CAIRN.INFO : Matières à réflexion
« Ces bœufs du Nord, ils ne finissent donc jamais ? »
(Réflexion d’un villageois qui habite près d’une piste d’expédition du bétail dans la région de Bertoua, Cameroun.)

1Dans un petit livre publié en 1961 puis réédité en 1972, M. Dupire avait posé les éléments méthodologiques d’une enquête sociologique sur le commerce des produits de l’élevage dans les sociétés pastorales du Sahel. Selon elle, l’étude des comportements économiques des pasteurs constitue le complément indispensable à la compréhension de l’organisation des sociétés pastorales. Dans une autre étude pionnière, A. Cohen [1965] insistait sur les acteurs qui interviennent dans un grand marché d’arrivage des animaux. C’est la cohésion sociale très forte de ces acteurs (maquignons-logeurs-boys d’un côté, bouchers de l’autre) qui assure une garantie financière aux transactions sur le bétail, en permettant notamment une pratique générale du crédit. Depuis ces deux études, l’approche par les acteurs est devenue classique dans les recherches en sciences sociales. Pourtant, les jalons posés par M. Dupire et A. Cohen à propos du commerce du bétail en Afrique ont été peu suivis. Des études comme celle d’A. Join-Lambert et A. Sada Ba [1990] sur les courtiers dans un marché à bétail du Sénégal sont relativement rares. Au contraire, les études économiques et statistiques se sont multipliées, en particulier pour évaluer les conséquences sur ce commerce de la dévaluation du franc CFA. En France, le ministère de la Coopération et l’ONG Solagral ont lancé plusieurs enquêtes économiques sur le commerce du bétail en Afrique. Ces investigations mettent l’accent sur l’organisation du commerce, les fluctuations des prix et des effectifs, les politiques commerciales et douanières des États africains. Elles concernent le commerce du bétail en tant que tel mais elles s’intéressent fort peu aux marchands de bestiaux eux-mêmes. L’approche économiste dominante suppose que la logique du marché commande les décisions des commerçants. À cette idée d’une structure déterminante s’oppose une conception moins passive des acteurs. Les marchands de bestiaux, en particulier, prennent des décisions, non seulement en fonction des prix mais également de leur identité ethnique, des réseaux dans lesquels ils s’insèrent, de stratégies et d’intuitions personnelles. Plus encore que d’autres activités en Afrique, le commerce du bétail est un domaine endogène, relativement peu influencé par des intervenants externes. Son fonctionnement est largement le résultat des décisions prises par les acteurs sur place. Même à l’époque coloniale, les maisons de commerce européennes n’avaient pas réussi à s’introduire dans cette filière, sauf au Cameroun et au Tchad, mais ces opérateurs se sont repliés quelques années après l’indépendance.

2Récemment, des recherches initiées par L. de Haan à l’université d’Amsterdam [Zaal, 1998 ; Quarles, 1999] revalorisent le rôle des acteurs locaux dans le commerce du bétail. Les chercheurs hollandais relancent ainsi des enquêtes et des réflexions sur un domaine relativement négligé par les sciences sociales depuis quelques années. Notre essai de présentation générale concerne les flux commerciaux de bétail orientés vers les régions côtières. À ce « versant » commercial s’ajoutent des expéditions de bétail sahélien vers des pays du Maghreb. Dans sa thèse, J.-C. Clanet [1994] a montré comment un commerce transsaharien de camelins se joue des frontières, des monnaies inconvertibles et des zones désertiques. L’auteur donne l’exemple de caravanes de bétail qui parcourent près de deux mille kilomètres, du Tchad au Fezzan libyen. Ce genre d’expédition de bétail de boucherie est décidé et organisé par des chefs de communautés pastorales. Au contraire, au Niger, le commerce de bétail vers le nord semble échapper aux pasteurs [Grégoire, 1998], Mais, dans les deux cas, le commerce transsaharien de bétail s’inscrit dans un négoce international dont il n’est qu’un élément assez secondaire. Au contraire, le commerce de bétail orienté des zones d’élevage vers les régions côtières d’Afrique de l’Ouest et du Centre joue un rôle de vecteur principal pour tout un ensemble d’échanges.

Les ventes de bétail

3Pendant longtemps, les chercheurs en sciences sociales, surtout les anthropologues et les géographes en France, ont étudié les sociétés pastorales africaines sans accorder beaucoup d’intérêt au commerce du bétail. Le pastoralisme, par son exotisme et ses liens avec la nature, exerce davantage d’attraits que le commerce du bétail, activité qui met en jeu des rapports marchands. Ce désintérêt provient également d’une sous-estimation de son importance. Selon des idées largement admises, le pastoralisme africain correspond à un mode de production qui ne dépend pas de l’économie de marché, donc de logiques capitalistes. Beaucoup d’anthropologues marxistes se sont intéressés, au cours des décennies soixante-dix et quatre-vingt, aux sociétés pastorales parce qu’elles étaient supposées radicalement différentes des sociétés modernes. Ainsi un débat s’est-il institué autour de la notion de « féodalisme pastoral » au sein de l’équipe « écologie et anthropologie des sociétés pastorales » à l’EHESS en France. Devant les nombreuses critiques dont elle a fait l’objet, cette notion n’a pas survécu longtemps [Bourgeot, information orale]. Elle relève de l’illusion d’une économie pastorale qui fonctionnerait en étant fermée sur elle-même. Cette illusion repose sur deux postulats qu’il s’agit d’abord de remettre en cause.

Remises en cause

4Selon une conception longtemps admise, les pasteurs africains répugnaient à vendre leur bétail. Ils s’efforçaient de vivre dans une économie d’autosubsistance à partir des produits de leurs animaux et ils accumulaient un cheptel largement improductif. Cette idée demande à être nuancée, même à propos de l’époque précoloniale. Certes, le bétail entrait peu dans les produits acheminés par les caravanes à longue distance, par exemple entre les pays haoussa et les régions des Ashanti, si ce n’est sous la forme de peaux et de cuirs. Quant aux Peuls du Fouta-Djalon, ils exportaient depuis longtemps des peaux de bovins vers les pays européens [R. Botte, information orale]. Après Y. Person, R. Botte a montré récemment [1999] comment les Peuls du Fouta-Djalon vendaient massivement des bœufs aux armées de Samori puis des Français, à la fin du xixe siècle, afin de se procurer des esclaves. À partir de l’Adamaoua, des commerçants haoussa envoyaient des chevaux mais aussi des bœufs chez les Gbaya et revenaient avec des esclaves. Dès le début du xxe siècle, les échanges commerciaux entre Sahel et régions forestières s’infléchirent selon des directions méridiennes et le bétail prit une place croissante dans les envois vers le sud [Quarles, 1999].

5Bien souvent, les itinéraires et les méthodes des maquignons reprirent, à l’époque coloniale, ceux des anciens trafiquants d’esclaves mais selon des flux généralement inversés. Un commerce du bétail se greffa sur des produits échangés à longue distance (cola, sel, étoffes), en réponse au développement économique de régions côtières. Ainsi, les colonies britanniques (Gold Coast, Nigeria) captaient une grande partie des expéditions de bétail à partir des pays sahéliens, au grand dam des administrateurs français. Ceux-ci avaient le souci de développer les ventes de bétail, au risque parfois de contrarier la politique de protection sanitaire du cheptel, mais en les orientant vers des régions côtières qui relevaient du même pouvoir colonial [Ancey, 1996 : 52]. Dans les années cinquante, la plupart des spécialistes reconnaissaient que, contrairement aux suppositions des débuts de l’ère coloniale, le cheptel n’était pas sous-exploité. En fait, le commerce de bétail contrôlé par l’administration et donnant lieu à des informations statistiques ne représentait qu’une part du commerce réel.

6Plus récemment, des enquêtes d’économistes ont montré que, non seulement des éleveurs vendaient beaucoup d’animaux mais qu’ils surexploitaient leur cheptel. Ce serait le cas des Peuls de l’Adamaoua au début des années soixante [Lacrouts, Sarniguet, 1965]. Ce type de diagnostic devrait résulter d’enquêtes sur de longues durées car les ventes de bétail ne sont pas uniformes, d’une année à l’autre. Il est possible qu’à une année de ventes nombreuses d’animaux succèdent des années de reconstitution de cheptel.

