CAIRN.INFO : Matières à réflexion

- 1 - Culture, patrimoine, savoirs et développement, au-delà de la mode

1 Le cinquantième colloque de l’Association de Science Régionale de Langue Française organisé à Mons (Belgique) en 2013 interrogeait le rôle de la culture, du patrimoine et des savoirs dans le développement social et économique des territoires, qu’il s’agisse de métropoles, de villes moyennes, de régions rurales ou encore d’anciennes régions industrielles. L’intérêt du colloque consistait donc à croiser ces trois entrées et à en analyser les liens.

2 L’interrogation soulignait l’apparition de la culture, du patrimoine et des savoirs dans l’économie et plus globalement dans la science régionale. Certes, cette interrogation n’est pas neuve. Citons Xavier GREFFE qui, en 2006, questionnait La culture comme levier de développement des territoires. Notons dès à présent la profonde ambivalence de la notion de culture qui renvoie, selon les langues et les chercheurs, tant à l’objet culturel qu’à l’identité ou aux croyances, tant aux manifestations et aux productions d’artistes qu’aux comportements et aux constructions propres à une société ou à un groupe (FUMAROLI, 1992 ; GREFFE, 2010).

3 Le colloque et les débats qui l’ont nourri ont cependant permis de révéler un certain nombre de perspectives originales qui constituent la trame de ce numéro. Il dépasse une vision du « tout à la culture » fréquemment nourrie de statistiques élogieuses, la culture, en France, représentant un poids économique direct de 2,3 % dans la valeur ajoutée de l’ensemble de l’économie (JAUNEAU et NIELS, 2014) et propose des regards croisés par l’origine disciplinaire des chercheurs mais également par l’association de questionnements tant conceptuels que méthodologiques. Constatons qu’il se centre davantage sur le rôle de la culture et du patrimoine et ne discute que périphériquement des savoirs.

4 Pour vérifier l’articulation entre culture, patrimoine, savoirs et développement, nous proposons, après une entrée en matière par la situation de la ville de Mons, de retracer les liens rapportés dans la littérature entre culture, économie et science régionale et d’interroger les stratégies territoriales qui peuvent en être déduites. Ces stratégies étant encore aujourd’hui portées par les autorités publiques – même si elles n’en sont pas les seuls acteurs –, l’évolution de la place de l’État dans cette articulation est aussi débattue. Finalement, la culture, le patrimoine et les savoirs ne constituent-ils pas des facteurs dynamiques de développement et par leur nature ne transforment-ils pas la perspective de développement qu’ils génèrent ?

- 2 - Mons comme entrée en matière

5 À Mons – où se tenait le cinquantième colloque de l’ASRDLF en 2013 –, la culture constitue, avec la technologie, la base de la stratégie de développement de la cité, comme le déclinaient divers Projets de Ville dont le récent Plan Stratégique de développement touristique de l’échevinat à l’économie en 2008. Revenons brièvement sur quelques éléments illustratifs de la voie non linéaire qui a mené à ce choix.

2.1. Beffroi et Borinage

6 En 1999, le beffroi de Mons, au même titre que les autres beffrois de la région franco-belge, a été reconnu patrimoine mondial de l’humanité par l’UNESCO. Symbole de l’autonomie du pouvoir de la commune et de son développement lors de sa construction, le beffroi est aujourd’hui un patrimoine architectural, objet de tourisme culturel, et un marqueur paysager.

7 De part et d’autre de cette construction baroque, les terrils – monticules artificiels des résidus charbonniers – rendent compte, eux aussi, de l’essor – industriel cette fois – de la zone Mons-Borinage, au cœur de la province du Hainaut. En effet, dès la fin du XVIIIe siècle, s’instaure ici une mutation industrielle due à l’exploitation des gisements souterrains houillers, mutation qui amènera la Belgique et notamment la région du Borinage à devenir un pôle industriel majeur sur le plan international. L’ampleur de sa révolution industrielle amène ainsi la Belgique, tout jeune pays, à devenir le premier pays économique du monde en termes relatifs au début des années 1900 (MABILLE, 2000). La présence de capitaux d’abord français puis belges, l’aménagement des chemins de fer, des canaux et d’autres infrastructures de transport, le développement d’instituts de formation supérieure – qui donneront naissance à des universités – ainsi que des mouvements d’immigration importants constituent les facteurs favorables aux années de gloire du Borinage.

