CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1La Francophonie, qui revendique un rôle de défenseur du multilatéralisme, fait aujourd’hui face à un double défi : externe, avec la remise en question du multilatéralisme associée à la force centrifuge de l’intégration de ses membres dans des ensembles régionaux, et interne, à la suite de l’élargissement de l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF) à des pays non francophones ou n’ayant pas de liens historiques avec la Francophonie. Alors que la francophonie, strictement entendue, renvoie à l’ensemble des locuteurs de langue française dans le monde, la Francophonie, quant à elle, fait référence aux tentatives d’institutionnalisation de relations internationales et transnationales visant à promouvoir la coopération entre États et sociétés ayant le français en partage, ainsi que la place et l’usage de cette langue dans le monde. Cette institutionnalisation assume des formes variées, depuis la création d’organisations non gouvernementales telles que l’Agence universitaire de la Francophonie (AUF), jusqu’à la formation d’une organisation intergouvernementale telle que l’OIF. L’ensemble de ces institutions formant un réseau, ce terme sera employé ici dans un sens inclusif, tout en privilégiant l’OIF, qui en est l’incarnation la plus visible et à laquelle le terme est souvent réduit.

2Au-delà de ses statuts et de ses ambitions affichées, la Francophonie constitue une communauté de pratiques et une vision des relations internationales, même si celle-ci demeure relativement peu développée. L’OIF, par exemple, plus qu’une organisation intergouvernementale, ambitionne d’être un rassemblement de gouvernements et de peuples, ainsi qu’un lieu de dialogue, de convergences et d’ouverture. Ceci passe, notamment, par la promotion de nouvelles manières de définir les problèmes et les solutions, l’assistance dans la reconstruction des rapports entre les gouvernements et les peuples, l’élaboration de concepts scientifiques, et l’éclairage de la gouvernance mondiale par d’autres regards dans des domaines variés, qu’il s’agisse de la défense des cultures, de la promotion des valeurs démocratiques [1] ou du développement durable.

3Pour mieux comprendre le lien entre Francophonie et multilatéralisme, il faut d’abord revenir sur les diverses facettes de ce dernier. Distinguons, tout d’abord, le processus – traditionnellement, la consultation et la concertation entre au moins trois États – de son expression, telle que les organisations internationales et les différentes structures de concertation internationale (clubs, concerts, fora, etc.). Dans les deux cas, il s’agit d’une forme qui s’oppose à l’unilatéralisme, à la hiérarchie impériale, au bilatéralisme ou au nationalisme [2], et qui occupe la sphère interétatique et / ou interorganisationnelle. En pratique, le multilatéralisme est souvent réduit à son expression onusienne comme lieu d’interactions diplomatiques, et donc à l’universalisme [3]. Dans d’autres cas – par exemple dans les discours des États-Unis ou de la Chine –, il renvoie à la volonté d’utiliser les organisations internationales – universelles ou régionales – dans le but de promouvoir ses intérêts plus efficacement ou de traiter certaines questions communes dans un cadre multilatéral plus ou moins formel.

4Certains analystes y voient un mode de gouvernance fondé sur des normes, principes et règles communes qui guident les relations entre États [4]. Il n’est plus alors un simple moyen de poursuivre certains objectifs ; il devient une valeur. Les tenants de cette conception mettent l’accent sur sa légitimité et sa capacité à traiter les États de manière équitable et sur l’affirmation du droit face à la force [5]. Cette fonction du multilatéralisme est exaltée par les petites et moyennes puissances, qui y voient un moyen à la fois de garantir un certain engagement des pays tentés par le repli et de circonscrire la liberté d’action des grandes puissances. Pour ces dernières, en revanche, le multilatéralisme relaye leur action diplomatique et fournit un cadre de socialisation de la communauté internationale à leurs valeurs et préoccupations.

5Dès lors, quel rôle la Francophonie peut-elle et doit-elle jouer face à la crise du multilatéralisme ? Symétriquement, dans quelle mesure cette dernière lui offre-t-elle l’occasion de se redéfinir ? La réponse réside dans sa capacité à concevoir un multilatéralisme qui réponde aux impératifs de la complexité du système international. La Francophonie possède déjà des atouts notables pouvant lui permettre de contribuer efficacement à redéfinir la notion de gouvernance multilatérale dans un cadre complexe. La conception du multilatéralisme que véhicule le discours officiel de la Francophonie présente toutefois un certain nombre d’obstacles que devra surmonter la nouvelle secrétaire générale, Louise Mushikiwabo, élue en octobre 2018, afin que la Francophonie puisse transformer ce qui apparaît comme une crise du multilatéralisme en une occasion de jouer un rôle actif, pertinent et original dans sa transformation.

