CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Romantisme propose dans chacun de ses numéros les comptes rendus des ouvrages récemment publiés sur le XIXe siècle qui lui ont été envoyés. Pour ce faire, une équipe composée de spécialistes de différentes disciplines (Aude Déruelle, Jacques-David Ebguy, Pierre Georgel, Jean Lacoste, Arnaud Laster, Marie-Françoise Melmoux-Montaubin, Paule Petitier, Philippe Régnier et Alain Vaillant) se réunit régulièrement, afin de déterminer des recenseurs et de les solliciter. Les comptes rendus sont distribués sur deux supports, le site de la SERD accueillant de manière privilégiée les comptes rendus des éditions de textes.

2 Parallèlement à cette activité de recension qui permet à la revue de se faire l’écho des principales publications sur le XIXe siècle français et étranger, la rubrique offre occasionnellement un débat croisé entre un auteur et un lecteur, à propos d’ouvrages dont l’ampleur des perspectives historiques ou critiques, l’originalité des thèses sont de nature à susciter la discussion et à intéresser l’ensemble de la communauté dix-neuviémiste.

Jean-Yves MOLLIER, La Mise au pas des écrivains. L’impossible mission de l’abbé Bethléem au XXe siècle, Paris, Fayard, 2014, 510 p.

3 Connu pour son fameux catalogue Romans à lire et romans à proscrire, l’abbé Louis Bethléem (1869-1940) fut beaucoup raillé en son temps comme un père-la-pudeur et un modèle de critique moralisatrice ridicule, parfois lu au second degré, avant de sombrer dans l’oubli après la Libération. On garde souvent de lui l’image d’un ecclésiastique exalté pourfendant le vice à la devanture des kiosques à journaux. Pourquoi exhumer aujourd’hui cette personnalité ? La biographie de Jean-Yves Mollier comble en réalité une lacune de l’histoire littéraire. L’intérêt de cette enquête de plus de 500 pages ne porte pas sur le pittoresque du personnage, mais sur l’influence qu’il exerça, et dont on n’a pas idée avant de la découvrir chapitre après chapitre, tant sur le public catholique que sur les critiques, les écrivains et les éditeurs, même non confessionnels, sur les spectacles, non seulement en France mais à l’étranger, voire sur les législations et réglementations, notamment de Vichy et de la IVe République. Au début des années 1930, sa Revue des Lectures talonne de peu la Nrf en nombre d’abonnés et Romans à lire et romans à proscrire a déjà été vendu à 140 000 exemplaires en 1932. Aussi, l’ouvrage de Jean-Yves Mollier est-il bienvenu pour réévaluer à sa juste mesure le magistère de cet ecclésiastique sur le champ culturel de l’entre-deux-guerres.

4 Formé au séminaire de Cambrai en un temps de laïcité combative où l’Église de France se perçoit comme une citadelle assiégée, l’abbé Bethléem s’imprègne de la pensée intransigeante et de l’opposition à la République anticléricale et maçonnique. Très vite, après son ordination en 1894, il s’intéresse aux torrents de livres immoraux auxquels le clergé attribue la déchristianisation et le relâchement des mœurs. Nommé bibliothécaire à la cathédrale de Cambrai en 1903, il y rédige de nombreuses fiches bibliographiques qui forment la matrice de Romans à lire et romans à proscrire. Essai de classification, au point de vue moral, des principaux romans et romanciers de notre époque (1800- 1904), avec notes et indications pratiques. La première édition du plus célèbre titre de Louis Bethléem paraît en 1904 et connaît plusieurs autres éditions complétées et mises à jour. Les romans y sont répartis en six grandes rubriques, depuis les publications les plus dangereuses (les romans à l’Index) jusqu’aux plus inoffensives (romans « enfantins »). Son travail de classification morale de la littérature s’étend ensuite au théâtre, à l’opéra, aux opérettes, aux illustrés pour la jeunesse, enfin à toute la vie culturelle et même aux annonces publicitaires. Dès 1908, il crée une publication périodique, Romans-Revue, « guide de lectures » de quatre-vingt-huit pages mensuelles, reprenant après-guerre sous le titre de Revue des Lectures. Pour mener à bien ce travail de dépouillement, il s’adjoint une équipe de collaborateurs. Il serait hâtif de caricaturer ses notices bibliographiques en de simples monuments de l’imbécillité moralisante. Jean-Yves Mollier nous dévoile le critique sous un jour inattendu. L’abbé nationaliste autorise par exemple Erckmann, Chatrian, Dickens, Thackeray, Trollope, H.G. Wells, concède au communard Félix Pyat Le Chiffonnier de Paris, « drame remarquable et captivant qui respire le mépris des méchants et le dédain des riches » ; Jean-Yves Mollier relève à plusieurs reprises les paradoxes de ce critique parfois moins borné qu’il n’y paraît : « Le compte rendu critique du grand roman de Thomas Mann, Les Buddenbrook, très favorable, montre une réelle ouverture à certaines littératures étrangères, en général sévèrement étrillées, et, a contrario, le romancier catholique Léon Bloy est sèchement remis à sa place » (p. 116).

5 Mais l’apport le plus novateur et le plus saisissant de ce livre reste sans doute l’étude minutieuse de l’influence considérable qu’exerça le policier des lettres françaises. À mesure que ses livres et sa revue se diffusent, les éditeurs et les auteurs doivent tenir compte de ses avis, d’autant que l’abbé ne se contente pas de prononcer des sentences, mais prolonge son travail critique par un activisme politique constant, par une action de « lobbying », dirait-on aujourd’hui. Il bénéficie de nombreux relais, comme la Fédération française des ligues contre l’immoralité, qui fait par exemple interdire la vente en gare de L’Europe galante de Paul Morand. Autre exemple emblématique : il suffit à l’abbé Bethléem d’écrire dans La Croix que Le Rosier de Madame Husson est un film à interdire pour qu’aussitôt des comités catholiques obtiennent de nombreux arrêtés municipaux d’interdiction dans les salles en France métropolitaine et en Algérie. L’abondance de sa documentation et de ses fiches conduisent plusieurs journaux de province à consulter la Revue des Lectures pour obtenir un avis sur les nouveaux spectacles ; non seulement le périodique leur fournit le matériau sollicité mais il envoie encore une recension critique prérédigée. L’influence de l’abbé Bethléem déborde rapidement la France et l’Europe ; des ligues et des correspondants outre-Atlantique agissent de concert avec lui. En janvier 1933, Marianne exagère à peine en écrivant : « Les éditeurs bien-pensants croient obéir à leur conscience en obéissant à l’abbé Bethléem. Les autres se soumettent par crainte d’une excommunication qui, en les retranchant de la communion des fidèles, les priverait d’une appréciable clientèle » (cité p. 260). Le Syndicat des romanciers, conscient de l’influence des interdits prononcés par l’abbé, engage une action en justice pour réclamer une grosse indemnité correspondant au dol supposé que la Revue des Lectures aurait fait subir. Le procès, commencé en 1932, mais rebondissant sans cesse d’appels en cassations, est raconté avec une rare finesse d’analyse par Jean-Yves Mollier.

6 Le biographe juge l’action de Louis Bethléem en parfaite adéquation avec les souhaits de la hiérarchie catholique. Ses publications reçoivent l’imprimatur ; il est encouragé par plusieurs prélats dont les noms figurent dans son comité de parrainage ; Pie X le reçoit en audience privée en 1912. Jean-Yves Mollier ne passe pas pour autant sous silence les polémiques que son action suscite dans les milieux catholiques, en particulier chez les écrivains, depuis les débuts de sa carrière de censeur, lorsque Léon Bloy écrivit en 1910 « Ses supérieurs sont inexcusables de ne pas l’avoir muselé dès le premier jour », jusqu’aux dernières années de sa vie, quand Mauriac se dit publiquement choqué de ses avis dans Le Figaro du 12 mars 1938.

