CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1La fin du XIXe siècle voit paraître une masse considérable d’ouvrages, fictionnels ou non, consacrés à des territoires lointains (pour l’essentiel l’Extrême-Orient et l’Afrique) appelés à entrer ou entrés depuis peu dans le défunt Empire français. Or parler de « littérature coloniale » pour défi~nir cette production littéraire paraît doublement impropre ou, du moins, pose un double problème de définition et de classement générique.

DÉFINITION

2Cette littérature avoisine en effet deux sous-genres bien identifiés, la littérature exotique et la littérature coloniale, dont il importe de la distin~guer. La première est le fait de voyageurs séjournant dans des lieux loin~tains sans s’y fixer durablement ; la singularité des mœurs, la beauté de la nature qu’ils admirent et voudraient préserver, ils les louent à l’intention et dans la perspective des Français qui leur apportent la reconnaissance littéraire et parmi lesquels ils retournent s’installer : témoin Loti qui mul~tiplie dans ses romans d’escale les récits d’amours lointaines et sans avenir (Turquie, Polynésie, Sénégal, Japon  [1]) et recompose dans sa maison~musée de Rochefort, pivot de sa géographie imaginaire, des fragments plus ou moins authentiques de ces espaces exotiques. Or les écrivains qui nous intéressent ici, s’ils sont encore des voyageurs, ne sont pas des exotes ; ils perçoivent les ailleurs dans une perspective moins purement esthétique, plus interventionniste, plus intéressée : celle de la colonisation à venir ou en cours. Mais ils ne participent pas pour autant de la littéra~ture coloniale si l’on convient de définir celle-ci comme une littérature produite par des Français sédentarisés et faisant souche dans des terri~toires conquis et gouvernés officiellement par leur nation  [2] : conditions qui ne seront guère rassemblées, dans le cas de la seconde colonisation française, avant la guerre de 1914-1918. Sur ce point, on s’en remettra au jugement de la romancière Myriam Harry qui déclarait en 1905 : « Peut-être aurons-nous plus tard une littérature lointaine, une littérature coloniale. Elle sera d’action plutôt que de rêve. Les fils de nos colons nous la donneront dans vingt ans. »  [3] Compte tenu de sa double mitoyenneté, il serait donc préférable, quoique peu économique, de dire « pré-coloniale » la production littéraire française relative aux territoires en voie d’occupation et de colonisation à la fin du XIXe siècle.

3L’emploi du mot « littérature », dont on connaît le rôle classificateur, pose également problème. Pour de multiples raisons, c’est en effet de para~littérature qu’il faudrait parler. D’abord parce que la seconde colonisation a été concomitante, dans l’histoire littéraire, du mouvement naturaliste qui, Zola en tête, bornait ses ambitions analytiques à la société hexagonale  [4], du courant décadent dont les personnages se contentaient, à l’imitation de des Esseintes, de voyager en chambre close ou dans les cultures du passé, du mouvement symboliste enfin qui, épris de spécularité, jugeait la référentia~lité naïve et privilégiait les formes brèves ou fragmentaires peu adaptées à l’invention romanesque. Ensuite parce que le mouvement d’expansion coloniale, à la différence du romantisme, n’a pas été irrigué par l’Histoire mais par la géographie, science maîtresse de la fin du siècle. Le passage gra~duel de la fiction chronographique à la fiction topographique a produit des romans d’exploration à forte dominante narrative et didactique, destinés à des publics jeunes ou médiocrement cultivés ; or le roman d’aventures a été souvent traité en parent pauvre par la Littérature  [5]. Et c’est un fait que les écrivains dits « grands » qui se sont interrogés sur le monde colonial le connaissaient peu (Daudet, Maupassant, Lorrain n’avaient fait qu’entrevoir l’Afrique du Nord et ignoraient tout, au-delà, des terres nouvellement conquises), et que ceux qui le connaissaient n’étaient pas de « grands » écri~vains  [6]. Sans doute n’était-il pas nécessaire, dira-t-on, d’avoir fait les cam~pagnes du Tonkin pour écrire une histoire extrême-orientale : il suffisait de dépouiller le Tour du monde ou le Journal des voyages, les deux grandes revues de l’époque  [7], et d’en mettre en fiction les reportages et les illustra~tions. Il reste pourtant que nombre de ces auteurs n’avaient pas été conduits vers la littérature par le noble appel de l’Écriture, mais par leur désir de faire partager les expériences ou les émotions que leur métier de voyageurs (soldats, missionnaires, médecins, administrateurs, négociants, reporters) leur avaient fait vivre – et d’en tirer revenu. Leurs œuvres se sont donc inscrites de facto dans une paralittérature envers laquelle la critique universitaire, en dépit d’une évolution sensible, se montre réticente. À ces motifs de désaffection s’en ajoute un dernier, d’ordre idéologique. Cette lit~térature a popularisé les thèses des théoriciens français de l’inégalité biolo~gique des races humaines (Gobineau, Vacher de Lapouge, Gustave Le Bon, etc.) ; elle a illustré, comme le feraient des travaux pratiques fictionnels, la supériorité de la race blanche, de sa science positive et de sa technique sur les autres peuples du monde. Servie par une hypernarrativité peu propice à la distanciation critique, étanche au dialogisme et à l’ambiguïté axio~logique, elle a vite glissé vers la propagande au service des lobbies colonia~listes et vers les facilités discursives du roman à thèse, alors à la mode. Avec le recul d’un siècle, cette instrumentalisation idéologique et formelle la frappe, non sans raison, d’une suspicion, voire d’une condamnation a priori qui explique qu’on la laisse pudiquement reposer dans l’ombre.