7Une autre opinion largement admise postule que les pasteurs, dans leurs ventes de bétail, n’adoptent pas une véritable logique de marché. Ils ne prendraient pas la décision de vendre en fonction des incitations des prix mais pour répondre à des besoins d’argent. En vendant à des moments de dépression des prix, ils perdraient beaucoup d’argent. Les mises en vente de bétail manifesteraient un comportement irrationnel, du point de vue de la logique commerciale qui privilégie le profit. La question du comportement économique des pasteurs reste controversée et des chercheurs émettent des avis contradictoires à ce sujet. Cette confusion tient en partie à des situations évolutives et marquées de tensions au sein des sociétés pastorales elles-mêmes. D’un côté, il est habituel de constater une ouverture toujours plus grande des pasteurs à l’économie de marché mais, d’un autre côté, la vente d’un animal reste toujours une décision grave qui relève des chefs de famille. Cette attribution tempère la propriété d’animaux par des femmes et des jeunes adultes, même mariés. Or, les responsables familiaux sont d’abord préoccupés d’assurer une rationalité « interne » à leur groupe, par le biais justement des ventes de bétail : couvrir des besoins fondamentaux, ménager des dépenses sociales épisodiques, faire face à des dépenses exceptionnelles. Cette gestion traditionnelle s’oppose à une conduite plus opportuniste, basée sur les fluctuations des prix sur les marchés. Les stratégies de vente de bétail ne changent que lentement.

8Pourtant, les pasteurs peuls par exemple ne sont pas indifférents aux discordances dont ils ont connaissance dans les prix des animaux. En Adamaoua camerounais, ils s’installent de préférence aux environs des grands marchés à bétail, où les prix pratiqués sont plus élevés que sur les petits marchés. Au Nigeria, les Peuls migrent de plus en plus loin vers le sud où les prix sont également plus élevés, par suite de la proximité des centres de consommation [R. Blench, information orale]. En Centrafrique, les difficultés des pasteurs isolés pour vendre les animaux sont souvent mises en avant, parmi les contraintes de l’élevage. Parfois, des éleveurs en mal d’argent se concertent pour constituer des troupeaux que certains d’entre eux acheminent directement à Bangui ou vers des marchés frontaliers du Cameroun. Partout, en Afrique, les éleveurs sont attentifs aux possibilités de vendre rapidement et facilement du bétail, en cas de besoin. De ce point de vue, les sociétés pastorales sont bien intégrées, aujourd’hui, aux économies de marché.

Des modèles de ventes ?

9Des chercheurs s’inscrivent récemment dans une optique opposée à celle d’une autonomie pastorale. Ils estiment que les pasteurs africains sont devenus complètement dépendants des marchés pour vendre leur bétail et couvrir leurs besoins, alimentaires et autres. Dès lors, les données des marchés à bétail peuvent être considérées comme des indicateurs de l’économie pastorale dans son ensemble, notamment en termes de tendances. Il existerait alors des profils « normaux » de ventes de bétail et d’autres qui seraient « anormaux », en s’écartant des premiers à des points de rupture. Ces déviations seraient particulièrement intéressantes car elles indiqueraient des changements, des dysfonctionnements, voire des crises pastorales. C. Hesse [1987 ; 1995] propose ainsi d’utiliser les tendances anormales de marchés à bétail comme des outils d’alerte précoce de la sécheresse en zone pastorale.

10Des études déjà anciennes [Dupire, 1972 ; Bonté, 1968] ou récentes [Zaal, 1998 : 110] ont montré que les marchés à bestiaux en zone sahélienne présentent un profil simple d’activité, avec un maximum de transactions en début de saison sèche et un minimum en milieu d’hivernage. C. Hesse a relevé le même profil alterné au marché de Douentza (Mali), à la fois pour les prix et les effectifs de bétail commercialisés. Il avance l’hypothèse que cette alternance régulière, selon les saisons, d’accroissement et de réduction constitue le modèle de l’activité commerciale en année dite normale. Par rapport à ce modèle, une grave sécheresse se manifeste par trois phases anormales dans le commerce du bétail : d’abord une poussée brutale des effectifs présentés sur les marchés en début de sécheresse, puis un maximum d’animaux vendus mais avec un effondrement des prix en pleine sécheresse, enfin une diminution des animaux à vendre et un redressement très net des prix en phase de postsécheresse. Ces fluctuations exceptionnelles, par leur ampleur, des termes de l’échange entre bétail et produits céréaliers ont été également relevées par plusieurs auteurs [Thébaud, 1988 ; Toulmin, 1994],

11C. Hesse a disposé de données statistiques pour le marché de Douentza pendant les années 1980 à 1986 qui recouvrent une période pastorale « normale » (1980-1982), ensuite une grande sécheresse (1983-1985), puis une période de postsécheresse (1986). Si l’évolution des prix du bétail sur ce marché décroche effectivement des alternances régulières, celle des effectifs présentés sur le marché exprime moins nettement les ruptures d’une crise pastorale. Parmi les observations faites sur les nombres d’animaux présentés et vendus, celles qui entrent en contradiction avec une séquence de sécheresse sont aussi nombreuses que celles qui la confirment. L’auteur en conclut qu’il n’est pas possible d’exploiter les données de marchés à bestiaux pour signaler rapidement une détérioration des conditions pastorales. Cela provient d’une mauvaise qualité des statistiques officielles relatives aux marchés à bétail, comme l’auteur cité l’écrit. Il est également probable que les ventes de bétail ne répondent pas seulement à une logique commerciale. En cas de détresse, les éleveurs évitent le plus possible de vendre des animaux reproducteurs, en recourant à d’autres revenus (agriculture, émigration de quelques membres de la famille). La pluriactivité permet d’échapper en partie à la loi de l’offre et de la demande, alors que, selon l’hypothèse de C. Hesse, cette loi se manifesterait de façon absolue.

12Le calendrier d’alternance d’un maximum puis d’un minimum des ventes de bétail ne se retrouve pas dans toutes les zones pastorales. En Afrique de l’Ouest, ce profil semble spécifique des marchés sahéliens, même si le maximum n’intervient pas partout en même temps. En savanes soudaniennes, un grand marché à bétail de l’Adamaoua connaît plutôt deux maxima annuels de ventes [Douffissa, 1993 : 198], en relation avec les départs et les retours de transhumance. Dans les savanes du Nord-Bénin [Quarles, 1999 : 122], des marchés à bétail ne présentent pas de maximum net mais seulement un creux en hivernage, quand les Peuls agroéleveurs de ces régions sont occupés aux travaux agricoles. Les profils d’activité des marchés à bétail sont donc souvent complexes et il est difficile d’en extraire des modèles.

13Plutôt que des variations de prix et d’effectifs, n’est-il pas préférable de retenir les catégories d’animaux mis en vente pour repérer une détérioration de la situation pastorale ? La plupart des pasteurs vendent des mâles et de vieilles vaches mais ils ne se défont pas volontiers des génisses ni des vaches reproductrices. Une forte présence de ces deux catégories d’animaux sur les marchés fournirait, a contrario, l’indice d’une crise pastorale, de nature écologique ou économique. Quelle est la fiabilité de cet autre critère ?

14En fait, même en situation pastorale dite normale, il existe des pasteurs pauvres qui vendent régulièrement des vaches, voire des génisses, car ils ne disposent pas assez de mâles pour couvrir leurs besoins monétaires. En Adamaoua, les ventes de femelles représentent par exemple la moitié des ventes effectuées par les éleveurs pauvres [Douffissa, 1993]. Les effectifs de vaches mises en vente sur les marchés reflètent donc l’importance relative des pauvres dans la société pastorale. Ces effectifs varient également en fonction de l’orientation de l’élevage. Les pasteurs naisseurs vendent toutes les catégories d’animaux, sauf les génisses et les vaches reproductrices. Au contraire, les agroéleveurs plus orientés vers l’embouche vendent davantage de vaches. Lorsque les deux types d’élevages coexistent, il est difficile d’interpréter la composition des lots d’animaux présentés sur les marchés.

15La mise en vente d’animaux sur les marchés est donc un phénomène complexe. Des relations existent avec l’activité d’élevage mais elles ne se laissent pas appréhender facilement, surtout si l’on procède uniquement à partir des statistiques des marchés. Des enquêtes sur les ventes relevées directement auprès des éleveurs auraient plus de chance de mettre ces liens en évidence. La difficulté consiste alors à répéter ces enquêtes en nombres suffisants pour obtenir des chiffres significatifs.

Les marchés à bétail

16Ils représentent l’un des aspects les plus spectaculaires du commerce de bétail en Afrique : rassemblement dans un désordre apparent de grands effectifs d’animaux, diversité des gens qui vont et viennent parmi le bétail, difficulté pour l’observateur d’appréhender les transactions, grand pittoresque des couleurs, des sons, de la poussière et de l’animation générale. Dans la plupart des régions d’élevage, les foirails sont des lieux importants, connus à de grandes distances et les jours de marchés rythment la vie pastorale. Il serait incomplet d’étudier celle-ci en omettant leur existence. Les besoins monétaires habituels des éleveurs sont résolus en s’y rendant et le recours à la vente d’animaux sur le marché s’accentue en période de crise. La plupart des marchés à bétail manifestent une grande capacité à absorber des afflux d’animaux, même si c’est aux dépens des prix. D’une certaine façon, les marchés permettent aux éleveurs de réguler les effectifs de cheptel par rapport aux pâturages.

