transfrontalières. Les Native Americans et les « Premières Nations » canadiennes se situent davantage au sein d’écosystèmes distincts que de frontières négociées entre Européens. L’interdépendance et les vulnérabilités écologiques asymétriques furent mises spectaculairement en évidence dès la fin des années 1980, lorsqu’on découvrit l’ampleur de la contamination du lait maternel des Inuits par le PCB et autres polluants organiques persistants [2]. Des systèmes économiques semblables, fondés sur la consommation intensive des ressources naturelles et la génération de déchets, justifient que l’on examine plus attentivement cette « écopolitique » bilatérale.

8Le Canada et les États-Unis ont beaucoup de points communs. États jeunes, ils se sont forgés sur un substrat de mythes de pionniers civilisateurs, conquérants de la nature, qu’ils soient cow-boys ou coureurs des bois, homesteaders allemands du Midwest ou agriculteurs ukrainiens des prairies canadiennes, grâce à la discipline, à l’ingéniosité et à la technologie européennes. Ils sont aussi immenses. Le Canada est le deuxième pays au monde par sa superficie (après la Russie), et les États-Unis le troisième. La population canadienne, autour de 35 millions d’habitants, est bien inférieure à celle des États-Unis (la troisième au monde), mais ces 35 millions sont largement concentrés sur une bande de 100 km de largeur le long de la frontière. Les centres urbains canadiens sont, grosso modo, aussi pollués, congestionnés et peuplés que la plupart des grandes villes américaines. La taille des deux pays fait que la diversité des écosystèmes et des conditions géographiques et socio-économiques est considérable ; et leur structure fédérale respective ajoute des défis particuliers, surtout pour le Canada. Une grande taille peut avoir ses avantages mais elle crée aussi des problèmes, notamment celui du lieu de décision le plus approprié pour traiter des questions d’environnement, problème qui ne peut être séparé des enjeux touchant la répartition des pouvoirs entre différents niveaux de gouvernement [3]. On pourrait aisément avancer, par exemple, qu’en ce qui concerne l’environnement, c’est la géographie plus que les institutions politiques qui rassemble. Les similarités régionales le long d’un axe nord-sud créent des intérêts qui transcendent les divisions politiques, ce qui incite à s’intéresser particulièrement à ces relations de coopération transfrontalière et à l’affirmation de la coopération régionale face aux pouvoirs centraux ou aux autres régions du pays [4].

9Le passé nord-américain contient aussi des aspects génocides face aux peuples autochtones (surtout aux États-Unis), l’institutionnalisation de l’esclavage (idem) et la création d’une large infrastructure industrielle qui a négligé les écosystèmes vitaux à sa propre existence. Si l’un s’est forgé à travers une guerre d’indépendance et une guerre civile sanglante, l’autre a vécu de nombreuses rebellions et, plus récemment, un risque de démembrement. Les deux États ont aussi développé une identité nationale à travers deux guerres mondiales. Tous deux sont aujourd’hui confrontés aux mêmes questions : comment exploiter durablement les ressources renouvelables ? Comment utiliser les ressources non renouvelables avec parcimonie et en minimisant les impacts négatifs de leur exploitation ? En quels termes définir un destin environnemental commun et sur quelles bases bâtir une coopération environnementale durable ? Il existe, par exemple, plus de 4 500 décharges de produits dangereux dans la seule zone frontalière du bassin des Grands lacs, répartis des deux côtés. À beaucoup d’égards, les questions environnementales font du Canada et des États-Unis des frères siamois aux destins liés.