8 La concurrence – renforcée par la qualité des infrastructures et la baisse des coûts de transport –, l’insuffisante diversification industrielle de cette zone mais aussi la non qualification d’une partie de la main-d’œuvre locale ont empêché le Borinage d’anticiper son redéploiement socio-économique (BOULANGER et LAMBERT, 2001). Les crises initiées dès la fin du XIXe siècle entraînent un déclin radical à partir des années 1950.

2.2. Crise et culture

9 C’est ce contexte d’ancienne région industrielle en retard de développement qui amènera, quarante ans plus tard, la province du Hainaut à être soutenue par les fonds européens de développement régional. Les défis essentiels sont non seulement de réorienter la base économique hennuyère vers de nouvelles niches et secteurs d’activités porteurs d’emplois et de richesses, d’attirer les capitaux et les investisseurs mais aussi de restaurer l’image de la région et par là son attractivité.

10 La présence de centres d’excellence, d’infrastructures de qualité et d’un patrimoine culturel et naturel constituent alors les jalons d’un redéploiement socioéconomique (LELOUP et MOYART, 2003). Créativité, innovation technologique mais aussi culture constituent les bases du modèle socioéconomique prôné, enclenché dans les années 1990 et dont les premiers signes concrets apparaissent au début du XXIe siècle.

2.3. Mode ou effet structurel ?

11 Dans le cas de Mons-Borinage, comme nous le constatons dans d’autres territoires, nous pouvons néanmoins nous demander si choisir un tel modèle de redéploiement est un choix pérenne ou un effet de mode. Cet envahissement des arènes publiques par l’aura de la culture, du patrimoine et des savoirs n’est-il finalement qu’un épiphénomène ou peut-il constituer une voie durable de développement ? Le modèle à suivre serait celui du musée Guggenheim de Bilbao et son désormais effet mythique : an imaginatively designed museum commmissioned by an energetic major can help turn a city around[1]. Serait-ce un phénomène de mode et un exercice purement prospectif ? Serait-ce une solution inéluctable, faute de ne plus croire aux vieilles recettes de type industriel ou infrastructurel ?

12 Le colloque de Mons et ce numéro supposent que l’engouement en faveur de la culture, du patrimoine et des savoirs comme facteurs de développement n’est pas passager : l’intérêt correspond davantage à l’émergence d’une autre vision de développement, associant la culture et le patrimoine comme facteurs de production dynamiques, générant des interactions plus complexes entre la production, la demande, le bien-être collectif et individuel, l’identité, la création et le développement. Cette émergence interpellerait alors les chercheurs requérant de nouveaux cadres, de nouvelles méthodes et nécessitant des croisements disciplinaires, comme le démontre dans ce numéro l’article de DALMAS et al.

13 Rappelons-nous enfin qu’elle n’est pas si éloignée l’époque où la culture apparaissait comme un domaine à différencier du monde économique, « (la) culture et (l’) économie étaient considérées comme résolument antinomiques » (BENHAMOU ET THESMAR, 2011). Il ne s’agit ici ni de les opposer, ni de les fusionner mais d’en examiner les complémentarités et les synergies.

- 3 - La (re) découverte de la culture, du patrimoine et des savoirs par l’économie et la science régionale

3.1. De l’économie à la science régionale

14 Les travaux de BAUMOL et BOWEN (2010) sur la culture et les arts, dans les années 1960, présentaient un intérêt certain mais relativement en marge des préoccupations dominantes et centrales de l’économie : on en a longtemps essentiellement retenu l’application de sa loi sur la fatalité des rendements croissants. On n’imaginait guère à l’époque lier culture et développement économique et encore moins envisager un développement par les arts et la culture.