4C’est dire l’intérêt qu’elle présente pour ceux qui, curieux de juger sur pièces, souhaitent, non la réhabiliter, mais comprendre la place qu’elle a occupée dans l’histoire de la (para)littérature et de la pensée françaises à la fin du XIXe siècle.

STATUT

5Pour introduire un peu de visibilité au sein de cette production abon~dante, il est tentant d’abord de distinguer, en fonction du statut que les œuvres s’assignent elles-mêmes, littérature à vocation référentielle, c’est-à-dire non fictionnelle, et littérature de fiction  [8].

6Formée de textes d’une extrême hétérogénéité, la première appartient à la littérature de voyages, mais diffère du viatisme romantique par son esprit positiviste et pédagogique. Son dessein avoué est d’informer, de fournir des témoignages sérieux sur les contrées, les cultures, les peuples inconnus des Occidentaux. Le voyageur, accompagné d’un dessinateur puis d’un photographe, est avant tout un descripteur et un narrateur ; il modèle son récit sur les étapes de son itinéraire, lui-même inscrit dans le titre du livre : par exemple De Saint-Louis à Tripoli par le lac Tchad. Voyage au travers du Soudan et du Sahara, accompli pendant les années 1890-1891-1892[9]. Il rassemble des informations géographiques, zoo~logiques, botaniques, ethnologiques, etc., les accompagne de croquis, de cartes, de lexiques, de tableaux, de relevés, etc., destinés à ceux qui, pour~suivant l’inventaire, viendront les compléter ou les amender. À ces rap~ports et comptes rendus officiels, parfois d’une réelle tenue intellectuelle, s’ajoute une multitude de textes au statut générique et à la fiabilité variables : récits de campagnes militaires, témoignages et correspondances privées de missionnaires ou de négociants et, à partir des années 90, reportages pro~fessionnels et interviews. Mais cet amoncellement de savoirs, s’il est des~tiné à remplir sous forme de communications savantes le programme encyclopédique et les cases des taxinomies scientifiques d’alors, n’est pas pour autant désintéressé. L’explorateur en mission évalue les ressources naturelles des zones visitées et la résistance des populations à une éven~tuelle occupation : il ouvre la route au commerçant et au militaire, quand il n’est pas lui-même déjà l’un ou l’autre.

7La littérature de fiction, pour sa part, prospère sur cet amas d’infor~mations. À ce titre, c’est une littérature seconde. À peine un grand récit de voyage est-il publié que les romanciers le mettent en fiction, comme on se saisit d’un roman à succès pour le porter à la scène. Adolphe Belot, habile à épouser l’actualité éditoriale, tire du compte rendu d’expédition publié par l’explorateur allemand Schweinfurth (et de quelques autres sources) un grand roman d’aventures intitulé La Vénus noire – avant de l’adapter avec succès au théâtre  [10]. Les avancées de l’expansion territoriale soulèvent ainsi des vagues successives de fictions : romans sur le Daho~mey à partir de 1892-93, sur Madagascar peu après, sur la guerre des Boers en 1900, etc. Mais un romancier comme Belot, s’il joue à l’ethno~graphe, est d’abord un affabulateur friand d’informations dramatiques, de tableaux spectaculaires capables de flatter ses lecteurs : l’Afrique, où la nudité des corps est censée s’allier à la cruauté  [11], devient le paradis des feuilletonistes. De plus, la fiction, obéissant à de lourdes contraintes édi~toriales, assujettit ses matériaux d’emprunt aux pratiques narratives du roman d’aventures, genre voué à la surenchère dramatique. De là les dis~torsions infligées aux sources viatiques : tandis que les explorateurs réels, pour certains du moins, recherchent la collaboration des peuples paci~fiques afin de négocier leur passage et d’asseoir la domination ultérieure de leur nation, les feuilletonistes affectionnent les guerriers et les canni~bales les plus féroces susceptibles de doter leurs intrigues des péripéties nécessaires à l’héroïsation des personnages. Car plus grande est la sauva~gerie, plus civilisés paraîtront les Blancs appelés à la vaincre. Les roman~ciers jettent donc ces derniers dans des périls croissants qui culminent en général dans la résistance victorieuse d’une poignée d’Européens encer~clés par des hordes de sauvages  [12]. C’est pourquoi la fiction précoloniale offre des mondes lointains une vision agonistique bien plus pessimiste que les récits de voyage qui lui servent de réservoir documentaire.