10Plus que leurs voisins du sud, cette situation inquiète les Canadiens qui vivent à proximité de l’économie la plus massive, la plus pollueuse et la plus destructrice au monde, et dont ils subissent l’impact écologique. À leurs yeux, la plupart des Américains voient dans le Canada essentiellement un immense réservoir de ressources naturelles qui ne demandent qu’à être exploitées. Les Canadiens sont particulièrement inquiets de la voracité de leur voisin qu’ils soupçonnent de vouloir faire main basse sur leurs ressources, aux dépens des priorités canadiennes ou des valeurs de conservation que le Canada aimerait promouvoir. Le Canada est déjà le premier fournisseur en pétrole des États-Unis et l’exploitation des sables bitumineux de l’Alberta, écologiquement si dévastatrice à la fois localement et globalement, est principalement nourrie par l’appétit énergétique d’un voisin qui refuse d’adopter les mesures de conservation minimales ou de remettre en question ses modes de consommation. Les inquiétudes sont particulièrement aiguës dans le domaine de l’eau ; elles vont des craintes de ne pouvoir s’opposer à des exportations massives d’eau au nom du libre-échange à la résurrection de projets de déviation des Grands lacs.

11Certains Canadiens continuent de s’accrocher au mythe d’un Canada vert jouissant d’une bonne réputation en la matière, à l’opposé des États-Unis, grand pollueur niant ses responsabilités envers la planète. En fait, si l’on fait abstraction de la taille respective de ces deux économies, qui ne peut qu’induire des volumes de pollution différents, les politiques environnementales canadiennes ne sont guère plus contraignantes ou efficaces que les politiques américaines, et sont même, souvent, à la traîne des États-Unis. Un regard rapide révèle des situations fort analogues : la pollution de l’air, l’appauvrissement des nappes phréatiques, la dégradation des sols, la surexploitation des ressources forestières, l’accumulation de produits chimiques toxiques, la dégradation des eaux littorales et le déclin des pêcheries dus à la pollution agricole et à la sur-pêche, des modes de consommation générateurs de gaspillages considérables, des infrastructures urbaines inadéquates, des habitats fauniques fragmentés et un déclin général de la biodiversité, tout cela est présent même si les tendances varient et si des progrès significatifs ont été faits depuis une trentaine d’années, notamment en termes de pollution de l’air (surtout aux États-Unis), de réduction des rejets de phosphore et de mercure dans les Grands lacs ou en ce qui concerne la foresterie durable au Canada [5].

12Les deux pays ont engendré des dommages écologiques massifs, largement dus à l’exploitation des ressources extractives (mines, pêcheries, chasse, déboisement, hydrocarbures). On ne peut, cependant, en dépit des similarités en termes économiques et de mode de vie, faire abstraction des rapports de force inégaux entre les deux pays. Ces inégalités de pouvoir alliées aux convergences socio-économiques et à la communauté de destin géographique, ont fait que les relations entre les deux pays ont autant été marquées par la coopération que par le conflit. Les écologistes pourraient soutenir que cela se résume à une même approche de l’exploitation de la nature, mais les spécialistes de politique étrangère seront plus intéressés par les implications de cette situation pour les relations bilatérales.

13Ces points communs n’ont toutefois pas empêché que les relations environnementales des deux pays fussent souvent conflictuelles. La controverse sur la chasse des phoques à fourrure du Pacifique au début du siècle dernier avait déjà toutes les caractéristiques des disputes contemporaines, alliant aspects internationaux et transnationaux et affrontement des scientifiques et des organisations de défense des animaux. Le débat sur les pluies acides a opposé Ottawa et Washington pendant de nombreuses années [6]. Les États-Unis ont menacé le Canada de sanctions face à la chasse aux baleines franches du Groënland par les Inuits, et les divergences sur la gouvernance écologique mondiale sont aussi fortes que les convergences, particulièrement durant le mandat de George W. Bush [7].

14Mais conflit et coopération vont de pair. La controverse sur les phoques à fourrure donna lieu à un traité historique entre le Japon, la Russie, l’Angleterre (pour le Canada) et les États-Unis en 1911. Plus célèbre, le cas de la Fonderie de Trail, en 1935, a fourni un des fondements du droit international de l’environnement [8]. Le continent, en effet, a été à l’origine d’innovations remarquables sur le plan « écopolitique », comme la Commission mixte internationale sur la gestion des Grands lacs [9] et la Commission de coopération environnementale de l’ALENA [10], et sur celui du droit international dans le domaine de l’environnement.