15 La thématique des rendements croissants se retrouve au cœur de l’économie du patrimoine comme le montrent clairement les pages que BENHAMOU et THESMAR (2011) consacrent au « patrimoine comme bien économique ». Ces derniers soulignent ainsi que « Le patrimoine est un outil de la croissance et une résultante de la croissance ; il implique des coûts importants mais constitue un formidable levier pour le redressement d’une image et l’attractivité d’un lieu ou d’une région comme en témoignent, ou espèrent en témoigner, des exemples plus ou moins récents à Bilbao, Metz, Lens, Roubaix, notamment ». Ils précisent les caractéristiques de l’offre de patrimoine (« coûts fixes importants et coût variable très faible voire nul »), la nature et l’importance de la congestion, conduisant à comparer par exemple la congestion au British Museum et au Louvre. L’économie disposerait donc de concepts et d’instruments pertinents pour étudier le patrimoine, même si, comme le note TRAINAR (in BENHAMOU et THESMAR, 2011) dans son commentaire « le patrimoine est d’abord un bien politique, c’est-à-dire un bien qui ne prend son sens que par rapport à des objectifs politiques : nationaliste (patrimoine national), idéologique (en lien avec des actes considérés comme fondateurs), éducatif (création d’un homme nouveau), ou identitaire (favoriser l’adhésion de telle ou telle partie de la population) ». Dans le cas du patrimoine comme de la culture, l’analyse amène dès lors à renvoyer à une lecture socioéconomique croisant objectifs productifs et enjeux sociétaux, comme nous l’expliciterons ultérieurement.

16 En réponse aux problèmes de retard de développement notamment des villes dans les années 1980, de nouvelles réponses sont recherchées : de l’économie industrielle, on passe à l’économie de l’innovation, à l’économie des savoirs et même suivant la terminologie québécoise à celle des « hauts savoirs ». En France, la voie est largement ouverte par les travaux de Xavier GREFFE et tout particulièrement par « La gestion du patrimoine culturel » (1999) et par l’élargissement de ces apports au développement local et urbain (2004, 2006). L’analyse économique et la science régionale intègrent alors par exemple l’économie du sport, du patrimoine, l’économie de la culture et de la créativité. La culture, par ses activités culturelles, contribue au développement grâce à la créativité (qui renforce la productivité), le bien-être des populations et l’attractivité des territoires (GREFFE, 2010).

17 Les travaux sur la culture et les arts sont notamment traités par des géographes-économistes qui accordent une attention particulière aux impacts de la culture sur les pratiques économiques, d’une part, et sur les industries culturelles, d’autre part. L’objectif est alors d’utiliser les instruments de la science économique pour appréhender comment se développe l’activité culturelle (GREFFE, 2010). Dans cette veine, BARGET et GOUGUET (2010), dans leur économie du sport et des spectacles, chercheront à mesurer les impacts d’événements sportifs, tant en termes de bénéfices, tels que les rentrées de masse, que de coûts à supporter.

18 Les années 2000 vont voir de nombreux chercheurs se préoccuper des retombées financières, symboliques et politiques d’événements culturels et tenter de calculer des effets multiplicateurs liés à l’organisation de tels événements (LIU, 2005) et d’apprécier les effets d’image que représente l’arrivée de « vedettes » dans un festival ou en résidence. Par mimétisme, chaque lieu va tenter de créer son propre festival, rêver de son propre « Bilbao » local, voire en élevant au rang de richesse culturelle sa gastronomie (PARIS, in BENHAMOU et THESMAR, 2011).

19 La littérature des districts culturels issus des districts industriels (COURLET et PECQUEUR, 2013 ; PANICIA, 2002 ; GREFFE, 2011) montre les composantes, les liens singuliers, les modes d’articulation des acteurs, des facteurs et des logiques propres ou du moins appropriées aux lieux : l’hétérogénéité spatiale devenant « un facteur de succès ». Comme le rappelle KOSIANSKI (2011), ces notions de ressources culturelles ou de systèmes productifs permettent d’élargir le champ de la recherche économique. Le culturel est qualifié de « facteur agissant » (LACOUR, in PECQUEUR, 1999). L’analyse spatiale « renouvelée » (LACOUR, 2013) permet de prendre du recul sur les dotations factorielles pour construire, capter et valoriser des ressources dans des lieux-milieux, eux-mêmes sensibles aux conditions initiales, marqués par les évolutions lourdes, dont celles de la mondialisation, de la métropolisation, du développement durable et de la compétitivité. Se construisent et s’analysent alors les concepts de territoire et d’économie territoriale. La culture, le patrimoine et les savoirs se présentent alors comme des marqueurs du territoire, empreints de son histoire, de sa mémoire, de ses forces communautaires, des facteurs dynamiques interagissant.

