CAIRN.INFO : Matières à réflexion

Glaeser E, Cutler D, 2021, Survival of the City. Living and Thriving in an Age of Isolation, Basic Books London, 468 pages

1 « L’humour renforce notre instinct de survie et sauvegarde notre santé d’esprit », C. Chaplin

2 Les villes peuvent mourir sont le premiers mots de Survival of the City (plus loin Survival), ce livre singulier, important qui fait contre-point au Triumph of The City dont la crise sanitaire de la Covid-19, conduit à revoir beaucoup de principes établis et d’idées reçues : il s’agit au départ de « voir la Ville à travers les lentilles de la Covid-19 », pour faire symétrie avec la lecture d’Acuto et al., 2020, et pour comprendre que Ville et covid doivent contracter Un Mariage de Raison comme l’examinent Burgel et al., 2021. Les villes peuvent mourir certes, mais en ce moment où j’écris ce texte, des villes meurent de la guerre en Ukraine sous les bombardements et par la fuite des populations dont les images rappellent tristement celles de la deuxième guerre mondiale.

3 « Le triomphe de la ville n’est donc jamais garanti », Survival (page 1) : des villes (et des villages) disparues, englouties, des Shrinking Cities, les Ghost Cities, les villes en déclin, font partie de l’histoire des sociétés, scandent les mouvements des « civilisations dont nous savons bien qu’elles aussi sont mortelles », suivant la formule de P. Valéry sur laquelle de nombreuses générations d’élèves ont dû réfléchir à l’une des épreuves du bac. On n’a pas davantage fini de discuter, de justifier ou d’invalider la thèse de F. Choay (1996) sur « le règne de l’urbain et la mort de la ville », en supposant que l’on soit à peu près clair sur les définitions et les mesures de la ville et de l’urbain, que l’on précise le facteur dominant ou déterminant de ces crises et les enchaînements négatifs qui en découlent : « la fermeture d’une usine engendre la fermeture des magasins, les populations les plus éduquées et qui ont des opportunités s’en vont, les impôts baissent, on réduit les dépenses de la police, de l’éducation, des parcs, les crimes augmentent (…), les difficultés économiques génèrent des troubles sociaux qui renforcent les crises économiques », Survival (page 1).

I. « La désurbanisation de notre monde »

4 L’objet initial du livre est d’examiner les effet de la crise sanitaire aux États-Unis et notamment « la rapide désurbanisation de notre monde liée à la distanciation sociale qui a commencé en mars 2020 » (c’est nous qui soulignons) pour dire que l’observation des situations individuelles, collective, au travail ou repliées « à domicile » ne se bornent pas aux villes américaines, pas seulement aux effets directs des confinements ; il s’agit aussi d’examiner les politiques conduites dans des environnements discutés et contestés pouvant révéler des problèmes plus profonds.

1. Repenser l’économie ?

5 La crise sanitaire a conduit les économistes, à s’interroger sur leur science et à examiner, suivant la formule de Cartapanis et Lorenzi (Le Monde, 20-21.12. 2020), « l’économie au feu de la pandémie ». Ils notent que « les prémices d’une refondation de l’analyse macroéconomique de nature à assurer le succès des plans de relance sont antérieurs à la pandémie » suite notamment à la crise de 2008, mais surtout, ajoutent-ils, la crise du Covid-19 impose « un nouvel horizon des programmes de recherches, en déplaçant la focale des équilibres macroéconomiques vers une macroéconomie du changement structurel ». Les économistes dans cette voie devraient « approfondir des questions plus simples que les outils de l’analyse économique permettent de traiter de façon rigoureuse » et ils reprennent les arguments d’Akerlof : les économistes, écrivent ainsi Cartapanis et Lorenzi « préfèrent traiter les sujets faciles avec des outils difficiles plutôt que d’aborder les sujets les plus importants avec des outils moins sophistiqués ». Plus modestement, nous avons examiné « La Covid-19 et la science régionale » et montré que l’épidémie confirme et soulève des interrogations mais qu’elle offre aussi des éléments de réponse (Lacour, 2022).

6 Il y a bien les sujets et les programmes mais aussi les gens nous rappellent Alveda, Ferguson et Mallery car « pour sauver l’économie, il faut d’abord sauver les gens (Le Monde, 13-14 décembre 2021). On pourrait ajouter au titre de l’ouvrage Survival OF the City, un autre sous-titre : Survival IN the City car Glaeser et Cutler n’oublient pas les populations ni que l’homme est un animal social soumis à des émotions qu’il a fallu prendre en compte et amadouer par les connexions digitales et numériques et la « zoomatisation » des échanges faciaux. La pandémie qui a mobilisé les modèles des épidémiologistes, des virologues a conduit à retrouver des dimensions plus sociales, psychologiques, les proximités et les tensions dans les familles, entre les générations : dimensions et tensions que parfois les économistes auraient oubliées, « le péché d’omission » suivant la formule d’Akerlof ou péché conceptuel ?

2. Une chronique américaine de la Covid et une histoire urbaine des pandémies de l’humanité

7 Survival n’est pas le premier ouvrage à dire que la Covid-19 est apparue comme un phénomène profondément nouveau par son ampleur, sa rapidité de diffusion, sa capacité à créer une stupeur mondiale et de fermer ses frontières comme l’ont fait tous les pays avec des variantes et des temporalités propres, imposant de raisonner et d’agir dans un autre paradigme, celui du « Monde d’Après ». Mais la crise sanitaire a révélé, accentué, cristallisé des problèmes, des interrogations, des failles, des opportunités, des mouvements et des ébauches plus ou moins forts et acceptés de transitions à l’œuvre et en particulier, on s’est souvenu que les coronavirus n’étaient pas nouveaux pas davantage les vaccins de type ARN messager.