La doxa francophone face à la crise du multilatéralisme

La doxa multilatéraliste francophone

6En effet, souhaitée par les peuples anciennement colonisés, la Francophonie a fait du multilatéralisme le socle de son action afin, notamment, de s’assurer que la France ne chercherait pas à dicter ses programmes ou à dominer le processus de décision – ce qui explique, en partie, la timidité de la France à son égard [6]. La Francophonie s’est ainsi posée comme un étendard du multilatéralisme, considéré comme un mode de gouvernance fondé sur un dialogue inclusif et normé. Celui-ci diminue l’incertitude attachée aux comportements des États et génère des politiques prudentes et légitimes, davantage susceptibles d’engendrer l’adhésion et la conformité des parties prenantes. Le multilatéralisme est donc vu, par essence, comme un vecteur de coopération et de paix [7], d’autant plus nécessaire que la francophonie est culturellement diverse.

7Ainsi, comme le stipule la Charte de la Francophonie, l’un des objectifs des États membres est le « renforcement de leur solidarité par des actions de coopération multilatérale ». La déclaration de Saint-Boniface (2006) souligne également que « dans un monde plus que jamais interdépendant confronté à des dangers communs et à des menaces transnationales, le multilatéralisme demeure le cadre privilégié de la coopération internationale », termes repris par la secrétaire générale sortante, Michaëlle Jean, en juin 2016 [8].

8Le multilatéralisme de la Francophonie est toutefois particulier : il n’est pas universel et n’est guère représentatif de la distribution de la puissance [9]. Il ne répond pas non plus à une logique de coopération ou de coordination, et n’a pas été créé pour faire face à une menace à l’ensemble des membres. Il s’agit, au départ, d’un multilatéralisme à la fois d’équilibre et identitaire, dont la fonction est de maintenir ou d’inventer une identité commune à travers la construction d’un espace de dialogue, l’échange d’expertise et la coordination d’actions communes dans un certain nombre de champs. Enfin, c’est un multilatéralisme évolutif. Boutros Boutros-Ghali, lors de son mandat de secrétaire général de l’OIF, a ainsi tenté d’en faire un multilatéralisme de combat, contre la mondialisation à sens unique ou l’uniformisation qu’elle est censée encourager, et contre l’hégémonie des États-Unis.

9En pratique, cependant, ce multilatéralisme conduit l’OIF à se voir comme un relais de l’action de l’Organisation des Nations unies (ONU), par exemple en soutenant la participation effective aux négociations multilatérales – au moyen de guides, d’ateliers de formations, et autres cadres d’échanges durant les négociations – et le développement de politiques sectorielles (énergie) ancrées dans les objectifs de développement durable (ODD). Ce rôle, qui s’inscrit dans le cadre d’une conceptualisation de son action post-guerre froide, reflète aussi les discussions de l’après-guerre sur les relations entre la future ONU et les organisations régionales, conçues comme une division du travail fondée sur le principe de subsidiarité [10].

La fin de l’optimisme

10À la fin de la guerre froide, la Francophonie, libérée de la chape de la rivalité des superpuissances, pouvait espérer jouer un rôle actif dans la gouvernance et la fourniture de biens publics mondiaux, optimisme renforcé par la création du poste de secrétaire général et le choix de B. Boutros-Ghali, ainsi que par la réalisation d’autres ajustements institutionnels. La transformation de la distribution de la puissance et des valeurs, au tournant des années 1990, suscita une brève euphorie, qui culmina probablement en 1997 au sommet de Hanoi et commença à décliner lors de celui de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) à Seattle, deux ans plus tard [11].

