CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1De la régénération rêvée par la Révolution à la décadence et à la dégénérescence déplorées en fin de siècle, la question raciale se retrouve au fond de la plupart des grandes questions du xixe siècle sur le Progrès, sur les trois valeurs cardinales de la République, sur les rapports entre les classes, les nations, les religions.

2Or, autant le dire d’emblée, aujourd’hui, alors même que, dans une France devenue polychrome sur son sol le plus ancien, le mot de “race”, pratiquement banni des lexiques politique, médiatique et scientifique, fait sa réapparition dans la parole des banlieues, c’est une question avec laquelle les dix-neuviémistes demeurent mal à l’aise. Ils ne sont pas les seuls.

3Sans doute une manière de se tirer d’affaire est-elle de substituer à l’étude de la notion l’étude du mal qui en est résulté: le racisme – mot du xxe siècle, mais chose, paraît-il, aussi vieille que Caïn. Et il est vrai que les attitudes et les expressions du racisme et de son contraire, l’antiracisme, font partie du sujet. Mais il n’empêche: qu’on le veuille ou non, le xixe siècle parle, pense et agit avec cette catégorie de «race». Il est même par excellence le siècle de son règne intellectuel, celui où, éclipsant peu à peu le vieux sens régulièrement employé par Chateaubriand à propos des rois – celui de lignée familiale – s’impose le sens moderne, pseudo-scientifique, de type physique, voire d’espèce dans l’espèce. C’est au xixe siècle et sans guillemets que la race vient siéger aux côtés de l’époque et du lieu au nombre laïque des trois grands déterminismes: voir Taine et Zola.

4À y regarder de près, tout se passe comme si, à la réaction nobiliaire, aristocratique, théorisée par Boulainvilliers au xviie siècle, réactivée au xixe par Montlosier et par les ultras, avait répliqué, à partir de la Restauration, en provenance des rangs libéraux, une contre-réaction populaire, démocratique, affirmant, elle, les droits du sang rouge contre le sang bleu. Appelant à la revanche des Gaulois conquis et humiliés contre leurs anciens conquérants, les Francs. Les modèles politique et littéraire anglais ne sont pas pour rien dans l’adoption de ce schéma de la lutte des races, transféré en France par les frères Thierry, par Saint-Simon, par Guizot, avant d’être déplacé sur le terrain social par Marx, en 1848, sous l’appellation de lutte des classes. Que l’on songe à l’extraordinaire vogue de Walter Scott, pas seulement chez les ultras. Le mythe de la liberté saxonne reconquise par voie de régicide contre l’envahisseur normand de l’Angleterre légitime, d’une certaine manière, la tentative de plus grande ampleur menée, de ce côté-ci de la Manche, pour éteindre dans le sang la race monarchique et les races féodales. De même les races dont il est question dans la France post-révolutionnaire, dans la conjoncture de la restauration des Bourbons, sont d’abord ses races intérieures, ses races sociales. Si l’assassinat du duc de Berry cause un tel choc, c’est bien parce qu’il atteint la dynastie dans la possibilité même de perpétuer son sang. Et si le thème des nouveaux barbares suscite une telle peur après 1830, c’est bien parce que la bourgeoisie triomphante, après avoir manipulé la haine sociale contre les Bourbons et leurs alliés, s’effraie de la perspective, rendue tangible par les barricades de Juillet et par l’insurrection des canuts de novembre 1831, de se voir à son tour débordée par le peuple. Ou, plus précisément, selon une expression employée par George Sand en 1835, l’année du procès des insurgés d’avril, par «une race de prolétaires farouches, orgueilleux, prêts à reprendre par la force tous les droits de l’homme» [1].