17Les marchés à bétail se tiennent à part des autres marchés (marchés céréaliers ou de produits divers), même s’ils sont concomitants. Ils s’en distinguent également par l’ampleur monétaire des transactions. À chaque marché à bétail, l’ensemble des opérations conclues se chiffre parfois par centaines de millions de francs CFA. Ce sont des lieux de circulation de capitaux exceptionnels en milieu rural en Afrique tropicale. Malgré cette importance des flux financiers, les marchés à bétail fonctionnent en dehors des circuits bancaires, en tout cas dans les régions d’élevage. En plusieurs pays, l’autonomie de circulation de ces capitaux s’est accentuée au cours des dernières années, par suite de l’effondrement d’organismes bancaires. Les transactions continuent d’être réglées selon les mêmes pratiques que pour les petites affaires : paiement en espèces, immédiatement après l’accord des partenaires. Il en va autrement sur les marchés d’arrivage où les bouchers ne paient presque jamais au comptant leurs achats.

18Contrairement à la plupart des marchés céréaliers, les marchés à bétail, en particulier les plus grands, sont connectés à des régions lointaines. Les grands centres de consommation de viande bovine se trouvent dans les régions côtières urbanisées, à des centaines ou à plus de mille kilomètres des aires d’élevage. La formation des prix et l’importance de la demande s’établissent en fonction de besoins très éloignés. Cela suppose la circulation d’informations sur des distances inhabituelles. En effet, les autres marchés ruraux africains fonctionnent dans un cadre local ou régional. Seuls quelques produits (noix de cola, poissons séchés ou fumés, oignons…) sont également commercialisés à de grandes distances.

19Malgré l’importance économique des marchés à bétail et l’ampleur géographique des régions desservies, la plupart des marchés se caractérisent par des équipements réduits au minimum : absence de balances pour peser les animaux, de stalles pour les attacher et les contenir, souvent de couloirs pour les traiter, de tableaux pour afficher les cours, de services bancaires pour faciliter les paiements… Le marché à bétail n’est qu’un vaste terrain dégagé, doté seulement de quelques parcs solidement clôturés où les marchands rassemblent les animaux qu’ils viennent d’acheter. À l’animation intense des jours de marché succèdent, les autres jours, le vide et le silence…

L’histoire des marchés à bétail

20Toutes les régions d’élevage ne comportent pas de marchés à bétail. Par exemple, chez les Arabes Choa à l’extrême nord du Cameroun comme chez les Peuls de Centrafrique et de Côte-d’Ivoire, les acheteurs de bétail prospectent en brousse, d’un campement à l’autre, pour constituer progressivement des lots d’animaux qu’ils expédient vers des centres de consommation. Cette situation tient à une activité d’élevage relativement récente, à l’absence d’initiative de l’administration ou à un refus des marchés par la population pastorale.

21En beaucoup de régions, l’existence de marchés à bétail est un phénomène relativement récent. À l’époque précoloniale et même au début de l’ère coloniale, il n’existait de marché à bétail qu’auprès des centres politiques, les chefs protégeant et, en même temps, monopolisant les transactions par personnes interposées. Ensuite, les administrations coloniales se sont efforcées de créer des foires à bétail pour plusieurs raisons : améliorer le ravitaillement des centres urbains côtiers (surtout à l’intention de la population européenne, des militaires et des fonctionnaires), limiter la propagation des épizooties liée aux déplacements supposés anarchiques des troupeaux, contrôler et taxer les activités des riches marchands de bestiaux. En Adamaoua, le nom actuel tikke pour désigner tout marché à bétail dérive de l’instauration d’une redevance sur chaque transaction, matérialisée par la remise d’un ticket. La création et la gestion des marchés à bétail relevaient des agents vétérinaires qui, dans les anciennes colonies françaises, exerçaient des fonctions plus étendues que dans les colonies anglaises.

22Toutes les décisions officielles de création de marchés à bestiaux ne se sont pas soldées par des réussites, certaines étant restées à l’état de projets sur le papier. Cependant, des régions d’élevage sédentaire ont été couvertes à l’époque coloniale par tout un réseau de marchés à bétail, par exemple au Diamaré camerounais. D’autres régions d’élevage approvisionnaient un grand marché qui, lui-même, desservait plusieurs pays côtiers (cas de Pouytenga au Burkina Faso, de Kolokondé au Nord-Bénin). En Afrique de l’Ouest, les marchés à bétail les plus actifs se situaient au sud de la zone d’élevage, lieux bien placés par rapport aux centres de consommation. L’administration coloniale facilitait l’acheminement des troupeaux de commerce par la délimitation et l’aménagement de pistes à bétail, interdites aux cultures sur une certaine largeur. Marchands de bestiaux, convoyeurs et chefs de convois bénéficiaient de facilités spéciales de déplacement, une fois munis de laissez-passer visés tout au long de l’itinéraire.

23Après les indépendances, les marchés à bétail se sont multipliés et diversifiés. De nouveaux marchés sont créés à la fois au nord et au sud des anciens. Au nord, en zone pastorale sahélienne, d’anciens marchés deviennent difficiles d’accès, encerclés par des cultures qui ne respectent plus les emprises des pistes à bétail. Des expéditions se font de plus en plus par camions qui vont chercher leur chargement jusque dans les zones d’élevage, par exemple au Niger. Quant à la création de marchés à bétail au sud, elle accompagne l’extension de l’élevage dans les savanes, notamment dans les zones de culture cotonnière. Par exemple, il n’existait qu’un marché à bétail au Nord-Bénin avant 1960 et dix-neuf en 1996 [Quarles, 1999].

24L’importance des marchés à bétail est variable, leurs activités pouvant se développer comme décliner. Si les pouvoirs publics jouent un rôle décisif pour créer un marché à bétail, le succès de l’initiative échappe largement à l’influence administrative. Le déclin d’un marché peut être provoqué par un refus des éleveurs d’amener leur bétail s’ils estiment que les prix proposés ne sont pas suffisants. Ils soupçonnent souvent les marchands de s’entendre sur les prix pour ne pas se concurrencer. Inversement, les marchands de bestiaux sont sensibles à leur sécurité sur les routes d’accès et aux marchés. Pendant les années soixante-dix, Ngawi était le plus grand marché à bétail du Cameroun (plus de 30000 têtes vendues annuellement), en recevant beaucoup d’animaux de Centrafrique. Mais la prolifération des coupeurs de route (jargina), détrousseurs de nombreux marchands de bestiaux, a entraîné un déclin du marché à la fin des années quatre-vingt. Au nord du Bénin, P. Quarles [1999 : 114] fait état de marchés qui subissent les conséquences de conflits à propos de la destination des taxes perçues sur les transactions. D’autres marchés enregistrent les fluctuations d’aires d’élevage, parfois désertées quand des contraintes sont vécues par les pasteurs comme insupportables.

L’organisation des marchés à bétail

25Il est rare qu’un marché à bétail fonctionne de façon autonome. Chaque marché s’insère dans un réseau commercial qui couvre une aire, des flux de bétail de commerce reliant les marchés. Ainsi, il est fréquent de mettre en évidence une hiérarchie de marchés, fondée sur leurs fonctions et leurs ressorts géographiques :

  • Les petits marchés sont des centres collecteurs de bétail dans un rayon variable. Leur activité peut être irrégulière et seulement saisonnière. Le bétail négocié sur ces marchés locaux est souvent dirigé vers d’autres marchés.
  • Dans les marchés de regroupement et d’expédition à longues distances, les transactions s’opèrent souvent des petits aux grands commerçants.
  • Des marchés relais s’interposent parfois dans une expédition de bétail à longue distance, notamment à des passages de frontière. La succession de plusieurs marchés relais était fréquente dans les commerces caravaniers à l’époque précoloniale, au passage d’une zone écologique à une autre ou d’un espace politique à l’autre.
  • Des marchés d’arrivage près des grands centres de consommation assurent des fonctions d’éclatement des flux de bétail entre de nombreux bouchers et des revendeurs qui desservent des centres secondaires.
Théoriquement, le bétail de commerce parcourt donc tout un itinéraire avant d’arriver aux lieux d’abattage. À ce parcours est liée la notion de « cycle commercial » qui commence par la première transaction sur un animal, se poursuit par sa vente à d’autres commerçants puis à un boucher et termine sa boucle par l’arrivée de l’argent au lieu principal d’expédition de l’animal. Ce cycle est souvent lent dans le commerce du bétail en Afrique, avec un roulement également lent des capitaux engagés.