8Au demeurant, ce discriminant est grossier et approximatif. Les maté~riaux recueillis au cours d’un même voyage peuvent alimenter aussi bien un simple éphéméride viatique qu’un texte à visée littéraire  [13]. Surtout, un récit d’exploration authentique n’est jamais exempt d’un certain « romanesque réel »  [14] : romanesque de type cognitif quand il s’agit, par exemple, de la découverte des mythiques sources du Nil ; de type ethno~logique quand il concerne les Amazones mystérieuses du royaume d’Abo~mey ; politique lorsque le heurt de Marchand et de Kitchener à Fachoda menace de déclencher une guerre franco-anglaise, etc. Inversement, le roman d’aventures se donne des airs d’authenticité en mimant la forme du journal de voyage : il absorbe avec adresse force documents véritables, rapports, lexiques, cartes, références bibliographiques et notes de bas de page. En effaçant les traces de sa fictionnalité, il contribue à faire de cet ensemble de publications, qui s’interpénètrent dans les pages d’une revue comme le Journal des voyages[15], un continuum textuel entre les pôles duquel circule un curseur que le lecteur ne sait pas toujours où placer.

TYPOLOGIE

9Au sein de la littérature de fiction, il n’est pas plus aisé de construire une typologie et une périodisation. Les pratiques de l’écriture pseudony~mique, de la sérialisation et du réemploi compliquent la constitution de bibliographies et de corpus exhaustifs, en particulier pour les textes publiés en revues ou fascicules et non repris en volumes. De surcroît, la stéréotypie y est telle qu’une forme ou qu’une thématique dominantes, quand on croit pouvoir en dater l’apparition et l’extinction, se superposent aux précédentes sans les rendre obsolètes et survivent en des époques où elles auraient dû, théoriquement, perdre leur validité. Quant aux scénarios, ils resservent à l’identique en passant d’un continent à un autre et font douter du sérieux ethnologique apporté à la description des populations mises en scène.

10Quoi qu’il en soit, il n’est pas impossible de dessiner les grandes phases de l’évolution du héros de roman antérieur à 1914.

11Avant l’officialisation, en 1885, de la politique d’expansion  [16], l’aven~turier de roman a tendance à être un pur explorateur dont le Fergusson de Cinq semaines en ballon forme le prototype  [17]. Épaulé par quelque Société de géographie désireuse de cartographier la terre entière et d’en inventorier les accidents, il ne s’attarde pas dans les régions peu accueillantes qu’il découvre, à moins d’y être forcé par les vicissitudes de son voyage (il s’est égaré, est malade, retenu prisonnier  [18], etc.). Il entend apporter un supplément de savoir à sa nation et à l’humanité, tout en s’illustrant par son audace et sa sportivité. Épris de l’espace plus que des hommes, étranger à toute idée d’enrichissement marchand, érudit volon~tiers ridicule dans ses versions verniennes, il est condamné à disparaître (ou à se tourner vers les espaces plus vastes encore de la science-fiction) à mesure que les cartes perdront leurs taches blanches et que l’implantation coloniale imposera ses objectifs de rendement mercantile.

12Simultanément, prolifère un autre type de héros : l’aventurier free lance qui s’expatrie pour faire fortune par un coup de main audacieux (un cliché chassant l’autre, l’Afrique passe alors pour fabuleusement riche  [19]) ou pour s’y « tailler » un royaume personnel. Mû par son seul appétit de pouvoir, il s’affranchit de tout interdit moral au nom de la supposée absence de loi propre aux « peuplades sauvages ». Car ce héros, nietzschéen avant la lettre, étouffe dans un Occident chrétien surcivilisé jusqu’à la veulerie ; il se fait sauvage pour justifier les exactions qu’il inflige à ceux qui entravent son rêve d’omnipotence. Modèles de cette amoralité conquérante, les héros de Louis Noir asservissent les autres à leur tyrannie et les massacrent avec allégresse de la fin des années 1860 jusqu’au début du XXe siècle. Sous une forme édulco~rée destinée à la jeunesse, ceux de Louis Boussenard combinent cette cruauté cynique avec la mentalité du gamin de Paris : débrouillard, impudent à proportion de sa faiblesse, toisant le monde entier du haut de son ignorance, Friquet mène les « primitifs » de tous les continents par le nez avec ce chau~vinisme blagueur dont s’enorgueillissait la fin du XIXe siècle  [20]. Mais qu’ils la déclinent dans une version adulte ou enfantine, Noir et Boussenard illustrent l’arrogance d’une civilisation sûre de son droit et dédaigneuse des différences au point de ne pas en percevoir l’existence.

13La vague de romanciers suivante, qui enfle au cours des années 1890, se prend à penser la question de la colonisation en termes politiques. Expéri~mentales au sens zolien du mot, leurs fictions passent au banc d’essai les options débattues par l’opinion publique une fois l’expansion lancée. Les peuples soumis sont-ils civilisables ? par quels moyens ? à quel coût ? Et pour quelle sorte de profit ? religieux ? moral ? humanitaire ? géopolitique ? économique ? Le héros de roman change donc d’identité. Au savant et à l’outlaw succède, non moins prévisible, le jeune officier idéaliste mandaté par sa nation. Il commence – épisode inévitable – par gagner la gratitude des autochtones en mettant en fuite les esclavagistes arabes qui les terrori~saient ; puis il leur apporte l’ordre et les techniques qui les hausseront – len~tement – jusqu’aux abords de la civilisation ; après quoi ces sauvages, bouleversés à la vue du drapeau tricolore, aspireront d’eux-mêmes à entrer dans la paix française. À ce héros patriote il faut évidemment des adversaires. L’islamisme et l’appel au djihad, inspirés par la résistance opposée aux Anglais par le Mahdi de Khartoum, en constituent un – déjà. Mais l’officier français entre aussi en rivalité avec le colon britannique, cupide et déloyal, qui « civilise » les hommes en leur vendant des fusils et du gin frelaté. Ce type de fiction propagandiste, qui entend offrir aux énergies les débouchés fermés par la défaite de 70 et réarmer moralement la nation menacée de décadence, affectionne les histoires de guerres coloniales fictives ou authen~tiques ; il donne même naissance chez l’éditeur Boivin au roman historique colonial avec Les Héros de Médine, fiction bien informée de Henri Monet qui reconstitue en 1913 la résistance des Français dans un poste du Sénégal assiégé en 1857 par El Hadj Omar  [21]. Au reste, il est fréquent que ces Blancs, adultes ou enfants, montent sur des trônes africains, tant les républicains sincères qui imaginent leurs aventures sont tentés de satisfaire leur nostalgie monarchique dans ces terres nouvelles de la « plus grande France ».

