CAIRN.INFO : Matières à réflexion

Introduction

1Dans les pays africains classés parmi les moins avancés comme le Burkina Faso, l’extrême pauvreté (moins de 1 USD par jour) peut toucher jusqu’à 80 % de la population en milieu rural (BAD, 2018). Ce taux élevé peut s’expliquer par la persistance de l’agriculture de subsistance (Christiaensen, 2017). La plupart des petits producteurs agricoles n’ont pas accès à des revenus monétaires alors que la financiarisation et la marchandisation des intrants de base de la vie quotidienne, même dans les villages les plus reculés, deviennent de plus en plus prégnantes (Pinaud, 2019).

2Au regard des échecs répétés de l’intervention de l’État et de l’aide publique au développement à promouvoir des sources de revenus pérennes en faveur des plus démunis, des auteurs comme Asongu et Odhiambo (2019), Kolk et al. (2018) ou encore Fortin (2002) recommandent de recourir aux mécanismes du marché pour lutter contre la pauvreté. En application de ces recommandations, certains bailleurs de fonds choisissent, contrairement à leurs pratiques habituelles, de mettre en œuvre des programmes d’aide directe aux petites et moyennes entreprises (PME) actives dans l’agroalimentaire en Afrique de l’Ouest (Debar, 2019 ; Prowse, 2011 ; Régnier & Diawara, 2009). Ces bailleurs de fonds exigent en contrepartie que les PME bénéficiaires de leurs concours s’engagent dans l’entrepreneuriat inclusif (Chamberlain & Anseeuw, 2017). Il s’agit, pour ces PME, de faciliter l’inclusion des petits producteurs agricoles dans leurs réseaux de fournisseurs en apportant, à travers des arrangements contractuels, l’appui dont ces producteurs ont besoin pour produire conformément aux attentes du marché (Rehber, 2007). De nombreuses PME trouvent un clair intérêt à ce dispositif. En effet, dans un contexte local où l’agriculture, y compris les activités post-récoltes, est considérée par les banques comme hautement risquée (Ribier & Gabas, 2016), les concours proposés apparaissent bien souvent comme les seules opportunités de financement disponibles et accessibles pour ces entreprises.

3En théorie, l’entrepreneuriat inclusif est bénéfique pour les petits producteurs agricoles. On peut néanmoins s’interroger sur la conciliation sur le terrain entre l’impératif de rentabilité des PME et l’objectif de lutte contre la pauvreté des bailleurs de fonds. Cette interrogation est fondamentale pour deux raisons. D’une part, la rationalité de l’entreprise (maximisation du profit, minimisation des coûts) apparaît de prime abord comme incompatible avec des préoccupations d’ordre social, voire philanthropique (Eberlein, 2005). D’autre part, les petits producteurs agricoles (des paysans pour la plupart) sont enclins à des comportements imprévisibles, voire opportunistes (Song-Naba, 2013), ce qui constitue une source d’incertitude pour l’entreprise contractante (Nogatchewsky, 2003).

4Les tentatives d’articulation entre recherche du profit et lutte contre la pauvreté ont fait l’objet de nombreuses investigations empiriques dans le milieu des multinationales (Kolk et al., 2018 ; Ménascé, 2012). Ces travaux montrent que les multinationales se lancent dans l’entrepreneuriat inclusif au titre de leur responsabilité sociale, voire sociétale (Dalsace & Ménascé, 2010). Des auteurs comme Banerjee (2014) ou Karnani (2011) recommandent toutefois à ces entreprises de se limiter à des objectifs économiques, tant leurs stratégies en matière de lutte contre la pauvreté semblent relever de la pure mise en scène de leur stratégie de communication.

5Si la littérature est abondante en matière de pratique de l’entrepreneuriat inclusif par les multinationales, très peu de travaux sont consacrés aux PME locales. Cet article vise à combler ce vide. Il se propose d’analyser la façon dont les PME agroalimentaires concilient les deux objectifs, à savoir l’impératif de rentabilité et l’inclusion des petits producteurs agricoles dans leurs réseaux de fournisseurs.

6La recherche proposée a un triple ancrage théorique. Elle s’appuie en premier lieu sur les travaux portant sur l’entrepreneuriat inclusif. L’entrepreneuriat est dit « inclusif » s’il permet d’inclure les couches sociales à faible revenu dans la dynamique marchande, tout en dégageant du profit pour l’entreprise (Likoko & Kini, 2017). Ce modèle d’entrepreneuriat est présenté comme une approche révolutionnaire de lutte contre la pauvreté car il incite à « faire des affaires » avec les populations situées au « bas de la pyramide » (Prahalad, 2004). Mais des auteurs comme Ulrich et Wettstein (2005) soutiennent que vouloir réduire la pauvreté en faisant jouer des intérêts privés revient souvent à « introduire le loup dans la bergerie ».

7La deuxième référence théorique se rapporte aux spécificités de la gestion de la relation client-fournisseur par la PME. Barthélemy et Donada (2007) relèvent que cette gestion se fait en général par le contrôle ou par le « relationalisme ». Dans la gestion par le contrôle, le contrat, ainsi que les mécanismes d’incitation, de coercition et de surveillance qui lui sont associés, sont considérés comme suffisants pour éliminer toute velléité de comportement opportuniste de la part du fournisseur. Dans la gestion par le « relationalisme », le client est encouragé à miser sur la confiance et la proximité dans la gestion de la relation avec son fournisseur. Ces facteurs sont supposés conduire à des relations client-fournisseur à long terme (Stuart et al., 2012). Cette vision « long-termiste » s’oppose à l’approche « court-termiste » qui caractérise le fonctionnement des PME. Torrès (2003) souligne à ce propos que, pour les PME, ce qui est proche est plus important que ce qui est loin. De ce point de vue, le court-termisme agit comme un facteur de réduction de l’incertitude inhérente à toute relation client-fournisseur (Torrès & Gueguen, 2008).