3.2. Vers une stratégie territoriale

20 La science régionale amène alors à proposer des stratégies de territoires sous l’angle des ancrages et des acteurs ; ces mots qui, associés à ceux de culture, patrimoine ou savoirs génèrent créativité et innovation. La culture y est appréhendée à la fois comme élément structurant le territoire et comme actif suscitant la création d’activités productives (LANDEL et PECQUEUR, 2004).

21 Comment étudier et reproduire « l’effet Bilbao » dans cette perspective ? Il nous faut se remémorer autant les succès obtenus que les conditions particulières, les enjeux de la société basque, qui, au départ, ont permis de lancer le projet et d’en assurer le portage général. Il s’agit alors non seulement de recourir à des grands noms (GEHRY à Bilbao ou PEI au Louvre), mais aussi de valoriser les savoirs locaux, encastrés dans des territoires, héritages de la tradition valorisante et de la modernité payante. Ce sont alors autant les populations locales, les lieux parfois plus banals, les savoirs plus ordinaires qui peuvent générer des ressources que les grands noms internationaux d’architectes-urbanistes ou les sites exceptionnels. La stratégie territoriale se construit par aller-retour entre dotations locales et « importations », dotant le territoire des facteurs d’attractivité nécessaires à la croissance et ancrant, autant que possible, les spécificités locales. Les stratégies construites sur la culture oscillent ainsi entre positionnement international, phénomènes de niches et activation de ressources locales.

22 Sans le détailler, remarquons que, dans les pays émergents aussi, la culture est posée comme un investissement pour favoriser l’image de villes presque mondiales, pour témoigner de la puissance ou encore de l’attractivité internationale via, par exemple, la concurrence mondiale des grands musées ou la coopération dans les prêts des « grandes œuvres ».

23 Ces processus s’appliquent également aux villes moyennes ou petites : à Albi, le classement de l’UNESCO et la rénovation du musée Toulouse-Lautrec, le musée Ingres à Montauban, changent les images de ces villes et constituent des pôles d’attraction touristique. Limoges, Poitiers, Tours, Rennes, Le Mans, parmi de nombreux exemples, ont réhabilité les centres anciens, sans parler des Quais de Bordeaux et de son Miroir d’eau. Toute une série de réalisations au nom de la culture et du patrimoine se fonde sur l’histoire, la géographie, les modes de vie locale. La liste devient longue : la Maison de la canne dans une ancienne distillerie, la Savane des esclaves à Trois-Ilets en Martinique, l’éco-musée de Marquèze dans les Landes ou le Village historique acadien à Rivière-du-Loup. Dans cette quête de la restitution-reconstruction de la vie d’antan et des métiers correspondants (MERIGNAC et RENAUDIN, 2013), la culture locale est ravivée et magnifiée, y compris dans les reconstitutions historiques des champs de bataille et de leurs conséquences dramatiques comme l’illustrent les marches napoléoniennes de l’Entre-Sambre-et-Meuse ou la reconstitution de la bataille de Waterloo, en Belgique.

