CAIRN.INFO : Matières à réflexion
« Qu’il soit permis d’écrire les noms comme ils se prononcent, pour épargner aux lecteurs l’aspect des fortifications de consonnes par lesquelles la langue slave protège ses voyelles, sans doute afin de ne pas les perdre, vu leur petit nombre. »
La Fausse Maîtresse, II, 195.

1 Balzac aimait les noms propres, géographiques ou patronymiques, qui furent souvent pour lui une façon de s’immiscer subrepticement à l’intérieur d’énoncés objectifs. Dès 1834, dans La Recherche de l’Absolu, il a puisé dans l’effet d’étrangeté lié aux noms polonais et souligné le plaisir intime qu’il y prenait : « Je me suis amusé comme un enfant à nommer un polonais M. de Wierzchownia [...] Vous ne sauriez croire comme ce nom imprimé me fascine » (LH, I, 171). Même remarque en 1842 dans une lettre du 12 juillet à Ève Ha?ska : « [...] La Fausse Maîtresse où j’ai fait reluire le nom de Rzewuski au milieu de ceux des plus illustres familles du Nord avec une joie d’enfant ! » (LH, I, 592). Rzewuski était le nom de naissance de Mme Ha?ska. La Fausse Maîtresse commence dans une véritable jubilation onomastique : « Le comte Adam appartient à l’une des plus vieilles et des plus illustres familles de la Pologne, alliée à la plupart des maisons princières de l’Allemagne, aux Sapiéha, aux Radzivill, aux Rzewuski, aux Czartoriski, aux Leczinski, aux Iablonoski, aux Lubermiski, à tous les grands Ki sarmates » (II, 196). En 1847, dans L’Initié, le personnage de fiction, Vanda de Mergi, comtesse Sobolewska par sa mère, est la petite-fille d’un général polonais que Balzac appelle Tarlowski. Les Polonais de Paris se retrouvaient à l’hôtel Lambert, dans l’île Saint-Louis, que le richissime prince Adam Czartoryski, très mal vu des autorités russes, avait acheté en 1842. C’est à ce groupe que le père de Vanda fait allusion dans le roman, devant Godefroid : « La Pologne a souvent fourni de ces êtres singuliers, mystérieux, dit l’ancien magistrat. Aujourd’hui, par exemple, outre ce médecin, nous avons Hoëné Wronski, le mathématicien illuminé, le poète Mickievicz, Towianski l’inspiré, Chopin au talent surnaturel. Les grandes commotions nationales produisent toujours des espèces de géants tronqués. » (VIII, 385).

2 Je propose de relire L’Initié à la lumière de l’itinéraire polonais de Balzac, avant et après son premier séjour en Pologne, à Wierzchownia, en 1847. Biographie et chronologie de l’écriture interfèrent et s’éclairent mutuellement.

L’IMAGINAIRE POLONAIS CHEZ BALZAC AVANT 1847

3 Prologue (1841). Le premier roman polonais, La Fausse Maîtresse, fait du héros, le comte Thaddée Paz, bien que polonais, le champion de l’amour platonique – le contraire de « l’inconsistance du caractère sarmate » (II, 198) incarné par son ami Adam, le mari de Clémentine du Rouvre. Son abnégation a quelque chose de surhumain qui met Clémentine mal à l’aise : « elle démêlait en Paz une sorte de servitude volontaire. Cette idée n’allait pas alors sans une sorte de mésestime pour un amphibie social, un être à la fois secrétaire et intendant, ni tout à fait intendant ni tout à fait secrétaire, quelque parent pauvre, un ami gênant » (II, 206). Il se laisse néanmoins deviner in fine par la femme qui est devenue son idole. Lorsque la passion amoureuse devient excessive, à l’image de la passion de Goriot pour ses filles, Balzac la qualifie de maternelle. Par amour, comme Bette plus tard, vraie « parente pauvre », Paz se transforme en régisseur, avec une dimension fétichiste très balzacienne : « Il pouvait panser lui-même le cheval qu’elle allait monter, se dévouer à l’économie de cette splendide maison [...] » (II, 230). Dans Le Siècle, le feuilleton étant propice aux jeux de mots, le dernier chapitre était intitulé : Paz partout. Et de qui finalement, d’Adam ou de Clémentine, Paz est-il amoureux ? Le lien indéfectible entre les deux hommes s’est noué à la guerre, comme il arrive souvent, au moins dans les fictions. Adam raconte : « Allons le chercher ! dis-je à mes cavaliers. [...] Quand on a repêché un homme dans le Styx, on y tient. Ce nouveau danger de Paz me fit tant de peine, que je me laissai prendre avec lui dans l’intention de le servir. [...] j’emmenai Paz en France. En de pareilles adversités, deux hommes deviennent frères » (II, 207-208). Le lien entre la guerre et l’homosexualité est très joliment dit : « Quand on a repêché un homme dans le Styx, on y tient. » Le personnage du domestique polonais de Maxence Gilet dans La Rabouilleuse, Kouski, sera la version populaire de cette amitié virile.

4 Le manuscrit de La Fausse Maîtresse (Lov, A 74) a été rédigé très rapidement, d’un seul jet, en novembre-décembre 1841, au terme d’une année de quasi-silence entre Ève et Honoré. Par une lettre reçue le 5 janvier 1842, Balzac apprendra la mort de Venceslas Ha?ski, survenue en novembre 1841. Roman de la séparation et de la compensation, La Fausse Maîtresse est aussi un hymne à la Pologne, terre interdite, désirée, fantasmée. En 1843, Balzac pourra commencer à s’en approcher en allant rejoindre Ève Ha?ska à Saint-Pétersbourg.