8 Glaeser et Cutler sont deux économistes de Harvard, très attachés à la côte est, le premier largement connu de la science régionale et de l’économie urbaine, le second spécialiste de santé publique et tous les deux incarnent cette « nouvelle aristocratie américaine par et de l’éducation » – il faut regarder la couverture de The Economist du 24 janvier 2015 –, dont Harvard est historiquement pionnière et exemplaire. Ils vivent en urbanites dans une aire surburbaine, se connaissent depuis une trentaine d’années ; ils ne sont « certainement pas des hipsters urbains cool ou des guerriers culturels mais ils aiment les villes et s’inquiètent de l’avenir » (page 9). Ils ont mis à profit leurs affinités personnelles et familiales et leurs complémentarités professionnelles et scientifiques pour apporter leurs analyses « avec les outils de la science économique » (page 9), pour comprendre les débats qui ont fait rage sur la vie urbaine et la mort durant la pandémie. Glaeser et Cutler reconnaissent que leur amitié, leur complémentarité, recouvrent des différences : Cutler s’affirme démocrate et a travaillé avec Clinton et Obama et Glaeser est davantage « un républicain de la côte est » : encore entre eux, les inspirations contrastées de Jefferson et d’Hamilton, mais après tout, les Kennedy et les Bush avaient leur maison de famille à quelques kilomètres l’une de l’autre.

9 Glaeser et Cutler se montrent dans Survival des chroniqueurs journaliers des évènements, des décisions, des réactions du Federal, des États et des municipalities, des populations. Ils évoquent leurs propres comportements, repli en famille et distanciation physique pratiquement durant une année de leurs bureaux universitaires, Cutler s’efforçant toutefois de faire des sorties hebdomadaires pour récupérer son courrier Le style est alerte, enlevé, assez éloigné des habituels travaux universitaires à la Glaeser et ses équipes. Ils partagent avec nous leurs préférences cinématographiques et les séries qu’ils ont appréciées. Cette période – « huit mois mais c’est le travail de trente années » (page 341), les a conduits à approfondir la crise de la Covid, en faire la base d’une réflexion plus générale sur la santé, la Ville, les villes, l’urbain et plus encore sur la société américaine, celle d’aujourd’hui et d’hier. Et celle ce qu’ils souhaitent pour celle de demain.

10 Toutefois, ce n’est pas un roman policier ou la trame des showrunners, encore qu’il y ait matière… On peut aussi lire ce livre dans une perspective plus studieuse, plus méticuleuse, plus universitaire, encore que cela demande (demanderait car je n’avoue ne pas avoir procédé à cette tâche) un travail de bénédictin : quarante pages de notes non annoncées au texte et presque 70 pages de références bibliographiques avec en moyenne 20 références par page non appelées au texte : de quoi programmer un programme de lecture en cas de futurs confinements… Mais bien davantage qu’une Chronique américaine de la Covid-19 aux États-Unis, avec quelques remarques incidentes sur le Canada, l’Allemagne le Danemark et la Chine, les auteurs présentent une vaste fresque historique sur les grandes pandémies qui ont ravagé, organisé, structuré en partie les différents pays et les empires.

11 Ainsi, grâce à Thucydide, on est bien documenté sur la peste d’Athènes en - 430 qui provoqua notamment la mort de Périclès et on retrouve des auteurs que l’on avait rencontrés davantage dans des cours de philo : Hérodote, Platon, Cicéron, Virgile, Horace, Properce… Des connaissances imparfaites et indirectes permettent de saisir des traces depuis 5 000 ans. Et déjà on se demandait si les épidémies, sans qu’on en sache nécessairement l’origine, ne sont pas favorisées par « la dance mortifère entre densité – disease » (page 35) ou plus largement si « les impacts des désastres sont déterminés par la puissance de la société civile » (page 43). Et les Médicis partent à la campagne et Raguse devenue Dubrovnik célèbre notamment pour avoir servi de décors naturels à Game of Thrones (page 40) se protège en fermant son port et impose la quarantaine. La distanciation sociale est inventée : on protège les siens et on s’enferme dans des espaces protégés (à l’intérieur de la ville ou à la campagne), on érige des barricades, ce que le Duc de Richelieu (Armand-Emmanuel-Sophie-Septimanie de Vignerot du Plessis dont je fais connaissance, page 53) appellera des « cordons sanitaires », en 1821, à des fins militaires notamment.

12 Le message et la politique sont clairs : les pestiférés n’entrent pas en ville. La quarantaine devenue célèbre surtout par Venise « c’est Raguse sous stéroïde » (page 41), est l’arme déterminante, dont le nombre relèverait davantage de causes et de réminiscences bibliques, Jésus, Moise, Noé, le livre de l’Exode (page 43) que scientifiques.

13 Les modalités de contrôle des quarantaines restent aujourd’hui plus ou moins contraignantes, impératives et surveillées mais comme hier, elles peuvent avoir des failles – dont la fièvre jaune à Philadelphie –, et des opposants et l’appel à l’armée n’est jamais totalement exclu (pages 47 et suivantes).

3. Un voyage dans les inégalités

14 C’est donc à un vaste voyage dans le temps et l’espace par les différentes pandémies et le recours à des réponses assez permanentes que nous invitent Cutler et Glaeser. Une des grandes différences – la plus importante sans aucun doute – est qu’en une année, des vaccins ont été mis en œuvre, distribués et injectés, du moins dans les pays riches faisant peut être mieux ressortir les inégalités d’accès, les contradictoires assurances du corps médical, les réactions des « antivax » contre ce qu’ils estiment des « mesures liberticides », imposées au nom d’une science médicale rationnelle incertaine à laquelle on voudrait opposer les versus ancestrales de produits et de tisanes locales ou des pratiques vaudou.

15 Ces inégalités ont souligné les accessibilités différenciées pour des besoins essentiels et secondaires, les fractures confirmées et confortées entre les mondes des insiders et des outsiders (au sens américain) sur lesquels Glaeser et Cutler insistent tout au long de l’ouvrage. Bien entendu, ces oppositions ne sont pas nouvelles et originales mais la crise sanitaire les a renforcées en éloignant encore davantage les uns des autres : certains suivant leurs besoins, leurs impératifs, leurs contraintes professionnelles et leurs capacités financières se sont « bunkarisés » davantage quand ils le pouvaient quand d’autres devaient assurer le fonctionnement de santé publique dans une logique qui devrait davantage relever d’une « pyramide » à la fois plus spécifiée et davantage complémentaire entre les réponses individuelles et collectives alors que la situation américaine répond une pyramide inversée : « une profusion de spécialistes et une pénurie de médecins de premier secours » (page 154).