24 Dans les villages, la culture et le patrimoine constituent des atouts à la fois formidables, limités et réalistes qu’il faut valoriser tout en veillant à en conserver l’ancrage local, le risque systémique étant d’en externaliser les tenants et les aboutissants au point d’en déterritorialiser les spécificités. La prise en compte de la culture et du patrimoine se réalise donc aussi dans les petites villes et dans les villages, par la réhabilitation des centres ou le respect de règles relatives au type des logements construits, jusqu’aux couleurs des portes et des volets. La culture revendiquée et prônée est plus discrète, plus « internalisée » aux populations, même si l’arrivée des néo-urbains tend à faire disparaitre les liens forts, les modes de relations fondées sur l’importance des moments de rencontre, les fêtes patronales, des formes de socialisation et de solidarité largement fondées sur l’école, le bénévolat et les implications dans des structures associatives (LE GOFF, 2012). Cependant, pour de nombreux espaces ruraux ou pour des petites villes, les possibilités évoquées précédemment peuvent paraître hors de portée. Si des villages tentent de monter leur festival, de créer leur musée lié aux activités traditionnelles ou de développer leur patrimoine, peu rencontrent une fréquentation importante à quelques exceptions près commeMusicàlarue (Luxey), Jazz in Marciac ou encore le Pays corbigeois avec son Abbaye, sa résidence d’artistes et ses Fêtes musicales annuelles.

25 La grande taille des métropoles ou la densification des zones urbaines ne sont pas seules à offrir des dynamiques culturelles porteuses : les capacités créatives et d’innovation existent aussi, y compris dans des espaces ruraux, dans des secteurs de pointe comme les médias ou les éditions d’art (PUISSANT et LACOUR, 2009).

26 Le développement territorial met en évidence la question des spécificités et leur lien avec l’identité (LACOUR et PROULX, 2012), mais, ici non plus, les ressources et les capacités locales ne garantissent de recettes miracles au développement (GORLA et al., 2013).

- 4 - Culture, stratégies et État

27 FLORIDA, dans son analyse de la classe créative, donnerait aux élus « un double sésame : la solution à leurs problèmes économiques et à leurs problèmes urbains, tous deux dus au manque d’attractivité » (GRÉSILLON, 2014). La culture devient, comme nous l’énoncions plus haut, un moteur des stratégies de développement des territoires.

28 En France, particulièrement, la culture – et le patrimoine – a entretenu une place particulière dans les politiques publiques et a, par l’action de l’État, été rendue visible par Malraux et ses Maisons de la culture porteuses d’une vision de démocratisation. L’État est alors l’autorité qui régit la culture, domaine isolé de l’action publique. À cette quasi-sanctuarisation succèdent, dans les années 1990, l’appel au mécénat ou au partenariat au sens large – en ce compris les formes actuelles de crowdfunding – et un rôle accru des collectivités territoriales. Ces évolutions se justifient par la recherche de financements dans un contexte de raréfaction des recettes publiques mais aussi par le renforcement des identités locales ou régionales et la recherche de nouvelles voies pour développer ou redévelopper les territoires. L’accent est alors mis, par exemple, sur les liens entre culture et attractivité, image de marque ou marketing territorial.

29 Le secteur culturel dans l’UE27 occupe en 2009 1,7 % de l’emploi total (EUROSTAT, 2011) et a généré 6,965 millions d’euros d’exportations en termes uniquement de biens culturels tangibles. En France, un rapport ministériel sur l’apport de la culture à l’économie a présenté le calcul d’un PIB culturel qui montre que ce secteur représenterait 3,2 % du PIB national français, y occupant 670 000 personnes (KANCEL et al., 2013). Dans ce cadre, nombre d’élus des collectivités territoriales voient dans la politique patrimoniale et culturelle un outil de rayonnement et de développement de leur territoire comme attracteur du touriste ou de l’investisseur, voire comme producteur de biens et de services spécifiques, en lien avec la créativité et l’innovation (par exemple POIRRIER, 2010).

30 Le rôle de l’État et des acteurs publics en général se concrétise alors dans le soutien aux actions culturelles mais aussi en matière de fiscalité, de mécénat, de subventions (BENHAMOU et THESMAR, 2011) ou encore d’investissements infrastructurels (BAZIN et al., dans ce numéro) ou de rénovation. En plus des impacts des activités culturelles au sens strict se créent et se multiplient des opportunités pour promouvoir et renforcer des clusters culturels ou des activités et des services créatifs, par exemple dans les domaines du numérique ou des médias. S’accroît alors l’investissement dans des activités, des quartiers ou des villes créatives où se confondent l’originalité de la création artistique et la valorisation économique de cette créativité (LIEFOOGHE, 2010). D’activité spécifique soutenue par l’État, la culture devient un secteur économique où investissements publics et privés se confondent.