5 1846 : La Cousine Bette. Balzac fait à nouveau jouer le rôle du prince charmant à un noble polonais, mais Venceslas Steinbock est artiste et pauvre :

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« C’est une manière de Polonais, un réfugié... — Un conspirateur... s’était écriée Hortense. Es-tu heureuse !... A-t-il eu des Aventures !... — Mais il s’est battu pour la Pologne. Il était professeur dans le gymnase dont les élèves ont commencé la révolte, et comme il était placé là par le grand-duc Constantin, il n’a pas de grâce à espérer... — Professeur de quoi ?... — De beaux-arts !... — Et il est arrivé à Paris après la déroute ?... — En 1833, il avait fait l’Allemagne à pied... » (VII, 88).

7 Dans la lettre qu’il laisse sur sa table lorsqu’il a eu l’intention de se suicider, Steinbock évoque les paroles désespérées du patriote polonais Tadeusz Ko?ciuszko (1746-1817) : « Je suis le comte Wenceslas Steinbock, né à Prelie, en Livonie. Qu’on n’accuse personne de ma mort, les raisons de mon suicide sont dans ces mots de Kosciusko : Finis Poloniae ! » (VII, 110-111). Vision de la Pologne par un petit bourgeois parisien : « Des gens qui veulent mettre l’Europe en feu, dit le pacifique Rivet, ruiner tous les commerces et les commerçants pour une patrie qui, dit-on, est tout marais, pleine d’affreux Juifs, sans compter les Cosaques et les Paysans, espèces de bêtes féroces classées à tort dans le genre humain. Ces Polonais méconnaissent le temps actuel. Nous ne sommes plus des Barbares ! » (VII, 153). Longues considérations sur le caractère slave en général et polonais en particulier :

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Aussi le Polonais, la plus riche fraction du peuple slave, a-t-il dans le caractère les enfantillages et l’inconstance des nations imberbes. [...]. L’homme prend toujours quelque chose des milieux où il vit. Sans cesse en lutte avec les Turcs, les Polonais en ont reçu le goût des magnificences orientales ; ils sacrifient souvent le nécessaire pour briller, ils se parent comme des femmes [...]. Aussi, le Polonais, sublime dans la douleur, a-t-il fatigué les bras de ses oppresseurs à force de se faire assommer, en recommençant ainsi, au dix-neuvième siècle, le spectacle qu’ont offert les premiers chrétiens (VII, 255-256).

9 Le 13 octobre 1846, il a assisté au mariage d’Anna Ha?ska, à Wiesbaden, avec le comte Georges Mniszech. Balzac, qui le connaissait depuis deux ans, venait de lui offrir la dédicace de Maître Cornélius dans l’édition Furne de La Comédie humaine. Dédicace onomastique, finalement plus flatteuse pour le nom que pour l’homme : « À MONSIEUR LE COMTE GEORGES MNISZECH./Quelque jaloux pourrait croire en voyant briller à cette page un des plus vieux et plus illustres noms sarmates, que j’essaye, comme en orfèvrerie, de rehausser un récent travail par un bijou ancien [...] » (XI, 15). Brillance magique des noms polonais, qui en paraissent doublement nobles.

JUMELAGE INATTENDU DE LA POLOGNE ET DE LA MÉDECINE

10 En 1847, en route pour cette terre promise que Wierzchownia représente pour lui, Balzac a découvert en voyage des Polonais qu’il ne connaissait pas du tout, les Juifs de Galicie. L’extrême misère de la Galicie avait redoublé depuis l’insurrection manquée de 1846. En allant pour la première fois à Wierzchownia, Balzac est passé par Brody. Pour une fois, le contrecoup sur l’écriture fut immédiat : pendant son séjour à Wierzchownia, il écrit deux textes « polonais », la Lettre sur Kiev, inachevé etL’Initié, publié en feuilletons en 1848. Le manuscrit de L’Initié n’a pas été retrouvé. Dans L’Initié, qui se passe à Paris sous la monarchie de Juillet, le « héros » est le médecin juif, avare, philanthrope et génial, charitable à sa manière. Ce médecin excentrique, déjà un peu psychiatre, très différent de Benassis et de Bianchon, a lui aussi trouvé sinon un modèle, du moins un élément déclencheur, dans la personne du médecin de Mme Ha?ska. Juif (ce qui n’était pas le cas de Knothé), le docteur Halpersohn conserve également la trace de la traversée de la Galicie par Balzac.

11 En arrivant chez Mme Ha?ska en 1847, Balzac avait fait la connaissance du médecin lié au domaine, le docteur Knothé : « N[ous] avons ici d’ailleurs un excellent médecin attaché à W[ierzchownia] et qui y est depuis vingt ans [...] » (Corr., Garnier, V, 264) ; « Il y a ici un très bon médecin, très savant, un élève du fameux Franck, et qui est attaché depuis 25 ans au château et aux terres [...] » (Corr., Garnier, V, 577) ; « De plus, le docteur Knothé a un fils qui est un médecin destiné aussi à la célébrité [...] » (Corr., Garnier, V, 580). L’Initié devient alors un roman polonais, avec une maladie supposée polonaise (la plique), une malade qui a du sang polonais et un médecin polonais pour reconnaître et soigner la maladie polonaise. De surcroît, ce médecin oxymorique est communiste. Par-delà cet imaginaire qui donne au roman une dimension très exotique, cette dernière partie de L’Envers de l’histoire contemporaine est un roman médical insolite, pour une maladie effrayante, inexplicable. Les esprits forts en tremblent : « Vraiment, [dit Bourlac, le père de Vanda] moi, qui, nourri de Voltaire, de Diderot et d’Helvétius, suis un enfant du dix-huitième siècle, [...] qui suis un fils de la Révolution, je me moquais de tout ce que l’Antiquité et le Moyen Âge racontent des possédés ; eh bien, monsieur, la possession peut seule expliquer l’état dans lequel est mon enfant » (VIII, 339). Le diagnostic du grand médecin sera résolument scientifique, c’est-à-dire qu’il reconnaît, sans toujours les expliquer, des interactions multiples entre le psychique et le biologique. On découvre dans L’Initié, trente ans avant Charcot, une description précise de l’hystérie – forcément féminine – telle que le XIXe siècle l’a fabriquée.