8Le troisième fondement théorique de la recherche repose sur les conclusions de Nizet et Pichault (2007) selon lesquelles les paysans d’Afrique de l’Ouest ne se sentent pas toujours tenus de respecter les contrats noués avec les entreprises. Selon Hugon (1995), cet état d’esprit prédispose les paysans à des comportements opportunistes. Dordain et Mogenet (2012) ajoutent que cette attitude s’inscrit dans une dissonance plus générale en milieu rural, où les modèles d’exploitation productivistes sont souvent en rupture avec les modes de production traditionnels et de développement communautaire. Hernandez (1997) précise qu’en milieu rural, les systèmes de valeurs reposent principalement sur les coutumes. De ce fait, le contrat n’est pas perçu comme créateur d’obligations et son respect ne se décrète pas.

9La méthodologie de la recherche conduite sur le terrain est de type qualitatif. Elle repose sur des entretiens avec les dirigeants de dix PME agroalimentaires ayant signé des contrats d’approvisionnement avec de petits producteurs agricoles au Burkina Faso, et ce, dans le cadre de projets d’entrepreneuriat inclusif financés par la coopération internationale au développement. Sept petits producteurs et trois membres des équipes de gestion des projets ont également été interrogés, même si la recherche n’est pas focalisée sur ces acteurs. Les données collectées ont été traitées suivant la technique de l’analyse de contenu thématique.

10La première partie de l'article est consacrée à la revue de la littérature sur l’entrepreneuriat inclusif et la gestion de la relation client-fournisseur. La seconde explicite la méthodologie de la recherche de terrain. La troisième présente les résultats des enquêtes. La quatrième porte sur la discussion des résultats.

1. L’entrepreneuriat inclusif : opportunités et contraintes pour les PME agroalimentaires

11Les vertus supposées ou réelles de l’entrepreneuriat inclusif ne font pas l’unanimité. Ce type d’entrepreneuriat est empreint d’incertitudes pour les PME agroalimentaires, surtout dans un contexte comme celui d’Afrique de l’Ouest où le contrat n’est pas toujours reconnu comme créateur d’obligations. Les PME contractantes doivent développer d’autres approches de gestion de la relation client-fournisseur à même de réduire, voire de dissiper les incertitudes inhérentes aux possibles comportements imprévisibles, voire opportunistes des petits producteurs-fournisseurs.

1.1. Le concept controversé d’entrepreneuriat inclusif et ses implications dans la relation client-fournisseur

12Le concept d’entrepreneuriat inclusif découle de l’idée selon laquelle l’entrepreneuriat peut être un canal d’inclusion des pauvres dans le processus du marché, aussi bien en tant qu’employés, consommateurs, distributeurs, que producteurs (Dalsace & Ménascé, 2010). Ainsi, les programmes de lutte contre la pauvreté, décidés hier selon le bon vouloir des bailleurs de fonds, sont-ils appelés à s’effacer progressivement pour laisser la place à des approches s’inscrivant dans la mission économique ordinaire de l’entreprise (Slimane & Di Cioccio, 2013). Mais ce paradigme suscite de nombreux débats. La rationalité économique est invoquée aussi bien pour récuser que pour légitimer l’entreprise (privée) dans la lutte contre la pauvreté.

13Les arguments légitimistes soutiennent que l’entrepreneuriat inclusif réconcilie la rationalité économique classique avec la lutte contre la pauvreté. L’entreprise est encouragée à prendre en compte, dans son propre intérêt, les opportunités qui existeraient au « bas de la pyramide » sociale (Prahalad, 2004). Humphrey et al. (2014) notent que cette logique est d’autant plus intéressante dans les pays les moins avancés que, à la suite de l’échec des réformes macroéconomiques à déclencher l’« effet de ruissellement », un consensus s’est dégagé parmi les acteurs de la coopération internationale autour de principes opérationnels visant à recentrer l’aide sur l’individu, bénéficiaire mais aussi acteur de son propre développement. Il s’agit notamment de promouvoir un modèle d’entrepreneuriat à même de générer directement des revenus pour les personnes vivant en dessous du seuil de pauvreté (Likoko & Kini, 2017).

14A contrario, les pourfendeurs du modèle d’entrepreneuriat inclusif voient derrière les discours légitimistes au mieux une réalité philanthropique ou des opportunités économiques largement surestimées, au pire un discours dangereux retardant la prise des décisions nécessaires pour sortir définitivement le pauvre de sa situation (Hahn, 2012). Karnani (2011) soutient que l’entrepreneuriat inclusif relève davantage d’un cynisme consistant à capter le peu de ressources dont dispose le pauvre, au profit des acteurs du marché. Nogatchewsky (2003) note que la relation client-fournisseur est toujours empreinte d’incertitude pour l’entreprise cliente en raison du possible comportement opportuniste du fournisseur. Plus l’horizon temporel s’élargit, plus l’incertitude croît (Torrès, 2003). La rentabilité de l’entreprise cliente peut être compromise et sa survie menacée si, en définitive, le fournisseur se révèle défaillant (Ruel & Samuel, 2011 ; Vaaland & Heide, 2007). La vulnérabilité de l’entreprise cliente vis-à-vis du fournisseur est accentuée lorsque la matière première concernée est une ressource à la fois rare et indispensable (Assens & Cherbib, 2010). Dans ce cas de figure, le fournisseur se retrouve en position de force et l’entreprise cliente ne peut que mettre en œuvre des mesures incitatives pour l’amener à remplir sa part du contrat (Schmitz et al., 2016).