16 Glaeser et Cutler assument de faire partie des insiders que l’on peut entendre comme les protégé et les bénéficiaires du système économique, social, culturel et sanitaire, ceux et celles qui ont un statut professionnel à l’image de nos CDD, des emplois plutôt bien rémunérés quoique inférieurs aux geeks, tech-bros et les tech-gal, « plus rares celles-ci » (The Economist 19 mars 2022) et porteurs de valeur symbolique forte. Alors la Chronique américaine de la crise de la Covid-19 de deux universitaires de Harvard prend de l’ampleur, de la hauteur, fait preuve d’humilité face à nos ignorances, à nos façons parfois d’être trop certains de nos savoirs quand il faudrait davantage d’expérimentation, d’évaluation, et plus encore tenir compte des inégalités urbaines et de la place des outsiders : Glaeser et Cutler peuvent ajouter à la Veritas, bannière de Harvard l’Humilitas qu’ils revendiquent.

II. Du Triomphe de la Ville à sa Survie

17 Alors du Triomphe de la Ville à sa Survie ? Le triomphe parce que « Nos plus grandes inventions nous rendent plus riches, plus intelligents, plus écologiques, en meilleure santé et plus heureux », la Survie « en prospérant dans un monde d’isolement » mais pour qui et comment.

1. La conquête de l’Amérique par ses villes

18 On n’a évidemment pas attendu Survival pour reconnaitre que la ville n’était pas que bien être, réussite et progrès social : on retrouverait facilement les ombres et les écrits de Dickens, Engels, Lefèvre, Harvey dans un monde où la ville serait devenue financiarisée et néolibérale (Pinson, 2020) : elle attire et densifie la pauvreté, les violences, les délinquances, les injustices et exacerbe aux États-Unis les conflits d’ordre racial et à plusieurs reprises, les auteurs évoquent G. Floyd et le traumatisme qu’a entrainé sa mort. Il est largement question des effets de la drogue et spécialement des opioïdes, expliquant en partie la guerre des territoires urbains, des trajectoires et de la place des migrants qui font partie de l’histoire de la construction de la société américaine : ils arrivent et s’installent dans les villes au début du xixe et ensuite, Migrants go West (mouvement révisé aujourd’hui par Nomadland de C. Zhao), croisant peut être « une technologie hygiénique », (sic) consistant à « faire marcher des vaches vivantes » pour les conduire à Chicago, Abilene. Des épopées traitées notamment nous rappellent les auteurs, dans La rivière rouge de H. Hawks, avec J. Wayne et M. Clift, épopées qui ont fait la gloire de ces villes et de Cincinnati en matière de Porkopolis (page 181).

19 Glaeser et Cutler cependant ne se bornent pas à admettre que la ville a et génère des effets néfastes, punitifs certes mais que globalement, elle procure largement des avantages, les forces du triomphe et de la lumière finissent quand même par vaincre les démons urbains, mais par pour toutes les villes pour toute éternité et pour tous. Leur optimisme revendiqué donne une tonalité qui souligne fortement qu’il faut revoir les « histoires narratives » relatives aux enseignements et surtout sur les visions doctrinales et idéologiques de la ville, tant sur leurs vertus que sur leurs défaillances.

20 « Les villes seront toujours des espaces d’inégalités mais ces inégalités ne sont tolérables que quand les villes sont vues comme des machines de croissance », pages 15-16. Et tout au long du livre, on trouve des arguments qui illustrent ces deux aspects qui font The City : elle offre des possibilités énormes, des emplois, de la reconnaissance sociale et la liberté, qualités qui se retournent en concentration de chômage, d’anonymat et d’oppression. Elle est « la corne d’abondance des délices sociaux » que les Américains décrivent souvent par les termes de terrific et de vibrant, c’est une machine learning qui doit s’adapter en permanence sous peine de crises (financières, du logement) et d’hémorragies (la fuite des populations et des industries), de thromboses en matière de circulation et de mobilité. Elle s’enrichit par la production et la vente de produits inutiles et dangereux. La ville par la concentration de vendeurs et d’acheteurs facilite les échanges « des produits illégaux difficiles à transporter et à distribuer » dont les drogues. La ville est douce pour les riches et punitive pour les pauvres, elle offre aux premiers « des connections au monde entier, n’assure pas forcément aux seconds de bénéficier de ce que la ville devrait être, un ensemble cohérent et partagé – a shared Destiny » (page 99).

21 Retrouvant le Titanic, les auteurs soulignent que des générations ont chanté the Rich refused to associate with the Poor so they threw them down below where they were the first to go. The City est aussi une concentration de traumatismes dont les guerres que nous voyons en ce moment en direct sur nos écrans. Il y a encore de la paranoïa de la grande ville et de la Frontière de la métropolisation (page 268) : plus de croissance urbaine, plus de villes de plus grande taille dont elles tirent souvent de la vanité, complément de la mythologie fondatrice de la Frontière et de la Destinée manifeste de Polk, 11e président des États-Unis et d’O’Sullivan en 1845 (Sides, 2020).

2. The Cities, Engine of Growth?

22 Il faut un instant s’arrêter sur cette formulation fondatrice de l’idée de ville qui commençait d’ailleurs The Triumph of The City : machine à produire des innovations, comme Glaeser l’écrivait en 2011 : « les villes, les agglomérations denses qui parsèment le monde ont été les moteurs de l’innovation depuis que Platon et Socrate se chamaillaient sur une place de marché à Athènes » (page 1). Il ne reprend pas dans Survival les formulations du chapitre 3 de The Triumph sur l’explication de la pauvreté dans les villes : Glaeser et Cutler sont plus sensibles aux injustices, aux inégalités. La pandémie a réduit les déplacements et illustré la capacité d’assurer des fonctions urbaines ou métropolitaines commerciales et de services supérieurs en n’étant pas physiquement contraint à être dans les bureaux et a interrogé indirectement les avantages de la concentration et des densités.