LA POLOGNE BALZACIENNE APRÈS 1847

12 La Lettre sur Kiev est un récit de voyage retraçant le parcours peu commun que fit Balzac en 1847 à travers l’Europe, à la vitesse toute nouvelle des chemins de fer en cours de construction. L’écrivain a l’impression d’être allé au bout du monde, dans un autre monde, avec une sensation d’allégresse et de gaieté qui frappe à la lecture. Émerveillement et fascination en découvrant la réalité de la société polonaise, que Balzac avait déjà beaucoup fréquentée à Paris. Loin de flâner, il livre un grand combat contre la montre. Et la vitesse grise d’autant plus qu’elle coûte cher : « Irrité au dernier point, et comprenant l’importance de la perte de quelques minutes je tirai une pièce de cent sous de ma poche [...] » (Lettre sur Kiev [Russie-express »], p. 73). Peu de bagages : « Je voyage avec un très léger bagage pour pouvoir aller très lestement » (LH, II, 681) ; « Ces huit cents lieues ont été franchies en huit jours. Je ne sais pas attendre, c’est un défaut incorrigible de ma nature. En voyage, je ne comprends pas la flânerie [...] j’ai précédé de dix jours la lettre par laquelle j’annonçais mon arrivée » (Lettre sur Kiev, p. 48) ; « On va comme une flèche de Paris à Cologne » (p. 50), avec un transvasement à Bruxelles. Balzac fait le trajet Paris-Cologne, par Valenciennes, Bruxelles, Liège, Aix-la-Chapelle, en environ 24 heures.

13 L’atmosphère est polonaise d’un bout à l’autre, pleine de l’image de Mme Ha?ska. Dès le départ de Paris, Balzac est en compagnie polonaise, avec la comtesse Sophie Potocka (épouse du général Paul Kisséleff) et sa sœur Olga (Mme Nariskin) : « Et nous voilà naturellement dans la même voiture. Ces dames connaissant les amis que j’allais voir, car les Potocki touchent à toutes les familles de la Pologne, nous fîmes une bonne causerie de Bruxelles à Cologne [...] » (p. 53). Moqueries au sujet de la lenteur des diligences allemandes, qui se réclament pourtant de la rapidité : « Cette poste rapide fait environ deux lieues à l’heure, comme nos lourdes diligences françaises de 1820. » (p. 55-56). Surprise en apprenant qu’il faudra cinquante heures pour aller de Hamm à Hanovre : « [...] nous apprenons qu’il y a vingt-quatre milles, et que pouvons nous flatter d’accomplir un voyage d’une rapidité phénoménale, si nous n’y mettons que cinquante heures !... » (p. 60). Considérations sur le flegme allemand. Multiples tracasseries à la douane, où le petit panier à laines de Mme Nariskin est plusieurs fois taxé. Ensuite, non sans maints incidents : Berlin, Breslau, Cracovie, où il profite d’un arrêt forcé pour visiter la ville (p. 86 : « J’allai voir les gloires de la défunte Pologne »). Première remarque antisémite : « Quant à Cracovie, c’est le cadavre d’une capitale, et pour que rien n’y manque, les juifs, ces vers rongeurs, y sont restés » (p. 87). Discours oscillant entre racisme et curiosité ethnographique, spécifique du premier XIXe siècle [2].

14 La traversée de la Galicie fournit à Balzac l’occasion d’une mise au point politique sur l’histoire récente de la Pologne : « si l’Autriche fut atroce, les Polonais réfugiés en France furent stupides. [...] J’ai entendu les plaintes des victimes, et elles accusaient encore bien plus les conspirateurs de Paris que les oppresseurs de Vienne. » (p. 88- 89). C’est à la révolte de 1846 en Galicie, brutalement réprimée par l’Autriche, et qui valut à Cracovie d’être réintégrée en Galicie, que Balzac fait ici allusion. Il fustige l’inconscience des « communistes enragés » (p. 91) que sont à ses yeux les Polonais de Paris, formule qui annonce le personnage d’Halpersohn dans L’Initié. Le 10 septembre, il dîne au château de Przeworzk, chez le prince Henri Lubomirski, un parent de Mme Ha?ska. Il atteint Brody au bout d’une semaine de voyage. Cette ville représente à ses yeux la véritable frontière entre modernité et archaïsme : « Pour moi, mon voyage ne commençait qu’à Brody, car les cent lieues qui séparent Berditcheff de Brody me paraissaient plus difficiles à franchir que les sept cents lieues de Paris à Brody. » (p. 92-93). En arrivant en Ukraine, Balzac compare l’indiscipline de l’esprit polonais au respect russe de l’autorité : « Cette excessive indépendance de l’esprit polonais, sa turbulence est étendue à tout dans la vie, elle dissout les liens de famille, et nulle part plus qu’en Pologne, vous ne voyez des procès entre les membres de la même famille. Cette nature est la véritable cause de la ruine de la Pologne » (p. 128) – constat qui entraîne à la page suivante une remarque sur « l’indiscipline actuelle de la France ». Deux heures de perdues à Gitomir, « mais avec des incidents tellement comiques, et où le caractère des juifs se dessina si complètement, que le récit de ces admirables scènes, où cinq personnages différents jouèrent leurs rôles, feraient une histoire où se trouveraient toutes les qualités du roman et du vaudeville. » (p. 154). À Berdicheff, dernière scène, très parodique, avec un groupe de Juifs : « Une nuée de juifs m’assiégeait, car j’en ai compté jusqu’à vingt-cinq, tous noirs comme des séminaristes, avec des barbes qui frétillaient au soleil, des yeux qui reluisaient comme des escarboucles et des mains avides que je repoussais à coups de bâton, car toutes voulaient manier la chaîne de ma montre pour s’assurer de son poids et de la réalité de l’or » (p. 157).

