CAIRN.INFO : Matières à réflexion

La couleur du Pouvoir. Géopolitique de l’immigration et de la ségrégation à Oakland, Californie, Frédérick DOUZET, Belin, 2007, 357 p. Quand les exclus font de la politique. Le barrio mexicain de San Diego, Californie, Emmanuelle LE TEXIER, Presses de Sciences Po, 2006, 187 p.

1C’est au moment où, en France, le débat sur le communautarisme, l’intégration des immigrés et de leurs descendants et la ségrégation dans les banlieues bat son plein, que paraissent deux ouvrages tentant d’analyser ces difficiles questions dans le contexte californien. La comparaison avec la situation française et l’actualité de ces thèmes, notamment suite à la crise des banlieues françaises de novembre 2005, sont d’ailleurs rappelées par les auteurs, qui cherchent à répondre à une même question : comment l’intégration sociale des minorités raciales et ethniques aux États-Unis se traduit-elle sur le plan politique ? Leur analyse se fonde sur deux communes californiennes situées dans deux parties bien distinctes de l’État : Oakland, qui se situe dans la baie de San Francisco, la ville de la présidente de la Chambre des représentants Nancy Pelosi, région « libérale » où se trouve l’université de Berkeley, haut lieu de la contestation dans les années 1960 ; et San Diego, au sud, dans une région bien plus conservatrice. La thématique choisie par les auteurs est similaire, mais leurs approches divergentes rendent la lecture en parallèle de ces deux ouvrages particulièrement intéressante.

2La couleur du pouvoir est un ouvrage de facture relativement classique qui se donne pour but d’analyser le rôle et l’influence des critères et des appartenances raciaux sur la vie politique de la ville d’Oakland, choisie pour son caractère multiethnique réel et affiché. La première partie de l’ouvrage s’attache d’ailleurs, en trois chapitres, à définir le cadre politique, historique et économique constitué par la ville et à resituer cette dernière par rapport au reste de la Californie et des États-Unis. Oakland semble ici apparaître plus comme un laboratoire du « multiculturalisme » appliqué à la vie politique que comme l’illustration d’une situation spécifiquement américaine. Ainsi le cœur de l’ouvrage est centré sur les représentations géopolitiques circulant dans une ville longtemps considérée comme majoritairement « noire », avant que l’immigration hispanique et asiatique massive des deux dernières décennies n’en fassent une région véritablement multiethnique. Ce récent afflux de migrants conduit nécessairement à un nouveau partage du pouvoir politique local, dans un contexte américain où la représentation ethnique exerce une réelle influence sur les choix politiques.

3Le cœur de la réflexion de Frédérick Douzet porte ainsi sur cette nouvelle distribution du pouvoir qui conduit souvent les minorités ethniques à s’affronter plus qu’à s’allier pour remettre en question la longue suprématie économique, et surtout politique des Blancs, désormais minoritaires à Oakland. Douzet ne se borne cependant pas aux pratiques politiques électorales des minorités. Son ouvrage traite de l’éducation et de la justice (cette dernière étant traitée ici avec l’activité policière), aspects clé dans l’étude des discriminations, des rapports entre groupes ethniques et de leur coexistence au sein d’une ville qui se veut un modèle de multiculturalisme.

4L’ouvrage d’Emmanuelle Le Texier est le fruit d’une recherche universitaire de plus de trois ans sur le barrio, c’est-à-dire le ghetto mexicain de San Diego, ville frontière avec le Mexique. Là où Douzet étudiait le rôle politique joué par tous les groupes ethniques d’Oakland, Le Texier se focalise sur les migrants mexicains et leurs descendants, dans un quartier qui se définit par son caractère communautaire exclusif. Elle analyse les représentations, les valeurs mais aussi les actions politiques d’une population souvent décrite comme apathique en ce domaine, car peu représentée lors des consultations électorales. La notion de participation politique doit, selon elle, être élargie au-delà de l’acte du vote, peu habituel en effet à cette communauté qui compte beaucoup de clandestins, et où peu croient à leur possibilité de poser sur l’espace public et la vie civique de leur pays d’accueil par une participation politique « classique ». Un chapitre traite notamment de l’action des femmes, qui mériterait d’être approfondi, et qui illustre parfaitement le rôle civique joué par celles-ci au bénéfice de leur communauté.