15À l’instar de l’évolution de la coopération internationale dans le domaine, la coopération bilatérale canado-américaine s’est tout d’abord centrée sur des préoccupations commerciales et des problèmes de pollution spécifiques, avant de s’élargir à une approche plus générale des questions de protection de l’environnement. Le ministère canadien de l’Environnement (Environnement Canada) estime qu’il existe une trentaine de mécanismes de coopération bilatéraux dans le domaine de l’environnement au niveau fédéral, ce qui exclut les accords transfrontaliers entre États et Provinces, tels que la Charte des Grands Lacs de 1985, le conseil des gouverneurs des Grands Lacs (qui comprend les Premiers ministres de l’Ontario et du Québec), le plan d’action commun sur le changement climatique des Gouverneurs de la Nouvelle-Angleterre et des Premiers ministres de l’Est du Canada ou des mécanismes de coopération plus récents sur la déviation des eaux frontalières. Cette coopération sub-étatique s’amplifie, alors qu’au niveau fédéral, soit l’impulsion en faveur de mesures de protection tangibles fait défaut, soit les efforts de coopération butent sur des considérations de politique étrangère plus larges.

Le développement d’une sous-discipline : l’écopolitique bilatérale

16Les questions d’environnement ont toujours été présentes dans les relations bilatérales, non seulement dans le cadre économique de l’exploitation des ressources exportées ou des espaces que les deux pays ont en commun, mais aussi dans le sens sociologique plus général du destin environnemental commun de deux états continentaux. Elles ont pourtant suscité peu d’attention. Si les travaux d’historiens sur des questions spécifiques ont souligné la continuité de certaines dynamiques [11], les tentatives d’analyse concertées des relations canado-américaines dans le domaine de l’environnement et des ressources naturelles ont été limitées. Ceci est regrettable car ces questions sont une constante des relations bilatérales depuis des décennies, elles touchent de plus en plus à la haute politique, mobilisent les populations et sont appelées à prendre une importance croissante face aux pénuries et aux transformations annoncées.

17Étant donné l’importance de l’Amérique du Nord sur le plan mondial, et des États-Unis pour les politiques canadiennes, ce manque d’intérêt relatif est surprenant. Les relations canado-américaines comme sujet d’étude ont été lentes à émerger, au point qu’elle furent même qualifiées de « non-sujet » [12]. Ceci s’explique par l’absence de conflits aigus alors que la discipline a été dominée par l’hypothèse de conflits armés, par la chape de la Guerre froide qui a déterminé les préoccupations des chercheurs et des diplomates, et par une tendance à ne considérer le Canada que comme un vassal des États-Unis dont la politique étrangère ne pouvait, en raison d’une marge de man œuvre limitée, être d’un intérêt majeur – mieux valait étudier la politique étrangère des États-Unis, qui ignoraient par ailleurs largement leur voisin du nord [13].

18On peut néanmoins discerner une certaine évolution. Les premiers travaux furent surtout de l’ordre de l’histoire diplomatique, principalement dans la tradition réaliste [14], et réfléchissaient aux réactions canadiennes devant les dilemmes de puissance des États-Unis ou au degré d’autonomie du Canada par rapport aux États-Unis. Ce n’est que dans les années 1970 que les relations canado-américaines ont pu revendiquer un apport original à la théorie des relations internationales mais, là encore, dans les limites d’un débat relativement circonscrit entre les écoles de la dépendance et de l’interdépendance [15]. Les travaux sur l’impact de l’intégration [16] et les études comparatives de résolutions de conflits [17] ont ouvert la voie à une meilleure compréhension de la direction, du sens et des fondements de cette relation, mais ces analyses n’apparaissaient que comme bases empiriques incidentes à un objectif plus large de développement théorique. Pourtant, il ne s’agit pas d’une dyade comme les autres et il serait utile de réfléchir à la relation entre disparités dyadiques et définition des objectifs nationaux, surtout canadiens. Par exemple, il se peut que les choix internes et externes canadiens soient fortement limités par les réactions anticipées des États-Unis. Ceci est encore plus évident aujourd’hui si l’on considère le débat interne sur la participation du Canada au bouclier nucléaire ou aux mesures de sécurité américaines suite à l’attentat de New York de 2001 ; ce débat s’est moins préoccupé des mérites des mesures envisagées que des risques de froisser le puissant voisin [18].