14Cet officier entreprenant prépare la place au bénéficiaire ultime de la conquête. Autour de 1900, les opérations militaires cèdent peu à peu la place aux projets de développement économique. Ceux qui célèbrent les succès de la technique occidentale retiennent l’intérêt des romanciers : la création du chemin de fer transsaharien, toile de fond de multiples romans, et le projet de l’ingénieur Roudaire visant à inonder les chotts du sud tunisien et algérien  [22]. Le héros est alors un jeune ingénieur dont l’esprit d’entreprise et la pluricompétence (il est à la fois agronome, urba~niste, architecte, économiste, législateur, etc.), servent à la « mise en valeur » des ressources de la colonie et donc au négoce. Le scénario-type raconte comment l’aventure périlleuse est récompensée par les profits d’une implantation durable. L’heure a sonné de congédier par d’oppor~tunes euthanasies romanesques les femmes-enfants exotiques qui dis~trayaient les nuits (coupables) des conquérants. Celle des épouses approche. Les fiancées françaises osent s’expatrier et, assumant leur part du devoir « civilisateur », fondent hors de France des familles qui donne~ront naissance… au roman proprement colonial.

15Évidemment, le rôle offert par ces romans aux (futurs) colonisés évolue en parallèle – sans les soustraire à l’infériorité qui légitime leur statut de colonisés. Purs objets d’étude pour un savant comme Fergusson qui les observait à la lunette du haut de sa nacelle, adversaires d’une cruauté impi~toyable et donc chair à pâté et à pillage pour les aventuriers du coffre-fort, ils tendent à devenir partenaires pour les politiques qui s’amusent et abusent de la bouffonnerie des monarques d’opérette avec qui ils signent des traités, avant de devenir, l’âge de l’Afrique célinienne approchant, fourmis pour~voyeuses de matières premières ou employés subalternes « chicotés » dans les factoreries. Ajoutons que si les romans tendent à se reproduire en série au sein de chaque sous-genre, ils se diversifient en contrepartie par varia~tion tonale. De la fantaisie narrative et graphique d’un Robida  [23] au didac~tisme pataud d’un Fernand Decourt  [24], du lyrisme épique de Zola entonnant son Évangile nataliste au cynisme supposé comique et parfai~tement odieux de Jean Drault  [25], de l’ironie pincée de Paul Hervieu  [26] aux songeries primitivistes de Rosny  [27], les scénarios s’adaptent à tous les registres, y compris celui des manuels de lecture scolaire.

IDÉOLOGIE

16Un autre critère de classification mériterait examen, celui de la polarité idéologique. Compte non tenu d’un foisonnement d’aventures sérielles qui considèrent le monde colonisable comme la cour de récréation de l’Occident et font perdurer, au mépris de l’Histoire, une Afrique livrée à la violence déchaînée nécessaire à l’usinage de leurs intrigues, les auteurs de fictions pré~coloniales semblent se regrouper autour d’un petit nombre de pôles.

17Se distinguent d’abord des militaires romanciers (le capitaine Danrit, Théodore Cahu, Louis Noir), parfois marqués par l’aventure boulangiste. Cas exemplaire, le capitaine Danrit (Émile Driant de son vrai nom), ordonnance puis gendre du général putschiste défaillant, corrige dans ses romans une carrière entravée par la méfiance des républicains. Il y déve~loppe une vision militariste démesurément raciste et paranoïde de la colonisation : dans L’Invasion noire, vaste cycle romanesque paru chez Flammarion en 1893-94, il imagine de « blanchir » l’Afrique noire en gazant les millions de fanatiques islamistes qu’il a envoyés préalablement au nom d’Allah dévaster l’Europe, dévorer ses habitants et assiéger Paris  [28]. Pour être moins fuligineuse, l’image donnée par Paul Cousturier, gouverneur de Guinée, dans Gaëtan Faradel, explorateur malgré lui, d’une colonie dirigée à coups de pied aux fesses et d’insultes par un sous-officier ignare n’en est pas moins édifiante  [29]. Quant à Louis Noir (lieutenant~colonel Salmon), agent actif du lobby colonialiste, il prône un libéralisme littéralement sauvage puisqu’il engage les commerçants français à s’ouvrir les marchés de l’Afrique saharienne à coups de mitrailleuse afin d’élimi~ner physiquement la concurrence  [30].