5L’intérêt principal de l’ouvrage est ainsi de mettre à jour les actions individuelles et les voies souvent ignorées de beaucoup d’études de science politique, par lesquelles évoluent les conditions de vie de certaines minorités. La retranscription de nombreux extraits d’entretiens recueillis par l’auteur expose le lecteur à la réalité humaine de ces individus qui se sentent généralement « exclus » de la société américaine. Cette situation les pousse souvent, c’est l’objet des derniers chapitres de l’ouvrage, à nommer, à définir leur(s) identité(s). Se dessine alors une Amérique de « l’entre-deux », entre Amérique et Mexique, entre illégalité et citoyenneté, entre apolitisme et engagement civique, souvent négligée et dont Emmanuelle Le Texier rétablit ici le rôle.

6Suivant des approches très différentes, ces deux ouvrages posent une question importante pour l’avenir de la société américaine, celle des minorités ethniques, notamment les Latinos, où la Californie est à l’avant-garde. Leur intérêt est d’attirer l’attention sur le sentiment de rejet et d’exclusion encore prégnant tant chez les Noirs d’Oakland que chez les Latinos ou « Chicanos » qui peuplent le barrio de San Diego. Ces groupes ethniques restent encore à l’écart de la vie politique américaine, mais comme le soulignent à leur manière chacun des auteurs, une évolution a cours qui voit les minorités s’introduire peu à peu sur la scène politique et en changer les thèmes et débats principaux, tant elles sont devenues des enjeux de campagne aux yeux des acteurs politiques. Le parallèle avec la France conclut les deux ouvrages, nous invitant à nous interroger sur notre capacité à « redistribuer le pouvoir » et, selon le mot d’Emmanuelle Le Texier, « penser les diversités en République ».

7Célia Parmentier

Pour une Union occidentale entre l’Europe et les États-Unis, Édouard BALLADUR, Fayard, 2007, 120 p.

8À l’heure de la réconciliation franco-américaine, favorisée par l’élection présidentielle française du printemps 2007, Édouard Balladur livre quelques réflexions sur l’avenir des relations euro-américaines en proposant la création d’une Union occidentale entre l’Europe et les États-Unis. Le constat est simple : « l’Europe et les États-Unis n’ont pas de bonnes relations ». Or les intérêts et les valeurs qui les unissent sont plus forts que ce qui les sépare, et tandis que les équilibres mondiaux se transforment, il est urgent de trouver le moyen de s’unir pour défendre les principes de paix et de stabilité qui sont le fondement politique de l’Occident – défini ici comme regroupant essentiellement l’Europe, les États-Unis et le Canada.

9Rien dans les propos de l’ancien Premier ministre, ramassés en un essai très court, ne prête à controverse. Il s’agit plutôt de bon sens, et de rappeler avec l’autorité que confère l’expérience de très hautes responsabilités publiques, combien les absurdités auxquelles on a assisté depuis quelques années sont regrettables, du fourvoiement américain en Irak à la crise franco-américaine de 2003. Elles sont un détournement d’énergie qui dessert la paix et l’influence occidentale.

10Dans un monde où les tensions anciennes et des dangers nouveaux menacent la stabilité globale, de la pauvreté au terrorisme et de la prolifération nucléaire aux déséquilibres naturels, il est impératif de se concerter pour accompagner les mutations en cours tant que l’Occident en est encore capable. « L’Histoire prend sa revanche » écrit l’auteur, en référence aux contestations dont l’Occident fait l’objet, résultat de ses propres excès lors de ses siècles de domination universelle, et notamment la période coloniale, source légitime de ressentiment. Il est naturel que dans ce que l’Américain Clyde Prestowitz appelle le grand basculement de la richesse et de la puissance vers l’Asie, il y ait un désir de reconnaissance et de revanche qui s’accompagne d’une défiance, voire du rejet des principes occidentaux qui ont fondé l’ordre mondial actuel. Le sentiment national survit à toutes les idéologies, et ainsi l’Inde et la Chine sont-elles muées aussi par une soif d’affirmation historique.