15 La Pologne de L’Initié est le prolongement romanesque de ce voyage de Balzac à travers l’Europe et de la rencontre, à l’arrivée à Wierzchownia, avec le docteur Knothé. On trouve dans L’Initié la réunion des thèmes juif, polonais et médical.

UN ACCORDÉON DIGNE DE CHOPIN

16 Dans L’Envers de l’histoire contemporaine, la Pologne semble survenir par hasard. Mais dans cet amour du prochain dépourvu de toute limite, quelque chose subsiste de l’amitié unique qui lie Adam et Thaddée dans La Fausse Maîtresse. L’oubli de soi, l’anonymat, le silence, la prière et le travail donnent à chacun une disponibilité qui le rattache à Dieu et lui procure la volupté réservée à ceux qui refusent les plaisirs : « Ce sentiment immense, infini, né de la Charité catholique, Godefroid en entrevoyait les délices. Il ne pouvait pas croire par moments au spectacle qu’il avait sous les yeux, [...] étonné de trouver de vrais catholiques, des chrétiens du premier temps de l’Église dans le Paris de 1835 » (VIII, 250-251). Autour de Mme de La Chanterie on ne sait plus qui gagne et qui perd, qui donne et qui reçoit. C’est le don parfait : Godefroid est autorisé à rembourser toutes les dettes, mais aussi, comme un magicien, à satisfaire tous les désirs de Vanda :

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« Tiens, je serai bien sage, dit Vanda [à son père] d’un air mutin ; mais donne-moi l’accordéon...[...] Cet instrument, dans son plus grand développement, équivalait à un piano ; mais il coûtait alors trois cents francs. La malade, qui lisait les journaux, les revues, connaissait l’existence de cet instrument et en souhaitait un depuis deux mois. — Oui, madame, vous en aurez un, reprit Godefroid [...] » (VIII, 370).

18 Lorsqu’elle joue, Vanda devient l’égale de Chopin, son compatriote :

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Les yeux au ciel, comme sainte Cécile, la malade, dont les doigts avaient retrouvé momentanément de la force et de l’agilité, répéta des variations sur la Prière de Moïse que son fils était allé lui acheter, et qu’elle avait composées dans quelques heures. Godefroid reconnut un talent identique avec celui de Chopin (VIII, 384).

20 Le roman est dominé par deux figures féminines atypiques, celles d’une vieille femme, Mme de La Chanterie et, dans la seconde partie, d’une femme séquestrée pendant des années par la maladie, Vanda de Mergi. Il faut toute la capacité d’empathie et de sublimation de Godefroid pour être sensible à la beauté de la vieille aristocrate solitaire. Celle-ci est toutefois adulée par les hommes qui l’entourent comme autant de gardes du corps, y compris son banquier (modèle d’honnêteté) [3]. Ce gourou féminin est présenté comme le modèle impossible à suivre d’une charité se refusant jusqu’au plaisir de la curiosité et du bonheur de rendre service. L’Initié pousse à l’extrême cette contradiction qui fonde le romanesque : donner à voir ce qui est caché, au fond d’un quartier isolé, au fond d’une maison délabrée, au fond d’un taudis qui possède une chambre secrète remplie de trésors et habitée par une femme paralysée à laquelle son père et son fils servent de gardiens du temple. On est à la limite du conte de fées et dans la lignée du Cabinet des Antiques. Corps et décor sont mis sur le même plan par une description qui se veut objective. Les explications du romancier ou du médecin ne sont pas données comme des hypothèses, mais comme des certitudes, que le dénouement ne manque pas de conforter : la malade est guérie, le bourreau est pardonné. Même le livre est édité ! L’argent coule à profusion, mais uniquement dans les tuyaux de la bienfaisance. On retrouve une des constantes de l’imaginaire balzacien : la jubilation de la dépense, d’autant plus grande qu’elle fait semblant d’avoir des freins. Pour la brocante, dans Le Cousin Pons ou les Lettres à Mme Ha?ska, c’est la recherche de la bonne affaire. Pour la charité, c’est le refus de dépenser pour soi-même :

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« Soyez d’une avarice sordide pour vous ; mais, quant à l’argent à donner, ne vous en inquiétez point, je vous remettrai les sommes que nous jugerons nécessaires [...] Avares pour nous, généreux avec les souffrants, nous devons être prudents et même calculateurs, car nous puisons dans le trésor des pauvres » (VIII, 326).