18À l’opposé, les héritiers intellectuels du saint-simonisme, francs-maçons ou non, se montrent confiants dans le devenir économique pacifique et profitable des territoires occupés. Leurs utopies progressistes échafaudent des politiques laïques d’éducation technique, des programmes de dévelop~pement agraires et manufacturiers. Le Roi Boubou, d’Edgar Monteil  [31], Le Pays des nègres blancs, d’Edmond Deschaumes  [32], le cycle d’André Laurie intitulé Les Chercheurs d’or de l’Afrique australe[33] se bercent ainsi d’affabu~lations tropicales pleines de prospérités. Et s’ils rejettent les génocides car~nassiers mis en scène par Danrit, ils n’en pratiquent pas moins l’ethnocide fictionnel en toute innocence, aucune culture autochtone ne préexistant, à leurs yeux, à celle que leurs colons bien intentionnés apportent aux peuples soumis. On lira sous ce rapport l’utopie africaine esquissée à la fin de Fécondité par Zola, qui parvient à imaginer soixante ans de colonisation du Soudan sans y faire figurer le moindre Africain  [34], et, moins connue, la sidérante fresque de l’Afrique française – véritable hallucination géopoli~tique – brossée par le romancier Marcel Barrière sous le titre du Monde noir, roman sur l’avenir des sociétés humaines[35].

19Que dire des fictions anticolonialistes, sinon qu’elles sont alors d’une grande rareté tant l’expansion outre-mer gagne en légitimité dans les par~tis politiques et dans l’opinion  [36]. Vers 1880, un premier anticolonialisme littéraire, nourri d’un profond pessimisme anthropologique et illustré par les romans racistes d’Armand Dubarry  [37], reposait sur la conviction que la sauvagerie des Noirs (littérairement incurable parce que propice à l’inven~tion d’histoires sanglantes) résisterait aux efforts des humanistes euro~péens et que leur continent devait être abandonné à lui-même. Plus tard, on peut citer plusieurs écrivains de bords politiques ou littéraires diffé~rents – Villiers de l’Isle-Adam  [38], Léon Bloy  [39], Paul Hervieu  [40], Octave Mirbeau  [41], Georges Darien  [42] – hostiles à l’entreprise coloniale pour des raisons moins négatives. Mais, exception faite de Mirbeau dans le mon~tage de textes du Jardin des supplices, aucun d’entre eux n’a consacré d’œuvre de fiction autonome à la problématique coloniale, confirmant ainsi que l’anticolonialisme, minoritaire et par nature polémique, était plus aisé à promouvoir dans des articles ou des pamphlets que dans des romans, du fait que l’ironie, l’indignation, l’invective voient leur efficace se dissoudre en dehors des textes brefs.

20Quant à « l’art nègre » qui dotera la génération d’Apollinaire de formes nouvelles et modifiera la perception du continent, il est inexistant à la fin du XIXe siècle. L’art africain, frappé d’invisibilité pour des regards accoutu~més aux canons classiques ou à la mimésis naturaliste, commence tout juste à entrer dans quelques collections privées. Aucune fiction précoloniale ne lui accorde d’intérêt : une statuette reste une grossière effigie d’idole, la danse un pandémonium obscène préalable à l’accouplement, la musique « une cacophonie sans rythme, sans mesure, sans nom » capable de rendre « mélophobe pour la vie »  [43] ; quant au balafon, on l’accuse de rendre fou l’Européen qui oserait l’écouter  [44]. A fortiori aucun colonisé n’a-t-il encore produit d’œuvre dans la langue du colon ni pu faire (re)connaître sa culture orale. À peine voit-on poindre chez les poètes français la métaphore africaine comme désir de primitivisme et de décivilisation. Laforgue, recou~rant à elle pour figurer les terrae incognitae de l’inconscient où ressourcer l’écriture poétique, rêve dans « Étonnement » d’une terre dépourvue de toute culture, décérébrée et décérébrante  [45]. Dans Une saison en enfer, Rim~baud, aspirant à devenir « une bête, un nègre », se voit « entre[r] au vrai royaume des enfants de Cham ». Mais si l’un et l’autre valorisent l’Afrique décriée de leurs contemporains, les stéréotypes qu’ils en proposent (« Plus de mots. J’ensevelis les morts dans mon ventre. Cris, tambour, danse, danse, danse, danse ! Je ne vois même pas l’heure où, les blancs débarquant, je tomberai au néant./ Faim, soif, cris, danse, danse, danse, danse ! ») ne dif~fèrent guère de ceux des récits et revues de voyage, puisque c’est là qu’ils les ont puisés. Même chez les plus grands, une « négresse » est destinée à être « par le démon secouée »…

FANTASMES

21Comme on le voit, cette littérature populaire précoloniale, en faisant découvrir aux lecteurs des continents et des peuples inconnus de l’Occident, a ouvert sur le monde une fenêtre plus largement panoramique que celle des romanciers naturalistes ; mais sa vitre n’était pas moins déformante dans la mesure où elle servait de miroir à ceux qui l’écrivaient et la lisaient. Sous ce rapport, cette littérature est la fille d’un temps partagé entre la morgue de ses discours officiels et les angoisses qui sourdent dans ses mises en scènes romanesques.