- 5 - La culture, un facteur dynamique de développement

31 La culture joue donc divers rôles : une culture liée à la créativité, à la production de biens et services (mobiles ou immobiles) constitue une ressource pour l’économie en général et améliore la richesse économique ; une culture liée au patrimoine soutient le développement d’un territoire y compris dans sa dimension sociale et communautaire. Étant l’une et l’autre, elle constitue un facteur particulièrement dynamique, agissant au croisement des champs économique, social et politique.

32 Le rôle de la culture dans le développement territorial a été explicité. Rappelons brièvement pourquoi la culture est aujourd’hui appréhendée comme un input économique. L’UNESCO et l’Union européenne le soulignent (KANCEL et al., 2013), la culture constitue – au même titre que la connaissance – un nouveau capital inhérent à l’économie moderne. Renvoyant à la performance individuelle et collective, elle améliore les capacités productives des mains-d’œuvre qualifiées en accroissant leur potentiel créatif, en facilitant la création de synergies originales ou encore en améliorant l’image et le bien être dans l’entreprise. Culture et créativité tendraient alors à magnifier les Talents et la classe dite créative de FLORIDA (TREMBLAY et al., 2010), quels que soient par ailleurs sa composition et les critères socioprofessionnels retenus pour les Creative Professionals, le Creative Core et les Bohemians (PUISSANT et LACOUR, 2009). Dans ce cadre, la créativité n’agit pas seulement sur le côté producteur, elle génère aussi des dynamiques innovantes de la part des consommateurs (LIEFOOGHE, 2010).

33 La production et la consommation de biens et de services culturels, tangibles ou intangibles, renvoient tant à des activités artistiques de création, comme celles issues des musées, des théâtres, des opéras, du cinéma ou des orchestres qu’à des activités générées par la mode, le design, les media, l’architecture ou encore les activités liées à la haute technologie, voire à toute activité nécessitant de la créativité. Elle se pense également en lien avec un patrimoine, une mémoire, des savoirs. Dans cette perspective, la culture dépasse alors le cadre productif et crée du lien, de la spécificité, du développement. Comme KUNZMANN (2004) l’écrit, « La culture promeut les images (...), renforce l’identité (...), met en valeur les localisations ». L’alchimie, lorsqu’elle réussit, associe donc processus productif et accès à la culture, ressource, appropriation et identité.

34 Même si l’isolement de la culture par rapport aux activités à but économique n’est plus de mise aujourd’hui, le débat quant à la portée de la participation de la culture, du patrimoine et des savoirs dans l’accroissement de la valeur reste essentiel : cela n’amène-t-il pas à se poser autrement la question de la production en l’élargissant à la question du développement, économique mais aussi social, individuel et collectif, la culture ne pouvant se résumer à un simple input ? Dans ce cadre, les perspectives offertes par l’analyse des territoires renforcent sans doute l’obligation de tenir compte des interactions entre les mondes économique, social et politique.

- 6 - De l’analyse économique des ressources culturelles à la culture au service de l’idéologie

35 Le numéro proposé nous emmène de l’analyse économique des ressources culturelles, l’élaboration de modèles ou d’indicateurs à l’analyse de la culture comme stratégie territoriale ou idéologique. Il inclut des contributions à la fois théoriques, méthodologiques et empiriques. L’origine diverse des auteurs – économiste, gestionnaire, géographe, politiste ou historien – reflète le croisement disciplinaire souhaité lors du colloque.

36 Les articles de ce numéro présentent la culture et le patrimoine à la fois comme input économique, objet identitaire, source d’attractivité ou instrument idéologique.

37 Le premier article détaille une analyse Du patrimoine culturel au capital culturel. En partant des approches économiques de la culture en termes de capital ou de commons, Christian BARRÈRE et Cyril HÉDOIN développent une approche patrimoniale destinée à analyser la dimension temporelle des ressources et des produits culturels.