7 La Mise au pas des écrivains ne se limite cependant pas à la seule action de l’abbé Bethléem. L’ouvrage de Jean-Yves Mollier constitue aussi une histoire de la censure, de la condamnation de L’Encyclopédie à nos jours. Le chapitre V retrace ainsi les tentatives de censures et de réglementations des livres aux XVIIIe et XIXe siècles. Dans le prolongement des deux derniers chapitres consacrés à Vichy et à la loi du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse, l’épilogue retrace à grands traits les soubresauts de la censure depuis la Deuxième Guerre, les grands procès de Pauvert et Girodias, les affaires Nabokov et Genka, la guerre d’Algérie, les principales affaires jusqu’à la fin des années 1990. Cet exposé historique qui englobe deux siècles et demi de censure fait de ce livre un outil d’autant plus précieux qu’il comporte une bibliographie et un index des noms.

8 Jean-Baptiste Amadieu

En ligne

Sophie-Anne LETERRIER, Béranger, Des chansons pour un peuple citoyen, Rennes, PUR, 2013, 345 p. + 1 CD.

9 Il y avait lieu de se demander, après l’impressionnante thèse de Jean Touchard (La Gloire de Béranger, A. Colin, 1968), ce qu’un nouvel ouvrage d’histoire pouvait apporter à la connaissance de Béranger. Le sous-titre du livre de Sophie-Anne Leterrier – « Des chansons pour un peuple citoyen » – donne en quelque sorte immédiatement une réponse à cette question, puisque la gloire de Béranger n’est plus traitée avant tout à travers la figure du chansonnier, mais à travers son œuvre. Le travail de Sophie-Anne Leterrier s’éloigne donc délibérément de l’approche biographique, et il ne cherche pas tant à se situer dans une histoire politique et intellectuelle du premier XIXe siècle qu’à éclairer l’histoire culturelle de cette période en proposant l’étude d’une pratique qui y était de première importance, à savoir la chanson (l’objectif étant clairement présenté dans l’introduction, pp. 9-16). Plus que les seules chansons de Béranger, c’est la pratique chansonnière elle-même qui est traitée dans cet ouvrage à partir de l’œuvre de celui qui en a été le plus illustre représentant.

10 Il ne s’agit pas d’analyser dans le détail le texte de l’œuvre, mais de montrer la manière dont ce texte est l’indice de nombreux enjeux culturels et sociaux qui informaient son fonctionnement même. Les chansons de Béranger sont analysées selon trois grands axes, que l’on pourrait résumer ainsi : production, diffusion, réception. Dans la première partie, « Rénover la chanson », l’auteur replace l’œuvre de Béranger dans la lignée des chansonniers du XVIIIe siècle, tout en insistant sur la portée conférée à la chanson par l’usage du timbre, cette formule qui désigne l’air sur lequel doivent être chantées les paroles. Béranger est ainsi montré dans la complexité de son entreprise, entre l’aspect démocratique et simple de la chanson et l’ambition esthétique qui est conférée au médium, notamment par la portée politique des textes. Le choix des timbres est précisément commenté, et plusieurs aspects propres à l’utilisation d’un air préexistant (notamment le détournement ironique ou parodique) sont passés en revue. Cette première partie est d’ailleurs prolongée par les précisions sur les airs et le tableau des chansons donnés en annexes (Annexes II et III), qui, à la suite notamment des recherches d’Herbert Schneider sur les mélodies employées par Béranger, permettent d’envisager la richesse du répertoire de l’auteur. On ne peut qu’apprécier, dans cette perspective, l’ajout d’un disque au livre, et les dix-huit enregistrements contemporains de certaines chansons qui permettent au lecteur de se faire une idée de l’objet chanté.

11 Dans la deuxième partie, « Partager la chanson », Sophie-Anne Leterrier interroge la diffusion des chansons dans sa dimension quantitative et matérielle (types de supports, éditions, nombre d’exemplaires, etc.), mais aussi les instruments de diffusion qui ne sont pas directement le fait de l’œuvre tout en y étant liés : elle analyse ainsi les vecteurs de représentation du chansonnier lui-même et de plusieurs de ses personnages, notamment à travers l’illustration et le relais qui est fait de certains de ses types au théâtre. Les différentes techniques d’impression employées, les éléments majeurs de la figuration, les différentes pièces écrites, la place du chansonnier ou de ses personnages dans ces éléments paratextuels, tout ce qui a pu propager « la comédie humaine de Béranger » (p. 143), est précisément recensé et évalué. Les auteurs mêmes des œuvres d’accompagnement sont pris en compte, et l’on voit ainsi notamment la manière dont Béranger, quoiqu’issu d’une tradition ancienne, a bénéficié de certaines productions culturelles très contemporaines qui lui ont permis d’incarner, au théâtre comme ailleurs, « la chanson entière » (p. 160).

12 La dernière partie, « La chanson et ses publics », tâche de présenter la multiplicité à la fois synchronique et diachronique des réceptions de l’œuvre de Béranger. Elle permet de dresser une forme de panorama de la postérité du chansonnier, d’un point de vue à la fois social et esthétique. On observe ainsi, dans la continuité des parties précédentes, que le Béranger des salons et celui des ouvriers n’étaient pas exactement le même, et que la sélection qui est faite dans l’œuvre est toujours une forme de distinction culturelle. On observe également que Béranger a connu des fortunes diverses, et que s’il a été assez tôt décrié par certains auteurs, il a continué d’être imité par d’autres, toujours moins nombreux, jusqu’à la fin du XIXe siècle. L’établissement rétrospectif d’un « top twenty » [sic] de ses chansons (p. 207-215), à l’instar de l’anthologie proposée au début des annexes, donne au lecteur l’opportunité d’apprécier rapidement (outre l’humour de l’érudit) la silhouette d’une œuvre – évidemment beaucoup plus importante – qui a probablement infléchi dans une mesure non négligeable l’évolution artistique et culturelle du siècle tout entier.

13 En somme, le livre de Sophie-Anne Leterrier, autant qu’un travail minutieux d’historienne et de spécialiste des pratiques musicales, est une magistrale étude des relations entre une œuvre et son siècle, et un apport de premier plan pour l’étude du phénomène chansonnier au XIXe siècle.

14 Romain Benini

Andrea DEL LUNGO et Brigitte LOUICHON (dir.), La Littérature en bas-bleus. Tome II. Romancières en France de 1848 à 1870, Paris, Classiques Garnier, collection Masculin/Féminin dans l’Europe moderne, 4, 2013, 355 p.

15 Innombrables, invisibles, les vers de terre représentent, nous dit-on, 80 % de la biomasse animale terrestre, les éléphants une portion infinitésimale. Quelle part de la production littéraire représentent donc les livres que l’histoire littéraire, obnubilée par les éléphants, traite comme des vers de terre ? Il faut bien se poser la question lorsque l’ouvrage collectif consacré par Andrea Del Lungo et Brigitte Louichon aux bas-bleus du Second Empire nous fait découvrir une littérature omise, assujettie, hier et souvent encore aujourd’hui, à l’autorité du canon universitaire. Le fait est que les bas-bleus ont souffert plus que d’autres de discrimination en raison d’une triple infirmité : littérature produite par des femmes, à l’usage bien souvent de la jeunesse, et dans un dessein éducatif. Effectuée par Andrea Del Lungo, la relecture de Barbey d’Aurevilly confirme que la pensée contre-révolutionnaire, adossée au mur effondré de l’Ancien Régime, aura été une machine à fabriquer ce que l’on est maintenant en droit de tenir pour des sottises – et pour de superbes textes. De là la difficulté de cerner le statut complexe de ces femmes engagées, à visage découvert ou voilé, dans l’écriture littéraire que s’appliquent à réhabiliter certains des auteurs de cette réflexion collective. Après le bilan et le programme d’étude établis en introduction par Martine Reid, celle-ci s’organise en quatre parties consacrées aux discours tenus sur les romancières, à leurs stratégies éditoriales, à leurs contributions à la littérature de jeunesse et à leur poétique romanesque. À vrai dire, si rigoureuse et convaincante que soit cette construction, le lecteur soussigné a d’abord utilisé cet ouvrage pour combler le tonneau des Danaïdes de sa culture.