26La hiérarchie mentionnée entre les marchés à bétail présente seulement un schéma qui ne correspond pas toujours à la réalité. Au Diamaré camerounais, H. Fréchou [1966] avait introduit des distinctions plus fines en tenant compte à la fois des aires géographiques et de l’identité ethnique des acteurs sur les marchés. Pour des aires d’attraction comparables à l’échelle locale des acheteurs et des vendeurs de bétail, il existe ainsi des marchés de redistribution (entre gens de même ethnie) et d’autres de contact (entre gens d’ethnies différentes). Lorsqu’une discordance nette intervient entre l’aire d’origine des vendeurs et celle des acheteurs, les marchés à bétail sont qualifiés autrement : marchés de groupement et d’expédition, marchés de distribution, marchés relais.

27Les distinctions entre les marchés à bétail du Diamaré interviennent à une échelle régionale alors que l’originalité des grands marchés tient à des expéditions lointaines, à une échelle internationale. Ce rôle n’est dévolu habituellement qu’à certains marchés, fréquentés par de grands marchands de bestiaux assurés d’y trouver des effectifs importants d’animaux. Pourtant, F. Zaal a découvert récemment [1998] que les aires d’attraction des marchés à bétail au nord du Burkina Faso ne s’emboîtent pas (ou plus). Il remarque en effet la faiblesse des flux de bétail entre les marchés dans cette zone d’élevage, flux qui étaient assurés par de petits marchands de bestiaux. Il conclut qu’en Oudalan et au Seno du Burkina Faso, la distinction entre marchés de collecte et de regroupement-expédition est en train de s’effacer.

28Il est probable que l’organisation spatiale des marchés en bétail par réseaux est liée à un déplacement à pied des animaux vendus. Au contraire, l’homogénéisation des marchés marque l’influence du mode d’expédition par camions, un moyen de transport souple et permettant de capter les flux d’animaux près de leurs sources.

29Une autre nuance par rapport au schéma précédent d’organisation des marchés à bétail concerne les destinations des expéditions. Celles-ci s’avèrent fluctuantes, selon les situations économiques des régions consommatrices et l’incidence d’autres facteurs (coûts de transport, montants de diverses taxes, conditions d’acheminement). Les marchés d’expédition sont souvent en connexion avec plusieurs marchés d’arrivage dans les pays côtiers. Par exemple, celui de Pouytenga expédie à la fois ou successivement en Côte-d’Ivoire, au Ghana et au Togo. Les changements de destination des expéditions lointaines de bétail caractérisent depuis longtemps le commerce de bétail en Afrique de l’Ouest. En d’autres régions, les choix sont moins nombreux. Par exemple, les marchés de l’Adamaoua camerounais sont en relation seulement avec Yaoundé et Douala. La seule alternative consiste à envoyer du bétail au Nigeria, mais en prenant des risques élevés. Les expéditions de bétail vers Bangui et même le Congo ont cessé à la fin de la période coloniale.

30La possibilité de changer facilement une destination pour une autre fait encore la force de la plupart des réseaux commerçants de bétail [Ancey, 1996 : 273].

Les marchands de bestiaux

31De nombreux projets pour moderniser, rationaliser ou modifier l’organisation du commerce du bétail en Afrique se sont traduits par des échecs. Cette résistance à une réorganisation suscitée de l’extérieur démontre que la loi de l’offre et de la demande ne régit pas seule les transactions sur le bétail. Celles-ci s’inscrivent dans une formation sociale qui ne se réduit pas aux marchands de bestiaux ; elle englobe toute une série d’intervenants liés par des relations de dépendance, de clientélisme, de communauté ethnique ou parentale. L’imbrication du social et de l’économique est particulièrement forte dans le commerce de bétail mais des études récentes [Grégoire, Labazée, 1993] l’ont relevée en d’autres réseaux commerçants africains.

32Des populations ont joué un rôle pionnier dans le commerce de bétail : les Maures, les Dioula et les Jawambe en Afrique de l’Ouest, les Haoussa du Niger au Cameroun, les Arabes en Afrique centrale (Tchad, Centrafrique). De façon significative, ces marchands de bestiaux ne relèvent pas de la même identité ethnique que les éleveurs auxquels ils achètent le bétail, le cas des Jawambe de culture peule mais d’identité non-peule étant tout à fait significatif [Ancey, 1996 : 289]. C’est seulement de façon récente, sauf chez des Peuls du Cameroun, que des marchands de bestiaux sont issus de sociétés pastorales. Le clivage entre pasteurs et marchands de bestiaux conjugue souvent identités ethniques et spécialisations professionnelles, par exemple entre les Touaregs et les Haoussa du Niger, les Peuls Mbororo et les acheteurs appelés Arabes en Centrafrique. Pourtant, l’écart entre les activités dites traditionnelles n’est pas toujours aussi net. Ainsi, les Arabes Choa du Nord-Cameroun sont des éleveurs comme les Peuls mais ils s’engagent aujourd’hui beaucoup plus dans le commerce de bétail que leurs voisins [Requier-Desjardins, 2001].

33En partant de la notion d’économie morale du commerce, P. Quarles [1999 : 37] suggère que la différence d’identité ethnique entre les pasteurs et les commerçants de bétail est une solution à ce qu’il appelle le dilemme du commerçant. Ce dilemme réside dans la contradiction entre l’obligation de dégager du profit et, dans la plupart des sociétés paysannes, celle de partager ses gains au sein de la communauté, c’est-à-dire de réduire sans cesse ses profits. Par la migration et la démarcation vis-à-vis de leur société d’accueil, les marchands ne sont plus contraints de se plier à la seconde obligation. Ils constituent de petites colonies étrangères qui peuvent, dès lors, construire des monopoles commerciaux. Cependant, cette contradiction vis-à-vis du profit ne joue pas complètement dans le commerce de bétail. En effet, pasteurs et marchands de bestiaux étant de religion musulmane, l’islam tolère le profit et l’enrichissement lorsqu’ils sont comme légitimés par la pratique de l’aumône et des manifestations de générosité religieuse.

34Récemment, en même temps que les marchés à bétail se sont multipliés, les marchands de bestiaux se sont diversifiés, notamment dans leur identité ethnique. Par exemple, P. Quarles [1999] a montré comment, au Nord-Bénin, les Haoussa et Yoruba d’autrefois ont été remplacés par des gens d’origine locale : des Bariba, Dendi, Gando et, finalement, des Peuls. À ces substitutions d’identité ethnique se sont ajoutées des modifications économiques, liées à l’évolution générale du commerce de bétail. Des années cinquante jusqu’aux années soixante-dix, la prospérité de cette activité a enrichi de nombreux marchands. Devenus des « doyens », ceux-ci ont maintenu « l’héritage du commerce du bétail » pendant les années quatre-vingt, malgré un contexte de dépression économique [Ancey, 1998 : 270], À partir de la fin des années quatre-vingt, de nouveaux intervenants émergent sur les marchés à bétail. Ils sont plus jeunes, moins riches, plus instables que l’ancienne génération. Les informateurs répètent que les marges bénéficiaires se sont amoindries mais, dans la plupart des régions, les marchands de bestiaux sont devenus plus nombreux qu’autrefois.

35En même temps que l’organisation en réseaux des marchés à bétail tend à se défaire, de nouveaux professionnels opèrent dans le commerce du bétail. Les marchands de bestiaux ne forment plus une corporation aussi fermée qu’autrefois, sauf en quelques régions.

Les cursus des marchands

36Dans sa thèse sur le commerce du bétail au nord du Bénin, P. Quarles [1999] consacre un chapitre entier aux modes d’entrée dans le commerce du bétail. Il distingue trois accès principaux : par lien parental, par apprentissage et par formation personnelle.

37Comme le commerce de bétail est une activité peu ancienne au Nord-Bénin, sa transmission au sein des mêmes familles ne joue que sur deux générations. Le capital financier nécessaire pour ce commerce étant important, les marchands de bestiaux espèrent éviter sa fragmentation au moment de leur succession en associant un de leurs fils, pas nécessairement l’aîné, à leur commerce. D’abord simple berger, le fils choisi prend de plus en plus de responsabilités dans l’affaire familiale dont le capital et le cheptel ne sont pas divisés au moment de l’héritage. Chez les Peuls, la pratique fréquente du pré-héritage du bétail facilite un transfert souple d’une grande partie des biens aux descendants. Ces transferts de moyens économiques aident les jeunes à démarrer rapidement leur commerce. De plus, un père ou un oncle déjà actifs comme marchands de bétail peuvent transmettre à un jeune les savoirs indispensables : apprécier à vue d’œil la valeur des animaux, établir des relations de travail, se familiariser avec des marchés et des pistes à bétail, connaître les règlements et taxes. Au Nord-Bénin, certaines professions exercées par l’un des membres de la famille peuvent faciliter l’entrée d’un jeune dans le commerce de bétail. Parmi ces métiers, P. Quarles cite les bouchers, les marabouts et les fils de chefs. Les connexions entre les activités de bouchers et de marchands de bestiaux sont étroites, beaucoup de bouchers se comportant déjà en acheteurs d’animaux sur les marchés.