11La crise du multilatéralisme, entendu au sens d’universalisme, affecta d’abord le commerce international, avec le débat sur les mérites respectifs et les relations entre des arrangements régionaux, transcontinentaux ou universels [12]. Ainsi, l’OMC n’a pas signé d’accord important depuis sa création en 1995. Dans le cas de la lutte contre le changement climatique, le protocole de Kyoto, signé en 1997, eut une gestation douloureuse, entra difficilement en vigueur et fut pour une large part un échec. Les forums de discussion parallèles aux Nations unies se multiplièrent (G7, G20, etc.), de sorte que l’activisme de Ban Ki-moon en faveur du climat visait aussi à maintenir l’ONU au centre du jeu. L’Accord de Paris de 2015, au terme de la 21e conférence des parties (COP21) à la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques (CCNUCC), célébré comme une victoire du multilatéralisme, n’en fut pas vraiment une : un nouveau modèle ascendant remplaçait l’ancien et l’accord reposait largement sur des ententes bilatérales antérieures entre grands émetteurs, associées à une mobilisation de forces transnationales.

12Le discours unilatéraliste du président Trump et ses décisions de se retirer de plusieurs accords multilatéraux n’ont fait qu’accentuer cette tendance, qui n’est toutefois pas nouvelle au regard des actions menées par un certain nombre de ses prédécesseurs. Le président Macron avait ainsi de bonnes raisons de se demander dans son discours à l’ONU, en septembre 2017, si le multilatéralisme allait survivre « à la période de doutes et de dangers que nous connaissons » [13].

13Tout cela serait très préoccupant s’il n’y avait des développements indiquant non pas la fin du multilatéralisme, mais la fin d’un certain multilatéralisme. Car si le multilatéralisme universel connaît des difficultés, le multilatéralisme régional est, quant à lui, bien vivace. Au-delà des difficultés de l’Union européenne (UE), qui ont plutôt trait à ses formes d’intégration, l’Asie-Pacifique connaît un développement remarquable des organisations régionales, particulièrement sur le plan de la sécurité et du commerce. L’unilatéralisme de certaines grandes puissances peut interroger, voire inquiéter, mais la Chine, par exemple, est aujourd’hui plus fermement engagée dans la gouvernance mondiale et se pose même en défenseur de certains aspects du système actuel – tels que le libre-échange –, bien que sur des bases différentes [14].

La Francophonie au service d’un multilatéralisme renouvelé

14La coopération multilatérale n’est pas pour autant condamnée à dépérir. À certains égards, la crise actuelle est d’abord une crise de l’universalisme, même si les vertus d’un multilatéralisme formalisé sont aussi remises en question. Dans ce contexte, la volonté de certains pays qui ne sont pas historiquement francophones d’adhérer à l’OIF – désormais forte de 88 États membres et associés – témoigne de l’utilité et de l’espoir que fournit un tel cadre multilatéral. La Francophonie devient ainsi l’un des lieux où, pour reprendre les propos du secrétaire général de la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (CNUCED), Mukhisa Kituyi, « le Sud s’impose de facto comme le défenseur de la mondialisation et du multilatéralisme » [15], entendu cependant comme un multilatéralisme universel classique.

15Dans un contexte où prime l’incertitude, associée à la remise en cause de l’évolution institutionnelle de la Francophonie, dans quelle mesure cette dernière peut-elle devenir un instrument d’une gouvernance multilatérale complexe, un moteur efficace d’apprentissage et d’adaptation dans plusieurs domaines, ce que Nguyen Toan nomme un « laboratoire du système international multilatéral en formation » [16] ?

Bâtir sur ses atouts

16Il importe alors d’embrasser la complexité du système et de délaisser une Francophonie négative – la Francophonie comme « instrument géopolitique efficace pour faire face aux tentatives […] d’affirmation d’un imperium anglo-saxon » [17] – en faveur d’une approche positive visant un espace et un instrument de coopération multilatérale pour la gouvernance des problèmes mondiaux et la promotion de valeurs communes. Quels seraient les contours d’un multilatéralisme renouvelé dans un contexte où se développe le « minilatéralisme » [18] ? Quelles nouvelles formes de gouvernance multilatérale la Francophonie peut-elle expérimenter ? Ses atouts et son expérience doivent être redéfinis, précisés et élargis afin de constituer le socle de son approche.

17Son premier atout est le pont qu’elle représente entre des régions et des civilisations qui, au départ, s’approprient une culture véhiculée par une langue qu’elles adaptent à leurs besoins. Parce qu’elle comprend des aires culturelles et des pays très divers, la Francophonie constitue un forum où les États et les sociétés peuvent identifier leurs différences et s’accorder sur une définition commune des problèmes et des solutions pour les exporter, dans le cadre des délibérations de l’ONU par exemple.