5Paradoxalement en effet, c’est du côté des défenseurs des droits de l’homme que se pose et que se pense initialement le problème de la diversité humaine. Ce n’est pas un hasard non plus, ni l’effet du contraste visuel maximal entre le blanc et le noir si, 1830 retombé, le débat, de sociologique, devient ethnologique, se focalisant sur l’existence ou non d’une «race» noire, sur ses prétendus caractères, sur les conditions physiques, intellectuelles et morales de son avènement à la liberté et à l’égalité. Les races colorées, lointaines, exotiques, se profilent à leur tour à l’horizon du siècle qui va devenir celui de l’impérialisme. Les tensions persistantes entre maîtres et esclaves à Saint-Domingue (Haïti) et dans les colonies à sucre, celles qui se développent dans la jeune république américaine, inscrivent le thème de l’abolition de l’esclavage dans l’actualité politique de la monarchie de Juillet en même temps que la conquête rampante de l’Algérie amène les élites libérales d’alors à projeter à l’extérieur le schéma de la lutte des races, à assumer la position des conquérants, à réfléchir à l’hypothèse d’une colonisation de type nouveau, en Afrique, parmi des populations à dominante arabe et sur le territoire de l’islam: faut-il procéder par refoulement, pour ne pas dire par refoulement et extermination, comme les Yankees avec les Indiens, ou à la romaine, ou à l’espagnole, ou bien encore à l’anglaise? Autant d’interrogations concrètement politiques et pour ainsi dire congénitales à l’invention de la démocratie représentative française et à celle des sciences de l’homme et de la société. Autant d’interrogations répercutées dans le théâtre, le roman, la poésie, la peinture, la musique romantiques. Ce sont des transfuges de la Société de Géographie qui créent, en 1839, la Société ethnologique de Paris, et la Société d’anthropologie date, elle, de 1859. Ceux qui s’y rassemblent pour parler races humaines, constituer des collections de crânes, lancer des missions scientifiques lointaines, ne sont pas des racistes au sens où on l’entendrait aujourd’hui, mais des hommes de bonne volonté, luttant contre leurs préjugés, qui sont ceux du siècle — tous abolitionnistes convaincus et militants, mais tous partisans fervents et non moins militants de l’exportation de la “civilisation” (européenne, cela s’entend).

6Il faut donc aux dix-neuviémistes de science et de goût accomplir un vrai travail d’archéologie, au sens foucaltien du mot, pour, en deçà du sens pris au xxe siècle, accéder au sens xixe siècle des textes, des images, des œuvres plastiques à intention ethnographique attestée, implicite ou contingente du xixe siècle.

7La «race» n’est pas un «thème» comme les autres, ni, en dépit de la culture des banlieues, un mot à remettre en circulation autrement qu’à distance et à usage rétrospectif. L’ambition de ce numéro qui la met sur la sellette est (faussement) modeste. Il ne s’agit pas de faire le tour d’un champ d’études prometteur, mais vaste, ardu, complexe scientifiquement autant que politiquement incorrect et éthiquement délicat. Il s’agit seulement de l’indiquer. Car, la bibliographie en témoigne, la population des chercheurs n’y est pas nombreuse. Autre chose est en effet de revenir sur le passé colonial, comme on le fait et comme il faut le faire, avec, sans ou contre le postcolonialism, autre chose, quels que soient les liens d’un sujet à l’autre, d’observer la genèse, le développement et les infléchissements, les générosités et les perversions des idéologies et des représentations de la diversité humaine dans l’espace et dans le temps. Il convient certes, dans les deux cas, non seulement de se déprendre d’une vision européocentrée et précipitamment universaliste de la «nature humaine» chère à certain manuel de littérature française toujours en usage dans les classes de lycée et dans les familles, mais aussi de changer le patrimoine écrit et artistique – en introduisant de nouveaux éléments dans la documentation de référence et dans les corpus canoniques. Un risque serait toutefois, si l’on se bornait à importer les études postcolonialistes américaines, de verser dans la démarche classificatoire des études ethniques, ou encore dans la confusion du politicaly correct, dans la triade obligée race-gender-class. Non que nous n’ayons, ici et maintenant, besoin d’études mono-ethniques claires et distinctes (le remarquable numéro 125 de 2004 sur « Juifs, judéité à Paris au début du xixe siècle» et le dossier qui s’annonce sur la Turquie susciteront, peut-on espérer, d’autres numéros construits sur le même principe). Non qu’il ne soit pas souhaitable d’articuler de la manière la plus dialectique et la plus historique possible les dimensions sexuelle et sociale avec la dimension ethnique. Mais l’enjeu épistémologique le plus décisif pourrait bien être de construire un objet commun sur lequel porter un point de vue à la fois global et critique.

8En d’autres termes, et c’est ce à quoi invite le titre de «Raciologiques », ce champ d’études à défricher identifierait, circonscrirait, périodiserait, inventorierait, décrirait, interpréterait le discours relatif aux prétendues «races humaines» – que ce discours soit d’ordre scientifique, intellectuel, artistique ou fictionnel, qu’il s’élabore dans un milieu restreint ou qu’il s’échange à travers la société dans son ensemble. Il nous apprendrait à reconnaître et à déchiffrer le raciologique partout où il se trouve. À le traiter, en somme, plutôt qu’à l’ignorer et à le déserter.