11Pour que les pays occidentaux continuent de peser sur l’ordre mondial et en favoriser la stabilité, il faut donc reconsidérer l’édifice construit en 1945, réinventer l’alliance transatlantique. Deux éléments clé entravent un efficace rapprochement euro-américain face aux défis du monde : la relative impuissance européenne, résultat d’un manque de volonté politique de se doter des moyens de responsabilités globales sans lesquelles les États-Unis ne prendront pas au sérieux les Européens comme partenaires, et un déclin démographique qui semble emblématique de cet abandon collectif, où l’Europe se contente d’être une vaste Suède confinée « dans des aides financières et économiques aux pays en crise ». Ils ne sont pas fatals, même si sur le second volet les États-Unis sont plus ouverts que l’Europe. En outre, les différences profondes entre Europe et Amérique, nationalisme messianique, religion, perception du monde arabe, entre autres, ne doivent pas faire obstacle à une coopération étroite face aux déséquilibres mondiaux. Parce que « […] les politiques suivies par [les] gouvernements ne sont ni discutées ensemble, ni définies ensemble, ni appliquées ensemble », il faut changer les mentalités explique l’auteur, pour « prendre conscience de la communauté de civilisation qui les unit ». Il doute cependant lui-même de la faisabilité d’une telle exigence, conscient même qu’elle est plus difficile aux Européens qu’aux Américains car ils sont moins homogènes.

12La clé est pourtant entre les mains des Européens, qui doivent trouver la solution pour exister au plan politique afin de forger de nouvelles relations avec les Américains. Édouard Balladur insiste : « il y a peu de chance que, sans une révolution dans les esprits et dans les volontés, l’Europe soit autre chose qu’un grand marché ». Il propose une nouvelle architecture, déjà débattue, de cercles de coopération où ceux qui veulent aller plus loin puissent le faire, plutôt que de s’immobiliser dans des tabous stériles comme la stricte égalité des États-membres. Au plan militaire nucléaire par exemple, la France peut jouer un rôle qu’aucun autre pays ne peut jouer, pas même la Grande-Bretagne. C’est d’ailleurs là un bon exemple des révolutions mentales à accomplir, mais Édouard Balladur se résoud ici au statu quo ; il est trop tôt et les conditions seraient difficiles à définir pour que la France place sa force militaire au service d’une sécurité collective européenne ; restons-en donc pour l’heure à la souveraineté des États. Certains changements sont toutefois possibles : un marché commun euro-américain, des mécanismes d’une concertation monétaire étroite qui encadreraient les variations de valeur entre dollar et euro, de plus importantes dépenses militaires européennes et une nouvelle répartition des responsabilités au sein de l’OTAN, enfin des efforts en matière de recherche.

13Si Édouard Balladur ne revient pas sur l’élargissement de l’OTAN, erreur qui aura contribué à compliquer durablement les relations euro- et américano-russes, il condamne comme une initiative brutale et mal comprise le projet américain de bouclier antimissile en Europe orientale, qui braque Moscou et alimente la défiance. L’Union occidentale dont il esquisse quelques brefs contours permettrait de mieux gérer les défis et les changements en cours, comme par exemple l’émergence de la Chine et surtout la prolifération nucléaire.

14Plus généralement, cette réinvention des rapports euro-américains doit permettre de « lutter contre le choc des civilisations » absurde auquel des erreurs d’analyse et des politiques mal réfléchies ont déjà en partie donné réalité. Dépasser nos différences et revenir à l’essentiel prend ainsi toute sa signification et son urgence. « C’est d’un message spirituel que le monde a besoin […] ; l’Occident […] peut […] retrouver une mission à la mesure de son histoire », conclut l’auteur avec un optimisme mesuré.