15Le choix de l’incitation peut également s’imposer selon qu’il s’agit d’un fournisseur occasionnel avec qui l’entreprise établit une relation transactionnelle ou d’un fournisseur régulier avec qui elle met en place un partenariat durable. Dans le cas d’un fournisseur occasionnel, l’entreprise opte généralement pour le contrôle (Bouvier-Patron, 2003). Dans le cas d’un fournisseur régulier, elle privilégie une démarche beaucoup plus relationnelle. Qualifiée par Barthélemy et Donada (2007) de « relationalisme », cette approche a la particularité de tendre vers une organisation en réseau, à travers l’élaboration de projets communs, la définition de normes relationnelles et le développement d’attentes partagées (Tangpong et al., 2010).

16La gestion par le « relationalisme » n’a toutefois de véritable intérêt que lorsque les relations s’inscrivent dans le long terme, car développer des normes relationnelles et des attentes partagées nécessite du temps (Barthélemy & Donada, 2007). Or, le dirigeant de la PME est beaucoup plus enclin à raisonner à court terme et à privilégier des solutions rapidement efficaces (Torrès, 2003). Pour Torrès et Gueguen (2008), plus le dirigeant se focalise sur le court terme, plus il parvient à déchiffrer l’information tacite ou implicite, à réduire l’asymétrie d’information, à élargir sa rationalité et donc à minimiser l’incertitude qui caractérise la relation client-fournisseur. Mahé de Boislandelle (1996) ajoute que le dirigeant de la PME éprouve des difficultés à intégrer des paramètres décisionnels complexes. De ce fait, il a tendance à agir sur la base d’extrapolation du passé.

17Même si la confiance est souvent évoquée en matière de gestion de la relation client-fournisseur par le « relationalisme », ces deux approches présentent des nuances. En effet, la gestion par la confiance implique que l’entreprise cliente anticipe un comportement positif de la part du fournisseur (Stuart et al., 2012). Dans cette configuration, l’engagement moral du fournisseur est considéré comme suffisant (Schilke & Cook, 2013). Donada et Nogatchewsky (2007) notent que la gestion par la confiance n’est pas l’option spontanément privilégiée par la PME ; celle-ci préfère généralement contrôler son fournisseur.

1.2. Les expériences d’entrepreneuriat inclusif dans l’agroalimentaire en Afrique de l’Ouest

18Si les premières expériences d’entrepreneuriat inclusif ont échoué à lutter contre la pauvreté en Afrique de l’Ouest (Vermeulen & Cotula, 2010), Ruf (2013) note que le modèle tend à être revisité positivement. Dans son étude sur l’hévéaculture en Côte d’Ivoire, l’auteur montre que les contrats avec les entreprises agroalimentaires garantissent un prix minimum aux petits producteurs et leur facilite l’accès au marché. Dieye et al. (2008) montrent qu’au Sénégal, les contrats d’approvisionnement avec les laiteries contribuent fortement au développement des bassins de production du lait au sud du pays en sécurisant les débouchés. Se fondant sur l’exemple de Tolaro Global, au Bénin, Debar (2019) souligne que les petits producteurs et les entreprises agroalimentaires souhaitent garder une marge de manœuvre dans leurs stratégies d’approvisionnement et de vente, en raison notamment de la volatilité des prix agricoles. L’auteur ajoute que cette flexibilité du prix contractuel permet de mieux partager la valeur avec les petits producteurs, et donc de les fidéliser.

19Même si la redécouverte de l’entrepreneuriat inclusif incite à un certain optimisme, des études montrent que le modèle n’est toujours pas exempt de reproches. Vermeulen et Cotula (2010) notent que les petits producteurs sont souvent placés dans des relations asymétriques avec les entreprises agroalimentaires et que, de ce fait, leur pouvoir de négociation reste très faible. Dans ce contexte, les petits producteurs peuvent devenir très dépendants des entreprises agroalimentaires (Prowse, 2011). Les travaux de Pinaud (2019) au Burkina Faso montrent que la capacité de stockage des commerçants confère à ces derniers un énorme pouvoir de négociation par rapport aux petits producteurs agricoles. Ces derniers sont contraints de vendre leurs productions lorsque les prix sont au plus bas (au moment des récoltes) et à acheter les denrées manquantes lorsque les prix sont au plus haut (en période de soudure). S’appuyant sur l’exemple de l’hévéaculture en Côte d’Ivoire, Vignes (2019) suggère que les petits producteurs dépendraient moins des acheteurs si les pouvoirs publics assuraient le bon fonctionnement des marchés et fournissaient eux-mêmes les intrants agricoles.

20Si la littérature insiste sur les dérives des entreprises agroalimentaires dans l’expérimentation de l’entrepreneuriat inclusif en Afrique de l’Ouest, elle ne manque pas de pointer les comportements parfois peu prévisibles, voire opportunistes des petits producteurs agricoles. Song-Naba (2013) souligne dans ses travaux au Burkina Faso que ces producteurs n’hésitent pas à vendre leurs récoltes à des concurrents offrant un meilleur prix, empêchant ainsi les entreprises contractantes d’atteindre leurs objectifs commerciaux et de se faire rembourser la valeur des intrants octroyés à crédit. Dordain et Mogenet (2012) soutiennent que le mauvais recouvrement des redevances auprès des riziculteurs au Bénin ne résulte pas uniquement de contraintes économiques, mais traduit également une sourde résistance au modèle d’exploitation industrielle.

21Il ressort de la revue de la littérature que l’entrepreneuriat inclusif permet d’intégrer les petits producteurs agricoles au processus du marché, et donc de lutter contre la pauvreté. Le potentiel de ce type d’entrepreneuriat est amplifié lorsque les relations entre les petits producteurs concernés et les entreprises clientes s’inscrivent dans le long terme. Or, les dirigeants des PME sont plutôt enclins à raisonner à court terme. Ces dirigeants sont d’autant plus prédisposés au court-termisme en Afrique de l’Ouest que les cultures locales et la faible institutionnalisation du marché n’incitent pas au respect des engagements contractuels. Il en résulte des relations client-fournisseur où l’opportunisme tend à l’emporter sur la fiabilité et la fidélité.