9Michelet, le saint-simonisme, Toussenel, permettent de saisir l’idéologie racialiste à ses origines, dans sa complexité, dans son moment démocratique et altruiste de la première moitié du siècle, lorsque, travaillant de l’intérieur l’idéologie dominante de la supériorité de la pseudorace européenne, elle prône la fusion des races, l’élévation des dominés, la valorisation et l’association des différences, le métissage universel. Leurs textes, leur réseau, la généalogie de leurs idées, livrent aussi les clés de liens multiples et d’ambiguïtés porteuses du pire comme du meilleur. Augustin Thierry, contre qui écrit Michelet, a été le secrétaire et le «fils adoptif» de Saint-Simon. Dans sa correspondance avec Michelet dont on doit la publication à Louis Le Guillou, le saint-simonien ashkénaze Gustave d’Eichthal, dont le frère Adolphe est le banquier de l’historien, pose au prophète juif auprès du grand maître de l’identité française et lui souffle l’idée de la féminité d’Africa. Son insistance sur l’hérédité du corps et son appel à la conscience de race débouchent sur un œcuménisme judéo-islamo-chrétien, mais sa représentation différentialiste des Noirs heurte Schoelcher et finit en pratique par humilier son ami Ismaÿl Urbain. Toussenel, qui a fait office de secrétaire de Michelet, est aussi celui qui via Pierre Leroux a transmis à George Sand, outre sa passion ornithologique partagée avec Jules et Athénaïs Michelet, un racisme antibourgeois et antijuif appris chez Fourier et orienté contre la religion saint-simonienne (d’Enfantin et de Michel Chevalier aux Pereire) autant que contre Rothschild: les ravages s’en suivent à la trace jusque dans le sinistre «essai d’histoire contem-poraine» d’Édouard Drumont, La France juive (1886). L’ensemble de cette intertextualité et de cette histoire réticulaire sont à garder à l’esprit lorsqu’on lira la série d’analyses idéographiques que constituent les trois premiers articles.
Littérature et peinture, ensuite, offrent une vision plus longue, de Fenimore Cooper – le Walter Scott américain – à Barrès, l’antidreyfusard et le chantre de la latinité du sol lorrain (sic), en passant par le peintre Théodore Valerio, l’un des plasticiens qui, avec le sculpteur Charles Cordier, ont enseigné aux yeux du Second Empire à voir les races. Valerio est le contemporain exact du romancier Gobineau, dont les Nouvelles asiatiques, postérieures pourtant à l’Essai sur l’inégalité des races humaines, sont loin d’en illustrer et d’en confirmer les thèses, alors mêmes que celles-ci rejoignent sur plus d’un point les spéculations à la fois racialistes et humanistes d’un Gustave d’Eichthal.
Aussi bien l’illustration de couverture [2] regroupe-t-elle pour les mélanger en dialogue sujets et objets, raciologues et raciologisés. Ces derniers étant extraits pour l’occasion du Magasin pittoresque du saint-simonien Édouard Charton – une relation de Michelet, lui aussi, et un périodique républicain conçu pour l’instruction et l’édification des familles, auquel Valerio confia un certain nombre de ses dessins.

Notes

  • [1]
    Lettre de G. Sand au saint-simonien Adolphe Guéroult, 20 octobre 1835, Correspondance, éd. Lubin, t. 3, p. 73.
  • [2]
    Création de Françoise Notter-Truxa, infographiste au LIRE, à partir des images suivantes extraites du Magasin pittoresque (collection de la bibliothèque du LIRE):
    • grande image en filigrane: «Roi d’une des îles Marquises, d’après Krusenstern» (1843, p. 37).
    • vignettes, de gauche à droite et de bas en haut: «Une femme cafre» (1838, p. 192); «Bichari et Ababdeh, en Afrique. Dessin d’après nature, par M. Prisse» (personnage central d’un groupe de trois, 1845, p. 372); «Décoration de la main à sept doigts, instituée par Abd-el-Kader» (1842, p. 288); «Musicien juif, costume de Nezgadar dans le Maroc. Dessin de M. Eugène Delacroix» (1842, p. 29). Les autres portraits sont: Gustave d’Eichthal (F.E. Icono. 63, dessin et aquarelle de Dauria, 1833, Bibliothèque de l’Arsenal, Fonds Enfantin); Joseph Arthur comte de Gobineau (Archiv für Kunst & Geschichte, Berlin. Ph © Akg-Images); portrait de Jules Michelet par Thomas Couture (1815-1879) (Musée Carnavalet, Paris. Ph © Bridgeman-Giraudon); Victor Schoelcher (Ph © Ville de Fessenheim).
Philippe Régnier
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Mis en ligne sur Cairn.info le 01/01/2010
https://doi.org/10.3917/rom.130.0003
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