15Sa proposition d’Union occidentale apparaît sûrement comme une issue valable aux tensions souvent artificielles qui ont récemment entaché les relations euro-américaines. Mais le fossé culturel ne facilitera pas ce rapprochement. Un travail considérable d’échanges et de communication entre dirigeants sera nécessaire pour entrevoir la possibilité d’un tel projet.

16Yannick Mireur

Le fédéralisme américain en question : de 1964 à nos jours, François VERGNIOLLE de CHANTAL, Presses universitaires de Dijon, 2006, 222 p.

17L’ouvrage de François Vergniolle de Chantal renouvelle les analyses françaises sur l’État aux États-Unis. L’entrée choisie – la mise en question de Washington dans le système fédéral – ainsi que la perspective historique, qui situe les origines de ce questionnement au débat constitutionnel entre « fédéralistes » et « antifédéralistes », représentent de ce point de vue une approche originale.

18Comme l’indique l’auteur, « l’objet de cet ouvrage est de faire un bilan de l’antifédéralisme contemporain », celui-ci étant analysé comme un « mode de persuasion ». Pour cela, François Vergniolle de Chantal s’est intéressé aux discours politiques d’opposition à Washington, en particulier aux arguments des « antifédéralistes », aux discours républicains de Barry Goldwater, Ronald Reagan, Newt Gingrich, aux auditions préparatoires au Personal Responsibility and Work Opportunity Reconciliation Act (1996), ainsi qu’aux décisions prises par la Cour Suprême en matière de fédéralisme depuis 1976. Ce n’est pas un hasard si ces sources mobilisent essentiellement des acteurs conservateurs. Le tropisme conservateur de l’antifédéralisme au XXe siècle, devenu « néo-fédéralisme », est en effet le sujet principal de l’ouvrage qui montre comment l’antifédéralisme a nourri l’ascension du parti républicain dans l’après-guerre.

19La première partie de l’ouvrage est une étude des « natures de l’antifédéralisme américain ». Celui-ci acquiert ses lettres de noblesse au cours du débat constitutionnel. L’auteur démontre notamment l’intérêt des arguments des antifédéralistes, souvent dénigrés au profit de ceux de James Madison, Alexander Hamilton et John Jay, auteurs des célèbres « Federalist Papers ». Pourtant, les discours de Patrick Henry brillent par leur républicanisme et leur rhétorique flamboyante, et le Bill of Rights, sans lequel la Constitution n’aurait jamais pu être adoptée, reprend l’argument, central chez les antifédéralistes, de la défense des libertés.

20L’antifédéralisme contemporain est d’une autre nature du fait de deux événements historiques, rappelés brièvement par l’auteur. La Guerre de Sécession, en imposant l’Union et en légitimant l’État fédéral, clôt en tant que tel le débat entre fédéralistes et antifédéralistes ; le New Deal opère une nette centralisation de l’État fédéral dans un objectif de redistribution. Dans l’après-guerre, la remise en cause de Washington par les conservateurs (plus spécifiquement par les « néo-conservateurs »), baptisée le « néo-fédéralisme », illustre cependant une reprise partielle des arguments du XVIIIe siècle : le citoyen est réputé vertueux, capable de décider par lui-même ce qui est désirable pour lui ; les néo-fédéralistes dénoncent l’élite « libérale » (l’establishment démocrate) et critiquent l’interventionnisme fédéral en matière sociale tel que le New Deal l’avait défini, ainsi que l’interventionnisme fiscal et environnemental.

21Cette rhétorique n’a pas permis au candidat républicain ultra-conservateur Barry Goldwater de remporter l’élection présidentielle de 1964, mais cet échec n’a pas entraîné la disparition des thématiques néo-fédéralistes du programme républicain, aboutissant à leur ré-instrumentalisation par Ronald Reagan en 1980. Lors de son investiture en 1981, le président déclarait ainsi : « L’État fédéral n’est pas la solution à nos problèmes. L’État fédéral est le problème ». Le succès électoral de ces arguments fut encore démontré lors de l’élection du 104e Congrès (1994), dirigé par le Speaker Newt Gingrich.