23 Les attentions « croissantes » à la transition écologique, aux recompositions spatiales des espaces urbains confortent les réflexions sur les villes en décroissance ou à croissance ralentie dans la voie des slow Cities et des Métropoles l’endroit et à l’envers au Japon suivant la formulation de S. Bühnik (2015) : le monde urbain de demain devrait être celui de la frugalité, de la sobriété (D. Méda, Le Monde, 26 mars 2022), de la résilience, de la modération et non plus de la quête de records en tout genre mais le « concours » des gratte-ciels les plus élevés reste d’actualité. Mais pour autant, « nous devrions aussi éviter le terme de décroissance, car il est principalement négatif… Pour réussir politiquement, il faut donc trouver une image positive d’une société sans croissance : par exemple, le fait d’accéder à plus de bonheur ou à une meilleure santé », D. Meadows (Le Monde, 9 mars 2022).

24 Tokyo, cependant « la plus grande ville du monde » serait une des plus agréables à vivre, grâce « aux réussites et aux échecs de la planification urbaine » suivant The Economist (11 décembre 2021) qui ont fait une ville polycentrique avec des quartiers denses et multifonctionnels à l’échelle d’une aire métropolitaine de 37 millions dont 17 pour Tokyo lui-même. The Economist invoque J. Jacobs pour qui « les mélanges complexes de différents usages dans les villes ne sont pas des formes de chaos mais au contraire, des modalités très complexes et fortement développées de d’ordre » et Survival parle de « the great Jacobs » qui a participé avec des community activists à « empêcher la “buldorization” de certains quartiers dont Greenwhich Village » (page 271).

25 La décroissance au moins appréciée par la population parmi d’autres facteurs, peut être source de difficultés comme l’ont vécue les villes industrielles du Nord-est américain Baltimore dont The Wire a tracé les composantes et dont vingt ans après, Fenton nous donne un bilan actualisé peu amène dans La ville nous appartient (2022). L’histoire de Detroit est revue par C. Leroux dans L’Avenir, vision de cataclysme et poétique de Fort Détroit, fondé en 1701 par A. de Lamothe-Cadillac sur cette « ville des révoltes, des faillites, des injustices et des balles perdues, la ville des mauvais sorts, des pyromanes, des esprits frappeurs » (page 20) et Detroit devient Detropia dans le documentaire de Grady et Erwing (2017). Les deux exemples opposés que présente The Economist (12 mars 2022 avec graphique et photos) sont aussi exemplaires des dynamiques de villes plus modestes : Buckeye, Arizona, « un archipel » de communautés suburbaines qui a beaucoup d’espace et de main d’œuvre mais manque d’eau » car en plein désert et Youngstown, Ohio, ville en plein déclin qui tente de se revitaliser et « ces deux entités sont emblématiques de trajectoires de croissance divergentes entre les États qui montent – ouest et sud – et ceux du nord encore sous les chocs post-industriels ».

3. Des crises, des contradictions et des tensions, mais Survival cependant dans un monde différent

26 Survival est sous-tendu par l’attention portée aux fragilités des villes, à leurs maladies, leurs plaies qui doivent être reconnues et combattues avec détermination. Par exemple, « Boyle Heights est l’épicentre des batailles sur la gentrification » (page 246), entendue au texte comme étant l’étalement urbain et la faible densification volontaire pour des raisons politiques et par des réglementations urbaines restrictives. Ces batailles traduisent des tensions et des périodes « de tolérance et de discrimination » et les migrants hésitent entre le maintien des « héritages » culturels et des pratiques sociales et « l’assimilation » dont les films de Scorcèse donneraient des illustrations et S. Spielberg montre que West Side Story peut changer d’acteurs mais que la question d’ordre racial demeure et qu’elle est souvent spatialement circonscrite dans des quartiers comme en témoigne le Special Report consacré à la Floride par exemple (The Economist, 2 avril 2020). La gentefication alors comme autre face ou alternative de la gentrification ? Aujourd’hui, il faudrait observer la gentefication que mènent notamment les latino-américains avec d’autres communautés dans la transformation de Boyle Heights et plus généralement de Down Town Los Angeles dont parlent les auteurs en nous incitant à regarder la série Gentefield (pages 259-260).

27 Les urbanites en général voudraient plus de Gouvernement fédéral que « l’Amérique des faibles densités » et comme on l’a pensé un moment en France en 2020, les fortes densités urbaines auraient été favorables aux transmissions importantes, idées contredites quand des départements ruraux ont été très infectés. Alors, « en 2020, et sur le plan mondial comme local, le monde a été unifié et isolé par la Covid » (page 61).

28 Les politiques à conduire seraient classiquement depuis l’Antiquité, « les canons et les aqueducs » ou l’alternative swords/sewers (pages 63-64). Les innovations sont les bienvenues en matière de santé et d’alimentation mais avec des prix à payer : les laboratoires incitent à créer des besoins » secondaires « pour lesquels ils réalisent des traitements et des pilules et les contraintes de la vie quotidienne. La féminisation des emplois, la réduction générale des travaux et activités physiques – et souvent heureusement grâce à des procédés techniques, et les propositions des industries alimentaires riches en supplément optimisateurs des saveurs, entrainent l’obésité, réalité américaine que les auteurs soulignent fortement et qui n’est pas absente dans nos pays. Pour autant le French Paradox (page 103) s’étonnant que les Français mangeant ce qu’ils mangent ne meurent pas comme des mouches » est à revoir et « le “french tacos”, ce sandwich superlatif », n’est pas un modèle de diététique, L. Bourdin (Le Monde, 27-28 janvier 2022) et les French Fries, « si délicates aussi bien à la maison qu’au restaurant parce qu’il fallait éplucher, couper et frire » ne seraient plus qu’un souvenir, la faute à J.R. Simplot qui a révolutionné tout le processus de production, de transformation et de commercialisation de la pomme de terre (page 113).