2. Méthodologie

22La recherche repose sur une méthodologie qualitative. Des entretiens semi-directifs ont été menés avec les dirigeants de dix PME agroalimentaires ayant signé des contrats d’approvisionnement avec de petits producteurs agricoles, et ce, dans le cadre de projets financés par des bailleurs de fonds internationaux. Il s’agit du Projet de développement de l’agriculture (PDA) de l’Agence de coopération allemande (GIZ) ; du West Africa Food Market Programme (WAFM), financé par le Department For International Development (DFID) ; et du Projet d’appui aux filières fruitières (PAFF), financé par l’ONG suisse dénommée Centre écologique Albert Schweitzer (CEAS).

Tableau 1 : Les dirigeants des PME interrogées [1]

EntreprisesMatières premièresProduits finis commercialisésDirigeants interrogés
1Agro TopMaïsFarine de maïsLe propriétaire-dirigeant
2AgroprodMaïsFarine et semoule de maïsLe propriétaire-dirigeant et le responsable des achats
3BetropaMaïsFarine infantileLe propriétaire-dirigeant
4DalegdaSésameSésame nettoyéLe propriétaire-dirigeant
5Faso rizRiz paddyRiz étuvéLa propriétaire-dirigeante, la responsable des achats
6GlobexMaïsFarine de maïsLe propriétaire-dirigeant
7GticaMangue fraîche certifiée bio-équitableMangue séchée certifiée bio-équitableLa propriétaire-dirigeante et le responsable des achats
8MaxisamGraines de sésameSésame nettoyéLe responsable des achats
9SimpexNoix de cajouNoix de cajou épluchéeLe propriétaire-dirigeant
10TevanaMangue fraîche certifiée bio-équitableMangue séchée certifiée bio-équitableLa propriétaire-dirigeante et le responsable des achats

Tableau 1 : Les dirigeants des PME interrogées [1]

Source : élaboration des auteurs, 2020.

23Sept petits producteurs et trois membres des équipes de gestion des projets ont également été interviewés, même si les analyses ne sont pas focalisées sur ces acteurs. L’interrogation de ces acteurs a permis un croisement avec les données recueillies auprès des dirigeants de PME. Cette approche a contribué à limiter les biais inhérents à l’exploitation des discours de ces dirigeants.

24Les entrevues avec les dirigeants des PME ont duré environ une heure et demie. Une seconde entrevue d’une heure environ a été menée avec cinq dirigeants parmi les premiers enquêtés pour approfondir et compléter des points insuffisamment investigués lors de la première entrevue. Les entretiens avec les responsables des achats ont duré une heure. Ceux avec les petits producteurs ont duré entre 30 et 45 minutes.

25Ces entretiens ont été retranscrits. Leur analyse a suivi les principes de l’analyse de contenu thématique tels que définis par Bardin (2013). Les thématiques retenues sont celles identifiées sur la base de la revue de la littérature, à savoir :

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  • impératif de rentabilité des PME et stratégie d’inclusion des petits producteurs-fournisseurs ;
  • opportunisme des petits producteurs et gestion de la relation client-fournisseur ;
  • dépendance vs indépendance entre le client et le fournisseur.

3. L’impératif de rentabilité des PME dans les stratégies d’inclusion des petits producteurs

27Les PME agroalimentaires parviennent à inclure les petits producteurs agricoles dans leurs réseaux de fournisseurs. La flexibilité observée dans la gestion des relations client-fournisseur permet à ces PME de concilier l’impératif de rentabilité avec les objectifs sociaux des bailleurs de fonds internationaux. Toutefois, la concurrence entre acheteurs, ainsi que la fluctuation des quantités et des prix agricoles, placent les PME et les petits producteurs-fournisseurs dans une dépendance réciproque.

3.1. Les stratégies d’inclusion des petits producteurs

28Les contours de la stratégie d’inclusion des petits producteurs ont fait l’objet d’accords préalables entre les PME agroalimentaires et les bailleurs de fonds. Nos investigations ont permis d’identifier trois stratégies d’inclusion. La première consiste à investir les ressources mises à disposition par les bailleurs de fonds dans l’appui direct aux petits producteurs-fournisseurs. La seconde vise à orienter les fonds dans l’appui aux petits producteurs mais aussi dans le renforcement des capacités de transformation des entreprises elles-mêmes. La troisième a pour objet de convertir les subventions reçues en garanties afin de faciliter l’accès des petits producteurs-fournisseurs au crédit.

29Betropa a expérimenté la première stratégie d’inclusion. Cette PME a opté pour une orientation des fonds reçus de la GIZ vers l’encadrement de soixante petits producteurs de maïs, comme s’en réjouit ici son dirigeant :

30

Une fois que nous avons spécifié les caractéristiques des grains que nous souhaitons obtenir, nous demandons à l’Institut national de l’environnement et de la recherche agricole (Inera) de veiller à l’application de l’itinéraire technique correspondant. Les prestations de l’Inera sont rémunérées à partir des ressources mises à notre disposition par la GIZ. Grâce à l’appui de l’Institut, les petits producteurs parviennent à nous livrer des grains d’excellente qualité. Le maïs vendu sur le marché est rempli d’impuretés. Le traitement de ces impuretés coûte cher et joue négativement sur notre rentabilité. Nos performances financières se sont nettement améliorées depuis que nous pratiquons l’entrepreneuriat inclusif.