19Cette différence de puissance a traditionnellement été au centre des analyses de la relation bilatérale, la puissance structurelle de l’un déterminant largement la nature de la relation [19]. D’autres auteurs ont mis l’accent sur les facteurs économiques évidents, que ce soit le niveau d’investissement américain au Canada ou la dépendance de ce dernier envers le marché américain. Ceci n’a pas empêché le développement d’une réflexion sur l’émergence d’une « communauté de sécurité », que Kitchen caractérise par la conviction, fondée sur une communauté d’identité et une représentation du monde partagée, que les relations entre les deux pays évolueront de manière pacifique [20].

20Le pouvoir explicatif d’une approche aussi déterministe, qui s’appliquerait indifféremment à une période, un domaine d’action ou un contexte politique, a été remis en question, notamment par l’école de l’interdépendance [21]. C’est ainsi qu’une appréciation plus fine des multiples dimensions des relations bilatérales et de la capacité du partenaire plus faible à exercer une influence supérieure à ce que laisserait prévoir l’asymétrie de puissance, a en partie émergé de l’étude de cette dyade. Ces études ont contribué au développement de nouveaux concepts, tels que la différence entre relations trans-gouvernementales et transnationales, ou une meilleure appréciation de l’importance potentielle des coalitions sub-étatiques transfrontalières. Les relations trans-gouvernementales font référence soit à des interactions directes entre gouvernements mais au niveau inférieur à celui des grands décideurs, soit à des interactions directes entre agences et unités sub-étatiques, par exemple entre Provinces et États, agissant avec une certaine autonomie par rapport au gouvernement central. Les relations transnationales, quant à elles, engagent au moins un acteur non gouvernemental. Ces distinctions sont indispensables à la compréhension de la dynamique de l’« écopolitique » continentale : elles servent d’indicateurs des tendances vers l’intégration et peuvent constituer une voie efficace de développement de la coopération dans le domaine de l’environnement face aux résistances qui peuvent exister au niveau central. Elles peuvent aussi agir comme sources de conflits internes (entre différents niveaux de gouvernement, par exemple) ou externe (à travers la mobilisation de coalitions transnationales de la société civile alliées à des unités sub-étatiques).

21Ce corpus d’analyses limité a traditionnellement fait peu de place à la politique de l’environnement, ce qui peut étonner étant donné l’intégration économique des deux pays, les conflits évoqués ci-dessus, le développement simultané du militantisme écologiste (Fondation des Amis de la Terre aux États-Unis en 1969 et de Greenpeace au Canada en 1971), de l’émergence de l’écologie sur l’ordre du jour international et de l’activisme initial de ces deux pays dans la gouvernance internationale de l’environnement. Ces aspects ont toutefois suscité une attention de plus en plus soutenue, comme par exemple l’influence croissante des groupes de pression internes sur le conflit des pêcheries de la côte ouest, qui a montré l’aspect bénéfique de l’engagement d’acteurs non gouvernementaux et le revers de cette présence qui peut s’avérer entraver la conclusion d’accords bilatéraux [22]. D’autres travaux se penchent sur les questions de souveraineté sur l’Arctique, thème qui prend une importance croissante à mesure que les impacts du réchauffement de l’atmosphère sont mieux connus et plus apparents [23]. La Commission mixte internationale, qui joue un rôle clef dans la gestion des ressources transfrontalières, a aussi fait l’objet d’un nombre croissant d’études. L’ouvrage de Carroll (1983), en ce sens, a marqué un tournant. L’« écopolitique » continentale, même si le terme n’était pas utilisé, est devenu un objet d’études soutenu, même s’il demeure modeste. Ce n’est pourtant qu’en 1997 que The American Review of Canadian Studies publiait un numéro spécial sur le sujet [24].