29 La violence urbaine conduit à retrouver pour la millième fois les débats sur les politiques à conduire pour la sécurité et la police dont on se demande « si elle protège et qui elle persécute » : plutôt les insiders pour la protection et la persécution pour les outsiders ? Coffee with a Cop est peut-être une bonne idée mais pas la solution profonde nécessaire : pas seulement des moyens supplémentaires mais « la réduction de la bureaucratie, restaurer la confiance et assurer la transparence ». Les commentaires globalement sont de même tendance pour l’école et l’éducation : les syndicats enseignants se protègent et protègent les parents alors que l’éducation est « le plus gros échec des villes américaines et peut être même l’échec majeur de la société américaine » (page 302). Nous aussi avons nos insiders « sur la montagne sainte Geneviève, les révoltés d’Affelnet », qui entendent réserver l’accès aux lycées Henri-IV et Louis-le- Grand aux meilleurs par dossier contre la mixité sociale permise par l’Affectation des élèves par le Net (Affelnet), E. Karlin (M le magazine du Monde, 2 avril 2022)

30 Et comme pour la police, la justice et la santé, l’éducation révèle les bases du système américain et son organisation administrative et ses rapports de force politiques. Ainsi, suivant les auteurs, le Federal lance des opérations et des programmes pertinents mais les États et les municipalités réagissent fortement au nom de la culture locale et des compétences de ces autorités, refusant par les opérations d’évaluation du Common Core.

4. A quoi sert la ville aujourd’hui ?

31 L’historien P. Vermeren s’interroge – « à quoi sert la ville ? » –, sur les changements liés à la crise mais aussi largement antérieurs (Sud-Ouest 12 mars 2022) il constate des évolutions profonde qui transforment la ville : la lutte contre les voitures qui « couplée à la mondialisation marchande et à la circulation des capitaux des ouvriers et des produits redessine le visage de nos villes », des modifications dans les mobilités et les mentalités relatives aux avantages et aux coûts des voitures en ville : « les personnes aisées se déplacent peu mais sur de longues distances quand les plus modestes se déplacent au quotidien sur de courtes distances ». Le commerce a changé de nature et de localisation, « le client ne fait plus ses courses mais les réceptionne » et Vermeren estime que « la métropole bondée, vivante et bruyante livrée à un trafic et à une activité débordante s’est volatilisée ». Elle deviendrait (ou serait déjà ?) « Ville-dortoir troublée selon les saisons par des cohortes d’étudiants et de touristes » avant de n’être demain que « ville muséifiée ». Et il ajoute que « Chaban ne reconnaitrait plus sa cité » car il parle de Bordeaux.

32 Je ne suis pas certain de partager ses visions et notamment la circulation ne témoigne pas d’une grande volatilité ! Mais il relève un phénomène général sur les cinquante dernières années : « l’extension impressionnante du bâti périurbain a multiplié par plus de vingt l’emprise de ‘Bordeaux’– quand sa population a triplé – forgeant une immense périphérie dédiée à la circulation, au commerce de gros et de détail à l’artisanat et à la production ». Il faut ajouter évidemment, que les espaces et les formes urbaines des centres sont des facteurs importants, comme les surfaces de Boston et de Phoenix, dans un rapport de plus de 1 à 10 pour Phoenix (page 270). A Bordeaux par exemple, depuis une dizaine d’années, des grandes opérations d’urbanisme entendent refaire des quartiers de la ville davantage suivant des promoteurs, « des villes dans la ville », ainsi des programmes autour de la gare, et plus récemment du quartier Brazza sur 53 ha avec à l’horizon 2026, 5 000 logements dont 40 % sociaux, des commerces, des bureaux des espaces de loisirs, Y. Delnestre (Sud-Ouest, 31 mars 2022.)

33 Avec la Covid, c’est moins un musée que des villes vides, des activités de services repliées à la maison par le télétravail et au-delà de la crise sanitaire, des mouvements plus profonds redessinent en les villes, leur centre et leurs périphéries, leurs usages et leurs fréquentations et offrent des perspectives à certaines villes moyennes. Certes la statue de Chaban regardant l’Hôtel de ville témoigne de la mue de la Place Pey-Berland devenue comme tant d’autres très (trop) minéralisée et la Place Gambetta, elle aussi, fait la part belle aux cafés, aux larges trottoirs pour réduire la circulation. Mais des changements vont être accentués, des tensions vont s’accroitre sur certains types de commerces dont on a pris l’habitude qu’ils assurent les livraisons. Les activités événementielles, les déplacements professionnels et leurs liens avec le restauration et l’hôtellerie sont directement concernés et on se rend compte avec regret et tristesse que la ville, surtout le centre-ville, ne sont pas tout le temps et pour toutes les activités, indispensables. Des espaces de coworking à temporalité partagée vont prendre plus d’importance et sans doute, l’usage des bureaux au sens habituel va se modifier sans qu’ils deviennent facilement et en grand nombre des logements : les reportages que l’on voit à la télévision sur les offices new-yorkais en changement d’affectation ne sont pas généralisables. Les tensions se produisent sur l’immobilier et les prix fonciers, confortant des mouvements antérieurs fortement favorisés par la crise financière où déjà les millenials quittaient les grandes villes pour les capitales régionales et les villes dans leur orbite, imposant aux primo-accédant de s’éloigner encore plus dans les mondes périurbains.

III. « Les suburbs, laboratoires de la démocratie »

34 À l’occasion de la campagne présidentielle américaine de 2020, les suburbs sont revenues à l’ordre du jour et The Economist (4 janvier 2020) parle de « laboratoires de la démocratie » : laboratoires certes, mais surtout, enjeu majeur car « entre les cités démocrates et les espaces ruraux républicains, la bataille présidentielle se joue aujourd’hui dans ces périphéries ». Suburbia serait ainsi depuis les années cinquante, « le territoire de la classe moyenne », S. Le Bars et G. Paris (Le Monde, 1-2 novembre 2020) et surtout, elle serait une vision politique, fonctionnelle, plus encore, elle concernerait les fondamentaux historiques, idéologique et culturels de la Suburbia américaine et des représentations, des attentes et des tensions liées à The City.