31Agroprod, Maxisam et Gtica ont, quant à elles, choisi la seconde stratégie d’inclusion. Ces trois PME ont investi une importante partie des subventions reçues respectivement de DFID, de la GIZ et du CEAS, dans le renforcement de leurs propres capacités de transformation, à travers notamment l’acquisition de nouvelles machines. L’appui apporté aux petits producteurs se fait essentiellement sur fonds propres, au titre de la contribution des PME aux projets. Agroprod a mis à la disposition de ses fournisseurs des intrants (engrais, semences améliorées, petits matériels) sous la forme de crédit. Le remboursement se fait en nature pendant la récolte jusqu’à concurrence de 1,5 tonne par hectare, soit la moitié du rendement moyen. Selon le dirigeant, le modèle a permis de tripler en l’espace de quatre années la quantité de maïs collectée, d’accroître le chiffre d’affaires dans la même proportion et d’améliorer substantiellement les marges bénéficiaires de l’entreprise. Grâce à la construction de son usine de nettoyage, Maxisam parvient maintenant à exporter du sésame. La PME se contentait auparavant de l’achat/vente de ce produit sur le marché local. Elle ne parvenait pas à atteindre le taux de pureté de 99,9 % exigé sur les marchés occidentaux. L’accès au marché international a contribué à l’augmentation du chiffre d’affaires de l’entreprise de l’ordre de 600 % en l’espace de trois années. Cette performance remarquable est à mettre en partie à l’actif des petits producteurs. Ces derniers ont pendant longtemps été exclus du marché du sésame à cause de la faiblesse des quantités et de la qualité de leurs récoltes. Ils utilisaient des variétés de semences à faibles rendements et ne respectaient pas les itinéraires techniques. La pratique du stockage mixte entraînait la contamination du sésame par des germes nuisibles comme la salmonelle. L’intervention de Maxisam a visé à résoudre ces problèmes.

32Outre l’organisation des producteurs en coopératives, un membre de l’équipe dirigeante du PDA/GIZ soutient que la hausse de 40 % du prix d’achat enregistrée dans la zone de production (région de la Boucle du Mouhoun) au cours des deux années de mise en œuvre du projet est à mettre à l’actif de l’arrivée de Maxisam dans la filière. Gtica a amorcé un processus d’intégration verticale en se dotant d’une usine de séchage au gaz de la mangue. Ce choix stratégique fait suite à la certification équitable puis biologique de ses vergers. Le cahier des charges défini par les certificateurs équitable (Flocert) et biologique (Ecocert) imposait à l’entreprise de n’utiliser que des mangues fraîches provenant de vergers également certifiés équitables et biologiques. Cette exigence excluait du marché de nombreux petits propriétaires de vergers.

33À la faveur de son partenariat avec le CEAS, Gtica a décidé d’aider un groupe de petits propriétaires à lever les obstacles qui empêchaient la certification de leurs vergers. L’intervention de la PME a consisté à identifier les vergers susceptibles d’être certifiés, à évaluer leur potentiel, à organiser les propriétaires en coopératives pour atteindre la taille critique de 50 hectares minimum et à préfinancer les travaux. Les investissements réalisés dans les vergers ont vite été rentabilisés par la PME. La mangue séchée certifiée bio-équitable étant un produit d’exportation recherché, la disponibilité accrue de la matière première a permis à l’entreprise de s’internationaliser plus rapidement et d’accéder à des marchés fortement rémunérateurs. Un agent du PAFF/CEAS fait remarquer qu’en vertu de leur adhésion aux principes du commerce bio-équitable, les propriétaires de vergers ont droit, non seulement au paiement d’un prix minimum supérieur au prix pratiqué dans le commerce conventionnel, mais aussi au versement d’une prime biologique et d’une prime équitable.

34Simpex applique la troisième stratégie d’inclusion. L’entreprise s’est dotée d’une usine de décorticage de la noix de cajou, dans l’optique de mieux répondre à la demande asiatique (Inde, Vietnam, Taiwan, etc.). Les concours du CEAS ont servi à mettre en place un fonds de garantie dans une institution de microfinance (IMF). La PME a ainsi permis à 150 petits producteurs, auparavant exclus du système financier, de bénéficier en trois années, à des conditions souples, d’un cumul de crédit de plus de 100 millions de FCFA [2]. Ces concours financiers, combinés à la formation et à l’encadrement apportés par la PME, ont permis aux producteurs de mieux entretenir leurs champs et, par conséquent, d’améliorer la qualité de leurs récoltes, notamment au niveau de la taille des noix. Le profit net par hectare a augmenté de 30 000 FCFA en moyenne.

35En somme, les interventions des bailleurs de fonds ont favorisé l’inclusion des petits producteurs dans les réseaux de fournisseurs des PME agroalimentaires et cette inclusion ne s’est pas faite au détriment de la rentabilité des PME concernées. En œuvrant pour l’amélioration de la quantité et de la qualité des matières premières agricoles, les PME ont dopé leurs propres performances commerciales et financières. On peut toutefois s’interroger sur la durabilité des dispositifs d’inclusion mis en place selon que les PME contractantes inscrivent les relations client-fournisseur dans le court ou le long terme.

3.2. L’opportunisme des petits producteurs et la gestion des relations client-fournisseur

36En vue de gérer au mieux les relations avec les petits producteurs-fournisseurs, certaines des PME étudiées ont opté pour le « long-termisme » et d’autres pour le « court-termisme ».

37Le court-termisme se caractérise par des décisions prises au gré de l’évolution des prix sur le marché ainsi que par l’interruption de la relation contractuelle avec les petits producteurs dès la fin du partenariat avec le bailleur de fonds. Betropa représente en la matière un cas emblématique. Lorsque les récoltes sont bonnes et que le prix du marché est inférieur au prix contractuel, cette PME choisit d’appliquer le prix du marché ou de s’approvisionner auprès des commerçants, malgré les risques de non-qualité. En cas de mauvaises récoltes, donc de hausse du prix du marché au-delà du prix contractuel, les producteurs refusent réciproquement de respecter les termes du contrat. La PME choisit alors d’acheter au prix du marché afin de profiter de la qualité des grains. Ce comportement versatile, qui s’apparente à celui d’un client envers des fournisseurs occasionnels, est pourtant appliqué à des fournisseurs supposés réguliers. Le dirigeant de la PME explique cette attitude par la nécessité de préserver sa compétitivité face à une concurrence de plus en plus rude sur le marché local des produits finis, en l’occurrence les farines alimentaires. Faso Riz a poussé encore plus cette stratégie. Cette PME a cessé de collaborer avec les petits producteurs dès qu’elle s’est libérée du partenariat avec la GIZ. Elle explique sa décision par l’opportunisme dont feraient preuve ces producteurs.