38L’apprentissage est un autre mode traditionnel d’accès au commerce du bétail. À part le préhéritage, les modalités de l’apprentissage diffèrent peu du cadre parental : travaux initiaux de gardiennage et de convoyage, engagement progressif dans les achats et ventes d’animaux puis transfert de responsabilités commerciales. La constitution d’un capital commercial est facilitée lorsque le patron avance des prêts qui permettent à l’apprenti de faire fructifier sa petite affaire sous la protection de son tuteur. Les relations entre les deux partenaires sont basées sur un contrat implicite de grande confiance mutuelle, si bien que les apprentis sont souvent des proches de leurs tuteurs. L’apprentissage se distingue du salariat par sa durée relativement longue, la complexité et l’irrégularité de la rémunération, l’importance des relations personnelles entre les partenaires. Au Nord-Bénin, ce mode d’entrée dans le commerce du bétail est cependant en déclin, les marchands de bestiaux répugnant à prendre en charge des apprentis, surtout pour acheter des animaux [Quarles, 1999 : 214],

39Dans la même région, d’autres activités peuvent conduire au commerce du bétail : des commerces comme celui des petits ruminants et des noix de cola mais aussi l’agriculture, en particulier la culture du coton qui a procuré récemment des revenus substantiels. Mais la constitution d’un capital commercial ne suffit pas pour réussir dans le commerce de bétail, il faut aussi acquérir des savoirs. C’est pourquoi les nouveaux marchands commencent par « suivre » (c’est l’expression employée en foulfouldé : tokka) un marchand expérimenté. Cette phase d’initiation ressemble à un apprentissage, si ce n’est que l’associé travaille pour son compte, sans être dépendant financièrement du marchand principal.

40Ces modes d’accès au commerce du bétail semblent spécifiques du Nord-Bénin par leur diversité. Ils caractérisent une région où le commerce de bétail est devenu complexe, au grand commerce à longue distance s’étant ajouté un commerce local pour les besoins de la culture attelée. Dès lors, l’identité des marchands de bétail s’est elle-même diversifiée. En d’autres régions, le commerce de bétail reste orienté vers les centres côtiers et il est encore assuré par des spécialistes. Ainsi, le renouvellement des Jawambe dans le commerce de bétail s’effectue par l’apprentissage de jeunes originaires des mêmes villages au Mali, plus que par succession des propres fils des commerçants sur place. L’apprentissage se prolonge par des associations qui restent hiérarchisées autour d’un patron [Ancey, 1996 : 291],

41En Adamaoua camerounais, l’entrée dans le commerce de bétail peut se faire par d’autres commerces (surtout de vêtements) mais elle est souvent précédée par une période d’apprentissage dans le convoyage des animaux vers les centres de consommation [Boutrais, 1994 : 191]. Ce travail exige en effet une bonne connaissance des animaux, comparable à celle qu’implique le gardiennage des troupeaux. Dès lors, les convoyeurs se recrutent surtout parmi de jeunes Peuls, comme au Nord-Bénin [Quarles, 1999 : 216], En économisant, des convoyeurs achètent quelques animaux placés « dans » le troupeau du patron, de façon à éviter de payer la patente. Au fur et à mesure que les gains augmentent, les animaux commercialisés au compte de ces convoyeurs deviennent plus nombreux. Les modalités de l’arrangement sont alors modifiées : les convoyeurs-marchands participent désormais aux salaires des autres convoyeurs et ils deviennent vraiment associés au patron. Comme ils accompagnent eux-mêmes le bétail de commerce vers le sud, ils contribuent à réduire les risques encourus. C’est un avantage pour le marchand principal qui réceptionne seulement les animaux à leur arrivée. Lorsque les affaires des associés ont pris suffisamment d’ampleur, ils se mettent complètement à leur compte et paient eux-mêmes une patente. Dans ce système, les commerçants ont gravi progressivement tous les échelons de la profession. Aussi, ce sont des gens compétents que leurs employés réussissent rarement à tromper.

42Une fois que les marchands de bestiaux ont acquis une autonomie commerciale, leur cursus n’est pas linéaire, avec un enrichissement régulier et un développement constant de leur affaire. Au contraire, ils connaissent plutôt une succession de réussites et d’échecs. Ces hauts et ces bas sont caractéristiques du commerce du bétail au Bénin [Quarles, 1999 : 199] comme en d’autres régions. Un informateur exprime cette incertitude par une expression peule : yaake feere Don wooka, yaake feere Don yeDa : « des fois, ce sont des pleurs ; d’autres fois, c’est de la joie ».

43L’incertitude dans cette activité est liée à la prise de beaucoup de risques. Dans l’organisation de la filière, les commerçants tiennent une position inconfortable entre les éleveurs qui exigent d’être payés au comptant et les bouchers qui, sauf exception, achètent à crédit. Les risques augmentent de l’amont vers l’aval de la filière commerciale.

44Une fois le troupeau parvenu au marché de destination, le marchand maîtrise souvent mal la situation : manque de confiance dans les bouchers, difficulté de faire attendre les animaux longtemps près de grandes villes, crainte des voleurs de bétail et des bandits. Au contraire, les marchands évoluent dans un milieu social plus familier et plus securise dans les zones d’élevage. Cependant, ici aussi, les risques se sont aggravés récemment. En Afrique centrale (Cameroun, Centrafrique), les régions d’élevage sont maintenant touchées par le phénomène des coupeurs de route. Ces nouveaux bandits de grand chemin s’en prennent surtout aux marchands de bestiaux lorsqu’ils se rendent aux marchés, les poches ou les mallettes bourrées de billets de banque. Les coupeurs de route se recrutent en partie parmi des éleveurs ruinés et expriment une conséquence violente de la crise pastorale. Les bandits d’aujourd’hui remettent d’actualité une caractéristique ancienne du commerce de bétail : son aspect dangereux. Au début du siècle, les convois de bétail étaient armés, à la fois au Niger [Bonté, 1968] et au Cameroun. Aujourd’hui, des marchands de bestiaux en Adamaoua, lassés d’être la cible de vols dans le train, s’organisent pour louer chaque semaine un wagon entier auquel aucune personne inconnue ne peut accéder.

45Activité à risques, le commerce de bétail offre pourtant des possibilités d’affaires fructueuses, avec des prises de bénéfices de 100% ou même 150% [information orale d’un commerçant en Adamaoua], D’après la plupart des informateurs, il conviendrait de classer ces possibilités dans un passé d’économie prospère et d’opérateurs peu nombreux. Actuellement, les bénéfices acquis sur les expéditions à longue distance atteindraient 20% au maximum. L’enrichissement est donc plus lent qu’autrefois et les faillites plus fréquentes. D’un autre côté, il semble que des marchands de bestiaux réussissent des transactions lucratives surtout en début de carrière. Une fois enrichis, ils continuent leur activité de façon plus routinière, en ne progressant plus aussi rapidement. Peut-être est-ce dû à une implication moins personnelle du commerçant qui recourt alors à des intermédiaires dans les achats et les ventes. Dès lors, il est rare qu’ils fassent encore de beaux coups : les inter médiaires prennent moins de risques ou ne sont pas toujours honnêtes.

46L’incertitude liée au commerce de bétail se traduit par de nombreux abandons et faillites. Une petite enquête aux environs de Ngaoundéré, en Adamaoua, a repéré 16 sorties de ce commerce pour 59 marchands actifs. Que deviennent ceux qui cessent cette activité ? Les plus nombreux se consacrent à l’élevage qui est presque toujours une activité associée au commerce de bétail. Quand les affaires marchent mal, le bétail possédé en brousse offre une position de repli. D’anciens marchands de bestiaux se reconvertissent également dans le commerce de marchandises, avec le reste de capital sauvé de la débâcle. Ceux qui sont devenus cultivateurs ou marabouts (5 sur 16) sont vraiment ruinés. Un commerçant ruiné ne se rengage pas comme simple convoyeur, même s’il l’a été dans sa jeunesse, car c’est une activité ressentie comme trop pénible.

47Dans l’ensemble, les anciens marchands de bestiaux qui ont échoué admettent assez bien de le dire. Ils n’éprouvent guère de honte à l’avouer car la réussite dans ce commerce est surtout attribuée à la chance.