1. Suburbia n’est pas d’abord une référence spatiale précise

35 Le terme est apparu vers la fin du xixe siècle aux États-Unis et évoquait les alentours des villes, ce qui seraient nos faubourgs, les banlieues avec des frontières dépassant progressivement les Barrières, les Portes et les premières couronnes. Puis au-delà des continuités urbaines, Suburbia est aussi (surtout ?) un Rêve, celui que l’Amérique s’est donné à elle-même dans les années cinquante où elle s’avère optimiste, dynamique et certaine de sa puissance, désireuse aussi d’oublier les traumatismes de la Grande Dépression et répondre à des besoins de logement par l’accession à la propriété. C’est ce rêve qu’Elle nous a vendus ou que nous avons voulu vivre : les suburbs à la Lewitt, les voitures de Loevy, avec des maisons individuelles achetées à crédit dans des « banlieues » en pleine et belle nature, les enfants (2,3 en moyenne par ménage), le chien et les appareils ménagers que nos parents découvraient. La prime était à l’emprunt important, permettant des « subventions plus avantageuses » relève D. Hayden (citéé par Le Bars et Paris) peu accessible aux populations noires et ces suburbs sont devenues des isolats protégés notamment par les gouvernements notamment par des règlements d’urbanisme définissant des zones – no go black – , protégeant ainsi ces lieux « d’éléments subversifs » ou de racial hazards.

36 Cette nouvelle Amérique des années cinquante est aussi la rencontre et l’expression des héritages rigoureux de la culture WASP confrontée à la montée des libérations sexuelles et de la tutelle parentale, de la violence et des tensions raciales : c’est celle du Lauréat, le rêve des parents de voir leurs enfants acceptés dans les grandes universités historiques des États-Unis, de l’Alfa Roméo rouge de Benjamin et de sa rencontre avec Ms Robinson et les notes lancinantes de P. Simon. En 2020, et dans cet esprit, D. Trump fait appel aux voix des « femmes au foyer des banlieues d’Amérique ». Mais ce Rêve est aussi devenu cinquante années plus tard une sorte de symbole de l’enfermement spatial des femmes qui ne travaillent pas et qui s’ennuient : dans la banlieue chic de Wistéria Lane, ce sont des Desesperate Wifes.

37 Si Suburbia est d’abord une idée, un rêve « on va vivre tout neuf à Clairevie » (Simenon, Le déménagement, 1967), qui peuvent tourner aux drames et à des enfermements géographiques et psychiques. P. Kremer reprend les arguments largement développés par la sociologie et les caricatures faciles et excessives : « derrière la balançoire et le barbecue au gaz sur carré de pelouse, la piscine plastique gonflée l’été, le potentiel infini du sous-sol total, ils (les sociologues) décrivent l’éloignement, le repli sur soi, les gros emprunts les deux voitures, et les travaux incessants qui mènent au surendettement », Le Monde (1-2 novembre 2020). La charge est un peu lourde…

2. La crise sanitaire, une nouvelle chance pour Suburbia ?

38 Les interrogations sur Suburbia sont ravivées par la crise sanitaire, les avantages et les contraintes liés aux différentes formes de confinement, la fin de Commuterland, « le bureau, relique du xxe siècle » (The Economist, 12 octobre 2020). Suburbia est aussi à comprendre dans des logiques de développement urbain et dans des délimitations et des appréciations plus fines notamment en gardant en tête la multiplicité des formes et des modalités architecturales – Infinite Suburbia (Berger, Kotkin, 2017), et se garder de transplantations rapides de ces analyses et de ces idéologies. On se doit à la prudence dans la transposition des situations américaines et européennes car les centres, les périphéries et les périurbains ne renvoient pas aux mêmes histoires, aux mêmes représentations mentales et culturelles. Les centralités et les périphéries seraient, si l’on ose, fonctionnellement, socialement et ethniquement inversées avec un hymne assez partagé des vertus de la Centralité et des trajectoires et des compositions des centres sensibles aux échelles, aux politiques d’urbanisme (Gaschet et Lacour, 2001).

39 Mais pour que les suburbs soient des laboratoires concrets et mesurables de la démocratie, pour apprécier ce territoire de la classe moyenne qui vote républicain en majorité, il convient de procéder à des classifications plus élaborées puisqu’aucune définition standardisée existe : « ici on va retenir les espaces des familles et les navettes, là on prendra en compte les emplois, l’ethnicité et l’éducation par county, la seule proxy spatiale », The Economist (4 janvier 2020) qui s’appuie sur les trois types de W. Frey de la Brookings Institution : les inner mature suburbs avec un taux de construction du terrain de 75 à 95 %, des outer emerging (25-75 % urbanisés) et les exurbs, moins de 25 %. The Economist précité relève les liens entre les types de suburbs et les niveaux d’éducation supérieurs à partir des earlier et later suburbs de W. Cox correspondant aux mature et emerging suburbs de Frey : traditionnellement les votes républicains restent stables dans les emerging, les exurbs, les petites villes et les bulletins démocrates se concentrent dans les mature mais avec des changements importants dans ceux-ci venant du nombre croissant des populations latino-américaines et asiatiques et pour Frey, c’est dans les suburbs que J. Biden a assuré sa victoire.

40 Ce phénomène de recomposition ethnique des espaces urbains américains sont illustrés quand Glaeser et Cutler racontent l’histoire de Boyle Heights dont Workman, maire de Los Angeles dans les années 1890, a transformé des vignobles en « un quartier ethnique divers et vibrant » et « Boyle Heights est devenu une porte importante pour les mexicains – comme le fut Ellis Island pour les Irlandais » (page 247), comme l’est La Floride aujourd’hui dont le cinquième de la population est née en dehors des États-Unis, méritant « le label d’Ellis Island du Sud », A. Suich Bass, Special Report Florida (2 avril 2022).