22Dans la deuxième partie, l’auteur analyse « la mise en œuvre du néo-fédéralisme » : y a-t-il véritablement eu un démantèlement des programmes fédéraux sous l’égide des conservateurs ? La démarche de l’auteur relève ici moins de l’histoire des idées que de l’analyse des politiques publiques. Selon les travaux américains de science politique, l’intrication des responsabilités et des financements entre les différents niveaux d’action publique serait telle qu’elle constituerait un obstacle institutionnel à une réforme du fédéralisme. De fait, à l’exception de la politique fiscale, la rhétorique du nouveau fédéralisme ne s’est pas traduite par une redéfinition institutionnelle du fédéralisme. La politique de subvention globale (block grant) plutôt que spécifique (categorical grant) de l’administration Reagan (voir par exemple l’Economic Recovery Tax Act et l’Omnibus Budget Reconciliation Act) a cependant permis de diminuer dans une certaine mesure le budget fédéral.

23La politique des administrations républicaines ainsi que du Congrès républicain est en fait paradoxale : elle consiste en une diminution du budget fédéral, accompagnée dans le même temps d’une augmentation de la réglementation fédérale. Par exemple, le Personal Responsibility and Work Opportunity Reconciliation Act a confié aux États fédérés le financement de l’aide sociale, tout en leur imposant des lignes directrices en matière de retour à l’emploi. Cette stratégie explique la prévalence depuis les années 1990 de la question des « unfunded mandates » que ce soit en matière éducative (avec la loi No Child Left Behind), d’assurance médicale (Medicaid) ou encore de lutte contre le terrorisme. Selon François Vergniolle de Chantal, suivant en cela l’école des choix rationnels, le principal facteur explicatif de cette situation serait le poids de la contrainte électorale : les hommes politiques au pouvoir sont à la recherche de crédits électoraux (credit claiming), mais ils tentent aussi d’éviter d’être critiqués pour l’inefficacité de leur politique (blame avoidance). La première stratégie les pousse à légiférer, la seconde à déléguer la responsabilité financière au niveau inférieur.

24Ces évolutions centralisatrices du point de vue des États fédérés ont cependant été soumises au contrôle constitutionnel (judicial review) exercé par la Cour Suprême, contrôle qui fait l’objet de la troisième partie de l’ouvrage. La Cour Suprême est un acteur politique central dans l’équilibre des freins et contrepoids (checks and balances). À partir de 1937, la Cour Suprême, à travers notamment une interprétation extensive de la clause de commerce, avait rendu possible une augmentation des pouvoirs du Congrès, sans laquelle les grandes réformes du New Deal n’auraient pu avoir lieu. Les analyses de François de Chantal montrent comment le juge William Rehnquist en particulier, partisan du « nouveau fédéralisme », a tenté d’impulser, de manière plus ou moins cohérente, une nouvelle jurisprudence en matière de fédéralisme. La publication de l’ensemble de l’argumentation juridique des arrêts de la Cour Suprême constitue, au regard du projet de l’ouvrage, un matériau d’étude privilégié. Cette partie propose des analyses uniques en France, et dans une certaine mesure aussi aux États-Unis.

25L’ouvrage s’adresse en premier lieu à un public d’américanistes auxquels il propose une synthèse interprétative du concept d’antifédéralisme, ainsi que des analyses très précises du mouvement conservateur américain. Il s’inscrit ensuite dans le champ de la science politique en proposant, à partir d’une perspective d’histoire des idées, de politiques publiques, et de droit constitutionnel une analyse du concept d’État aux États-Unis. Cet œcuménisme méthodologique sacrifie l’analyse en termes de politiques publiques, dont les concepts mobilisés (path dependency, policy window) ne sont pas vraiment discutés ; en outre leur association avec une explication en termes de choix rationnels mériterait des éclaircissements. Il faut saluer cependant l’effort fait par l’auteur pour réunir deux communautés scientifiques relativement hermétiques.