16 Tous les romans étudiés ne sont pas le fait d’écrivaines tombées dans l’oubli. Ce n’est le cas, si différentes soient-elles, ni de la comtesse de Ségur, ni de Judith Gautier, ni a fortiori de George Sand. À propos de la première, Maialen Berasategui montre que les stratégies d’ascension sociale mises en œuvre par ses personnages sont les homologues de celles que leur auteure a elle-même dû pratiquer pour se faire admettre comme écrivain à part entière, tout en maintenant la fiction d’une écriture privée. De Judith Gautier, Yvan Daniel nous invite à relire (rectifions : à lire) les trois premiers romans pour mesurer leur importance dans l’histoire de la diffusion de la culture orientale et comprendre comment ils ont réussi à produire l’accouplement inattendu de l’esthétique parnassienne et du genre romanesque, décrié dans la librairie du passage Choiseul. De George Sand, Damien Zanone interroge la poétique romanesque postérieure à la révolution de 1848 ; si cette période de sa production a été constamment minorée par l’histoire littéraire qui l’a versée dans un idéalisme réprouvé, c’est pourtant l’époque où son art poétique se confond avec un art de vivre. À ces écrivaines que l’histoire littéraire n’a pas (trop) délaissées, ajoutons, avec Brigitte Louichon qui montre que l’apparent schématisme d’un roman à thèse peut révéler plus d’ambiguïté qu’il n’y paraît, Eugène Sue pour l’« étude » qu’il a dédiée en 1856 à La Femme de lettres, ou plutôt à trois femmes de lettres censées différencier les différentes espèces, plus ou moins louables à ses yeux, du genre.

17 D’autres communications ont la bonne idée de tirer de l’oubli des romancières inhumées à des profondeurs variables de l’histoire littéraire. Et la liste, ici, s’allonge. Connue – si l’on peut dire – au travers de la correspondance qu’elle a entretenue avec Flaubert, Amélie Bosquet revit dans l’étude de Lise Manin qui décrit la stratégie épistolaire mise en œuvre avec une persévérance désespérante par cette provinciale sans fortune ni appuis pour se constituer le réseau sans lequel il est impossible d’imposer un nom et une œuvre à Paris. On retrouve Amélie Bosquet, associée à la communarde André Léo, pseudonyme de Victoire Béra, sous la plume de Laura Colombo : solidement documenté, son article examine la façon dont ces deux romancières se sont approprié, en particulier dans Le Roman des ouvrières qui avait agacé Flaubert en 1868, les codes du roman réaliste et naturaliste, sans en recevoir de reconnaissance critique par les historiens modernes. Un bel article de Gilles Béhotéguy porte sur Zénaïde Fleuriot, une de ces écrivaines à la fois célèbres et inconnues qu’on se promet toujours de découvrir sans jamais faire remonter ses romans en haut de la pile des lectures en attente : au-delà du catholicisme conservateur au nom duquel elle dénonce la décadence des mœurs, il montre comment son inconfortable position d’écrivaine lucide, partagée entre les deux nécessités de parler vrai et d’édulcorer pour plaire, l’a conduite à mettre au point une formule mitoyenne différenciant la vie réelle du réalisme. De Claude Vignon, dont on croise parfois le nom dans des notes de bas de page parce qu’elle fut, jeune, l’épouse de l’ex-abbé et futur ésotériste Papus, Juliette M. Rogers relit Un naufrage parisien, roman publié en 1869 : sculpteur et critique d’art avant d’être romancière, Claude Vignon incarne un féminisme militant qui fait mesurer « la difficulté d’être une femme audacieuse pendant le Second Empire ». Ce qui est aussi le cas, sur un autre barreau de l’échelle sociale, de l’extravagante figure médiatique de Marie-Laetitia Bonaparte-Wyse, dont le surnom de « princesse Brouhaha » est à lui seul un roman : Cheryl A. Morgan la tire pour nous de l’ombre où elle a replongé après avoir tant fait de son vivant pour s’y soustraire, malgré les six romans du monde et du demi-monde qu’elle a laissés pour raconter cette lutte pour la notoriété. Du côté des vrais grands de ce monde, on rangera la comtesse de Boigne, plus connue comme mémorialiste que comme romancière : Sarah Juliette Sasson rappelle à l’existence La Maréchale d’Audemer et Une passion dans le grand monde, deux romans parus peu après sa mort qui évoquent, grâce à une sensibilité aiguë à l’histoire, les mondes et les modes de narration à jamais séparés par la fracture révolutionnaire. De l’obscurité, Isabelle Guillaume aide à sortir Victorine Monniot, auteur du Journal de Marguerite, un best-seller paru en 1858 : journal intime (censé être) écrit par une fillette de dix ans et reposant, à des fins éducatives, sur l’identification liant la lectrice et la narratrice. Réflexion étendue aux discours préfaciels tenus par des femmes en tête de leurs ouvrages dont Amélie Legrand dégage les spécificités sous le triple aspect de la représentation de soi, du rapport au lecteur et de l’œuvre.

18 Les actes de ce colloque nous font enfin visiter des espaces génériques ou thématiques inexplorés, porteurs d’une richesse insoupçonnée. Grâce à Laurence Chaffin, on découvre – pourquoi le taire ? – l’existence du « roman de poupées » : genre puéril en apparence mais étonnamment complexe pour qui en étudie le système énonciatif composé d’une multitude d’instances féminines qui vont de la poupée à la fillette qui la reçoit, de sa mère à l’écrivaine qui les subsume. Dans un esprit voisin, Claire Barel-Moisan s’attache à l’espèce sans gloire des « vulgarisatrices en bas bleus » et analyse l’intelligence et la diversité des ressources narratologiques employées par la fiction pour initier les enfants, les filles en particulier, aux connaissances scientifiques, tandis qu’Alexandre Péraud étudie, en replaçant la question dans un large cadre anthropologique et historique, la façon dont la fiction romanesque féminine s’interroge sur cet objet éminemment masculin qui condamne les femmes à une éternelle minorité : l’argent. On lira aussi avec intérêt l’étude consacrée par Marie-Christine Garneau de l’Isle-Adam aux Souvenirs d’une Cosaque, d’Olga de Janina (sur un recueil de nouvelles de qui le misogyne Huysmans a écrit une recension élogieuse mais excusable puisqu’il ignorait que le nom de Robert Franz lui servait de pseudonyme) : cette pianiste, qui ne se remit jamais de son amour pour Liszt, lui offre l’occasion, une fois livrées les précisions biographiques nécessaires, de revenir sur le sous-genre – de médiocre réputation – du roman à clefs et d’engager une comparaison entre son livre et ceux de George Sand et de Daniel Stern, Elle et lui et Nélida.

19 Les mérites de ce travail collectif, on le voit, sont multiples. Mais le moindre n’est pas la leçon de modestie intellectuelle qu’il donne aux dix-neuviémistes invités à découvrir l’immense littérature souterraine recouverte par les trop rares auteurs que privilégient l’histoire et la recherche littéraire universitaire.

20 Jean-Marie Seillan

Raimund RÜTTEN, Republik im Exil. Frankreich 1848 bis 1851 : Marie-Cécile Goldsmid, Citoyenne und Künstlerin, Olms, coll. Studien zur Kunstgeschichte, 2012, 272 p.

21 Republik im Exil annonce un renouvellement des recherches sur la IIe République et réactualise la mémoire d’une « révolution oubliée », une pensée révolutionnaire de dimension européenne dont les idéaux de liberté et de fraternité auraient été étouffés par la réaction politique d’après juin 1848. Pour montrer que cette révolution a marqué la culture politique malgré la sévérité de la censure, Raimund Rütten présente dans une perspective interdisciplinaire l’œuvre d’une personnalité jusqu’alors méconnue, l’« artiste et citoyenne » Marie-Cécile Goldsmid. Ses lithographies, publiées entre décembre 1848 et novembre 1849 à Paris, seraient l’expression iconographique de La République en exil évoquée dans le titre de l’ouvrage, une « République universelle démocratique et sociale » qui s’est opposée à l’embourgeoisement progressif de la vie politique. Ce discours de résistance est véhiculé par l’Association pour la propagande démocratique et sociale fondée en novembre 1848, qui mène une vaste action d’éducation populaire. L’intérêt de cette étude est de montrer qu’il existe alors dans la presse un contrepoint de l’image officielle d’une révolution de 1848 sanglante et anarchique. Goldsmid propose en effet la représentation visuelle d’une République pacifique à laquelle l’idée de Démocratie, symbole d’un programme social cohérent, est systématiquement associée, et qui dépasse la dimension nationale dans un rappel constant de l’existence, en idéal, des « États-Unis d’Europe ».