18Un deuxième atout provient du fait que la Francophonie est d’abord un système de réseaux intergouvernementaux et transnationaux [19]. Or la construction et la gouvernance de réseaux sont les fondements d’une gouvernance complexe. Dès lors, la Francophonie doit affirmer son rôle d’incubatrice de réseaux de politiques publiques [20], de communautés épistémiques [21], de coalitions transnationales de plaideurs [22] et d’organisations non gouvernementales (ONG), ainsi que de partenariats informels dans les domaines de la sécurité, du développement, de la gouvernance mondiale et de l’innovation institutionnelle. Cela comprend la coordination de réseaux diplomatiques non seulement interétatiques – comme ont pu l’illustrer le projet de créer une Organisation des Nations unies pour l’environnement (ONUE) et la promotion de l’Accord de Paris sur le climat –, mais aussi multiniveaux, la Francophonie étant le relais international d’entités infraétatiques. De même, la Francophonie a un rôle particulièrement important à jouer dans le développement de partenariats alliant acteurs publics et privés dans des configurations ad hoc. Elle pourrait même aller plus loin et s’inspirer de l’expérience du Pacte mondial (Global Compact), qui « enrôle les entreprises et la société civile afin de combler le fossé entre les aspirations et la réalité en les transformant en agents de la promotion de normes communes » [23].

19De plus, l’OIF n’a pas pour seule vocation de faciliter la mise en œuvre d’objectifs et de solutions décidés à l’échelle globale. Dans un système d’acteurs divers et source d’incertitudes multiples, elle doit être le moyeu d’un réseau étendu reliant les États et les entités infraétatiques, les administrations nationales et territoriales, les ONG et les entreprises. Elle peut jouer un rôle de structuration de coalitions, identifier et habiliter des acteurs, et ainsi renforcer la gouvernance multiniveaux. À travers le partage d’informations et la promotion de normes, d’idées et d’interprétations distinctes, la Francophonie doit ambitionner de façonner la conception qu’a la communauté internationale d’un problème donné, susceptible d’engendrer des impulsions politiques.

20Cette approche voit l’OIF, par exemple, essentiellement comme une organisation orchestratrice [24]. Elle s’oppose en partie au mouvement d’institutionnalisation d’un certain multilatéralisme francophone, initié à Hanoi, qui revient à accorder davantage d’importance aux relations diplomatiques entre États plutôt qu’aux relations transnationales subétatiques, ou non étatiques [25].

Quelles nouvelles formes de gouvernance multilatérale la Francophonie pourrait-elle expérimenter ?

21Les sommets francophones depuis 1986, puis l’institutionnalisation politique croissante de la Francophonie à partir du sommet de Hanoi de 1997, prolongé par la conférence ministérielle d’Antananarivo en 2005, ont initié une tension grandissante entre un multilatéralisme ascendant et descendant, celui-là même qui fut à la base de la Francophonie et qui demeure hautement adapté dans le contexte actuel. Le discours de la Francophonie a alors pris un accent plus marqué vers la centralisation du lieu d’autorité et de l’activité politique de l’organisation, au détriment de sa dimension transnationale. L’évolution depuis 1997 a ainsi mis l’accent sur un multilatéralisme intergouvernemental, qui voit implicitement les opérateurs de la Francophonie comme des instruments de l’OIF, qui pourtant n’en est qu’une composante, c’est-à-dire une entité relayant les normes et les priorités des organisations universelles telles que l’ONU. L’OIF devient au mieux un partenaire, au pire un sous-traitant où se déclinent des valeurs et des règles discutées ailleurs.

22Or, tout comme l’école des relations internationales du Commonwealth, avec laquelle elle partage de nombreux traits [26], la Francophonie vise à former une société inter- et transnationale réticulée, facilitée et développée par ses opérateurs, par les Jeux de la francophonie, la culture et diverses diasporas. Il s’agit de dépasser cette image de la Francophonie comme un groupe de pression [27] ayant pour seul but la promotion d’une langue ou la diffusion de normes promues par ses membres les plus puissants. Au contraire, elle devrait agir davantage comme un pôle de diffusion de connaissances et de normes, donc de stimulation d’une gouvernance ascendante et transversale. La Francophonie illustre ainsi la tension entre normes hégémoniques et subsidiaires au niveau des organisations régionales. D’une part, elle véhicule des normes politiques issues de l’évolution des sociétés et du système interétatique européen ; d’autre part, à travers ses membres des Sud, elle remet en question des normes diffusées par les organisations universelles ou les acteurs les plus puissants. En cela, elle illustre le concept de subsidiarité normative, c’est-à-dire l’affirmation de normes régionales distinctes qui s’opposent aux normes véhiculées par les acteurs dominants du système [28].