3. Les Démons contradictoires de la densité

41 L’histoire alors se répèterait-elle de manière cyclique ? Attraction du centre, répulsion, impossibilité d’y accéder physiquement par la saturation des embouteillages et financièrement par les prix fonciers, avantages des aménités des périurbains notamment pour les classes moyennes jeunes avec enfants, et retour souhaité parfois des personnes âgées en ville. Vieux débat toujours vif sur la ville étalée contre la ville dense, l’urbanisation et la périurbanisation continue ou discontinue, usages et métiers qui imposent une présence régulière dans des locaux dédiées ou ville et des bureaux organisés pour des professions itinérantes et télé-travaillées…

42 La crise sanitaire conduit à revoir avec des regards singuliers, mais pas forcément novateurs ce que les Démons de la densité (page 5), auxquels répondent des Dévots souvent impitoyables du côté des urbanistes et des architectes et des collectivités territoriales (Offner, 2020). Dans leurs interrogations sur le futur de Downtownv, Glaeser et Cutler retrouvent les travaux de Tofler, notamment La troisième vague (1980) marquée par « la place de l’information, l’électronique et le village global » permettant une nouvelle civilisation dont un des effets serait l’affaiblissement des centres des villes et l’attractivité des petites villes et de la vie rurale (page 220). Ces prédictions d’il y a quarante ans qui ont pu paraitre fantaisistes à l’époque, méritent d’être revues à l’aune de la Covid : elle a souligné, renforcé sans aucun doute des tendances en mouvement sans pour autant conduire à des modes de vie et de vivre la ville totalement en rupture : les stades sont à nouveau remplis, les boulevards encombrés et la Rue Sainte Catherine a retrouvé les foules.

43 À redécouvrir Tofler et ses Vagues, on repense aussi à la Théorie générale du développement urbain de Klaassen et al. (1981) reposant sur des « phases d’urbanisation » analysées à partir des mouvements de populations sur deux espaces de référence le core et le ring permettant des combinaisons-type dont le core est la base : l’urbanisation définie par l’arrivée dans le core de population venant du ring ; la suburbanisation où la croissance de la population du ring est plus forte que celle du core ; la disurbanisation par la baisse du core plus forte que les gains du ring et la reurbanisation quand l’agglomération se développe par une croissance du core plus forte que celle du ring pouvant aller avec une extension, un étalement progressif plutôt désordonné (par lotissements et par construction le long des voies de circulation), voir les « schémas magiques » des pages 17, 18, 260, qui m’ont beaucoup servi comme bases d’enseignement. Dans ce même volume, Isard et Reiner examinent le déclin des mégalopoles et le redéveloppement urbain aux États – Unis à partir d’« une analyse des forces évolutives », page 225, fortement marqué par « la redirection de l’activité économique de la frostbelt vers la sunbelt ».

44 On ne discutera pas ici les « définitions » et les « phases » de Klaassen et al., pas davantage leurs compositions et les indicateurs retenus, ni le questionnement qui a pu se faire au tournant du siècle sur la dimension temporelle séquentielle. La métropolisation serait-elle une cinquième phase dont la crise sanitaire aurait favorisé le déclin au profit des villes moyennes ? L’« obsession » de la densité recouvre souvent l’obsession pro ou anti-métropolisation. Tofler toutefois n’a pas eu tort d’écrire que the home as the center of the society (cité page 221).

4. The home as the center of the society

45 La crise a reposé la question des politiques urbaines, du logement car « posséder une maison reste l’idéal résidentiel d’une majorité de Français et « qui dit maison dit souvent pavillon au pourtour, dans ces faubourgs intercalaires ni franchement urbains ni tout à fait ruraux », C. Bordenet (Le Monde, 26 mars 2022), « avoir sa maison à soi (est) un rêve tenace » plus que jamais tendance et qui traverse les océans. C’est ainsi le no place like home que l’on peut entendre for MY home (The Economist, 18 janvier 2020, Special Report: Housing, Shaking the Foundations). Le Coming of Age concernant les millenials, the so called Generation Rent face à la crise préfèrent des maisons aux appartements (The Economist, 26 mars 2022).

46 La Covid pourrait avoir conforté « la revanche du pavillon, le refuge pavillonnaire » suivant P. Krémer qui estime que « souvent boudé, associé au repli sur soi, à la lointaine banlieue, le pavillon connait un retour en grâce sous l’effet du confinement. Avec son jardin et sa “pièce en plus” ce cocon idéal en temps de pandémie séduit même les jeunes générations » (Le Monde, 1-2 novemre 2020). A-L. Carlo confirme ce mouvement dans la visite guidée de la maison post-Covid : « une coquille d’escargot. Un cocon. Un refuge. Il y a différentes manières de définir notre logement en temps de pandémie mais toutes racontent la même chose : le réinvestissement à la fois psychique et matériel d’un lieu où l’on peut enfin souffler au sens propre comme au figuré. Enlever le masque et relâcher la vigilance ».

47 Carlo généralise en notant que les grandes crises épidémiques influencent fortement nos lieux de vie et influencent les politiques d’urbanisme, citant les exemples d’Hausmann, les constructions modernises des années 1920 liées à la tuberculose, et il faudrait ajouter les logements de l’après-guerre et relire les premiers chapitres de Survival : toujours les aqueducs, les quarantaines ou les guerres et des migrations… Aujourd’hui, Carlo retient pour « redessiner l’habitat, la technologie, le retour de l’hygiénisme et le bien-être incluant le confort et la conscience écologique », conduisant à l’intensification de « nouveaux » matériaux, le bois, le béton propre, des modes de ventilation naturelle que les Antilles connaissent par exemple depuis longtemps. Survival rappelle que les constructions des villes ont largement été liées à la capacité à assécher des marais et à maitriser l’eau, la pierre, construire sur pilotis et sur l’eau, l’invention de ascenseurs et des structures métalliques. L’hygiénisme, le confort et la conscience écologique peuvent aller ensemble comme ils peuvent être contradictoires : le chauffage des terrasses des cafés vient d’être interdit.