26Bénédicte Robert

Averting Global War. Regional Challenges, Overextension and Options for American Strategy, Hall GARDNER, Palgrave, 2007, 284 p.

27Comment échapper au danger bien réel d’une hypertrophie de la puissance américaine ? De quelle façon empêcher que les États-Unis se trouvent embourbés malgré eux dans des conflits régionaux sans fin aux quatre coins du monde ? Comment éviter que ces conflits régionaux n’entraînent à terme des conflits à l’échelle mondiale ? Et quels sont aujourd’hui les foyers de crise potentiels ?

28Hall Gardner, professeur de relations internationales à l’université américaine de Paris, nous propose un tour d’horizon inquiet de la situation géopolitique mondiale et des crises potentielles qui nous guettent. Son ouvrage, qui s’adresse en premier lieu à un public américain, ne se contente pas d’être fataliste dans son descriptif : les exemples détaillés dans les 8 chapitres consacrés à diverses régions du monde servent à appuyer son plaidoyer en faveur d’une stratégie américaine multilatérale et conciliatoire. Ce n’est qu’en s’appuyant sur des groupes d’acteurs politiques polymorphes, dit-il, que l’on pourra tenter de résoudre les grands conflits internationaux tels qu’ils sont apparus depuis le 11 septembre 2001. Des groupes régionaux flexibles, des « communautés de sécurité régionales », pourraient constituer un remède à bien des maux.

29Il est indispensable, estime Gardner, de se prémunir contre les dangers de surréaction et de sur-extension qui risquent de mener à une « hypertrophie » de la puissance américaine. Dans notre monde polycentrique, il est important de bien saisir les implications multiples de chaque action afin de pouvoir répondre de façon adéquate aux défis qui se posent. Il est essentiel de prendre acte du danger généralement sous-estimé d’une guerre généralisée qui pourrait résulter, de façon apparemment paradoxale, aussi bien d’un « sur-engagement » américain dans le monde que d’un « non-engagement ». Dans le premier cas, une puissance américaine omniprésente créerait des ressentiments qui provoqueraient des représailles. Dans le second, une absence perçue comme une faiblesse pousserait les détracteurs à l’attaque. Or, toute déstabilisation de notre système mondial en équilibre plus que précaire pourrait entraîner une réaction de défis en chaîne lancés contre les puissances occidentales, mais aussi contre des pays voisins ou contre des groupes-cibles de tous ordres. Gardner illustre cette thèse par une série de scénarios, pour conclure sur la nécessité de prévenir la formation de blocs régionaux concurrents, notamment sur le plan de l’accès aux ressources énergétiques mondiales.

30Gardner étaye son propos par l’analyse d’une série de conflits potentiellement explosifs, en les classant par régions-clé. Le survol de divers foyers de crise sert avant tout à montrer leur imbrication, ainsi que leurs implications pour la politique intérieure et extérieure des États-Unis.

31Les thèmes analysés sont très divers, du terrorisme globalisé à l’OTAN en passant par tous les points de conflit dans le monde, autant de problèmes d’importance géostratégique pour les États-Unis.

32Dans le contexte du débat présidentiel américain, l’auteur ambitionne d’offrir quelques recommandations. L’analyse de Gardner diffère de celle de l’administration actuelle, mais l’ouvrage ne se réduit pas à une simple critique de la politique de l’administration Bush. S’agissant du terrorisme, il constate trois dangers que l’administration n’a pas suffisamment pris en compte : l’assimilation de l’islam et du terrorisme, qui aliène une grande partie de la population musulmane dans le monde ; la sur-réaction à d’éventuelles attaques terroristes ; enfin, la tentation de se défendre contre le terrorisme par des moyens illégaux et immoraux.