UN MÉDECIN POLONAIS POUR UNE MALADIE POLONAISE

22 Écrit à Wierzchownia à la fin de l’année 1847, le plus polonais des romans de Balzac clôt de façon inattendue le cycle La Chanterie, d’origine bretonne. Pour le volet médical, Balzac y combine avec virtuosité les plus récentes descriptions de l’hystérie – dont la plus connue, parue en 1846, est celle du docteur Hector Landouzy [4] – et une référence à la plique polonaise venue tout droit du docteur Knothé, auteur d’une dissertation sur cette maladie présumée nationale. Les médecins français perdent leur latin devant les symptômes multiformes. Heureusement que le plus grand médecin parisien de l’époque est un Polonais juif réfugié à Paris après 1830, le docteur Moïse Halpersohn :

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« Un médecin juif qui passe pour un empirique [...] un étranger, un Polonais réfugié [...] certaines personnes le croient très savant, très habile. Seulement, il est exigeant, défiant, il choisit ses malades, il ne perd pas son temps ; enfin, il est... communiste... il se nomme Halpersohn » (VIII, 341-342).

24 Jusqu’à son intervention, la maladie de Vanda, qui dure depuis des années, est présentée comme relevant de l’hystérie, sans toutefois que le terme soit utilisé. Mais le texte parle bien de névrose, au sens classique mais déjà très centré sur l’hystérie :

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« Le médecin du quartier qui soigne ma fille, ou, si vous voulez, qui l’observe, m’a dit qu’il était hors d’état de guérir une maladie dont les formes variaient tous les quinze jours. Selon lui, les névroses sont le désespoir de la médecine, car les causes s’en trouvent dans un système inexplorable » (VIII, 341).

26 Le lecteur est instruit pas à pas, en même temps que Godefroid, des symptômes étonnants qui caractérisent la maladie de Vanda :

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« En ce moment, monsieur, ma fille aboie comme un chien, jour et nuit...
— Elle est folle ! dit Godefroid.
— Elle a toute sa raison, et c’est une sainte, répondit le vieillard. » (VIII, 337).

28 Le deuxième symptôme, qui consiste dans une atonie musculaire rendant les membres flexibles, est lui aussi spectaculaire :

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« Ma fille, deux ou trois mois après, se plaignit d’une faiblesse générale qui affectait particulièrement les pieds, lesquels, selon son expression, lui paraissaient être comme du coton. Cette atonie s’est changée en paralysie ; mais quelle paralysie, monsieur ! On peut plier les pieds à ma fille sous elle, les tordre sans qu’elle le sente. [...] Médecins et remèdes n’ont fait qu’empirer cet état, et ma pauvre fille ne pouvait plus bouger sans se démettre, soit les reins, soit les épaules ou les bras » (VIII, 338-339).

30 Crises et rechutes se succèdent, les parties internes sont également touchées : « Toutes les fonctions naturelles sont perverties, et la médecine peut seule vous expliquer les étranges aberrations des organes... » (VIII, 340). L’âme est intacte, ainsi que Godefroid pourra le constater lorsqu’il aura le privilège de pénétrer chez elle. Mais pour la maintenir en vie, il lui faut des fleurs et des livres, et surtout le luxe extraordinaire que son père et son fils préservent dans le sanctuaire de sa chambre. Elle doit ignorer la misère à laquelle ils sont réduits. Vanda, c’est Job sur un lit de faux diamants. D’où la fantasmagorie dont elle est entourée, les jardinières magnifiques ou les changements de costume des deux hommes faisant croire à Vanda qu’ils ont un domestique à leur service mais qu’ils préfèrent la servir eux-mêmes : « un sauvage accouplement de la misère et du luxe » (VIII, 379). « Quel est donc le mobile de ces gens ? », demande Bourlac : « La religion, monsieur, répliqua Godefroid. [...] Oui, la religion catholique, apostolique et romaine... » (VIII, 386). La scène entre Godefroid et le fleuriste est un morceau d’anthologie : « — Comment, vous lui fournissez des fleurs depuis... — Oui, monsieur, depuis six ans, et il m’a toujours bien payé » (VIII, 349).

31 Une fois qu’il a reçu les confidences de son voisin, Godefroid paie les dettes et persuade Halpersohn de se déplacer pour examiner Vanda. C’est là que le thème polonais se déploie de la façon la plus étonnante : Polonaise par sa mère, Vanda est affectée d’une maladie nationale que seul un médecin polonais peut comprendre et guérir. Maladie sauvage et ravageuse. On est en dehors de la civilisation, pas tout à fait à Paris, qui cependant a droit à une magnifique description au début de Madame de La Chanterie. Dans l’ombre de la cathédrale, c’est-à-dire hors de Paris : « On vivait rue Chanoinesse comme en province » (VIII, 230). Le repas est considéré comme frugal.