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Dès que j’ai reçu le dernier décaissement de la GIZ, j’ai mis fin à la relation avec les petits producteurs. On peut dépenser beaucoup d’argent pour entretenir leurs champs et, à la fin, ils cèdent la production à des concurrents. Quand cela arrive, tu n’as ni ton argent, ni ton produit.
(Dirigeante de Faso Riz)

39La stratégie des concurrents consiste à proposer systématiquement aux petits producteurs des prix d’achat supérieurs aux prix des PME contractantes. Les enchères sont telles que ces PME sont parfois contraintes de renoncer aux récoltes qui leur reviennent de droit. Maxisam a ainsi été incapable, pendant deux années consécutives, d’exploiter plus de 40 % des capacités de son usine de nettoyage des grains de sésame. En outre, l’idée d’octroyer des intrants à crédit en début de campagne et de récupérer les sommes investies lors de la commercialisation s’est révélée désastreuse pour cette PME. Les rares producteurs à avoir honoré leurs engagements ont soit livré la quantité de sésame juste suffisante pour couvrir leurs dettes, soit versé de l’argent liquide après avoir cédé tout ou partie de leurs récoltes aux concurrents. Maintenant que le partenariat avec la GIZ est arrivé à échéance, la PME n’envisage plus de poursuivre l’expérience. Une décision identique a été prise par Agro Top pour les mêmes raisons.

40Si Betropa, Maxisam, Agro Top et Faso Riz s’illustrent par leur court-termisme, Agroprod, Globex, Dalegda, Simpex, Gtica et Tevana ont opté pour le long-termisme en misant sur la confiance et l’incitation financière. Agroprod a pu collecter auprès des petits producteurs 3 500 tonnes de maïs en 2015 et 5 250 tonnes en 2016, soit l’équivalent de respectivement 82 % et 91 % du volume du crédit attribué. L’amortissement des investissements importants consentis par la PME dans les exploitations de ses fournisseurs ne pouvait être envisagé que sur le long terme, bien au-delà des deux années de partenariat avec l’agence britannique DFID. Le dispositif mis en place pour minimiser les risques de comportement opportuniste des petits producteurs-fournisseurs consiste en un long-termisme financièrement très incitatif.

41

Un système de ristourne permet de compenser les pertes éventuelles résultant de l’application du prix contractuel. Ces incitations financières ont certes un coût, mais elles ont l’avantage d’inscrire les relations avec les fournisseurs dans la durée, au-delà du terme de notre partenariat avec DFID.
(Responsable des achats de la PME)

42Globex parie, quant à elle, sur l’instauration de la confiance réciproque avec les petits producteurs, après avoir insisté dans un premier temps sur le contrôle et les incitations financières. En maintenant le prix contractuel, même en cas de baisse considérable des prix sur le marché, la PME soigne sa réputation et fait preuve d’esprit de solidarité avec les petits producteurs. En retour, ces producteurs lui accordent leur confiance. Le dispositif de contrôle s’allège et les coûts y afférents se réduisent au fur et à mesure que la confiance s’installe. Selon le dirigeant, les performances de Globex connaissent une amélioration au fil du temps, qu’il s’agisse du taux de remboursement du crédit, du volume de maïs collecté ou de la rentabilité globale.

43À Gtica, Simpex et Tevana, le long-termisme est fondé quasi exclusivement sur les incitations financières. Le responsable des achats de Tevana déclare à propos des avantages financiers (prix minimum garanti, prime équitable, prime biologique) accordés à ses fournisseurs qu’il n’est pas évident que le discours sur les valeurs du commerce équitable et de l’agriculture biologique serait audible dans la durée sans ces incitations.

3.3. Dépendance vs indépendance entre PME et petits producteurs-fournisseurs

44Les relations entre les PME contractantes et les petits producteurs se caractérisent par une dépendance réciproque. La concurrence (déloyale) menée par les autres acheteurs et la fluctuation des prix agricoles constituent les facteurs de structuration de cette interdépendance. Lorsque la demande d’un produit dépasse l’offre, les petits producteurs se trouvent en position de force dans les négociations commerciales. Les PME contractantes n’arrivent pas à suivre le rythme des enchères impulsé par les concurrents. L’arrivée sur le marché local d’un important acheteur de la taille de Maxisam et l’envolée des prix qui s’est ensuivie ont beaucoup profité aux petits producteurs de sésame. La proximité du magasin de stockage et la surveillance exercée par Dalegda n’ont pas empêché l’évasion des récoltes au profit des concurrents.

45Si la concurrence entre acheteurs renforce la position des petits producteurs, il n’en demeure pas moins que ces derniers dépendent des PME contractantes pour entretenir leurs exploitations. En franchissant le seuil de rupture, les petits fournisseurs de Betropa, Maxisam, Agro Top et Faso Riz ont provoqué l’interruption de la relation contractuelle. Ces producteurs n’ont donc plus accès au crédit, à l’assistance technique et aux intrants dont ils ont besoin.