33Le thème de la relation entre l’OTAN et la Russie revient à maintes reprises. Alors que la relation américano-russe a quelque peu disparu des débats au cours des dernières années, Hall Gardner recommande de ne pas oublier l’importance politique et militaire de cette grande puissance qui continue à avoir un rôle stratégique lorsqu’il s’agit de maintenir une certaine stabilité dans le monde. Des décisions telles que celle d’installer des systèmes de défense anti-missiles ne peuvent qu’être ressenties comme un défi et une ingérence dans la sphère d’influence de la Russie. Il faut également être prudent à cet égard lorsqu’il est question d’élargir l’OTAN à des pays comme l’Ukraine ou la Géorgie. Le conseil OTAN-Russie revêt ici, pour l’auteur, une importance stratégique bien plus grande qu’on ne lui prête généralement. Gardner préconise une « entente » avec la Russie allant bien au-delà de la « détente tendue » que nous connaissons actuellement.

34L’Irak est analysé du point de vue du débat au Congrès : comment démocratiser tout en limitant les pertes humaines ? Comment arriver à un compromis entre démocrates et républicains alors que les partis eux-mêmes sont divisés ? Ici encore, il s’agit d’éviter l’hypertrophie à travers l’augmentation de l’engagement militaire : sans stratégie réelle, un plus grand nombre de troupes ne changera pas fondamentalement la donne. Et sans négociations avec l’Iran, la situation en Irak pourrait encore empirer… La solution proposée par Gardner au dilemme de l’Iran repose sur une stratégie de la dissuasion qui permettrait à tous de sauver la face et qui pourrait même aller jusqu’à une reconnaissance pragmatique du régime – sans pour autant exclure la possibilité de réformes. Cela résoudrait également, plaide-t-il, le problème russe de la défense anti-missiles en Europe de l’Est.

35L’Amérique latine, trop souvent négligée par l’administration actuelle, a par sa position géographique et l’immigration l’impact le plus direct sur la politique intérieure des États-Unis. Trois points sont analysés plus en détail : la révolution bolivarienne sous Chávez, qui vise à remettre en cause l’hégémonie traditionnelle des États-Unis en Amérique latine (notamment à travers des pressions économiques liées à l’exportation vénézuélienne du pétrole), le problème lié à l’industrie de la drogue, renforcé par une guerre civile vieille de quarante ans en Colombie, et enfin la question de l’immigration hispanique. Gardner insiste sur l’importance pour les économies latino-américaines des envois de fonds par les migrants et précise qu’une diminution de ces revenus suite à une limitation de l’immigration pourrait déstabiliser davantage la région. L’auteur défend l’idée d’une aide financière à la région pour favoriser son développement et favoriser la sécurité régionale.

36De cette série d’analyses géopolitiques, Gardner tire une typologie des réactions américaines possibles qu’il fonde sur une analogie ornithologique incluant faucons, vautours, colombes et aigles, choisissant pour sa part l’attitude des hiboux : dissuasion et persuasion multilatérale, collaboration avec d’autres parties et usage de la force comme dernier recours (de préférence avec le soutien des Nations unies).

37Le style de Gardner est extrêmement clair, la structure du livre fermement ancrée autour de quelques points-clé. Tout au plus le lecteur attentif pourra-t-il lui reprocher la répétition trop fréquente d’arguments résultant probablement d’un souci pédagogique typiquement américain…

38Le tour géostratégique du monde en 280 pages que nous propose Gardner est riche en informations, même si le voyageur est parfois frustré par la brièveté des haltes qu’il nous propose, choix délibéré de l’auteur dont le propos n’est pas d’écrire un nouveau « livre-catalogue » sur les défis de la politique étrangère américaine, mais de fournir les arguments d’une politique plus nuancée. Gardner se laisse parfois entraîner par ses exemples qui développent alors une vie propre, ce qui a pour conséquence un déséquilibre entre les thèses principales et leurs illustrations. Peut-être est-ce dû au fait que certains des chapitres aient été développés individuellement dans le cadre d’articles et de conférences, puis intégrés dans l’ouvrage. Averting Global War reste pour autant une lecture utile pour comprendre les défis de la prochaine administration.

39Ruth Lambertz

Sous la direction de 
Ruth Lambertz
Centre sur l’Amérique et les relations transatlantiques
Mis en ligne sur Cairn.info le 15/11/2012
https://doi.org/10.3917/polam.010.0135
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