22Les relations dans le domaine de l’environnement n’ont fait que se développer suite à la signature de l’ALENA et la création simultanée de la Commission de coopération environnementale, chargée d’examiner l’impact de l’accord de libre échange sur l’environnement, et qui a suscité une riche réflexion sur les impacts environnementaux des accords commerciaux. Si les sujets de tensions traditionnels n’ont pas disparu [25], s’y sont joints de nouvelles questions telles que la protection transnationale de la faune sauvage [26], des craintes sur l’exportation massive d’eau douce [27], les conséquences du démantèlement des systèmes d’alerte précoces dans le Nord du Canada et les plans de prospection d’hydrocarbures dans la réserve faunique de l’Arctique, sans parler des différences d’opinions périodiques dans le domaine de la gouvernance internationale de l’environnement concernant, par exemple, la réforme du statut du Programme des Nations unies pour l’environnement, le contrôle des polluants organiques persistants, la biodiversité ou les changements climatiques.

23Le contexte de la prise de décision en matière d’environnement s’est transformé, avec l’élargissement des problématiques environnementales, l’augmentation des demandes des groupes et des attentes des citoyens, des pressions grandissantes sur les ressources et une évolution des normes internationales. La complexité des questions actuelles est aussi liée à une transformation contextuelle plus générale : la mondialisation des questions environnementales qu’exacerbe la libéralisation du commerce, aussi bien au niveau régional que global, et les contradictions potentielles entre les agendas commerciaux et environnementaux. Même si, clairement, l’écopolitique canado-américaine doit prendre en compte l’évolution de chaque État, leurs politiques environnementales vont être de plus en plus déterminées par le contexte normatif externe, les engagements internationaux auxquels ils sont parties et le cadre général de la mondialisation. L’analyse des relations environnementales canado-américaines se trouve ainsi face à une occasion de développement unique, particulièrement du point de vue canadien. Quelles leçons pourra-t-on tirer de l’évolution historique des conflits en la matière ? Les urgences immédiates et les idiosyncrasies politiques du jour sont-elles plus pertinentes que les relations traditionnelles en la matière pour comprendre la nature et l’évolution de ces disputes ? Dans quelle mesure l’interdépendance écologique et la fusion des agendas externes et internes qu’elle engendre encourage-telle une convergence des autres politiques internes et externes des deux pays ? Comment ces questions interagissent-elles avec d’autres questions de politique étrangère ? Dans quelle mesure les modes de gouvernance transfrontalière anticipés par les spécialistes des relations transgouvernementales et transnationales se sont-ils renforcés ou affaiblis et avec quels impacts sur l’exercice du pouvoir fédéral ? Comment ces deux gouvernements tentent-ils d’influencer l’autre ? Ces questions deviendront un objet de recherche important pour quiconque désireux d’analyser la nature et l’évolution des relations canado-américaines.

24Les relations canado-américaines sont constamment « en construction » et animées par plusieurs thèmes dont le caractère fédéral des deux États, l’affirmation des régionalismes et l’évolution de la mondialisation. Il est clair qu’approcher cette relation uniquement à travers le prisme de la distribution de la puissance ne suffit pas. L’adoption d’une perspective « écopolitique » dépasse la simple concentration sur des thèmes non traditionnels ; elle oblige à re-concevoir les dynamiques à l’œuvre qui auront un impact sur la relation générale entre les deux partenaires, dynamiques qui mettent en évidence l’importance des forces d’intégration écologiques et économiques, les forces centrifuges, l’interdépendance complexe, les relations entre différents niveaux de gouvernance ou une autonomie de décision qui est plus limitée que ne voudrait bien le reconnaître chacune des parties.