38 La contribution de Fabienne LELOUP et Laurence MOYART s’appuie sur le titre de capitale européenne de la culture que Mons aura en 2015. Elle démontre comment l’exploitation de cet atout mérite une réflexion de long terme. L’analyse de la mobilisation des opérateurs en jeu amène les auteurs à proposer deux modèles idéaux types de développement par la culture. Ces modèles forgent des trajectoires différentes par rapport auxquelles les acteurs ont à se positionner.

39 La dimension patrimoniale a largement été débattue lors du cinquantième colloque de l’ASRDLF et trouve un écho particulier dans l’article présenté par Laurent DALMAS, Vincent GERONIMI, Jean-François NOËL et Jessy TSANG KING SANG. La difficulté d’une évaluation économique du patrimoine y est démontrée et une approche par la soutenabilité, empruntée à l’économie de l’environnement, est proposée comme perspective multidimensionnelle et innovante.

40 À côté de ces articles théoriques, le numéro intègre également des contributions explicitant comment concrètement la culture et le patrimoine peuvent participer au développement. Ainsi, trois contributions abordent des terrains spécifiques afin de démontrer les processus liés à une action par la culture. La contribution de Sylvie BAZIN, Christophe BECKERICH et Marie DELAPLACE rappelle la nécessité d’être prudents quant aux éventuels impacts mécaniques que des investissements comme ceux liés au TGV devraient induire en termes de patrimonialisation ou d’attractivité touristique. Leur contribution, intitulée Valorisation touristique du patrimoine et dessertes TGV, se centre plus précisément sur le cas des villes intermédiaires.

41 L’article de Delphine GUEX [2] propose une analyse des mises en scène patrimoniales et définit, notamment, le potentiel de création de valeur dû à deux ressources du patrimoine territorial, à savoir le patrimoine industriel et le patrimoine romantique. L’analyse repose sur une étude approfondie de trois stations touristiques suisses, depuis le XIXe siècle jusqu’à nos jours.

42 En complément à ces études qui associent analyse des marchés et des acteurs, le regard porté par Fabien MAZENOD dans son article Rénovation urbaine de la Rome fasciste, gouvernance et enjeux patrimoniaux élargit la perspective d’attractivité et de planification urbaines à la dimension idéologique des choix politiques Cet article adopte une perspective historique et étudie la rénovation urbaine sous l’angle de ses acteurs, publics ou privés, et de leurs interactions.

- 7 - Ouvrons les débats

43 La place de la culture, du patrimoine, des savoirs dans la question du développement a, en plusieurs décennies, considérablement changé. Quand, dans les années soixante, les auteurs retenaient un domaine aux mains d’un État centralisé ou limité à la question des rendements croissants, aujourd’hui – le colloque de Mons en témoigne –, les chercheurs, notamment en économie et en science régionale, y retrouvent un facteur, un actif, un instrument de marketing, voire un moteur de l’activité économique.

44 La culture, le patrimoine et les savoirs se comprennent dès lors comme ressources d’un développement macroéconomique, contribuant à la production, la compétitivité, la créativité mais aussi d’un développement territorial (KOSIANSKI, 2011 ; GREFFE, 2010). Le territoire conduit ainsi à s’interroger sur les rapports économiques et sur les logiques sociales, les liens dedans-dehors, les forces de cohésion et de coopération qui, au-delà d’une vision productive, amènent la culture à créer un lien fort entre monde économique et monde social, production et localisation. L’omniprésence de l’argument « culturel » dans les stratégies qu’elles soient régionales, urbaines ou rurales ne traduit pas seulement un effet de mode : la culture « met en valeur les localisations, favorise la créativité » (KUNZMANN, 2004).

45 Les stratégies qui s’offrent tant aux métropoles, aux villes qu’aux zones rurales voient évoluer le rôle de l’autorité publique. La prise en compte des potentialités attractives et marchandes de la culture, du patrimoine et des savoirs mais aussi de leur impact comme facteur de cohésion et d’identité rend compte de la dynamique de ces notions et de l’intérêt d’analyser concomitamment les interactions que ces dynamiques génèrent. La culture constitue certes une modalité privilégiée du développement mais sa nature complexe nécessite des regards croisés permettant d’appréhender ses portées économiques mais aussi sociales.