46Si les fournisseurs de produits conventionnels peuvent jouer sur la concurrence, telle n’est pas le cas des petits propriétaires de vergers certifiés. Le nombre très limité de clients potentiels fragilise la position des propriétaires. En outre, le caractère hautement périssable de la mangue les contraint souvent à céder, malgré eux, leurs stocks à la seule PME locale. Les petits propriétaires sont d’autant plus dépendants de la PME contractante que la certification engendre des coûts additionnels (utilisation d’engrais organiques, traçabilité, assurance qualité, labellisation). Les prix pratiqués sur le marché conventionnel ne suffisent pas à couvrir ces charges.

4. Les PME agroalimentaires et l’inclusion des petits producteurs : vers la conciliation entre rentabilité et lutte contre la pauvreté

47Les résultats de la recherche montrent que la pratique de l’entrepreneuriat inclusif permet aux PME agroalimentaires de concilier la recherche du profit avec la lutte contre la pauvreté. La combinaison de ces deux objectifs, en apparence opposés, se traduit par une interdépendance réelle mais souvent asymétrique entre petits producteurs-fournisseurs et PME. Les résultats montrent également que le choix par les PME entre le long-termisme et le court-termisme dans la gestion de la relation avec les petits producteurs-fournisseurs obéit à une logique rationnelle.

4.1. La conciliation entre recherche du profit et lutte contre la pauvreté

48La pratique de l’entrepreneuriat inclusif permet aux PME agroalimentaires de rechercher le profit tout en contribuant à la lutte contre la pauvreté. Les projets réalisés par les bailleurs de fonds internationaux jouent un rôle de catalyseurs dans la mise en relation d’affaires entre PME et petits producteurs (fig. 1).

Figure 1 : Mécanisme de conciliation entre rentabilité et lutte contre la pauvreté

Figure 1 : Mécanisme de conciliation entre rentabilité et lutte contre la pauvreté

Figure 1 : Mécanisme de conciliation entre rentabilité et lutte contre la pauvreté

Source : élaboration des auteurs, 2020.

49En incitant les PME agroalimentaires à fournir du crédit, des intrants et de l’assistance technique aux petits producteurs, les bailleurs de fonds contribuent à accroître la quantité et la qualité de la production agricole. Combinés à l’intensification de la concurrence au niveau local et à l’envolée induite des prix, ces appuis concourent à générer des revenus substantiels au profit des petits producteurs. Ces résultats rejoignent les observations de Nahi (2018), Likoko & Kini (2017), Prahalad (2004) et Fortin (2002) selon lesquelles l’entreprise peut concilier son souci de rentabilité et la lutte contre la pauvreté. Ils nuancent en revanche les thèses de Karnani (2011), Ulrich et Wettstein (2005) selon lesquelles la rationalité de l’entreprise (privée) est incompatible avec des préoccupations d’ordre social.

50Si les PME agroalimentaires parviennent, dans notre recherche, à concilier rentabilité et lutte contre la pauvreté, elles le font sous la contrainte de coûts élevés des matières premières. En effet, la culture locale, l’agressivité entre PME concurrentes et la fluctuation des prix agricoles incitent les petits producteurs à se comporter de façon opportuniste. Ces producteurs n’hésitent pas à céder tout ou partie de leurs récoltes à d’autres acheteurs, au détriment des PME contractantes. Cet apport de la recherche tempère les analyses de Vignes (2019), Chamberlain et Anseeuw (2017), Ruf (2013) et Rehber (2007) au sujet de la capacité de l’entrepreneuriat inclusif à sécuriser durablement les approvisionnements des entreprises clientes.

4.2. Gestion à court ou long terme de la relation client-fournisseur

51Les PME étudiées ont opté, les unes pour le long-termisme, les autres pour le court-termisme, selon que ces approches de gestion de la relation client-fournisseur influencent positivement ou négativement leur rentabilité à court ou à long terme. Le court-termisme est motivé par le manque de fiabilité des petits producteurs mais aussi par l’opportunisme des PME elles-mêmes. Faso Riz, Maxisam, et Agro Top se sont empressées de mettre fin à la relation avec les petits producteurs-fournisseurs dès qu’elles ont reçu le dernier décaissement du bailleur de fonds. Ce résultat tend à renforcer la critique de Karnani (2011) selon laquelle l’entrepreneuriat inclusif serait un leurre.

52Agroprod, Bio-Karité, Globex, Dalegda, Simpex, Gtica et Tevana ont choisi, quant à elles, le long-termisme. Au regard des investissements importants réalisés dans les exploitations des petits producteurs et de la volonté de ces PME de répondre aux attentes partagées avec leurs fournisseurs, il est apparu rationnel de privilégier cette option. Ce résultat nuance les observations de Torrès (2003) pour qui les dirigeants des PME sont enclins à raisonner à court terme et à ne considérer que les solutions rapidement rentables. On note toutefois qu’il s’agit d’une stratégie fondée sur de fortes incitations financières.

53Dans le contexte culturel local où le contrat (formel) n’est pas toujours créateur d’obligations, et où la surveillance et le contrôle ont montré leurs limites à faire respecter les engagements contractuels (Nizet & Pichault, 2007 ; Hernandez, 1997 ; Hugon, 1995), ce type d’incitation devient incontournable. Les incitations financières sont d’autant plus indispensables que les quantités et les prix des produits agricoles fluctuent considérablement d’une saison à l’autre, selon que les récoltes sont bonnes ou mauvaises. Ces conclusions entrent particulièrement en résonance avec les constatations de Debar (2019) selon lesquelles les petits producteurs et les entreprises de l’agroalimentaire préfèrent garder une marge de manœuvre dans leurs stratégies d’approvisionnement et de vente en raison notamment de la volatilité des prix agricoles.