Notes

  • [*]
    Peter Stoett est professeur de relations internationales à l’université Concordia de Montréal. Philippe Le Prestre est professeur de science politique à l’université Laval où il dirige l’Institut hydro-Québec en environnement, développement et société (IHQEDS). Leur article est adapté de leur dernier ouvrage, Bilateral Ecopolitics: Continuity and Change in Canadian-American Environmental Relations, publié en 2006 par Ashgate (Londres).
  • [1]
    D’une façon très large, l’écopolitique internationale fait référence à l’ensemble des dimensions politiques de l’identification et de la résolution des questions environnementales et, plus particulièrement, aux tentatives des acteurs internationaux d’imposer leurs définitions de la sécurité face à la nature et à la qualité de vie des populations, et d’utiliser les nouvelles pénuries à leur profit (Philippe Le Prestre, Protection de l’environnement et relations internationales, Armand Colin, 2005).
  • [2]
    E. Dewailly et al., “High Levels of PCVs in Breast Milk of Inuit Women from Arctic Quebec”, Bulletin of Environmental Contamination and Toxicology, 1989, vol. 43, n° 5, pp. 641-646.En ligne
  • [3]
    I. Weibust, Federalism and the Environment: Regulatory Competition and Cooperation in Federal Systems. PhD dissertation, Massachusetts Institute of Technology, 2000.
  • [4]
    Voir J. Findlay et K. Coates (dir.), Parallel Destinies: Canadian-American Relations West of the Rockies, University of Washington Press, 2002.
  • [5]
    Voir notamment United Nations Environment Programme, GEO Year Book 2004/5, Nairobi, 2005.
  • [6]
    D. Munton, “Acid Rain and Transboundary Air Quality in Canadian-American Relations”, American Review of Canadian Studies, 1997, vol. 27, n° 3 et “Transboundary Air Pollution: Dependence and Interdependence”, dans P. Le Prestre and P. Stoett, Bilateral Ecopolitics: Continuity and Change in Canadian-American Environmental Relations, Ashgate, 2006, pp. 73-92.En ligne
  • [7]
    Si l’alignement du Canada sur les positions américaines est manifeste dans le cas des changements climatiques, de la mise en culture d’OGM ou des mouvements transfrontaliers de ces derniers, le Canada et les États-Unis ont adopté ou joué des rôles fort différents dans d’autres dossiers, notamment dans la réforme de la gouvernance internationale de l’environnement, de la biodiversité ou de la réglementation des polluants organiques persistants.
  • [8]
    Les émissions de dioxide de soufre par une fonderie de minerais de zinc et de plomb à Trail, en Colombie britannique, causait des dommages aux terres agricoles contiguës, situées en territoire américain. Après l’échec de la diplomatie, un tribunal arbitral fut constitué qui, en 1941, conclut à la responsabilité du gouvernement canadien. Ceci mena à une compensation financière et établit le principe qu’aucun État n’a le droit d’utiliser ou de permettre l’utilisation de son territoire de manière à causer des dommages au territoire voisin (q.v. Allum, 1995 ; Cassesse, 2001).
  • [9]
    Le Traité sur les eaux limitrophes, signé en 1909 par les États-Unis et la Grande-Bretagne, vise le partage équitable des eaux limitrophes entre les deux États frontaliers et a donné naissance à la Commission mixte internationale (CMI). L’accord administre quatre catégories d’eaux : les eaux transfrontalières situées en amont de la frontière, les eaux transfrontalières situées en aval de la frontière, les cours d’eau tributaires des eaux limitrophes et les cours d’eau par lesquels s’écoulent les eaux limitrophes.
  • [10]
    L’Accord nord-américain de coopération dans le domaine de l’environnement (ANACDE) est entré en vigueur en même temps que l’ALENA, le 1er janvier 1994. Cet accord vise à promouvoir la protection de l’environnement et un développement durable dans les trois pays concernés par l’ALENA (Canada, États-Unis, Mexique), à encourager l’application effective et l’amélioration des législations nationales, à faciliter l’accès à l’information et à promouvoir la coopération en matière d’environnement en privilégiant le recours aux instruments économiques. L’Accord crée également une Commission sur la coopération environnementale (CCE) qui a pour mandat d’aplanir les différends qui peuvent survenir sur le plan commercial et environnemental, de s’assurer que les Parties appliquent leur propre législation environnementale et de faciliter la participation publique. Un aspect important de cet accord est la capacité qu’il donne aussi bien aux Parties qu’aux ONG de s’enquérir sur le défaut d’exécution des réglementations nationales et de demander à la CCE d’ouvrir une enquête.