22 La première partie rassemble les fragments biographiques disponibles en une mosaïque dont la pièce principale est la revendication et la constante réaffirmation par Goldsmid du titre de « citoyenne ». Condamnée en 1848 à l’emprisonnement pour « trouble de la paix publique », celle que la Cour d’Assises d’Orléans fustige sous les termes de « virago d’émeute » et d’« héroïne de carrefour » voue son destin personnel à démasquer l’antagonisme social qui se développe derrière les principes républicains affichés par un gouvernement de plus en plus conservateur. Elle transpose dans sa pratique esthétique le discours militant de la Société des Droits de l’Homme, servant en cela de porte-parole à la « Propagande démocratique et sociale », mouvement qui cherche à faire émerger une citoyenneté populaire consciente parmi l’électorat nouveau qui a été créé par l’instauration du suffrage universel en février 1848. Du point de vue de ses détracteurs, Goldsmid est à la fois criminalisée en tant que sujet politique et « pathologisée » en tant que femme.

23 Les chapitres d’analyse iconographique font alterner l’œuvre de Goldsmid et celle des artistes qui lui sont contemporains. L’art de la citoyenne est centré sur le trio des valeurs de la République universelle, démocratique et sociale : travail en association, citoyenneté socialisée et subsistance assurée par la propriété collective. Les deux séries de lithographies produites par Goldsmid sont interprétées comme une mise en image de cette utopie-programme, scellant un « pacte d’union entre le passé et l’avenir de la révolution ». Son art se projette dans un futur représenté comme étant déjà accompli. L’identité politique du collectif social est caractérisée par une esthétique de l’empathie et de l’enthousiasme. Au centre du discours visuel, l’allégorie de la République universelle est porteuse des idées des Lumières et guide le cortège des peuples. Bien qu’elle s’appuie sur des références visuelles courantes, Goldsmid se démarque de l’imagerie révolutionnaire traditionnelle dans un message démocratique de réconciliation qui s’adresse à toutes les couches de la société. Ainsi, sa lithographie Un marché sous la République universelle, démocratique et sociale (juin 1849) est un objet unique qui propose une matérialisation de l’utopie républicaine, où l’association de travailleurs triomphe de l’économie de capital et de la propriété. Avec le principe de mutualité comme fondement social, la citoyenneté idéalisée, suivant la Raison universelle, se déploie dans un espace public où les barrières nationales sont abolies. Dans Anniversaire, de novembre 1849, l’universalité des droits de l’homme s’est accomplie dans la « République du genre humain ». Par une rhétorique visuelle de l’épiphanie et de la communion spirituelle avec les Martyrs de la liberté de 1792, Goldsmid raconte et enseigne à la fois l’histoire de la citoyenneté et un futur qui est de l’ordre du possible si les vœux révolutionnaires se réalisent dans les élections de 1852. Ce qui donne sa valeur artistique à son œuvre par rapport à d’autres images politiques contemporaines, c’est sa force dramaturgique. Ainsi, La Fraternité (1850) rappelle l’Armée (ramenée à son statut fondamental de Peuple armé) à son devoir historique de défense des droits de la République libre. L’image montre des soldats refusant d’obéir à l’ordre de réprimer une foule de manifestants. Dans un retournement des alliances traditionnelles, l’artiste appelle à l’abolition de la division entre classes dangereuses et classes laborieuses.

24 La dernière partie explore l’iconographie conservatrice d’une contre-révolution qui s’appuie sur les peurs sociales et les exprime au nom des « honnêtes gens » : l’allégorie de la république sociale est déformée en une effigie de l’agression alors que son ancêtre, la République de 1793, devient une furie qui mène la guerre sociale et cherche à envahir l’espace prospère de 1848. Ainsi, la lithographie Le Cauchemar de la mère rouge, en décembre 1849, prend à rebours les visions utopiques et les projections idéales de la propagande démocratique et sociale : la norme politique crée une imagerie de valeurs unificatrices par opposition à la violence et à la désintégration de la société révolutionnaire. La IIe République est donc une période d’apprentissage de la forme de la « république bourgeoise » qui incarne la civilisation, face à la barbarie des socialistes, porteurs d’un fléau pareil au choléra.

25 Republik im Exil peut aussi se lire comme une introduction au monde des imprimeurs, lithographes et producteurs d’images qui forment un réseau culturel où se déroule un jeu d’échos et de réponses. Par exemple, Rütten retrace le parcours du topos visuel du sommeil du peuple : Ne le réveillez pas, lithographie de Goldsmid de 1850, évoque Le Peuple veille sur la cité de 1848, puis le topos fait l’objet d’une relecture par Daumier après l’abrogation du suffrage universel dans Lilliputiens essayant de profiter du sommeil d’un nouveau Gulliver.

26 L’essai aurait peut-être gagné à mettre plus systématiquement en regard l’œuvre singulière de la citoyenne avec l’imaginaire visuel contemporain de propagande ou de réaction, plutôt que de traiter séparément l’iconographie de chaque faction. On regrettera également l’absence de conclusion après une démonstration pourtant très riche en nouvelles pistes de réflexion sur un moment clé de l’histoire politique et culturelle européenne.

27 Émilie Oléron Evans

Daniel MAIRA et Jean-Marie ROULIN (dir.), Masculinités en révolution de Rousseau à Balzac, Saint-Étienne, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2013, 396 p.

28 Cet ouvrage se situe dans le champ d’étude des genres compris comme « une permanente négociation entre féminin et masculin » (p. 12). Dans une introduction éclairante, les éditeurs précisent que la période entre 1760 et 1850 constitue un moment fort dans cette négociation, non pas tant parce qu’elle témoigne d’une « crise » de la masculinité, comme l’avait énoncée Abigail Solomon-Godeau dans son Male Trouble. A Crisis in Representation, mais parce que cette période a vu le passage progressif du paradigme du « roi-soleil, qui inonde la terre de ses rayons fécondants » à celui de « l’Hercule républicain dont la massue détruit le despotisme et les hérésies fédéralistes. » (p. 20) Afin d’illustrer les différents aspects de cette thèse, le volume se divise en trois parties convergentes : « Discours : Penser la masculinité » ; « Figures de la masculinité » ; « La Masculinité mise en intrigue : enjeux du pouvoir. »

29 Inaugurant la première partie, Christophe Martin évoque la représentation de la masculinité véhiculée par Rousseau, qui met en valeur justement cette tension entre masculin et féminin en dénonçant la mollesse qui contamine tout homme qui fréquente trop assidûment les femmes. Une même tension se retrouve chez des Saint-Simoniens comme Enfantin où le féminisme égalitaire se voit neutralisé par une remise en valeur d’un masculin qui incorpore le « féminin » grâce à la sentimentalité, à l’androgynie et à l’homosocialité dont se dotent certains de leurs chefs (Philippe Régnier). Ailleurs, toutefois, le statut du masculin se voit contesté de manière différente, étant lui-même fissuré ou fragilisé. Dans Ballanche, par exemple, selon Alban Ramaut, le masculin est dévalorisé par rapport au « viril », à la fois plus social, plus moral et plus spirituel et donc promu à un plus large avenir. Chez Balzac le statut du masculin s’avère plus problématique encore car, comme le démontre Charles Stivale se penchant sur les relations entre la science et les flux vitaux, notamment spermatiques, le baron Hulot incarne « une correspondance directe entre la perte de l’honneur et celle de la force vitale masculine » (p. 111). La science sous forme de traités de botaniques galants, soi-disant pour le beau sexe, risque d’être tout aussi traître, car ils dévoilent que dans la nature « le masculin est moins nécessaire et plus fragile que le féminin. » (Hughes Marchal, p. 130) Encore plus fragile est la masculinité de Lucien de Rubempré dont la catabase dantesque dans le monde journalistique illustre, pour Catherine Nesci, « les relations complexes entre le pouvoir créateur, la passion créatrice du “grand homme” et les affres de la masculinité dans le monde moderne. » (p. 154) À l’opposé du style de Lucien mais à l’image de celui de Balzac, le style de Stendhal dans Le Rouge et le noir fait preuve d’une masculinité décomplexée, étant, à la différence du « rose » d’Armance, à la fois « rouge et noir » : audacieux, cynique, omniscient et pugilistique (Margaret Waller).