Une typologie des marchands de bestiaux

48Des auteurs ont déjà proposé des classifications des marchands de bestiaux en diverses régions. Au Diamaré camerounais, H. Fréchou [1988 : 66] distingue de façon simple les commerçants occasionnels en bétail, puis les petits et les grands commerçants. Au Niger, P. Bonté [1968] opère une classification plus fine des marchands concernés par les bovins, d’après la nature de leur activité commerciale et son ampleur. Il différencie les revendeurs-emboucheurs, les commerçants du Nigeria, les frontaliers, les petits exportateurs et les exportateurs du Nord qui sont de grands commerçants. Récemment, P. Quarles [1999 : 198] établit une classification des marchands de bestiaux au Nord-Bénin en quatre niveaux de richesse d’après des évaluations qualitatives. La distinction est nette entre petits et grands commerçants mais un groupe médian, peu homogène, est divisé par l’auteur en deux sous-groupes. Les petits commerçants sont connus sur place comme des revendeurs tandis que les grands commerçants sont désignés comme tels. Pour l’Adamaoua camerounais, un essai de typologie combine l’activité avec la richesse économique :

  • Le petit commerçant en bétail (baranda) achète et revend rapidement (sooda-sorrita) quelques animaux à chaque opération. Il intervient surtout d’un marché à l’autre de la région, à son compte personnel. S’il expédie vers le sud, il s’associe (Baara : s’appuyer sur, côtoyer) à un grand commerçant. Lui-même ne déclare pas sa profession à l’administration et il l’exerce en cachette, sans payer de patente. Il est théoriquement inconnu des vétérinaires. Il fait du commerce de bétail de façon irrégulière, en menant cette activité de front avec d’autres commerces. Ainsi, un tailleur se rend, en saison sèche, dans une zone de transhumance où il vend des habits aux éleveurs. Avec l’argent obtenu, il achète quelques animaux qu’il place dans le troupeau d’un grand commerçant. Arrivé au marché de destination, il vend lui-même ses animaux. Un autre petit commerçant achète et revend à des bouchers près de Ngaoundéré ou bien il abat lui-même. En fait, il est probable qu’il est surtout boucher, une profession honteuse aux yeux des Peuls. Le commerce de bétail à petite échelle marque la réussite dans un autre type de commerce ou comme intermédiaire. Ces activités commerciales sont souvent complétées par une autre activité : l’élevage mais aussi l’agriculture.
  • Les marchands de bestiaux-boutiquiers associent eux aussi les deux activités (filu na’i, filu kare) mais à un niveau plus important que les précédents. Ils achètent et expédient eux-mêmes des animaux vers le sud du pays. Ce sont donc des marchands de bestiaux (palke’en) autonomes et payant patente. Ils se rendent au marché d’arrivage où, une fois payés par les bouchers, ils achètent des marchandises en gros. Le capital commercial est presque toujours réalisé en bétail ou en marchandises, ce qui le rend moins exposé. La boutique est tenue par un membre de la famille. S’y ajoute toujours au moins un troupeau en brousse.
  • Les commerçants-exportateurs sont spécialisés dans le commerce du bétail, toujours complété cependant par l’élevage. Ils possèdent d’ailleurs beaucoup de troupeaux en brousse. Pour le commerce de bétail, ils sont entourés par tout un réseau de personnes, depuis la collecte des animaux jusqu’à la vente au sud. La plupart de ces grands commerçants sont des citadins. On y rencontre des Peuls mais aussi les descendants des pionniers dans le commerce du bétail : des Haoussa et Bornouans (Kanouri). Certains ont commencé, tout jeunes, par des activités fort modestes : le commerce de la cola, le convoyage d’animaux. Ils ont manifesté une grande ardeur au travail. Par la suite, beaucoup ont associé des fils à leurs affaires, surtout pour contrôler les convoyeurs au cours des trajets vers le sud. Aujourd’hui, ils expédient du bétail par leurs camions personnels qui reviennent avec des chargements de sacs de ciment ou de sel.
  • Des financiers (marBe ceede : possesseurs d’argent) sont impliqués dans le commerce de bétail par les capitaux qu’ils y investissent. Ils font du commerce uniquement par personnes interposées à qui ils confient de l’argent. Les bénéfices sont toujours partagés selon la même règle : deux tiers pour le détenteur des capitaux et de la patente, un tiers pour l’intervenant. En plus de leur intervention dans le commerce de bétail, ils possèdent souvent des boucheries dans le sud, tenues par des gérants. Toutes ces personnes sont apparentées au commerçant-financier ou relèvent du même lignage. La cohésion sociale traditionnelle est transférée dans le commerce moderne.
Quelques constats ressortent de cette hiérarchie économique de commerçants. D’abord, l’élevage en brousse va de pair avec le commerce de bétail : il offre un repli en cas de coups durs et il canalise les investissements effectués à partir des profits. Beaucoup de commerçants en bétail associent un autre commerce à celui du bétail : marchandises ou boucherie. Si l’activité de boucher est dévalorisée en milieu peul, elle est plus neutre au sud du pays. Dès lors, de grands commerçants prolongent leur commerce par la boucherie en régions consommatrices ; cela leur évite d’avoir à passer par des bouchers, le maillon faible de la filière. Les marchands de bestiaux essaient donc de combiner plusieurs commerces et, pour les plus modestes, de se ménager des reconversions, indice du caractère aléatoire de cette activité.

49D’un autre côté, le commerce de bétail a suscité, notamment en période de prospérité économique, un enrichissement rapide de marchands. Une bourgeoisie d’affaires, certes peu nombreuse, s’est ainsi constituée dans les villes des régions d’élevage. C’est dans le commerce du bétail que s’y recrutent les attaajiri’en, également connus comme les alhaaji au Nord-Cameroun, avant qu’ils ne diversifient leurs activités. La richesse par le commerce du bétail demeure cependant fragile, nombre de riches marchands finissant par être ruinés. Les héritiers des marchands de bestiaux les plus prospères réussissent rarement comme leur père. Ils dilapident leur fortune et, de toute façon, ils changent souvent d’activité.

Autour des marchands de bestiaux

50Les groupes sociaux concernés par le commerce de bétail ne se limitent pas aux marchands de bestiaux. Autour d’eux gravite tout un monde d’associés, d’aides, de clients, de dépendants… D’un côté, les intermédiaires rendent les procédures plus compliquées ; de l’autre, ils limitent les risques inhérents à ce commerce. D’après P. Quarles [1999 : 211], en tissant de véritables réseaux autour de leur affaire, les marchands de bestiaux pallient des déficiences liées à l’organisation de ce commerce. Les réseaux commerciaux jouent donc un rôle essentiel et participent, au même titre que la capacité économique, à la richesse des marchands de bestiaux. C’est grâce à ces réseaux que les étapes du commerce sont mises en œuvre, que des réductions de dépenses sont effectuées.

51Dans ces nœuds de relations, P. Quarles propose de distinguer les réseaux de travail et ceux d’affaires. Les premiers concernent les opérations de rassemblement, de gardiennage et de convoyage des animaux jusqu’au marché de destination. Pour ce faire, le marchand de bestiaux peut recourir à des personnes de statut différent : des membres de sa famille, des apprentis, enfin des salariés. Au Nord-Bénin, il semble que le rassemblement, le gardiennage et le convoyage des animaux entraînent des recrutements différents. En Adamaoua camerounais, toutes ces tâches sont souvent accomplies par les mêmes personnes : les convoyeurs (waynaaBe cogge : bergers d’animaux de commerce).

Les convoyeurs de bétail

52Le convoyage représente la phase principale, la plus longue en durée et la plus délicate dans la conduite du bétail de commerce. Au Nord-Bénin, les données de P. Quarles [1999 : 214-215] montrent que, pour cette opération, les marchands de bestiaux associent des membres de la famille (gage de confiance) à des salariés qui détiennent la compétence. En Adamaoua, l’envoi de bétail à pied vers le sud du Cameroun représente toute une expédition qui dure environ un mois.

53Dans cette région, les convoyeurs sont surtout des Peuls : fils d’éleveurs pauvres ou jeunes en rupture de ban avec leur famille. Sur 73 convoyeurs inventoriés au cours d’une enquête aux environs de Ngaoundéré, un seul n’est pas d’origine peule. La majorité sont des Foulbé, répartis de façon assez égalitaire entre des lignages anciens dans la région et d’autres d’installation relativement récente. Cependant, les Peuls dits de brousse (les Mbororo) s’engagent peu souvent dans cette activité. Chez les Foulbé, de vives tensions existent entre les générations ; elles aboutissent souvent à la fuite des jeunes du domicile parental. Le convoyage de bétail de commerce offre une échappatoire à ces jeunes [Boutrais, à paraître]. Même sans conflit familial, les héritages de bétail n’intervenant qu’au décès du propriétaire, des jeunes quittent assez vite le domicile parental pour tenter de faire fortune. Ils s’engagent d’abord comme bergers salariés puis comme convoyeurs car cette activité est réputée procurer beaucoup d’argent et vite.