32 La rue Chanoinesse se trouve également – sur le plan symbolique – hors de la sphère de compétence d’un Bianchon, trop rationaliste. Comme le docteur Knothé, Halpersohn allie la science moderne et la connaissance des plantes : « Ce médecin polonais, devenu depuis si célèbre, demeurait alors à Chaillot, rue Marbeuf, dans une petite maison isolée, où il occupait le premier étage. Le général Roman Tarnowicki logeait au rez-de-chaussée, et les domestiques de ces deux réfugiés habitaient les combles de ce petit hôtel, qui n’avait qu’un étage. » (VIII, 344). Ses honoraires sont très élevés :

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Moïse Halpersohn devait d’ailleurs être payé largement, car il guérissait, et guérissait précisément les maladies désespérées auxquelles la médecine renonçait. On ignore en Europe que les peuples slaves possèdent beaucoup de secrets ; ils ont une collection de remèdes souverains, fruits de leurs relations avec les Chinois, les Persans, les Cosaques, les Turcs et les Tartares. Certaines paysannes, qui passent pour sorcières, guérissent radicalement la rage en Pologne, avec des sucs d’herbe. Il existe dans ce pays un corps d’observations sans code, sur les effets de certaines plantes, de quelques écorces d’arbres réduites en poudre, que l’on se transmet de famille en famille, et il s’y fait des cures miraculeuses (VIII, 375-376).

34 Halpersohn est comparé au Saladin du roman de Walter Scott :

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Il ne faut pas croire que la scène où, dans Richard en Palestine, Saladin guérit le roi d’Angleterre, soit une fiction. Halpersohn possède une bourse de soie qu’il trempe dans l’eau pour la colorer légèrement, et certaines fièvres cèdent à cette eau bue par le malade. La vertu des plantes, selon cet homme, est infinie, et les guérisons des plus affreuses maladies sont possibles (VIII, 376).

36 Première question qu’il pose à Godefroid venu le voir : « Vous demeurez avec la petite-fille de cet imbécile qui n’avait de courage que pour se battre, et qui a livré son pays à Catherine II ? » (VIII, 378). Lors de la consultation qu’il accorde à Vanda, il la soumet à un interrogatoire étrange :

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En marchant de la porte au lit de la malade, il ne cessa de la regarder, et en arrivant à son chevet, il lui dit en polonais : « — Vous êtes Polonaise ? — Non, pas moi, mais ma mère. — Qui votre grand-père, le général Tarlowski, avait-il épousé ? — Une Polonaise. — De quelle province ? — Une Sobolewska de Pinska. [...] — Était-elle très blanche ? » dit Halpersohn [...] Halpersohn tâtait la tête et maniait la chevelure de la malade, tout en regardant le portrait de Vanda Tarlowska, née comtesse Sobolewska (VIII, 388-389).

38 Diagnostic : une maladie nationale. Tout aussi spectaculaire est la cure envisagée par Halpersohn, qui exige le transfert de la malade dans sa clinique : « Savez-vous qu’elle va troquer sa maladie actuelle contre une autre maladie épouvantable, et qui durera peut-être un an, ou tout au moins six mois ? [...] Madame a dans le corps un principe, une humeur nationale, il faut l’en délivrer. » (VIII, 389). C’est à Godefroid seul, sous le sceau du secret, qu’il révèle le nom de la maladie : « Elle est depuis dix-sept ans victime du principe de la plique polonaise qui produit tous ces ravages, j’en ai vu de plus terribles exemples. Or, moi seul aujourd’hui sais comment faire sortir la plique de manière à pouvoir la guérir » (VIII, 390). Pour faire « sortir » la plique, la méthode est violente : « Apprenez que votre fille a pris hier un remède qui doit lui donner la plique, et que, tant que cette horrible maladie ne sera pas sortie, elle ne sera pas visible. » (VIII, 398). Six mois plus tard, Godefroid rencontre Vanda et son fils sur les Champs-Élysées : « En entendant les notes célestes de l’organe enchanteur de Vanda qui marchait, Godefroid resta cloué par les pieds à la place où il était. — Guérie !... dit-il. — Depuis dix jours, il m’a permis de marcher !... répondit-elle » (VIII, 407).

39 Le 19 septembre 1848, Balzac quitte à nouveau Paris pour Wierzchownia. Très malade en 1849, il est soigné par Knothé et son fils. Il ne rentre à Paris, le 20 ou 21 mai 1850, que pour mourir, le 18 août. Mais il a réalisé son rêve d’épouser Mme Ha?ska, c’est-à-dire la possibilité de la ramener dans la maison qu’il a préparée pour pouvoir écrire à ses côtés. Mariage polonais, dont il parle avec un enthousiasme qu’il serait injuste de taxer de snobisme, tant le désir va au-delà. Balzac est effectivement devenu prince dans une Europe francophone où son génie lui avait déjà acquis le titre de roi :

40

« En apprenant que je suis le mari de la petite nièce de Marie Leczinska ; que je deviens le beau-frère d’un aide de camp général de S. M. l’empereur de toutes les Russies, le comte A. Rzewuski, beau-père du comte Orloff, le neveu de la comtesse Rosalie Rzewuska, Ire dame d’honneur de S. M. l’impératrice ; le beau-frère du comte Henri Rzewuski, le Walter Scott de la Pologne, comme Miskewicz [sic] en est le lord Byron, le quasi beau-père du comte Mniszech, une des plus illustres maisons du nord [...] » (Corr., V, 746-747).