23La Francophonie est l’affirmation d’autres manières de voir le monde. Cela passe par le développement de capacités intellectuelles, afin que le discours international ne soit pas l’apanage de quelques think tanks anglo-saxons. C’est ainsi sur le plan intellectuel autant, sinon plus, que politique que se situe la lutte contre « l’impérium anglo-saxon ».

Une Francophonie ouverte

24Alors que pour certains observateurs, en remettant en cause sa « cohérence conceptuelle », les nouveaux membres éloignés de la culture francophone « parasitent à la fois l’héritage linguistique et culturel de l’ensemble francophone […] et le devenir politique de l’OIF » [29], cette évolution devrait plutôt être perçue comme une adaptation susceptible de renforcer le rôle de l’organisation au sein d’une gouvernance internationale complexe. La Francophonie, de facto, répond à des besoins qui dépassent le facteur linguistique et représente l’importance des facteurs identitaires dans la gouvernance politique, économique et environnementale mondiale. Le dialogue des cultures, cher à l’OIF, est un dialogue des civilisations dont le français constitue l’instrument, et non la finalité. Loin d’insister sur la promotion d’une seule culture aux accents coloniaux qui cimenterait les peuples, il s’agit de promouvoir la diversité comme une force, un moyen de renforcer l’apprentissage et la résilience, une source d’innovation et d’évolution. La Francophonie, en ce qu’elle englobe un grand nombre d’acteurs, doit encourager l’expérimentation, et non remplacer une doxa par une autre.

25L’objet de ce multilatéralisme renouvelé est de soutenir les gouvernances globales complexes. La Francophonie offre des lieux de confrontation de différentes stratégies d’articulation des problèmes et des solutions, et de diverses conceptions des relations entre pratiques sociales et autorité politique. Dans ce cadre, l’OIF, en tant qu’organisation internationale, a pour rôle de « construire un espace social de coopération et de choix afin de définir les intérêts que les États, mais aussi d’autres acteurs, finissent par adopter » [30]. La Francophonie représente le « désir partagé de promouvoir un autre projet social à l’échelle mondiale » [31], soit une matrice et un rôle de guide – et non de contrôle –, fondé sur des normes communes.

26Une stratégie prometteuse pourrait être non pas de se rabattre sur son pré carré linguistique [32], mais, face à la densité des organisations internationales, de se construire une « niche » institutionnelle [33] limitée aux domaines d’action dans lesquels la Francophonie peut jouer un rôle distinct. L’environnement et le développement durable, la culture, la science et l’éducation – en alimentant les politiques de l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture (Unesco), et non l’inverse – sont autant de domaines où elle a un rôle unique à jouer, et pas simplement comme soutien aux réponses nationales à des développements internationaux. C’est d’ailleurs dans ces domaines que la Francophonie entend initier un autre modèle des relations Nord-Sud, qui tarde cependant à prendre corps.

Une Francophonie légitime et apprenante

27Un multilatéralisme ascendant est source de légitimité, notamment parce qu’il fait place aux différences locales et contribue à articuler plusieurs niveaux au cœur d’une gouvernance complexe. Mais cette légitimité ne peut résider uniquement dans la morale, la vague articulation d’une vision du monde ou l’expression d’idéaux ou de valeurs [34] ; elle réside aussi dans ses réalisations [35]. La Convention sur la diversité culturelle en est un exemple, bien que sa légitimité soit battue en brèche par son impact largement symbolique [36].

28Par exemple, la Francophonie s’est donné pour mission de promouvoir les ODD. Que peut-elle faire de plus sur la base de ses propres valeurs, non seulement dans le choix des stratégies de mise en œuvre, mais aussi dans le développement d’objectifs qui réuniront ses membres afin de faire converger discours et actions ? C’est notamment dans ce cadre que son rôle de diffusion des savoirs est important, savoirs qui compléteront ou remettront en question la doxa internationale. Car si la Francophonie se veut porteuse des Lumières, elle doit être aussi porteuse de l’expérience de ses membres.