30 La deuxième partie du volume s’ouvre par un deuxième essai sur Rousseau où John O’Neal avance que la dévirilisation progressive de Saint-Preux lors de son initiation à l’intimité de Clarens en fait un personnage « transgenre », voire queer, et par une étude de Valérie Cossy sur la manière dont Isabelle de Charrière traduit l’héritage des Lumières dans le monde post-révolutionnaire en liant ses personnages abbés « à son souci de libérer tout individu de toute assignation automatique de sexe ou de rang. » (p. 196) Suivent une série de chapitres où la représentation du masculin semble hésiter entre déconstruction et reconstruction. Après avoir souligné la dévaluation initiale du masculin dans Servitude et grandeur militaires, François Kerlouégan conclut que la sensibilité soldatesque retrouvée ne fait que revaloriser « l’identité profonde des hommes. » (p. 214) Chez Germaine de Staël, en revanche, s’élabore « une salutaire modernisation des genres » (p. 226) grâce à la mise en avant de « jeunes hommes en pleurs » (p. 224) et à l’audace « virile » de certaines de ses protagonistes femmes (Stéphanie Genand). Selon Nigel Harkness, une même équivoque caractérise Mauprat où l’alliage de la masculinité défaillante de Bernard et de la virilité compensatoire d’Edmée fait écho, au niveau du couple, à l’attirance à la fois hétérosexuée et homosexuée qu’exerce la maternité/fraternité de la République. Un tel échange du masculin et du féminin réussit pourtant moins à la femme auteur évoquée par Florence Lotterie, car tandis que « le féminin est ce qui se perd d’autant plus facilement que la femme est le sexe » (p. 249), le masculin, même féminisé, ne perd jamais son sexe. Aucune symétrie donc, même après la Révolution, entre les sexes et les genres.

31 La troisième partie commence par deux études détaillant les défaillances masculines chez Balzac, tout d’abord celles relevées par Christine Planté dans Modeste Mignon, où, s’avère-t-il, les hommes ont besoin d’être deux pour réussir (deux remplaçants du père absent, deux pour constituer un amant épistolier convenable, deux pour mener une cour convaincante auprès de Modeste) et où il faut se prévaloir d’une exception pour faire transmettre les titres du père à ses descendants, et ensuite celles détaillées par Anne-Marie Sohn dans Le Cabinet des Antiques qui, tout en regorgeant d’exemples du trouble dans le genre du côté des hommes (qu’ils soient aristocrates ou bourgeois, jeunes dandys oisifs ou débris vieillis), montre que les femmes doivent tout de même passer par eux pour arriver à leurs fins. Si l’on est à la recherche d’autres modèles masculins, on peut, selon Lydie Moudileno dans une analyse de Monbars l’exterminateur de Jean-Baptiste Picquenard, aller du côté du flibustier antillais, car celui-ci fait preuve non seulement de force physique et morale mais, une fois marié à une normande et réintégré dans la nation française, offre « la possibilité d’une mythologie masculine essentiellement positive » (p. 309). Tout aussi politisée est la représentation d’un autre hors-la-loi, le brigand stendhalien, qui, à l’opposé de l’effémination de la monarchie, incarne l’énergie physique et morale de la République. Même si un tel pouvoir est parfois déployé par les femmes stendhaliennes, il reste l’apanage naturel et culturel des hommes (Xavier Bourdenet). Encore plus complexe est le ballet des sexes et des genres que relève Jean-Marie Roulin dans Les Chouans et qui va des noms des personnages (un Marie masculin et une Marie féminine) à la « virilité composée » du Gars et de Corentin en passant par la sexuation composite/indifférenciée des Chouans eux-mêmes – le tout préfigurant l’incorporation du féminin dans le masculin de la nouvelle République et, plus tard, de la monarchie restaurée. Alors que cette incorporation du féminin dans le masculin représenterait selon Roulin « un progrès civilisationnel » (p. 345), pour Daniel Maira au sujet d’Henri III et sa cour, ce progrès s’incarnerait dans une masculinité idéalisée mais absente qui ferait suite à la masculinité défaillante du roi, à l’hypermasculinité du duc de Guise, et à la masculinité sans hommes de Catherine de Médicis, et donc, en creux, dans le pouvoir de virilité incarné par Henri IV – et, pour les spectateurs de la pièce, par Louis-Philippe. En montrant comment les multiples avatars de la masculinité composent, recomposent et décomposent les relations entre sexe, genre et pouvoir, cet essai retrouve l’un des grands thèmes d’un volume qui se recommande par une rigueur, une richesse et une pertinence remarquables. Ce livre fera date dans l’étude des représentations littéraires de la masculinité.

32 Owen Heathcote

Florence LOTTERIE et Pierre FRANTZ (dir.), Orages, no 12, « Sexes en révolution », mars 2013, 312 p.

33 Ce numéro de la revue Orages réunit cinq articles suivis de trois documents qui abordent la grande question de la politisation du sexuel et de la sexualisation de la politique au cours des dernières années de l’Ancien Régime, au moment de la Révolution et pendant la période napoléonienne. Les auteurs se penchent donc sur « des zones de frottement sur l’identité sexuelle, où joue le triple danger de la confusion des rôles sexués, du brouillage du dimorphisme sexuel et de la disjonction du sexe et du genre » (Présentation, p. 15). Afin de situer et d’illustrer ce propos, le volume débute par une étude d’Olivier Ferret examinant les Vies privées de l’époque, qui évoquent, non sans complaisance, les attitudes et les conduites supposées de personnages en vue comme le maréchal de Richelieu, Marie-Antoinette, le chevalier/la chevalière d’Éon et Napoléon. En dépit des formes de sexualité volontiers excessives ou déviantes véhiculées dans ces textes, Ferret conclut que leurs excès mêmes les rendent exceptionnelles et donc réactionnaires plutôt que révolutionnaires : « Les Vies privées confirment que la révolution sexuelle ne commence pas avec la Révolution française. » (p. 51) Tout aussi conformiste, mais pour des raisons différentes, est la résolution d’un conflit entre deux époux à Lyon sous la Révolution, où l’épouse cède au bon vouloir de son mari, Antoine Morand de Jouffrey, qui insiste pour que la famille reste dans son domaine malgré le fait que pour sa femme le domaine est imprégné de la mort de leur fille aînée : « [T]oute la société politique est organisée par l’idée selon laquelle le chef de famille et la famille ne font qu’une seule et même personne dans la cité » (Anne Verjus, p. 65)

34 Plus subversives, toutefois, seraient, pour Françoise Le Borgne, les représentations théâtrales du travestissement à l’époque. Les filles qui s’habillent par exemple en soldat afin d’endosser une carrière militaire ne rendent habituellement leurs armes qu’après avoir mis à l’épreuve les préjugés patriarcaux des spectateurs. Et le dévoilement final du sexe « véritable » d’un(e) amant(e) travesti(e) ne survient qu’après avoir joué sur la transgression du tabou de l’homosexualité. Selon Élizabeth Claire, une même transgression s’associe à la manie du plaisir de la valse entre 1800 et 1816. À l’intimité corporelle entre homme et femme exigée par la prise fermée s’ajoute le vertige provoqué par des mouvements rapides et tournoyants pour faire de cette danse un danger pour l’imagination, pour la santé, et pour la morale des femmes : « La conjugalité de l’époque se définit contre la peur masculine de la perte de contrôle, incarnée par le vertige de la valse » (p. 109). L’importance accrue accordée par les révolutionnaires au rôle de la femme dans la sphère domestique bourgeoise influe également sur la manière dont sont traitées celles qui, selon les institutions policières et administratives de l’État, enfreignent ces normes – telles que les femmes incarcérées pour prostitution, pratique sexuelle illégitime sans être pourtant illégale. En analysant les lettres d’une vingtaine de ces « prostituées », Clyde Plumauzille démontre de manière convaincante la manière dont les autorités cherchent à définir et à policer « le Sexe » dans l’espace public. Quoique citoyennes à part entière, ces marginalisées ont beaucoup de mal à s’opposer aux inégalités de genre et de classe qui se cristallisent autour de leur condamnation. Toutes ces études font donc apparaître que la période révolutionnaire témoigne d’une mise au pas de la femme dont le sexe ne s’aperçoit guère plus qu’au prisme du genre, entendu comme la construction sociale de la différence sexuelle.