VANDA, VICTIME EXPIATOIRE DU PARTAGE DE LA POLOGNE

41 Sur combien de générations pèseront les grands séismes politiques ? Guillotinée quoiqu’innocente, la fille de Mme de La Chanterie est une victime royaliste et bretonne de la République, dont le père de Vanda fut le défenseur implacable. Innocente et néanmoins suppliciée par la maladie, Vanda est la victime expiatoire de la révolte polonaise. Le texte de Balzac fait explicitement référence à Joseph de Maistre, en liaison directe, non pas avec la Bretagne, mais avec « le partage de la Pologne », par la bouche même de Vanda. Vanda expie le crime de son grand-père maternel, à savoir le partage de la Pologne :

42

« Il y a des moments, mon père, où les idées de M. de Maistre me travaillent, et je crois que j’expie quelque chose. — Voilà ce que c’est que de tant lire, s’écria le vieillard évidemment chagriné. — Ce brave général polonais, mon grand-père, a trempé fort innocemment dans le partage de la Pologne. — Allons, voilà la Pologne ! reprit Bernard. — Que veux-tu, papa ! mes souffrances sont infernales, elles donnent horreur de la vie, elles me dégoûtent de moi-même. Eh bien, en quoi les ai-je méritées ? » (VIII, 372-373) [5].

43 Ce passage est à rapprocher d’une autre allusion balzacienne au partage de la Pologne et à la malédiction qui s’y rattacherait, dans Splendeurs et misères des courtisanes (4e partie, rédigée en 1847). Allusion d’autant plus intéressante qu’elle concerne Marie-Antoinette, fille de Marie-Thérèse d’Autriche devenue française pour son malheur : « À l’aspect de cet épouvantable escalier [de la Conciergerie], le cœur se serre quand on pense que la fille de Marie-Thérèse, dont la suite, la coiffure et les paniers remplissaient le grand escalier de Versailles, passait par là !... Peut-être expiait-elle le crime de sa mère, la Pologne hideusement partagée. Les souverains qui commettent de pareils crimes ne songent pas évidemment à la rançon qu’en demande la Providence. » (VI, 914, je souligne).

44 Vanda aura le bonheur de guérir et de revivre. Le livre de son père, le baron Bourlac sera édité : L’Esprit des lois modernes. Le texte de Balzac pourtant ne se réduit pas à une idéologie. Comme s’il était contaminé par l’hystérie de Vanda de Mergi, le récit lui-même, comme hystérisé, frôlant parfois le délire, répand une étrange beauté sur la pauvreté des lieux et la misère des corps. Paris aussi s’en trouve magnifié jusqu’à une forme de narcissisme qui ne fera que croître pendant plus d’un siècle dans l’imaginaire littéraire et artistique.

PEUT-ON FAIRE DE LA BONNE LITTÉRATURE AVEC DE BONS SENTIMENTS ?

45 L’Envers de l’histoire contemporaine n’a pas bonne presse dans la critique balzacienne, pour essayer de démonter cette tradition critique qui empêche de lire avec empathie les derniers textes de Balzac, j’ai essayé de montrer, depuis un certain temps déjà, que l’œuvre théâtrale de Balzac d’après 1848 [6] méritait toute notre attention, que La Marâtre et Le Faiseur étaient de grandes œuvres. En poursuivant le travail de René Guise, des critiques comme Éric Bordas et Agathe Lechevalier ont entrepris un travail de relecture de l’œuvre dramatique qui a déjà contribué largement à des réévaluations indispensables.

46 Bien des critiques ont été adressées à L’Initié. P. Barbéris reproche à cette œuvre de ne pas être un bon roman : « L’Initié n’est malheureusement pas un bon roman : non que Balzac soit réellement mort (la fin de Splendeurs et misères des courtisanes prouve le contraire) ; mais les repères et les justifications ne sont pas bons. [...] le mieux pensant des romans de Balzac est sans doute le plus mauvais, le moins irradiant [...] [7] ». Pour F. Schuerewegen, d’une façon un peu décalée, L’Initié est le « roman d’un homme qui en a assez du roman [8] ». Depuis une vingtaine d’années pourtant, la critique de cette œuvre longtemps négligée, mais qui intrigue, s’est beaucoup étoffée. Dans son Balzac dans le texte, Pierre Laforgue consacre un long chapitre, très documenté, mêlant génétique et analyse historique, à L’Envers[9].

47 Vanda de Mergi a néanmoins intrigué. Beaucoup de lecteurs, balzaciens ou non, se sont intéressés à elle. À commencer par Lacan, qui a salué à son propos la capacité de « jouissance » de l’hystérique (séminaire XVII). Chantal Massol met en évidence le lien puissant qui relie, dans L’Envers, l’organique et le politique [10]. Dans une perspective très proche, Owen Heathcote souligne que le regard de Godefroid, dans L’Envers de l’histoire contemporaine, privilégie la beauté du malheur et de la souffrance [11].

48 Roman de tous les contrastes, L’Initié rend perméables les frontières entre les pays, entre les sexes, entre les âges et les préjugés. On a l’impression d’y retrouver transposé sur le mode mystique le narrateur de la Lettre sur Kiev, franchissant joyeusement les douanes comme autant de victoires. C’est là sans doute la façon la plus balzacienne de faire le bien.