54C’est l’attrait du gain qui pousse donc de nombreux jeunes à devenir convoyeurs. De fait, après un mois de convoyage en moyenne, ils sont payés à l’arrivée et se trouvent nantis d’une somme d’argent qui leur est inhabituelle. Mais les occasions de dépenses sont également nombreuses si bien qu’au retour, il ne subsiste plus grand-chose de l’argent gagné. Les profits (empani) acquis par les convoyeurs font l’objet de nombreuses discussions au sein des sociétés pastorales, d’autant plus qu’il s’agit d’un travail réputé difficile. Il n’est pas évident de maintenir groupés des animaux qui ne se connaissent pas, de les faire marcher au lieu de paître, de les faire se ranger le long des routes pour laisser le passage aux véhicules.

55En plus des gains escomptés, des jeunes s’engagent comme convoyeurs par esprit d’aventure et de découverte, notamment par attrait des grandes villes. Une fois nantis d’argent, des convoyeurs mènent une vie dissolue au sud du pays. Certains, pourtant mariés, ne reviennent plus chez eux mais se font une nouvelle vie.

56Parmi les convoyeurs, les uns vont et viennent entre les marchés de la région d’élevage tandis que d’autres acheminent du bétail au loin. Les premiers sont désignés en Adamaoua waddooBe na’i : ceux qui amènent le bétail. Ils prennent en charge des animaux achetés aux marchés locaux et les conduisent vers un centre de regroupement mais ils ne vont pas plus loin. Cela implique seulement quelques jours de marche. La rémunération, calculée par tête de bétail, reste modeste. Ces convoyeurs locaux, des hommes relativement âgés, cultivent en même temps et ne peuvent pas s’absenter longtemps de chez eux.

57Des convoyeurs à longue distance sont sensibles aux mêmes contraintes. Pour cette raison, ils ont une activité saisonnière dans le commerce de bétail, en alternant des travaux agricoles en saison des pluies et le convoyage en saison sèche. D’autres adoptent le même rythme saisonnier parce que le convoyage leur est trop pénible en saison des pluies. Cet engagement saisonnier convient cependant mal dans les régions qui expédient surtout du bétail en saison des pluies.

58Les convoyeurs à plein temps se recrutent souvent parmi de jeunes célibataires dont les attaches familiales sont ténues. Se trouvant presque toujours en déplacement, certains n’ont même pas de maison à eux dans les centres de départ. Ils y prennent une chambre en location ou sont hébergés par des amis. Pour ces jeunes, être convoyeur marque une période transitoire, avant le mariage qui entraîne l’arrêt des déplacements. L’ancien convoyeur se reconvertit alors dans une activité sédentaire : boutiquier, intermédiaire sur le marché à bétail mais il retourne rarement s’engager comme berger en brousse.

59La plupart des convoyeurs ne se contentent pas d’acheminer les animaux d’un marchand ; ils se livrent également à de menues activités commerciales à leur compte. La plus modeste consiste à acheter des marchandises au sud pour les revendre au retour, dans la région d’élevage. Au fil des années, des convoyeurs s’impliquent de plus en plus dans le commerce de bétail, selon une stratégie qui peut les mener jusqu’à créer leur propre affaire.

60Le convoyage salarié réserve déjà, par lui-même, des possibilités de promotion. Des convoyeurs compétents et jouissant de la confiance des employeurs deviennent responsables de convois. Désignés d’ailleurs convois en Adamaoua, ils ont plusieurs attributions : se présenter aux postes vétérinaires pour le laissez-passer, négocier avec les villageois victimes de dégâts, acheter de la nourriture et vendre en cours de route les bêtes incapables de continuer le voyage. De la façon dont les animaux sont acheminés par les chefs de convoi dépend leur état à l’arrivée. Des chefs de convoi réputés sont très recherchés par les marchands. Certains sont attitrés à un marchand de bestiaux. Cette prise de responsabilité se prolonge parfois dans l’achat ou la vente d’animaux pour le compte du patron. Des convoyeurs-acheteurs et/ou vendeurs travaillent ainsi pour le même marchand durant de nombreuses années. Dans ce cas, des relations d’association se substituent à celles de salariat.

61Le convoyage de bétail de commerce a longtemps été perçu comme une possibilité de promotion offerte aux pauvres dans les sociétés pastorales ou aux jeunes gens ambitieux. L’idéal, pour un convoyeur, consiste à devenir lui-même marchand de bestiaux. Cela implique un apprentissage du commerce et un sens aigu de l’épargne. Une autre perspective, tout aussi valorisée, débouche sur la constitution d’un troupeau d’élevage. Certes, c’est une longue entreprise qui exige de la volonté personnelle et une assistance familiale pour la garde des animaux mis de côté. Des réussites n’ont abouti qu’au terme de dix à quinze ans de convoyage et d’épargne. Aussi est-il habituel d’entendre des pasteurs dénigrer tel jeune parti comme convoyeur : o yiDi o waanca meere – « il veut simplement se promener (inutilement) ». La remarque manifeste un scepticisme quant à ses chances de réussite mais elle montre surtout une amertume devant la sortie du jeune du monde pastoral.

Les intermédiaires

62Beaucoup de personnes sont actives sur un marché à bétail. En Adamaoua, les sukaaBe palkeen (aides des marchands de bestiaux) assistent leurs patrons pour diverses tâches : achat, contention et gardiennage des animaux. Les soodooBe na’i ou madugaï (collecteurs de bétail) achètent avec l’argent et pour le compte d’un marchand qui les rétribue par un forfait. Les kora’en marquent à la peinture le bétail acheté, le prennent en charge (comptage, acquisition du laissez-passer) et l’acheminent parfois vers un autre marché.

63Parmi ces intervenants, les intermédiaires ou courtiers {dilaalïen ou cakayna en Adamaoua) sont les plus présents. Les courtiers se distinguent des acheteurs (soodooBe ou mbowraaBe) qui travaillent pour le compte de patrons. Eux interviennent à titre personnel en s’interposant entre les éleveurs et les divers acheteurs pour négocier les prix des animaux qu’ils prennent en charge à leur arrivée au marché. Si l’éleveur accepte le prix proposé à l’acheteur, l’affaire est conclue et le courtier reçoit une commission, de l’éleveur ou du marchand ou des deux à la fois. En fait, ces entremetteurs sont souvent soudoyés par les marchands pour leur permettre d’acheter à bas prix.

64Les courtiers se disent des « gens du marché » dont ils connaissent tous les rouages. Indispensables pour les transactions, ils sont pourtant mal perçus par leurs partenaires. Dans les sociétés pastorales, on estime qu’ils n’exercent pas un véritable métier. En langue haoussa, cakayna désignerait toute petite occupation dépréciée. De fait, les courtiers sont des gens pauvres qui vivent mal des commissions reçues. Cette dévalorisation des principaux acteurs sur les marchés à bétail se retrouve partout en Afrique de l’Ouest [Join-Lambert, Sada Ba, 1990], Elle est liée à un recrutement parmi des groupes tributaires dans la société peule ou même parmi d’anciens esclaves. En Adamaoua, ce sont des citadins pauvres, surtout des Haoussa.

65La déconsidération à leur égard explique, en partie, les mesures administratives discriminatoires prises à leur encontre. En interdisant leur activité, elles en ont réduit le nombre sur les marchés mais des courtiers se présentent maintenant comme de petits commerçants (baranda). En fait, ils sont autant cakayna que baranda et ils passent constamment de l’un à l’autre rôle.

66Des auteurs [Dupire, 1972 ; Bonté, 1968] ont déjà mis en avant la fonction sociale de ces courtiers en bétail. Ils jouent un rôle de garants de l’origine non-volée des animaux présentés au marché et de témoins des ventes. Par leur présence permanente sur les marchés, ils assurent la bonne foi et la mémoire des transactions. D’autre part, cette activité permet à des personnes défavorisées de tirer quelques ressources du commerce de bétail.

Les logeurs

67Aux marchés de destination, les « logeurs » (mai gida en haoussa) prolongent le contexte de confiance assuré par les courtiers en amont de la filière. A. Cohen [1965 : 10] a déjà montré qu’au-delà de l’hébergement des marchands de bestiaux, les logeurs jouent un rôle essentiel d’intermédiaires et de garants pour les dernières transactions.

68Mais, contrairement aux courtiers dans l’achat d’animaux, ils jouissent d’une position sociale privilégiée dans les petites communautés émigrées en régions forestières. L’administration a parfois tenté d’organiser et de réglementer leur activité mais elle n’a guère prétendu la court-circuiter.