29Face aux défis d’une gouvernance complexe, la Francophonie doit donc être un instrument d’apprentissage collectif et d’harmonisation des normes qui permette à ses membres de construire une définition partagée d’un problème donné. Outre le développement de connaissances communes, cet apprentissage repose sur l’existence de coalitions stables et sur des chefs de file. Ceci suppose également de (i) développer et coordonner des réseaux de connaissances, (ii) créer des arrangements qui renforcent la transparence et la diffusion d’informations et qui permettent des rétroactions de la part d’une variété d’acteurs, (iii) renforcer la capacité de corriger ses erreurs, notamment à travers des procédures d’évaluation étendues des actions entreprises. La transparence étant une condition de l’apprentissage collectif, la Francophonie doit s’ouvrir toujours davantage aux sociétés civiles, qui représentent une diversité d’intérêts et d’expertises, et multiplier les canaux de communication, car le recours à des réseaux d’experts restreints et quasi permanents limite l’apprentissage et l’adaptation. La Francophonie doit être un système ouvert.

30À cette fin et tel qu’évoqué précédemment, elle doit encourager la création d’institutions communes afin de renforcer la génération de connaissances, de dialogues et de diffusion d’informations et de bonnes pratiques. Le récent centre d’entraînement des forces de maintien de la paix francophones pourrait en constituer un bon exemple. De plus, il témoigne de l’importance qui doit être accordée aux facteurs locaux. Par l’accent qu’elle place sur la diversité, la Francophonie a la responsabilité de remettre en question les recettes universelles.

31***

32Le 18 septembre 2017, M. Jean réaffirmait l’importance que l’OIF attache au multilatéralisme : « dans ce monde, plus que jamais interdépendant, le multilatéralisme doit demeurer le cadre privilégié de la coopération internationale. Nous devons montrer la voie, au moment où certains pays sont tentés par l’isolationnisme et l’unilatéralisme » [37]. Pour se repenser, la Francophonie doit s’adapter à ce multilatéralisme complexe et dépasser son héritage : la domination de ses bailleurs qui en font un instrument de leur politique étrangère ; son instrumentalisation dans le contexte de rivalités infraétatiques ; les intérêts étroits de ses membres pour qui elle n’est qu’une caisse de résonance, une source de ressources supplémentaires ou un moyen d’accéder à certains marchés ; les militants qui n’y voient qu’un outil de défense d’une langue et d’une culture ; l’héritage de B. Boutros-Ghali et sa lutte contre l’hégémonie américaine, sa vision intergouvernementale, et l’équation entre démocratie, légitimité et stabilité internationale.

33Il est temps que tous les membres de la Francophonie se l’approprient et que cette dernière unisse les peuples autant que les élites. Les membres récents, qui n’ont pas les mêmes racines historiques francophones, ont ainsi la responsabilité de développer ces réseaux francophones transnationaux. Les pays d’Asie ont également un rôle important à jouer, car leur action s’insère dans un contexte de montée en puissance qui se traduit par une redéfinition des règles du jeu multilatéral. L’Asie doit ainsi assumer pleinement sa place dans cette Francophonie qui, par exemple, chercherait à la fois à renforcer un multilatéralisme de proximité – un dialogue intrarégional – et à constituer une force de dialogue interrégional.

34La Francophonie possède de nombreux atouts qui en font un laboratoire potentiellement fructueux d’identification et d’expérimentation des contours d’une gouvernance complexe à l’échelle mondiale, sur la base de la notion d’universalisme pluraliste avancée [38], qui insiste sur la nécessité de formuler, de comprendre, de respecter et d’exploiter la diversité des conceptions du multilatéralisme. Le sommet de Hanoi de 1997 a permis de développer certaines de ces capacités, mais, plus de vingt ans plus tard, le modèle qu’il a favorisé doit aujourd’hui être revu à la lumière de la complexité du système dans lequel s’insère la Francophonie. Ceci exigera de transcender les différentes conceptions de la mission et de l’avenir de la Francophonie qu’en ont ses membres – dont la nouvelle secrétaire générale, Louise Mushikiwabo, s’est fait l’écho dans son discours d’acceptation du 12 octobre 2018 à Erevan –, en engageant une réflexion approfondie sur le rôle moteur que doit jouer la Francophonie dans la réalisation d’un multilatéralisme qui réponde à la fois aux réalités internationales et reflète les ambitions initiales de ce mouvement. Dans le cas contraire, le risque serait grand de voir l’organisation perdre de sa pertinence face aux rivalités politiques internes qui la traversent et aux forces centrifuges qui la menacent.