  • [11]
    K. Dorsey, The Dawn of Conservation Policy, University of Washington Press, 1998, et J. E. Carroll, Environmental Diplomacy: An Examination and Prospective of Canadian-US Transboundary Environmental Relations, University of Michigan Press, 1983.
  • [12]
    S. Clarkson, “Lament for a Non-Subject: Reflections on the Teaching of Canadian-American Relations”, International Journal, n° 27, 1973, pp. 265-275.En ligne
  • [13]
    Ceci en dépit des différences marquées entre les deux pays à certaines périodes, par exemple durant la guerre du Vietnam (même si le Canada a contribué à fabriquer le napalm et soutenu l’effort de guerre par d’autres moyens) et la politique envers Cuba. Pour une étude récente de la période 1963-1968, voir Donaghy, 2002.
  • [14]
    Voir J. Eayrs, The Art of the Possible, University of Toronto Press, 1961 et J. Holmes, The Better Part of Valour: Essays in Canadian Diplomacy, McClelland and Stewart, 1971.
  • [15]
    Voir E. Smythe, “International Relations Theory and the Study of Canadian-American Relations”, Canadian Journal of Political Science, 1980, vol. 13, n° 1, pp. 121-147.En ligne
  • [16]
    A. Axline et al. (dir.), Continental Community? Interdependence and Integration in North America, McClelland and Stewart, 1974.En ligne
  • [17]
    A Fox et al. (dir.), “Canada and the United States : Transnational and Transgovernmental Relations”, Special Issue, International Organization, n° 28, 1974.
  • [18]
    La brève fermeture de la frontière par les États-Unis, suite à l’attentat du 11 septembre 2001, a violemment rappelé aux Canadiens l’impact dévastateur qu’auraient des pressions économiques, même limitées, sur l’économie canadienne, dont 90 % des exportations dépendent du marché américain.
  • [19]
    J. Redekop, “Reinterpretation of Canadian-American Relations”, Canadian Journal of Political Science, n° 9, 1976.
  • [20]
    V. Kitchen, “Smarter Cooperation in Canada-U.S. Relations ?”, International Journal, vol. 59, n° 3, 2004, pp. 693-710. Voir aussi E. Adler et M. Barnett, Security Communities, Cambridge University Press, 1998.En ligne
  • [21]
    R. Keohane et J. Nye, Power and Interdependence: World Politics in Transition, Little, Brown, 1977.
  • [22]
    S. Greene et T. Keating, “Domestic Factors and Canada-United States Fisheries Relations”, Canadian Journal of Political Science, vol. 12, n° 4, 1980, pp. 731-750.En ligne
  • [23]
    Selon Griffiths, l’idée que le réchauffement climatique rendra la Passage du Nord-Ouest navigable en toutes saisons, menaçant ainsi l’exercice de la souveraineté canadienne, serait exagérée. Ce thème a aussi fait l’objet d’un rapport du Conseil de l’Arctique en 2004 (Arctic Climate Impact Assessment, 2004). Voir F. Griffiths, “The Shipping News: Canada’s Arctic Sovereignty Not on Thinning Ice”, International Journal, vol. 58, n° 2, 2003, p. 257. Voir aussi Rob Huebert, “Canada-United States Environmental Arctic Policies: Sharing a Northern Continent”, dans Le Prestre et Stoett, op. cit., pp. 115-132 ; D. Munton et J. Kirton (dir.), Canadian Foreign Policy: Selected Cases, Prentice Hall, 1992. Pour une analyse récente du rôle du Canada au sein du Conseil de l’Arctique, voir Stoett, “Mission Diplomacy Or Arctic Haze? Canada and Circumpolar Cooperation”, dans A. Cooper et G. Hayes (dir.), Worthwhile Initiatives? Canadian Mission-Oriented Diplomacy, Irwin, 2000, pp. 90-102.
  • [24]
    B. Rabe, “The Politics of Ecosystem Management in the Great Lakes Basin”, The American Review of Canadian Studies – Red, White and Green: Canada-U.S. Environmental Relations, vol. 27, n° 3, 1997, pp. 411-431.
  • [25]
    J. Allison, International Environmental Cooperation: North American Air Quality Agreements as Bargaining Outcomes, PhD dissertation, University of California, 1995 et D. VanNijnatten, “Ground-Level Ozone: A Multi-Faceted Approach”, dans Le Prestre et Stoett, op. cit., pp. 51-72.
  • [26]
    R. Boardman, “Multi-Level Environmental Governance in North America: Migratory Birds and Biodiversity Conservation” et S. Barkin, “The Pacific Salmon Dispute and Canada-U.S. Environmental Relations”, dans Le Prestre et Stoett, op. cit., pp. 179-196 et 197-210. Voir aussi J. N. Sanders et P. Stoett, Extinction and Invasion: Transborder Conservation Efforts, 2005, pp. 157-178.
  • [27]
    Durfee, Mary et Mirit Shamir, « Can the Great Lakes of North America Survive Globalization? » in Le Prestre et Stoett, op. cit., pp. 145-156.
Français