69Des auteurs [Cohen, 1965 ; Agier, 1983] ont souligné l’appui fourni par les logeurs aux marchands de bestiaux arrivés à destination. Au Cameroun, l’administration a pourtant supprimé ce qu’elle considérait comme un autre écran dans les négociations entre marchands et bouchers. Dès lors, un seul intermédiaire fut désigné dans chaque marché terminal. On lui donna l’appellation de sarkin pawa responsable des bouchers, selon la titulature traditionnelle chez les Haoussa et les Foulbé. Les résultats de cette réforme furent inégaux. À Nkongsamba, grand marché de l’Ouest-Cameroun, le « logeur » a tenu efficacement son rôle. Tous les marchands recouraient à ses services, en lui versant ce qu’ils voulaient comme commissions. Il garantissait les transactions et recevait l’argent des bouchers qui avaient acheté à crédit, en se chargeant de le transmettre aux marchands. Il offrait une protection face à la grande instabilité des bouchers sur la place : faillites, changements de noms pour échapper au fisc…

70Au contraire, à Yaoundé, l’intermédiaire a mal rempli ses fonctions et suscité l’hostilité des marchands comme des bouchers. Des affaires de corruption furent portées jusqu’à la présidence de la République. Après la destitution de l’intermédiaire, les marchands disent qu’ils ont traité directement avec les bouchers. En fait, ceux qui ont des affaires importantes ont installé des vendeurs au sud : souvent l’un de leurs fils ou un « convoi » en qui ils ont confiance. Par exemple, le plus riche marchand de bétail à Ngaoundéré peut envoyer trois vendeurs au sud : un frère, un neveu ou un fils. Ils se relaient pour réceptionner les animaux et les vendre dans les meilleures conditions. Les autres marchands recourent à des « amis » du quartier la Briqueterie.

71Les marchands de bestiaux ont tissé des réseaux de points d’appui en régions de consommation, grâce aux petites colonies musulmanes établies là-bas. Ainsi le vendeur d’un maquignon dispose-t-il de plusieurs logements. Soit il descend chez un ami de son père à la Briqueterie, soit il décide d’aller plus loin. Il s’installe alors dans une maison achetée à Ebolowa ou il se rend chez un ami qui est boucher à Sangmélima. Partout, il connaît les bouchers, ceux qui paient bien et les autres. Les marchands ne sont plus à la merci des bouchers comme autrefois.

72D’un autre côté, les pratiques commerciales de certains bouchers ont évolué vers plus de transparence, à la faveur d’assises financières plus solides. Des bouchers ont désormais des comptes bancaires et utilisent le paiement par chèques. De façon curieuse, des marchands de bestiaux entretiennent maintenant de meilleures relations commerciales avec des bouchers bamiléké qu’avec des Haoussa. Les marchands prennent l’habitude de se rendre aux guichets des banques dans les villes du sud. Mais, lorsqu’il s’agit de transférer l’argent vers le nord, ils préfèrent s’en charger eux-mêmes, en voyageant à deux pour ne pas être dévalisés…

Commerce de bétail et pastoralisme

73Le commerce de bétail est une activité qui requiert à la fois des moyens financiers, des réseaux sociaux et des compétences. Ancré dans l’élevage, il s’est pourtant largement développé en dehors des sociétés pastorales.

74Les pasteurs, en particulier les Peuls, ont eu pendant longtemps honte de travailler pour quelqu’un d’autre et de subir un rapport de dépendance. Ils reconnaissaient également ne pas « connaître » le commerce de bétail. O anndaa : « il ne sait pas (faire le commerce) » est une explication souvent avancée pour rendre compte de l’activité uniquement pastorale (ou maraboutique) d’un Peul. Or, ce savoir est indispensable, non seulement au moment de l’achat des animaux mais surtout lors de leur revente. C’est à ce moment délicat que le marchand fait preuve de savoir-faire ou qu’il perd de l’argent (do’a : tomber, perdre). Enfin, les pasteurs manifestent souvent une attitude méprisante à l’égard de ceux d’entre eux, notamment les jeunes, qui se lancent dans le commerce de bétail. Pour eux, ce sont des bons à rien qui veulent « se promener » (waanca), au lieu de s’occuper du bétail, la seule vraie occupation. Nombre de marchands de bestiaux devenus prospères ont commencé leur carrière de façon fort modeste et, surtout, par une rupture avec leurs parents. La vie et les préoccupations dans le commerce de bétail ne s’accommodent guère des impératifs pastoraux. Pour des jeunes dans la société pastorale, le commerce de bétail signifie l’aventure, la liberté et l’accès à la modernité. Au contraire, les pasteurs accordent une grande valeur aux pratiques et à l’expérience du passé. Un jeune Peul engagé comme convoyeur exprime cette contradiction : ko mi yiDi, Be ngiDaa : « ce que je voulais, ils (les parents) ne le voulaient pas ».

75Le clivage entre l’élevage et le commerce de bétail existe surtout chez les pasteurs nomades mais il s’atténue chez les sédentaires. L’une des conséquences peu mise en avant de la sédentarisation concerne le rapprochement entre les deux activités : les éleveurs sédentaires s’ouvrent au commerce de bétail et les marchands font appel à eux pour le gardiennage du bétail. Mais c’est par le convoyage du bétail de commerce que les éleveurs sont vraiment initiés à l’autre activité. En même temps, leurs compétences dans la conduite des animaux peuvent s’exprimer complètement. Le travail de convoyage n’est pas très différent de la transhumance ou de la conduite quotidienne du troupeau vers les meilleurs pâturages. Des marchands ne reconnaissent-ils pas qu’à leur arrivée au sud, des troupeaux sont en meilleur état qu’au départ ? Cette réussite contredit tout ce que répètent les rapports des experts à propos des conséquences négatives de l’acheminement à pied des animaux : amaigrissement, fatigue, perte de valeur bouchère…

76Par le convoyage à pied du bétail de commerce, des fils d’éleveurs tissent des relations avec « les gens des marchés » et s’introduisent progressivement dans le monde des marchands. C’est une entrée dans ce commerce par une phase qui lui est essentielle, donc un vrai apprentissage. Le convoyage offre des possibilités de promotion par une sélection des volontés les plus fortes. Alors que le pastoralisme est un système de production qui exclut d’anciens pasteurs ruinés, le commerce de bétail récupère et intègre une partie de ces gens. Une symbiose s’établit alors entre les deux systèmes. En effet, la réussite dans le commerce de bétail se traduit de façon privilégiée par des investissements dans l’élevage. La boucle est alors fermée : des jeunes, exclus de l’élevage par la pauvreté, font fortune dans le commerce de bétail et réintègrent, plus tard, le monde de l’élevage en tant que propriétaires de troupeaux.

77Les liens entre le commerce de bétail et l’élevage se sont donc établis à la faveur des expéditions de bétail à pied sur de longues distances. Cette opération nécessite l’embauche d’une main-d’œuvre nombreuse pour des périodes relativement longues. En zone sahélienne, les grandes sécheresses des années soixante-dix et quatre-vingt ont eu comme conséquence d’augmenter le nombre de candidats pour le convoyage. Au contraire, le développement actuel des transports d’animaux par camions entraîne une réduction des embauches ; les marchands n’emploient plus qu’un convoyeur par camion pour surveiller les animaux et éviter qu’ils se piétinent. Le voyage dure un jour ou deux au maximum. Dès lors, de nombreux fils d’éleveurs ne peuvent plus compter sur cette alternative au pastoralisme, alors même que leur refus de l’activité paternelle s’exacerbe. La réduction du convoyage à pied du bétail de boucherie entraîne des conséquences sociales comparables à la raréfaction des caravanes du commerce transsaharien. Dans les deux cas, ces activités ouvraient les sociétés pastorales au commerce. La disparition de ces complémentarités ou alternatives n’est-elle pas l’une des raisons de l’insécurité et du banditisme qui sévissent aujourd’hui dans plusieurs régions pastorales ?

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Résumé

Les recherches en sciences sociales n’ont pas accordé un grand intérêt au commerce du bétail en Afrique subsaharienne. Cela tient sans doute à des présupposés selon lesquels les pasteurs vendraient peu d’animaux et, lorsqu’ils le font, ils n’adopteraient pas une logique de marché. Selon un point de vue opposé, les ventes de bétail en zones d’élevage évoluent de façon régulière et sont susceptibles de donner lieu à des prévisions. Face à ces deux conceptions réductrices, il s’agit de montrer que le commerce du bétail en Afrique noire n’est pas seulement une filière mais un système social complexe. La présentation porte sur des lieux privilégiés de ce commerce (les foirails) et ses acteurs: les marchands de bestiaux mais aussi toute une série d’intervenants. C’est, en particulier, comme convoyeurs de bétail que des fils d’éleveurs peuls réussissent à s’introduire dans ce commerce en Adamaoua et à faire ainsi le lien entre deux activités qui sont en symbiose.

Mots-clés

  • Afrique centrale
  • Afrique de l’Ouest
  • ventes de bétail
  • foirails
  • marchands de bestiaux
  • convoyeurs
  • intermédiaires

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Jean Boutrais [*]
  • [*]
    Directeur de recherche, IRD.
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/01/2012
https://doi.org/10.3917/autr.019.0049
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