Notes

  • [1]
    Déclaration de Bamako, 3 novembre 2000. Cette déclaration limite la portée de ce principe (article 3), car « pour la Francophonie, il n’y a pas de mode d’organisation unique de la démocratie et […], dans le respect des principes universels, les formes d’expression de la démocratie doivent s’inscrire dans les réalités et spécificités historiques, culturelles et sociales de chaque peuple ».
  • [2]
    James A. Caporaso, « International Relations Theory and Multilateralism : the Search for Foundations », International Organization, vol. 46, n° 3, été 1992.
  • [3]
    La 21e conférence des parties (COP21) à la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques (CCNUCC) a ainsi été célébrée comme un triomphe du multilatéralisme parce que l’accord avait été formellement négocié dans le cadre de l’ONU.
  • [4]
    Fen O. Hampson et Paul Heinbecker, « The “New” Multilateralism of the Twenty-First Century », Global Governance, vol. 17, n° 3, juillet-septembre 2011.
  • [5]
    Voir par exemple John G. Ruggie, « Multilateralism : the Anatomy of an Institution », International Organization, vol. 46, n° 3, été 1992.
  • [6]
    Voir Brian Weinstein, « Francophonie : A language-based movement in world politics », International Organization, vol. 30, n° 3, été 1976 ; et Bruno Charbonneau, « Possibilities of multilateralism : Canada, la francophonie, global order », Canadian Foreign Policy, vol. 16, n° 2, printemps 2010.
  • [7]
    Omar Dramé, « Le rôle historique et actuel de la francophonie dans le règlement des conflits », Thèse de doctorat, Université de Toulouse 1, 2017, p. 68.
  • [8]
    Ibid., p. 218.
  • [9]
    Seuls deux membres de plein droit de l’OIF sont membres du G20 (France et Canada), auxquels s’ajoutent trois pays observateurs (Argentine, Corée du Sud, Mexique).
  • [10]
    Voir Amitav Acharya, « Norms, Subsidiarity, and Regional Orders : Sovereignty, Regionalism, and Rule-Making in the Third World », International Studies Quarterly, vol. 55, n° 1, mars 2011.
  • [11]
    L’OMC visait précisément à contrer la tendance des États-Unis à définir unilatéralement ce qu’elle considérait comme un commerce injuste.
  • [12]
    Voir Paul Krugman, « Regionalism versus multilateralism : analytical notes », in Jaime De Melo et Arvind Panagariya (dir.), New Dimensions in Regional Integration, Cambridge, Cambridge University Press, 1993.
  • [13]
    Discours devant la 72e Assemblée générale des Nations unies, New York, 19 septembre 2017.
  • [14]
    Voir Guoguang Wu et Helen Lansdowne (dir.), China Turns to Multilateralism : Foreign Policy and Regional Security, Abingdon, Routledge, 2007.
  • [15]
    Mukhisa Kituyi, « Address to the opening session of UNCTAD’s Trade and Development Board (TDB) », 11 septembre 2017.
  • [16]
    Khanh Toan Nguyen, « La Francophonie comme acteur des relations internationales contemporaines : enjeux et perspectives (1986-2010) », Thèse de doctorat, Université de Lyon, 2012, p. 60 et 255.
  • [17]
    Jacques Soppelsa, « Préface », in André Cabanis et Jean-Marie Crouzatier (dir.), Francophonie et relations internationales, Paris, Éditions des archives contemporaines, 2009, p. 10.
  • [18]
    C’est par exemple le cas du G20. Voir Fen O. Hampson et Paul Heinbecker, op. cit.
  • [19]
    Comme le souligne Sylvie Lemasson, près de 500 associations structurent la Francophonie : « La Francophonie, un acteur global dans les Relations internationales : d’un concept géoculturel à une Francophonie institutionnalisée », in Michel Guillou et Trang Phan-Labays (dir.), La Francophonie sous l’angle des théories des Relations internationales, Lyon, IFRAMOND – Université de Lyon 3, 2015. Voir aussi Françoise Massart-Piérard, « La Francophonie, un nouvel intervenant sur la scène internationale », Revue internationale de politique comparée, vol. 14, n° 1, 2007.
  • [20]
    Wolfgang H. Reinicke, « The Other World Wide Web : Global Public Policy Networks », Foreign Policy, no 117, 1999.
  • [21]
    Peter M. Haas, « Introduction : Epistemic Communities and International Policy Coordination », International Organization, vol. 46, n° 1, hiver 1992.