35 Étant donné ce qu’appellent Florence Lotterie et Pierre Frantz dans leur Présentation « la grande peur du mélange des sexes » (p. 18), il est tout à fait opportun qu’une deuxième section de ce numéro soit consacrée à des documents sur les soi-disant hermaphrodites, sur les « individus soumis à la nouvelle loi du médecin-expert ès hygiène morale et sociale, pour décider de leur assignation de sexe » (p. 14). À ce sujet, la lecture du rapport de l’examen médical subi par Jaqueline Foroni en 1802 est particulièrement percutante. Suivent d’ailleurs, dans les Varia, d’autres documents qui témoignent d’une certaine interstitialité textuelle, qu’il s’agisse d’un journal de deuil de Mme de Genlis, qui, selon Philippe Lejeune dans sa présentation, « participe à ce grand mouvement de personnalisation de la pratique du journal qui se manifeste en France à partir des années 1760 » (p. 191) ou de la première version, moins brutale et peut-être moins « révolutionnaire », du Caïus Gracchus de Marie-Joseph Chénier, présentée avec beaucoup de subtilité par Gauthier Ambrus. De nouveau sur la question des genres (mais là, genre littéraire), Maurizio Melai fait part des implications de l’exclusion de Frédérick Lemaître de l’affiche de Marino Faliero de Casimir Delavigne à la Porte Saint-Martin, Myriam Rochedix cerne avec bonheur la thématique de la révolution dans Les Jeunes-France de Gautier, et Jean-Noël Pascal relève la présence des femmes poètes dans l’Almanach des Muses, de la prise de la Bastille à Thermidor – présence quelque peu en deçà du véritable développement de la poésie politique féminine. Un entretien avec Hélène Cixous, autour de Stendhal et à propos de son propre « lirécrire », termine ce numéro dont toutes les contributions font preuve d’une érudition éclairante, d’une approche novatrice et d’une réflexion alerte et rigoureuse.

36 Owen Heathcote

Hugues MARCHAL (éd.), Muses et Ptérodactyles. La poésie de la science de Chénier à Rimbaud, Paris, Éditions du Seuil, 2013, 658 p.

37 L’anthologie que proposent Hugues Marchal et les neuf collaborateurs qu’il a réunis est issue d’un programme soutenu par l’Agence nationale de la Recherche. Le volume comporte deux cent quatorze textes : des extraits de poésie scientifique et des passages théoriques sur les relations entre science et poésie. Ils sont pourvus de notes qui en éclairent les principales difficultés. Comme l’indique le bref avant-propos, le classement, à l’exception du premier et du dernier chapitre, est thématique et non chronologique, la période considérée étant le XIXe siècle. Regroupés sous des questions majeures posées par cette poésie (« Une science aimable », « Les artifices de la mémoire », « Les ambivalences du progrès », « Laboratoires d’écriture », etc.), les textes sont précédés d’introductions copieuses et chaque chapitre comporte un « gros plan » offrant un éclairage sur un savant ou un poète remarquable. Il est dommage qu’une bibliographie ne récapitule pas les titres des études consacrées à ces questions et parfois mentionnées dans les notes de bas de page : certes peu nombreuses, elles ne sont pourtant pas inexistantes. Des index et de nombreuses illustrations contribuent à rendre ce livre à la fois maniable et agréable. L’enjeu de cette riche anthologie est de mettre au jour une production poétique aussi abondante que mal connue et de définir les territoires respectifs ou communs de la poésie et de la science, ce qui conduit le lecteur à revoir des jugements qu’une tradition, principalement héritée du Romantisme, lui a imposés. L’introduction générale signale d’emblée l’importance de cette poésie en mentionnant deux dates qui ont valeur de symboles : en 1813, Delille (qui avec L’Homme des champs avait écoulé 10 000 exemplaires de son livre en dix jours) fait l’objet de funérailles nationales grandioses. En 1901, le premier prix Nobel de littérature est décerné à l’un des représentants tardifs de cette poésie, Sully Prudhomme.

38 Malgré la persistance d’une poésie scientifique jusqu’au XXe siècle (une dizaine de textes sont donnés à la fin de l’ouvrage), l’histoire qu’il nous est proposé de suivre est celle d’une poésie vaincue et oubliée. Du reste, les noms des poètes ou des promoteurs de cette littérature sont souvent peu connus, quand ils ne sont pas inattendus comme ceux des savants Lazare Carnot, Ampère ou Laennec. Pourtant, cette poésie fut abondamment lue, et jusque dans les années 1870 les manuels scolaires lui faisaient une large part. Elle s’est à peu près éteinte, non seulement parce que la science est devenue trop complexe pour se prêter à une traduction en vers, mais surtout parce que la littérature, revendiquant de plus en plus nettement son autonomie, se détourne de ses usages référentiels. Si le choix de la période retenue s’explique par l’importance nouvelle que conquiert la science (« on estime, écrit Hugues Marchal, que la somme des savoirs acquis à partir de la Révolution dépasse rapidement l’ensemble des connaissances antérieures »), ces progrès condamnent du même coup et par avance toute tentative qui entendrait les consigner dans des vers. Mais les auteurs soulignent également les résistances que s’attire une telle poésie, souvent perçue comme un produit de l’Ancien Régime, alors que l’essor des sciences est au contraire associé à la modernité politique. La science et la poésie, à tous égards, connaissent des régimes temporels différents, voire divergents, et le problème de la péremption des textes scientifiques n’est pas le moindre facteur de l’oubli dans lequel cette production en vers a sombré.

39 Pourtant, un siècle plus tôt, les affinités pouvaient sembler nombreuses et la rencontre prometteuse : Balzac ne voyait-il pas en Cuvier un poète ? Armand Heurtel écrit ainsi en 1869 que « les rois du savoir/Sont poètes aussi », et de Delille ou Saint-Lambert qui jugeaient naturel que la poésie s’emparât des merveilles de la nature, le lecteur est conduit jusqu’à Sully Prudhomme qui insistait sur le vertige que la science procure : « Une forêt qu’est-elle en soi ?/Un cru d’azote et de carbone./ — Mais l’âme y sent on ne sait quoi/Dont la muette horreur l’étonne. » Pour les promoteurs de cette poésie, il ne s’agit de rien de moins que d’un renouveau du territoire poétique, notamment par l’introduction dans le lexique de termes inattendus (tels les « ptérodactyles », présents à deux reprises) ou de néologismes (« s’albuminoïder » écrit Jean Richepin), voire par la litanie des noms des grands savants qui, avec Chénier, devient matière poétique et s’accorde avec le cadre de l’alexandrin (« Torricelli, Newton, Kepler et Galilée »). L’expérimentation littéraire, qui passe par le prosimètre ou l’usage de la prose poétique, ira jusqu’à l’intégration dans les vers de signes mathématiques (mais ce sera au XXe siècle sous la plume de Jacques Roubaud).