46 À l’heure des limitations dans les dépenses culturelles des États européens au nom de l’équilibre budgétaire (par exemple les restrictions dans le budget culturel fédéral belge en septembre 2014, la limitation à 0,3 % d’augmentation écrite dans le projet de loi de finances de la culture en France pour 2015) et à l’heure des débats sur le sort des droits de propriété intellectuelle, le cinquantième colloque de l’Association de Science Régionale de Langue Française et ce numéro posent quelques jalons utiles : la culture, et avec elle le patrimoine et les savoirs, est aujourd’hui reconnue comme un facteur productif à part entière ou une ressource spécifique territoriale activable mais elle reste aussi un instrument politique et un enjeu sociétal particulièrement important. Elle s’appréhende dès lors comme un facteur dynamique de développement en interaction constante avec son environnement économique, social et politique.

Remerciements

47 Les auteurs tiennent à adresser tous leurs remerciements aux personnes ayant œuvré à la relecture de cet article pour leurs commentaires constructifs, leurs propositions éclairantes et les critiques qui ont permis d’améliorer le texte ici présenté.

Notes

  • [1]
     The Economist, Special Report Museums, 21 décembre 2013, p. 4.
  • [2]
     Cette communication a reçu le prix du meilleur papier écrit par un jeune chercheur, prix remis lors du cinquantième colloque de l’ASRDLF, à l’UCL-Mons.
Français

Le rôle de la culture, du patrimoine et des savoirs dans le développement social et économique des territoires est ici analysé en retraçant les liens qui unissent culture, économie et science régionale. Ces croisements amènent à expliquer les stratégies territoriales qui s’offrent tant aux métropoles, aux villes qu’aux zones rurales et l’évolution du rôle de l’autorité publique. L’article pose la question d’une culture et d’un patrimoine devenus facteurs dynamiques du développement, à l’action renforcée grâce aux interactions qu’ils génèrent. Les articles du numéro questionnent diverses approches disciplinaires de la culture et proposent des réponses d’ordre conceptuel, méthodologique et empirique.

Mots-clés

  • culture
  • développement territorial
  • économie de la culture
  • État
  • patrimoine
English

Culture, heritage and knowledge: dynamic factors of development

Culture, heritage and knowledge: dynamic factors of development

Culture, heritage and knowledge are analyzed as factors of social and economic development. The study of their relations in economics and regional science is used to explain the local strategies of metropolis, city or rural area and how public authorities deal with such factors. Heritage and culture are defined as dynamic factors of development which generate amplifying interactions. This special issue is based on several disciplinary views on culture and composed of diversified conceptual, methodological or empirical results.

Keywords

  • culture
  • economy of culture
  • heritage
  • local development
  • public authority
  • Références bibliographiques
  • BARGET E, GOUGUET J-J (2010) Événements sportifs impacts économique et social. Éditions De Boeck, Bruxelles.
  • BENHAMOU F, THESMAR D (2011) Valoriser le patrimoine culturel de la France. Conseil d’Analyse Économique, Paris.
  • BOULANGER P-M, LAMBERT A (2001) La dynamique d’un développement non-durable : le Borinage de 1750 à 1990. Plan d’Appui à une Politique de Développement Durable, Paris.
  • COURLET C, PECQUEUR B (2013) L’économie territoriale. Presses universitaires de Grenoble, Grenoble.
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Claude Lacour
Université de Bordeaux
claude.lacour@u-bordeaux.fr
Fabienne Leloup
Université catholique de Louvain – site de Mons
fabienne.leloup@uclouvain-mons.be
Laurence Moyart
Université catholique de Louvain – site de Mons Ville de Mons
laurence.moyart@uclouvain-mons.be
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Mis en ligne sur Cairn.info le 12/03/2015
https://doi.org/10.3917/reru.145.0785
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