  • [22]
    Margaret Keck et Kathryn Sikkink, Activists Beyond Borders, Ithaca, Cornell University Press, 1998.
  • [23]
    John G. Ruggie, « The United Nations and Globalization : Patterns and Limits of Institutional Adaptation », Global Governance, vol. 9, n° 3, juillet-septembre 2003.
  • [24]
    Kenneth W. Abbott et al., « Orchestration : Global Governance through Intermediaries », in Kenneth W. Abbott et al. (dir.), International Organizations as Orchestrators, Cambridge, Cambridge University Press, 2015.
  • [25]
    Bruno Charbonneau, op. cit.
  • [26]
    Timothy M. Shaw et Lucian M. Ashworth, « Commonwealth perspectives on International Relations », International Affairs, vol. 86, n° 5, septembre 2010.
  • [27]
    Ingo Kolboom, « Francophonie internationale : plaidoyer pour une réflexion et un réflexe franco-allemands », Politique étrangère, vol. 66, n° 1, janvier-mars 2001.
  • [28]
    Amitav Acharya, op. cit., p. 97, définit la subsidiarité normative comme un « process whereby local actors create rules with a view to preserve their autonomy from dominance, neglect, violation, or abuse by more powerful central actors ».
  • [29]
    Sylvie Lemasson, op. cit. p. 5.
  • [30]
    Michael N. Barnett et Martha Finnemore, Rules for the World : International Organizations in Global Politics, Ithaca, Cornell University Press, 2004, p. 162.
  • [31]
    Abdou Diouf, cité in Louise Beaudoin et Stéphane Paquin (dir.), Pourquoi la Francophonie ?, Montréal, VLB, 2008, p. 16.
  • [32]
    Pierre-André Wiltzer, « Recentrer la Francophonie sur sa mission centrale : la promotion de la langue française », La Revue internationale et stratégique, no 71 automne 2008 : la Francophonie devrait se concentrer sur la promotion de la langue, surtout en Afrique.
  • [33]
    Kenneth W. Abbott, Jessica F. Green et Robert O. Keohane, « Organizational Ecology and Institutional Change in Global Governance », International Organization, vol. 70, n° 2, printemps 2016.
  • [34]
    Voir Françoise Massart-Piérard, op.cit. On y retrouve la démocratie et l’État de droit – adaptés aux circonstances locales –, le développement, la paix, le respect des individus, des langues et des cultures, le respect du droit de chacun au développement économique et social, la solidarité et l’inclusion représentée notamment par le multilatéralisme.
  • [35]
    Robert O. Keohane, « The Contingent Legitimacy of Multilateralism », GARNET Working Paper, n° 09/06, 2006.
  • [36]
    Khanh Toan Nguyen, op. cit.
  • [37]
    Discours à la concertation des ministres des Affaires étrangères des pays membres de la Francophonie, 72e Assemblée générale des Nations unies, 18 septembre 2017.
  • [38]
    Voir Robert W. Cox, « Universality in International Studies. A Historicist Approach », in Michael Brecher et Frank Harvey (dir.), Critical Perspectives in International Studies, Ann Arbor, University of Michigan Press, 2002 ; Amitav Acharya, « Global International Relations (IR) and Regional Worlds A New Agenda for International Studies », International Studies Quarterly, vol. 58, n° 4, décembre 2014.
Français

Quel rôle la Francophonie peut-elle et doit-elle jouer face à la crise du multilatéralisme, et dans quelle mesure cette dernière lui offre-t- elle l’occasion de se redéfinir ? Cet article identifie les défis qu’affronte la Francophonie et les atouts qui la placent en bonne position pour contribuer efficacement à redéfinir la notion de gouvernance multilatérale dans un cadre complexe, pourvu que certaines conditions soient remplies, comme délaisser une Francophonie négative, développer une organisation orchestratrice, stimuler une gouvernance ascendante et transversale, s’imposer comme une source d’idées et d’expériences, encourager l’expérimentation, et se construire une niche institutionnelle.

Philippe Le Prestre
Professeur de science politique à l’Université Laval (Québec).
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 12/12/2018
https://doi.org/10.3917/ris.112.0032
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