Résumé

Les relations canado-américaines dans le domaine de l’environnement sont devenues de plus en plus ambivalentes au cours des dernières décennies. Le contexte général des relations canado-américaines, largement amicales, même au cours d’épisodes de désaccords ouverts, imprègne toutes les facettes de cette « écopolitique » continentale qui, traditionnellement négligée, ne cesse de gagner en importance, notamment à la faveur de l’ALENA, l’Accord nord-américain de libre-échange, et de la mondialisation des questions environnementales.

English

Bilateral Ecopolitics : Continuity and Change in Canadian-American Environmental Relations

Bilateral Ecopolitics : Continuity and Change in Canadian-American Environmental Relations

Canadian-American environmental relations have become increasingly confused over the past decades. The largely amicable context of bilateral relationships between the two countries infuses all aspects of the emerging North American continental « ecopolitics », even in times of open disagreement between Ottawa and Washington. Long neglected, environmental issues have constantly grown in importance however, particularly since the North American Free Trade agreement and globalisation has attracted an ever growing attention to green issues.

Peter Stoett [*]
  • [*]
    Peter Stoett est professeur de relations internationales à l’université Concordia de Montréal. Philippe Le Prestre est professeur de science politique à l’université Laval où il dirige l’Institut hydro-Québec en environnement, développement et société (IHQEDS). Leur article est adapté de leur dernier ouvrage, Bilateral Ecopolitics: Continuity and Change in Canadian-American Environmental Relations, publié en 2006 par Ashgate (Londres).
Philippe Le Prestre [*]
  • [*]
    Peter Stoett est professeur de relations internationales à l’université Concordia de Montréal. Philippe Le Prestre est professeur de science politique à l’université Laval où il dirige l’Institut hydro-Québec en environnement, développement et société (IHQEDS). Leur article est adapté de leur dernier ouvrage, Bilateral Ecopolitics: Continuity and Change in Canadian-American Environmental Relations, publié en 2006 par Ashgate (Londres).
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 15/11/2012
https://doi.org/10.3917/polam.010.0117
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