48 A-L. Carlo mobilise alors designers et architectes pour aboutir à sept principes de la maison post-Covid (les terminologies sont les siennes) : l’entrée protectrice, sorte de « sas sanitaire », le séjour multifonctionnel qui « compartimente », la cuisine essentielle sacrifiée pendant longtemps, le bureau mobile, coin travail dûment dédié, la salle de bain hygiéniste style toilettes d’aéroport mais avec fenêtre, la chambre-cocon, lieu d’isolement de rêve et de l’évasion, et enfin, l’oxygène du dehors assurant à l’image du Japon, des liens permanents dedans-extérieur, tout cela à intégrer dans la production nécessaire de nouveaux logements avec des quotas sociaux dans des opérations d’urbanisme er grande ampleur située souvent dans des zones de friches industrielles intra-urbaines récupérées

49 Ces orientations qui existaient avant la crise sont accentuées alors que « les gouvernements des pays riches auraient commis trois grandes erreurs : « insuffisance de construction des logements que les populations attendent, faiblesse des incitations pour que les ménages orientent leurs argents vers le marché immobilier et enfin, absence d’une structure de régulation contre les bulles immobilières » (Housing Special Report, The Economist, 18 février 2020, page 4).

50 Glaeser et Cutler montrent de manière insistante que tant pour la police, l’éducation et que pour la santé, la crise sanitaire est un révélateur sévère, un facteur aggravant des difficultés de fonctionnement mais surtout des limites, des failles, des antagonismes profonds, historiques, ethniques et structurelles de la société américaine urbaine et de l’Amérique plus généralement. Health Care is sick (page 133) et pour voir les disfonctionnements du système de santé, on peut « suivre le prix » des actes médicaux dans les différents systèmes, suivant que l’on a ou pas une assurance (et son montant) et dans leur représentation fictionnelle, les séries médicales commencent à l’arrivée d’un nouveau malade, par poser cette question qui peut déterminer le type et la qualité des soins. La rationalité n’est pas toujours la logique de base, les coopérations entre hôpitaux et services de ville ne sont pas évidentes, c’est une litote. Tout aussi grave, on ne se préoccupe peu de prévention, et de manière générale, les États-Unis dépensent plus pour des actes comparables dans d’autres pays en particulier au Canada sans que les résultats soient meilleurs. Le Federal par ses programmes se bat souvent dans des quêtes de majorité pour les financer mais comme pour l’école, les réticences des États et des municipalités sont fortes et la Floride est « exemplaire » des refus d’obliger à porter les masques et à la vaccination et se revendique « l’État le plus libre des États-Unis », C. Sprowl. En ce qui concerne la Covid, les États-Unis ont eu une réaction « ni forte ni efficace » (page 149) et il a fallu recourir au marché noir pour certains équipements (page 151).

51 Glaeser et Cutler en fin d’ouvrage préconisent des orientations fortes de ce qui pourraient être un programme politique général concernant respectivement le monde, la nation, les États et les villes.

  • sur le plan mondial, il est urgent de mettre en œuvre une « OTAN de la santé », véritable organisation scientifique, médicale opérationnelle et réactive tant la crise sanitaire a démontré les limites de l’OMS, plus politique, cherchant des équilibres dans des négociations, hésitante et tardive dans ses décisions.
  • sur le plan national, « un plan Apollo en faveur du capital humain » et l’éducation affirmée cause nationale, from the egg to the grave (page 330), tant la Covid a révélé les difficultés et la gravité des espaces et des populations déjà les plus fragiles. Il faut se préparer à de futures pandémies et soutenir des programmes de recherches sur les maladies contagieuses et pas seulement les maladies chroniques connues. La prévention aussi doit être développée conduisant à revoir le fonctionnement des systèmes de santé avec une attention décisive à l’obésité
  • « Les États et les villes doivent réduire leur vulnérabilité et promouvoir des opportunités » en favorisant l’esprit entrepreneurial, les emplois locaux, des innovations dans l’éducation. Villes et États doivent faciliter les implantations d’activités car les gouvernements ont émis des règles (trop) favorables aux insiders qui freinent la concurrence et pénalisent les start-up (page 170). Ces commentaires sont rapides, peu précis et ne sont pas véritablement développés. Les municipalités doivent repenser leurs politiques de développement urbain et de construction de logement souvent très restrictive. Il faut aller vers « une justice pénale plus efficace et plus et plus équilibrée » (page 339) tout en sachant bien que « les bonnes communautés se protègent autant qu’elles le sont par la police », idem.

53 Un des grands mérites de cet ouvrage – en dehors des qualités universitaires assurées par tout l’appareillage scientifique indispensable – est son ton, sa proximité avec son sujet : les auteurs ne se bornent pas à être des observateurs froids, détachés des réalités qu’ils ont vécues et qui les ont marquées comme elles nous ont concernés, angoissés, et imposés de la relativité et de la modestie sur nos façons de vivre, de penser et de « survivre la Ville ». La Covid-19 nous a aussi obligés à la patience, à retrouver la peur de la maladie, la crainte d’en être victime et de la transmettre, elle a imposé les angoisses des fermetures et des interdictions quand on s’était habitué à ce que la Ville soit l’ouverture au monde et l’accès à tous les possibles. Les pandémies que l’on croyait renvoyées aux livres d’histoire et racontées par les grands auteurs classiques que nous ne lisons plus, sont entrées dans la Ville et nous y ont cloitrés.

54 Il est parfois plus aisé d’observer et de commenter les situations des Autres continents, de sociétés, différentes et de leurs politiques, que d’oser se mettre directement devant sa glace. Mais une lecture et des commentaires complémentaires montreraient des ressemblances, des différences, des hésitations, des réussites et des faiblesses que Survival of et in the City soulignent : les situations américaines nous interrogent sur les réactions en Europe et en France. Mais « demain est un autre jour » où l’on ferait ce travail.

55 Pour l’heure, retenons que « tout lien faible met la société en danger, chaque sourire est un cadeau, et un rire partagé est une fête » (pages 321-320) : la Ville et les Visages démasqués. (IV.22).

Références bibliographiques

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  • Frey W, Analyses des dynamiques des populations urbaines (notamment des 29 juin 2012, 20 avril 2020 ; 28 octobre 2021), Brookings Institution.
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  • Lipp L (2022) La voix du lac. Actes Sud.
  • Offner J-M (2020) Anachronismes urbains. Les Presses de Science-po.
  • Pinson G (2020) La ville néolibérale. Puf.
  • Sides H (2020) De sang et de fureur. Paulsen.
Claude Lacour
Université de Bordeaux, BSE, UMR CNRS 6060
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 20/06/2022
https://doi.org/10.3917/reru.223.0501
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