40 Une telle poésie est également supposée renouveler les motifs d’inspiration poétique en les conformant à la modernité scientifique. Nulle part, la rencontre ne se réalise plus idéalement qu’avec Les Trois règnes (1809) de Delille, composés, semble-t-il, à l’instigation du chimiste Darcet et, surtout, accompagnés de notes dues à Cuvier. Alors que Lamartine prétendait avoir été le premier à avoir fait vibrer « au lieu d’une lyre à sept cordes de convention, les fibres mêmes du cœur de l’homme », Maxime du Camp s’indigne de ce qu’on gratte encore, en 1855, les « cordes faussées de nos lyres » : « On découvre la vapeur, nous chantons Vénus, fille de l’onde amère ; on découvre l’électricité, nous chantons Bacchus, ami de la grappe vermeille, c’est absurde » (préface des Chants modernes). Voilà qui justifie une poésie des machines, des trains, de l’industrie, de la médecine. Si aucun domaine des sciences ou des techniques n’échappe à la versification, il ne s’agit le plus souvent que de célébrer les innovations et de donner à la science une coloration aimable puisqu’aussi bien la poésie doit « animer ces froides vérités » (Ernest Faivre).

41 On notera que se manifestent également des préoccupations plus intéressées : elles seront commerciales, avec « la réclame en vers », ou pédagogiques avec la forme des préceptes versifiés, construits sur le modèle du Jardin des racines grecques, poème de plus de deux cents octosyllabes qu’avaient donné en 1657 Claude Lancelot et Isaac Lemaistre de Sacy, en vue d’inculquer aux élèves le vocabulaire grec. La même formule sert au XIXe siècle à l’enseignement de préceptes médicaux ou à l’instruction géographique.

42 Ce volume abonde en curiosités et en découvertes. En témoignent, parmi beaucoup d’autres exemples, les vers du docteur Sacombe, auteur de La Luciniade, ou l’art des accouchements (plusieurs rééditions entre 1792 et 1815). Un repas pris en compagnie de la déesse des accouchements est l’occasion d’évoquer des plats qui reprennent les parties de l’anatomie féminine : « Dans un fruit pyriforme on voyait la matrice/Ses ligaments, son col et son double orifice./Un gâteau circulaire, aminci sur les bords, /Offrait du placenta le cordon et le corps. » Certes, on peut apprécier diversement ces vers. Mais à leur façon ils éclairent la variété de la poésie, mais aussi sa vitalité chez les hommes de science qui, parfois maladroitement, souhaitaient ne pas renoncer à la culture lettrée. On ne saurait donc assez dire tout l’intérêt de cette anthologie.

43 Sophie Lefay

Marie-Rose CORREDOR (dir.), Recherches et Travaux, n° 79, « Stendhal, Vienne, l’Autriche », 2011, 200 p.

44 Ce recueil est consacré à « l’année autrichienne de Stendhal » : 1809. Spécialiste des archives, Elaine Williamson a déniché des pièces inédites de la main de Beyle, qui permettent, avec prudence, de préciser ses activités. En avril, il n’est pas impossible qu’il ait remplacé un secrétaire de Napoléon (« je travaillai sans cesse avec l’Empereur », osa-t-il noter un jour) ; de même, il semble bien qu’il ait été chargé de mission en Hongrie, pour aller prosaïquement y chercher des subsistances, mais aussi qu’il ait plus noblement « tenu la plume » dans la préparation de la création du nouveau royaume, ainsi que lors des négociations menant au mariage du Maître avec l’archiduchesse Marie-Louise. Pendant la campagne d’Autriche, il n’a pas seulement accompli les tâches subalternes d’un simple adjoint aux commissaires des guerres, mais a participé à la rédaction de documents confidentiels. Daru, guère suspect d’indulgence à cet égard, louera ses qualités de « netteté, esprit et précision » : qualités d’administrateur, mais aussi d’écrivain. Muriel Bassou croise de manière intéressante le journal tenu par Stendhal pendant une partie de son séjour viennois (journal repris et étudié ultérieurement avec Crozet) et celui, lu et commenté par Stendhal, de Félix Faure venu lui rendre visite, ainsi qu’avec les lettres envoyées par Henri à sa famille : trois approches différentes pour dire la même expérience et poser la question d’une éventuelle différence générique entre « journal de séjour » et « journal de voyage ».

45 Ville de musique s’il en fut jamais, c’est moins Haydn, quoi qu’on en ait dit, que Vienne a apporté à Stendhal, qu’un approfondissement de son goût pour Mozart, en particulier Don Giovanni (Suzel Esquier). Dans la contribution la plus riche de l’ensemble, Jean-Jacques Labia restitue dans toute sa complexité le « profumo di Vienna » tel que Stendhal l’a respiré, sur les pas de Cadet de Gassicourt, pharmacien impérial « non vendu », qui suit exactement le même itinéraire au même moment que lui ; il rédigera son voyage en 1812 et le publiera en 1818 ; Stendhal l’exploitera dans De l’ Amour. L’Autriche est-elle autre chose que l’Allemagne, et en quoi ? « L’Autriche prolonge la signature allemande, comme un gracieux paraphe qui flirte avec le Sud italien ». Débordant le cadre géographique et chronologique du sujet, Alexandra Pion s’interroge sur les relations de Stendhal avec l’idéalisme tel qu’il a été largement diffusé par Charles de Villers, Cousin et Mme de Staël, assorti d’un renouveau d’intérêt pour le platonisme antique et médiéval. Stendhal reste allergique à toute dérive mystique ; si la sensibilité est pour lui la clé de toute chose, il déteste « le sentimentalisme niais à l’allemande » et, avec Maine de Biran, refuse de se noyer dans un sublime indifférencié, absolu et divin ; pour lui, le beau est un absolu individuel, incarné et informé par les particularités de cet être sensitif unique qui est : moi. On peut donc être idéaliste sans renoncer à être sensualiste et échapper à la tenaille du « ou bien... ou bien ».

46 Pour finir, à propos du rameau de Salzbourg, Marie-Rose Corredor rêve autour de la cristallographie, qui fut un gisement d’imaginaire si inépuisable pour le romantisme allemand, Kant, Goethe, Schlegel, Novalis voyant dans les « configurations cristallines » des « systèmes » au sein desquels la nature procède comme un art. Le très regretté Kurt Ringger avait qualifié la double descente de Stendhal dans les mines de sel de Hallein de « cadeau d’adieu » du monde germanique. Ce volume est aussi le « cadeau d’adieu » de Marie-Rose Corredor à Grenoble, au moment où, après douze années, elle quitte la direction du Centre d’Études stendhaliennes et romantiques de l’Université Stendhal.

47 Philippe Berthier

Marc HERSANT, Jean-Louis JEANNELLE et Damien ZANONE (dir.), La Licorne, n° 104, « Le Sens du passé. Pour une nouvelle approche des Mémoires », 2013, 394 p.

48 C’est un volume dense que proposent Marc Hersant, Jean-Louis Jeannelle et Damien Zanone, englobant dans une perspective diachronique large les Mémoires, depuis l’époque de Commynes jusqu’au début du XXIe siècle. Le titre choisi pour le volume articule une expression d’Henry James – Le Sens du passé est le titre de son dernier roman, inachevé – et une claire revendication de renouvellement critique : « Pour une nouvelle approche des Mémoires ». Le collectif entend dépasser la représentation selon laquelle la réflexion sur les Mémoires devrait se limiter à une période comprise entre la fin du Moyen-Âge et le début du XIXe siècle et risque le défi de l’extension chronologique. Au-delà du choix d’un large empan temporel, le volume s’interroge sur la continuité historique effective de ce que nous appelons Mémoires et pose la question d’une unité pensable de ce corpus protéiforme qui défie la critique et la poétique.