22Temps d’un positivisme narcissique et impavide qui s’accorde le droit de juger – quand il a conscience qu’il juge et se demande ce qu’est le droit – le monde entier à l’aune des progrès de sa propre évolution et de s’autoproclamer gagnant dans une course qu’il a seul engagée. Car tout lui paraît comparable et hiérarchisable, pourvu que ce soit à son béné~fice : l’angle facial du colon, fût-il celui d’un sous-off alcoolique et illet~tré, vaut mieux que celui du Noir, la mitrailleuse que la sagaie, la sainte Trinité que le fétiche. Fondé sur le fantasme d’une omnipotence condamnée à bien des déconvenues historiques, ce binarisme simpliste, qui perfuse de suffisance les futurs colons avant leur départ, tire de son manichéisme de puissantes potentialités fictionnelles. Les romans d’aven~tures de la fin du XIXe siècle les exploitent abondamment, soit pour pro~nostiquer, voire préconiser l’extinction des « races » condamnées par l’Histoire  [46] du fait – inusable alibi du racialisme – de leur inaptitude à « regarder vers l’avenir », soit pour tolérer leur admission graduelle mais inachevable dans une « plus grande France » à laquelle elles fourniront de la main d’œuvre et des fantassins.

23Temps de l’angoisse aussi. L’éloignement dans l’espace étant assimilé à une remontée du temps, ce que les mondes lointains sont censés recéler d’archaïque représente souvent pour les hommes du XIXe siècle ce qu’ils soupçonnent avoir été eux-mêmes dans le passé, ce qu’ils ont acquis le mérite (unique, pensent-ils) de ne plus être, et ce qu’ils risquent toujours de redevenir. L’appel lancé par les décadents à la violence des Barbares pour qu’elle vienne régénérer une race épuisée, l’aspiration à l’archaïque comme compensation imaginaire d’un déficit d’authenticité consonnent avec les témoignages des voyageurs rentrant d’Afrique : il existe bien, là~bas, une terre des origines – quoi que l’on entende exactement par ce mot  [47]. C’est pourquoi l’intérieur du continent passe pour le Pays de la peur, pour reprendre le titre d’un roman d’Hugues Le Roux  [48]. Peur, par~fois ludique, du cannibale qui occupe une place romanesque à la mesure de l’appétit réputé insatiable des Africains et du continent au ventre pro~tubérant qu’ils habitent ; énigme des sacrifices humains de masse  [49] qui rappellent obscurément à des esprits imbus de rationalité, au moment où certains d’entre eux cherchent à renouer avec une foi, que la communion chrétienne repose sur l’incorporation et la manducation ; attrait pour la sorcellerie chez les repentis du scientisme affamés d’irrationnel ; fascina~tion exercée par les Amazones d’Abomey qui, en jaillissant hors de la lit~térature, démétaphorisent la féminité menaçante des Salomé et autres Judith de la Décadence  [50].

24Bref, ces fictions à bon marché, loin d’être étrangères à la littérature, dévoilent à la fois les songes de puissance animant les Homais de l’expatriation et la fantasmatique de la fin du siècle dans sa déclinaison populaire.