Notes

  • [1]
    Les références à La Comédie humaine renvoient à l’édition de la Pléiade, avec le tome et la page. L’édition des Lettres à madame Ha?ska (LH) est celle de Roger Pierrot, en 2 volumes, chez Robert Laffont, Paris, « Bouquins », 1990. La Lettre sur Kiev a été rééditée en 2010 aux éditions Nicolas Chaudun (Paris) sous le titre Russie-express. Les dates proposées pour les textes de Balzac sont celles de la première rédaction : 1841 (La Fausse Maîtresse) ; 1846 (La Cousine Bette) ; 1847 (Lettre sur Kiev, inédite du vivant de l’auteur) ; 1847 (« L’Initié », dernière partie de L’Envers de l’histoire contemporaine). Le récit de voyage n’a jamais été achevé et Balzac a même laissé son manuscrit à Wierzchownia, sans doute par prudence vis-à-vis de la douane.
  • [2]
    Le passage du type à la race se fera progressivement tout au long du siècle, contrebalançant, souvent en les recouvrant, les vieilles oppositions entre chrétiens et infidèles, noblesse et roture. L’« inégalité » des races humaines, qui donnera son titre à l’essai de Gobineau de 1853, était une évidence dans un monde aussi hiérarchisé, où peu de gens n’étaient pas colonistes. L’usage qui a été fait du mot race au XXe siècle est aujourd’hui en train d’éliminer le terme lui-même, sous la pression démocratique et en liaison avec des découvertes scientifiques donnant une vision très complexifiée de la matière et du vivant. Dans la France de la monarchie de Juillet la question de la race se concentre encore essentiellement sur la rivalité entre les Gaulois et les Francs, comme Balzac dans l’« Historique du procès auquel a donné lieu Le Lys dans la vallée » : « Mon père se glorifiait d’être de la race conquise » (IX, 929). Pierre-André Taguieff, dans La Judéophobie des Modernes : des Lumières au jihad mondial (Paris, O. Jacob, 2008, p. 98), présente le début du XIXe siècle comme le moment d’« une grande diversité de chevauchements et de syncrétismes » entre les différentes formes de judéophobies, du fantasme de la pureté du sang à la dénonciation du capitalisme. Dans Les Juifs des romantiques, Paris, Belin, 2010, Nicole Savy remarque que les personnages juifs de La Comédie humaine ne pratiquent pas leur religion (p. 141). Voir aussi Paul Bénichou, « Sur quelques sources françaises de l’antisémitisme moderne », Commentaire, n° 1, p. 67-79.
  • [3]
    Son portrait, d’ailleurs, la rend très belle : « Mme de La Chanterie était mise en petits souliers de prunelle noire, en bas de soie gris ; elle avait sa robe de la veille et se tenait enveloppée de la baute vénitienne, espèce de mantelet qui revenait à la mode. Elle avait une capote de soie verte, dite à la bonne femme, et doublée de soie blanche. Sa figure était encadrée par des flots de dentelles. Elle se tenait droit et dans une attitude qui révélait sinon une haute naissance, du moins les habitudes d’une vie aristocratique. Sans son excessive affabilité, peut-être eût-elle paru pleine de hauteur. Enfin, elle était imposante » (VIII, 234).
  • [4]
    Hector Landouzy, Traité complet de l’hystérie, Paris, Baillière, 1846.
  • [5]
    Focalisée sur la piste bretonne, Arlette Michel commente cette référence à J. de Maistre en coupant la partie de la citation concernant la Pologne : « Signification spirituelle de L’Envers de l’histoire contemporaine : expiation et consolation », L’Année balzacienne 1990, p. 329-344 (« Elle [Vanda] a la conviction de payer à la place de son père, en victime substituée », je souligne).
  • [6]
    Nicole Mozet, « Balzac ou le perpétuel commencement, de Sténie à La Marâtre », L’Année balzacienne 2007, p. 175-184 ; « 1848. Après La Comédie humaine, le théâtre ? Les Lettres à Mme Ha?ska comme paratexte », dans Paratextes balzaciens, La Comédie humaine en ses marges, Roland Le Huenen et Andrew Oliver, Toronto, Centre d’études du XIXe siècle Joseph Sablé, 2007, p. 169-178 ; « Le Balzac de la rue Fortunée. Posséder ou raconter ? Les Lettres à Mme Ha?ska comme autobiographie », L’Année balzacienne 2013, p. 263-284.
  • [7]
    Pierre Barbéris, Le Monde de Balzac, Paris, Kimé, 1999 [1973], p. 482.
  • [8]
    Franc Schuerewegen, Balzac suite et fin, Lyon, ENS Éditions, 2004, p. 124.
  • [9]
    Pierre Laforgue, Balzac dans le texte, Saint-Cyr-sur-Loire, Pirot, 2006.
  • [10]
    Chantal Massol, « Corps naturels, corps politique dans L’Envers de l’histoire contemporaine », dans Balzac et le politique, Boris Lyon-Caen et Marie-Ève Thérenty (dir.), Saint-Cyr-sur-Loire, Pirot, 2007, p. 97-107.
  • [11]
    Owen Heathcote, Balzac and Violence. Representing History, Space, Sexuality and Death in La Comédie humaine, New York, Peter Lang, 2009, p. 147-179.
Français

On a beaucoup glosé sur la maladie de Vanda, dont le corps se tord dans ses crises. La faute qu’elle expie est celle de ses ascendants – du côté maternel en l’occurrence –, selon la doctrine de Joseph de Maistre citée dans L’Initié, la dernière partie de L’Envers de l’histoire contemporaine. C’est là le socle de l’extraordinaire histoire de la jeune femme recluse à Paris dans sa chambre luxueuse et tenue dans l’ignorance de la misère que son père et son fils lui cachent si soigneusement.

English

Much has been said about Vanda’s illness – her body twists and turns when it strikes. The sin she is expiating is that of her ancestors – the maternal side in this case – according to the doctrine of Joseph de Maistre as quoted in Initiated, the last part of the Seamy Side of History. This doctrine is the basis for the extraordinary story of the young woman locked up in her luxurious room in Paris and kept from all knowledge of the misery her brother and father hide from her so carefully.

Nicole Mozet
(Université de Paris VII-Denis Diderot)
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Mis en ligne sur Cairn.info le 13/02/2015
https://doi.org/10.3917/rom.166.0095
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