49 On relèvera l’homogénéité qualitative du volume en même temps que sa variété qui rend sa lecture stimulante. Les vingt-six contributions du volume se présentent comme des perspectives panoramiques permettant l’élaboration d’hypothèses théoriques, comme des monographies qui convoquent des œuvres de référence (Commynes, Saint-Simon, Chateaubriand, de Gaulle) ou des œuvres moins connues (les Mémoires 1789-1846 de Justine Guillery, le Journal 1780-1815 du Marquis de Bombelles ou les Mémoires sur Napoléon de Stendhal), comme des études comparatives (c’est ainsi que les Mémoires de Beauvoir sont mis en parallèle avec ceux de Malraux par Jean-Louis Jeannelle ou avec Les Années d’Annie Ernaux par Nathalie Froloff), ou comme un témoignage de lecteur de Mémoires (Anne Coudreuse se place dans cette perspective pour poser avec une grande honnêteté intellectuelle la question de la lisibilité des Mémoires de la révolution). La volonté de renouveler les perspectives critiques sur les Mémoires conduit certains à partir à l’attaque : c’est Dinah Ribard qui remet en cause la canonisation des Mémoires aristocratiques du Grand Siècle ; c’est Emmanuelle Lesne-Jaffro qui critique les insuffisances de l’opposition entre fiction et diction proposée par Genette.

50 Les contributions se partagent en quatre sections, lesquelles dégagent les interrogations fondatrices du volume : « Identifier, éditer, lire », « Les Mémoires, des modèles d’écriture en transformation », « Entre récits de soi et fiction » et « Mémoires et écriture de l’histoire ».

51 Il appartient à Philippe Lejeune de poser d’indispensables garde-fous : « Quand on subsume sous un même nom des pratiques qui s’étalent sur plusieurs siècles, on participe à une mythologie nécessaire à la vie ou à la survie actuelle d’un genre. » Conscients de cet écueil, les contributeurs font preuve de prudence et de minutie dans la restitution d’un itinéraire diachronique, osant l’hypothèse d’une périodisation. Catherine Emerson propose un premier repère que les contributions ultérieures ne contrediront pas : « le terme générique de Mémoires est né au nord de la France aux alentours de 1480 et a été repris par le monde de l’imprimerie presqu’un siècle plus tard avant de connaître son "grand moment" pendant les premières décennies du XIXe siècle. » Nombreux sont les contributeurs à mettre en valeur le rôle des imprimeurs et des phénomènes éditoriaux dans la construction en genre des Mémoires avec des périodes privilégiées de fièvre éditoriale : Dinah Ribard insiste sur les années 1660 qui voient de plus en plus de livres publiés baptisés Mémoires et sur la période de la Régence et du début du règne de Louis XV où la parution de Mémoires peut devenir une opération politique. Jean-Christophe Igalens rappelle l’importance de la charnière des XVIIIe et XIXe siècles pour « l’appréhension générique de la production mémorialiste » : aux pics de production de Mémoires sous la Révolution française et dans les décennies qui suivirent s’ajoute la volonté de donner une définition unitaire des Mémoires, visible dans les Éléments de littérature (1787) de Marmontel puis dans Le Lycée de La Harpe. C’est dans la même période de bouleversements historiques que semble émerger l’acception contemporaine des Mémoires avec un déplacement d’accent du collectif vers le particulier.

52 Il n’en reste pas moins que les Mémoires ne sauraient être considérés « comme un “genre” au même titre que la tragédie ou l’épopée, mais comme un ensemble de “modèles discursifs” » (Jan Herman). Loin de toutes prescriptions textuelles explicites s’opèrent des relations de modélisation entre des œuvres individuelles, et ces modèles se succèdent et se transforment : Joël Blanchard rappelle la « vogue » du modèle césarien « dans la seconde moitié du Quattrocento » et le rôle joué par la première traduction française des Commentaires de César en 1485. Autre exemple : selon Jean-François Perrin, Rousseau accommode à sa façon, dès les Lettres à Malesherbes, « la désinvolture artiste de la lettre humaniste et le “je héroïque” des Mémorialistes contemporains de Corneille, pour élaborer ce qu’il pensait devoir confesser de lui-même en son plus intime, afin de défendre son caractère et sa pensée devant le tribunal de la postérité ». On ne peut comprendre la tradition multiforme des Mémoires sans avoir conscience de la profonde « interconnectivité » (Jeannelle) du genre qui incite les mémorialistes à « s’entre-lire » en permanence.

53 Un brassage et une synthèse simplificatrice des définitions des uns et des autres nous conduisent tout de même à dégager sinon une caractérisation figée, du moins la pierre angulaire des Mémoires. Aussi polymorphes soient-ils, certaines constantes se dégagent et avant tout, la référentialité – l’irréductibilité de la réalité à laquelle ils renvoient – qui interdit d’amalgamer les Mémoires au champ de la fiction ; second point stable, la fonction testimoniale des Mémoires et la question du sujet écrivant dans son double rôle de témoin et d’acteur dont l’existence revêt, par là même, représentativité historique ou exemplarité morale ; enfin la position d’entre-deux que les Mémoires occupent entre l’actualité brûlante et la pétrification des faits : « entre le temps des événements et le temps de l’histoire, ils [les Mémoires] s’immiscent et installent un temps de la mémoire » (Damien Zanone)

54 Sur cette base minimale, les Mémoires présentent une plasticité formelle qui permet aux écrivains de faire feu de tout bois : Brienne et l’abbé de Choisy prennent par rapport à la chronologie et à l’ordre du temps une « liberté totale » (Claire Quaglia) ; Saint-Simon manie avec brio l’irréel du passé et le « contrefactuel » (Juliette Nollez) pour recomposer le passé dans le sens des valeurs qu’il défend et selon une logique argumentative de « compensation » d’une « frustration originelle » ; Stendhal opte pour une écriture mémorialiste composite et polyphonique, fondant dans un « je unique le bruissement de toutes les voix contemporaines » (Catherine Mariette-Clot) ; avec Chateaubriand, les mémoires deviennent l’« orchestration d’une mort obsessionnelle » (François Raviez). Bref, à chaque mémorialiste, sa palette. Le volume montre combien le modèle mémorial, tout en perdurant jusqu’à aujourd’hui, manifeste sa « capacité de renouvellement » (Jeannelle) : Beauvoir le fusionne avec deux modèles connexes qui sont l’autobiographie et la chronique de la vie littéraire ; Malraux privilégie « l’expérience de la disjonction, de l’éclatement du temps » (Jeannelle) ; de Gaulle a recours à une utilisation à la fois ponctuelle et virtuose de la troisième personne qui incarne le personnage symbolique dont le général est porteur mais qui révèle aussi « par intermittence l’horizon épique des Mémoires de guerre » (Alexandre Tarrête) ; preuve de la vitalité des Mémoires, s’il était besoin, l’apparition dans le champ de Mémoires de nouvelles catégories telles que celles de « Mémoires de la trahison » que Tiphaine Samoyault croit pouvoir identifier dans les récits de transfuges contemporains (Bourdieu, Depardon, Eribon, Ernaux).

55 Aussi riche soit ce volume et divers les cas examinés (de Commynes à Genet qu’on n’attendait pas forcément ici et dont Marc Hersant analyse l’écriture mémorialiste dans Le Captif amoureux), l’objet et son questionnement ne sont pas noyés. La question décisive n’est pas éludée : en quoi les Mémoires sont-ils dans la littérature tout en n’étant pas dans la fiction et s’en distinguant nettement ? Que les mots puissent faire accéder un fait quotidien saisi par un point de vue singulier au statut d’un mémorable représentatif ou exemplaire aux yeux d’une collectivité dépasse le cadre des écritures ordinaires et conduit du côté de la littérature ; que le mémorialiste passe un contrat avec le lecteur pour souligner la nature factuelle de l’objet raconté le conduit hors de la fiction. Si Marie-Paule de Weerdt-Pilorge dégage des critères précis du pacte mémoriel à partir d’un corpus de mémorialistes du XVIIIe siècle, peut-être serait-il pertinent d’approfondir la réflexion sur le lecteur. En effet, pour compléter ce très beau collectif, il resterait à s’interroger plus globalement non seulement sur la mise en place du lecteur virtuel par le mémorialiste mais aussi sur les manières effectives de lire du lecteur de Mémoires qui ne sont pas celles du lecteur de fiction.

56 Françoise Simonet-Tenant

Mis en ligne sur Cairn.info le 13/02/2015
https://doi.org/10.3917/rom.166.0112
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