Notes

  • [1]
    Aziyadé (1879), Le Mariage de Loti (1880), Le Roman d’un spahi (1881), Madame Chry~santhème (1887). Nous admettons avec D. Brahimi (« Pierre Loti, du roman exotique au roman colonial », dans Le Roman colonial, L’Harmattan, 1987) et T. Todorov (Nous et les autres, Le Seuil, 1989, p. 421-426) que le Roman d’un Spahi fait en partie exception.
  • [2]
    Sédentarité au nom de laquelle le colonial méprise la littérature exotique : voir sur ce point Philoxène ou de la littérature coloniale, par E. Pujaniscle (Firmin-Didot, 1931).
  • [3]
    Réponse à l’enquête de Le Cardonnel et Vellay, La Littérature contemporaine (1905), Mercure de France, 1905, p. 242.
  • [4]
    À l’exception partielle de Hennique, originaire des Antilles et auteur de Poeuf (1887), et de Bonnetain qui écrira sur l’Extrême-Orient (L’Opium, 1886), la Guyane (Le nommé Perreux, 1888) et l’Afrique (Dans la brousse. Sensations du Soudan, 1895). Le Dictionnaire thématique du roman de mœurs de Ph. Hamon et A. Viboud confirme que le naturalisme est resté « très cen~tré sur le cadre strictement français » (Presses Sorbonne Nouvelle, 2003, p. 168).
  • [5]
    Par J.-Y. Tadié, par exemple, qui prétend dans Le Roman d’aventures (PUF, 1982, p. 24) que celui-ci « commence au style ». Le fait colonial, 2008-1
  • [6]
    Le cas de Rimbaud est emblématique : durant ses années de création poétique, il n’a aucune connaissance directe des mondes extra-européens, et il a rompu avec la littérature lorsqu’il se fait colon et trafiquant en Afrique de l’Est.
  • [7]
    Le Tour du monde, fondé en 1860 par le saint-simonien É. Charton, paraîtra jusqu’à la Grande Guerre ; le Journal des voyages et des aventures de terre et de mer paraît de 1877 à 1909 (ces deux revues sont intégralement disponibles sur le site Gallica de la BNF).
  • [8]
    Nous nous permettons de renvoyer à notre ouvrage Aux sources du roman colonial. L’Afrique à la fin du XIXe siècle (1863-1914), Karthala, 2006,509 p.
  • [9]
    P.-L. Monteil, Alcan, 1895.
  • [10]
    Théâtre du Châtelet, 1879. Sur le théâtre colonial, lire S. Chalaye, Du Noir au nègre, l’image du noir au théâtre (1550-1960), L’Harmattan, 1998.
  • [11]
    Voir le deuxième cahier de la SIELEC, Nudité et sauvagerie, fantasmes coloniaux, éd. J.-F. Durand et M. Nauman, Kailash, 2004. Le fait colonial, 2008-1
  • [12]
    Modèle souvent imité : le dénouement des Aventures de trois Russes et trois Anglais dans l’Afrique australe, de J. Verne (Hetzel, 1872).
  • [13]
    Au retour de leur commun voyage au Soudan en 1892-93, Raymonde et Paul Bonnetain publient, elle, son journal de route (Une Française au Soudan, Quantin, 1894), lui, le volume de proses poétiques et de nouvelles intitulé Dans la brousse. Sensations du Soudan (Lemerre, 1895). Nous avons réédité le livre de R. Bonnetain dans la coll. « Autrement mêmes », dirigée par R. Little, L’Harmattan, 2007.
  • [14]
    Formule d’Hugues Le Roux dans sa préface à Fleur d’Afrique, de M. Dubard (Ollen~dorff, 1894).
  • [15]
    L’« Avis de l’éditeur » assume ce concubinage générique : « chaque livraison contiendra toujours une grande relation de voyage, une aventure de terre et de mer (récit de naufrage ou de chasse périlleuse, etc.), un article sur l’histoire des voyages, un attachant roman d’aventures, la géographie d’un département de la France, un chapitre du Tour de la terre en quatre-vingts récits, une revue des plus récents ouvrages de voyage, et enfin une chronique des voyages et de la géographie » (n° 1,1877).
  • [16]
    La conférence de Berlin, ouverte le 15 novembre 1884, s’achève le 26 février 1885 ; les débats parlementaires français ont lieu en juillet et en décembre 1885.
  • [17]
    Jules Verne, 1863.
  • [18]
    Par exemple dans Un drame au centre de l’Afrique, de L. Robert (Marpon et Flamma~rion, 1880).
  • [19]
    Voir les quatre volumes composant la série de L. Jacolliot intitulée L’Afrique mysté~rieuse : Le dernier des négriers, L’Homme des déserts, La Cité des sables et L’Expédition mys~térieuse (Librairie illustrée, 1884). Le fait colonial, 2008-1
  • [20]
    Dans Les Aventures d’un gamin de Paris, parues à la Librairie illustrée. Friquet engendre sa variante féminine dans Voyages et aventures de Melle Friquette (Flammarion-Librairie illus~trée, 1898).
  • [21]
    Boivin et Cie, 1913.
  • [22]
    Voir L’Invasion de la mer, de J. Verne (Hetzel, 1905).
  • [23]
    Voyages très-extraordinaires de Saturnin Farandoul dans les cinq ou six parties du monde et de tous les pays connus et même inconnus de M. Jules Verne, texte et dessins de A. Robida, Librairie illustrée/Dreyfous, 1879.
  • [24]
    La Famille Kerdalec au Soudan (Essai de vulgarisation coloniale), Vuibert, 1910.
  • [25]
    Chapuzot au Dahomey et Chapuzot à Madagascar, éd. H. Gautier, s.d. [1890 et 1896].
  • [26]
    « La Sagesse de Koukourounou. Fantaisie coloniale », Les Yeux verts et les yeux bleus, Lemerre, 1886. Le fait colonial, 2008-1
  • [27]
    Dans Le Trésor de Mérande, roman d’aventures contemporaines paru chez Plon en 1903 sous le pseud. de H. de Noville et repris en 1926 dans une version abrégée sous le nom de J.H. Rosny et le titre Le Trésor lointain ; et dans L’Étonnant Voyage de Hareton Ironcastle, Ferenczi, 1919.
  • [28]
    En 1279 pages et quatre volumes intitulés La Mobilisation africaine, Concentration et pèlerinage à la Mecque, À travers l’Europe et Autour de Paris.
  • [29]
    Flammarion, 1907.
  • [30]
    Dans Six cents lieues dans le Sahara, 5e vol. de la série Voyages – Explorations – Aven~tures, publiée par L. Noir, Fayard, 1899.
  • [31]
    Charavay, Mantoux, Martin, Librairie d’éducation de la jeunesse, s.d. [1892].
  • [32]
    Marpon et Flammarion, 1893. Nous avons réédité ce roman en 2005 dans la coll. « Autrement mêmes », dirigée par R. Little, L’Harmattan.
  • [33]
    Hetzel, 3 vol., 1897,1900 et 1901.
  • [34]
    Fasquelle, 1899, livre VI, IV et V.
  • [35]
    Lemerre, 1909. Le romancier était mauvais prophète. Intitulé La Nouvelle Europe, Anté-Histoire de la dernière guerre, le roman qui suit Le Monde noir dans son « heptalogie » raconte en 1911 la façon dont la France écrase l’empire d’Allemagne en quarante jours d’une guerre de mouvement…
  • [36]
    Lire Les Anticolonialistes (1881-1962), de J.-P. Biondi et G. Morin, Robert Laffont, 1992 et le livre posthume de C. Liauzu, Histoire de l’anticolonialisme en France, Armand Colin, 2007.En ligne
  • [37]
    Dans Voyage au Dahomey, Dreyfous, 1879 et Les Colons du Tanganyka, Firmin-Didot, 1884 ; texte réédité par nos soins dans la coll. « Autrement mêmes », R. Little (dir.), L’Harmat~tan, 2006.
  • [38]
    Lire « Le Navigateur sauvage », conte paru dans le Gil Blas du 8 mars 1887 et repris dans Histoires insolites, éd. Raitt-Castex, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », t. II, 1986, p. 301-304.
  • [39]
    Voir dans Le Sang du pauvre le chapitre intitulé « Jésus-Christ aux colonies », paru en 1903 dans L’Assiette au beurre.
  • [40]
    Ouvr. cité.
  • [41]
    Voir Le Jardin des supplices et, dans Les Vingt-et-un Jours d’un neurasthénique, le cha~pitre IX mettant en scène le général Archinard.
  • [42]
    Dans Biribi, et dans L’Épaulette aux chap. XIX et XXVI. Le fait colonial, 2008-1
  • [43]
    Louis Boussenard, Aventures périlleuses de Trois Français au pays des diamants, Librairie illustrée/Marpon et Flammarion, 1884, p. 30-32.
  • [44]
    Dans Cartahut le matelot, H. Leturque témoigne : « L’auteur a entendu à Dakar un joueur de balafon ; après cinq minutes d’audition, il dut s’enfuir de crainte de devenir fou. Il lui semblait recevoir des coups de marteau sur la tête », éd. Combet et Cie, 1899, p. 216.
  • [45]
    « J’irai vivre, là-bas, dans quelque forêt/D’Afrique, brute épaisse et la chair assouvie/ J’oublierai le cerveau que les siècles m’ont fait ». Texte cité par B. Vibert, Les « Complaintes » de Jules Laforgue, colloque de la Société des Études romantiques, 2000, p. 103.
  • [46]
    Sous ce rapport, l’Afrique est le far-west de la France et le roman d’aventures coloniales l’héritier des romans de G. Ferry ou de G. Aimard. Nombre de romanciers, parmi lesquels Louis Noir et Arnould Galopin, prévoient donc que les Africains seront éliminés comme les Indiens.
  • [47]
    Lire le numéro 1992-3 de la Revue des Sciences Humaines, intitulé « Primitismes », et Modernités 7, « Le Retour de l’archaïque », PU de Bordeaux III, 1996. Le fait colonial, 2008-1
  • [48]
    Paru dans Je sais tout en 1906.
  • [49]
    Les sacrifices pratiqués au Dahomey lors des Grandes coutumes ont un grand attrait lit~téraire : en 1892-93, Louis Noir ouvre sa Vénus de Widah sur ces scènes sanglantes.
  • [50]
    Castratrices dans La Vénus noire de Belot, ouvr. cité ; dévoratrices dans Le Fakir, 27e vol. de la série Voyages – Explorations – Aventures de L. Noir, Fayard, 1899.
Français

Dans le dernier tiers du XIXe siècle, l’expansion coloniale en Afrique a produit une abondante littérature que les naturalistes et les symbolistes, généralement indifférents aux grands espaces, ont abandonnée aux feuilletonistes et à un public dit populaire. Portée par un positivisme souvent étroit, compromise avec des thèses racialistes aujourd’hui inadmis~sibles, évidemment peu soucieuse de l’épithète rare, cette littérature est tombée dans un relatif oubli dont il n’est pas sans intérêt, pourtant, de la tirer. Distincte à la fois du roman exotique à la Loti et du roman colonial postérieur à la guerre de 1914, elle se nourrit des récits d’exploration authentiques et des travaux de l’ethnographie naissante et en fictionna~lise les matériaux en suivant les codes simplificateurs du roman d’aventures. Entre les deux pôles du « civilisé » et du « sauvage », elle met aux prises, dans une extrême violence, une variété considérable de héros et d’adversaires et passe l’avenir du processus colonial au banc d’essai de ses affabulations. Celles-ci dressent la cartographie idéologique de la fin du siècle et révèlent que l’imaginaire de la Décadence, qui ne s’est pas toujours confiné dans les chambres closes, continue, un grand siècle plus tard, de formater le nôtre.

English

During the last third of the 19th century, colonial expansion in Africa spawned a wealth of fiction which the Naturalists and Symbolists, largely indifferent to open tracts of space, left to the attention of hacks and popular consumption. Imbued with an often narrow positivism, compromised by racialist theories unacceptable today, manifestly little concerned with well~wrought language, this area of fiction has fallen into relative neglect, but it is not without interest to re-examine it. Distinct both from the Loti-style exotic novel and from the colonial novel which developed after World War I, it draws on authentic travel accounts and on proto~ethnographic writing, fictionalising the material according to the simplifying codes of adven~ture novels. Between the twin poles of the “civilised” and the “savage”, it engages in the violent confrontation of a wide range of heroes and adversaries, and uses the testing-ground of its nar~ratives to review the future of the colonial process. The tales outline an ideological map of the fin de siècle and demonstrate that the Decadent imagination, which was not always confined within four walls, continues more than a century later to shape our own.

Jean-Marie SEILLAN
(Université de Nice-Sophia Antipolis, CTEL)
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/01/2010
https://doi.org/10.3917/rom.139.0033
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