4.3. L’interdépendance entre petits producteurs et PME contractantes

54Les relations entre les PME agroalimentaires et les petits producteurs-fournisseurs se caractérisent par une dépendance réciproque. D’une part, les petits producteurs dépendent des PME agroalimentaires pour accéder au crédit, aux intrants et à l’assistance technique. D’autre part, les PME dépendent des petits producteurs-fournisseurs pour disposer de matières premières en quantité et en qualité suffisante. Cette dépendance réciproque est exacerbée par les risques de comportements opportunistes des cocontractants. Lorsque la demande d’un produit dépasse l’offre, les petits producteurs se trouvent en position de force. Inversement, lorsque l’offre dépasse la demande ou lorsque la concurrence entre acheteurs est faible, le rapport de force penche en faveur des PME.

55La position des petits producteurs s’affaiblit davantage lorsque les PME choisissent de se comporter de façon opportuniste ou lorsqu’elles décident d’interrompre le contrat. Dans ces cas de figure, les petits producteurs sont privés de l’assistance technique, du crédit et des intrants apportés auparavant par les PME. La mise en évidence de cette interdépendance nuance les conclusions de Chamberlain et Anseeuw (2017), Prowse (2011), Vermeulen et Cotula (2010) selon lesquelles l’entrepreneuriat inclusif, à travers notamment la contractualisation de la production, se traduit – presque toujours – par la dépendance des petits producteurs vis-à-vis des entreprises agroalimentaires. On peut même convenir, avec Vignes (2019), que le rapport de force serait nettement à l’avantage des petits producteurs s’ils ne dépendaient pas des PME contractantes pour accéder au crédit, aux intrants et à l’assistance technique.

Conclusion

56Dans le but de lutter contre la pauvreté dans les pays africains classés parmi les moins avancés, certains bailleurs de fonds proposent aux PME agroalimentaires de pratiquer l’entrepreneuriat inclusif, en contrepartie de soutiens financiers attractifs. Cet article avait pour objectif d’explorer comment il est possible, pour les PME intéressées, de concilier la recherche du profit et la lutte contre la pauvreté.

57Les résultats approfondissent l’argumentation des théoriciens de l’entrepreneuriat inclusif selon laquelle il est possible de concilier l’impératif de rentabilité des entreprises (privées) et l’objectif de lutte contre la pauvreté. En facilitant, à travers des arrangements contractuels, l’accès des petits producteurs au crédit, aux intrants et à l’assistance technique, les PME agroalimentaires contribuent à améliorer la quantité et la qualité de la production agricole. En même temps qu’elles génèrent des revenus substantiels en faveur des petits producteurs, la disponibilité et la qualité accrues des matières premières agricoles entraînent l’amélioration des performances commerciales et financières des PME. Les objectifs des PME peuvent toutefois être contrariés par le rapport de force client-fournisseur du moment. De la même manière que les petits producteurs dépendent d’elles pour accéder au crédit, aux intrants et à l’assistance technique, les PME contractantes peuvent être réciproquement dépendantes des petits producteurs pour garantir leurs approvisionnements. Il s’agit d’une interdépendance qui peut potentiellement profiter aux PME et aux petits producteurs mais qui n’est pas forcément un jeu à somme positive en cas d’opportunisme de part et d’autre.

58L’article montre également que l’entrepreneuriat inclusif, à travers notamment la contractualisation de la production, n’est pas suffisant à lui seul pour faire converger recherche du profit et lutte contre la pauvreté. En effet, la fluctuation des prix agricoles, la concurrence déloyale entre acheteurs et l’opportunisme des petits producteurs soumettent constamment le contrat (formel) à un exercice subtil d’influence réciproque. Les incitations financières, principalement à travers des prix d’achat compétitifs et flexibles, apparaissent comme les meilleurs garants de la loyauté et de la fidélité des petits producteurs-fournisseurs.

59La recherche présente deux limites. La première tient à la petite taille de l’échantillon et à la focalisation des investigations sur les PME agroalimentaires dans un seul pays, le Burkina Faso. Des études multi-pays incluant un plus grand nombre des PME actives dans d’autres secteurs d’activité pourraient contribuer à mieux analyser la conciliation entre l’impératif de rentabilité des PME et l’objectif de lutte contre la pauvreté. La seconde limite est relative à la faible prise en compte des opinions des petits producteurs et des bailleurs de fonds internationaux. De plus amples investigations centrées sur ces acteurs ou prenant suffisamment en compte leurs points de vue pourraient compléter utilement les résultats de cette recherche, notamment au sujet des motivations du comportement souvent jugé imprévisible, opportuniste des petits producteurs.

Notes

  • [1]
    Les dénominations des entreprises ont été modifiées afin de respecter le principe de l’anonymat.
  • [2]
    Le FCFA (franc de la Communauté francophone d’Afrique) est la monnaie utilisée au Burkina Faso. Un euro est égal à 655,957 FCFA.
Français

En contrepartie de subventions, les bailleurs de fonds incitent de plus en plus les petites et moyennes entreprises (PME) à s’engager dans l’entrepreneuriat inclusif. L’article se donne pour objectif d’explorer la manière dont des PME agroalimentaires du Burkina Faso concilient dans ce contexte recherche du profit et objectifs de lutte contre la pauvreté. Prenant appui sur des entretiens qualitatifs, les résultats montrent qu’en facilitant l’accès des petits producteurs au crédit, aux intrants et à l’assistance technique, les PME enquêtées contribuent à améliorer la quantité et la qualité de la production agricole. La disponibilité et la qualité accrues des matières premières agricoles entraînent en retour une amélioration des performances des PME clientes.

Mots-clés

  • entrepreneuriat inclusif
  • PME
  • agroalimentaire
  • relations client-fournisseur
  • Burkina Faso

Bibliographie

Florent Song-Naba
Florent Song-Naba est maître de conférences agrégé en sciences de gestion à l’Université Thomas-Sankara, à Ouagadougou (Burkina Faso). Ses travaux de recherche portent sur le management stratégique des PME dans le contexte des pays en développement africains. Plus généralement, il s’intéresse au rôle de la PME et de l’entrepreneuriat dans le processus du développement. Il coordonne depuis 2014 la recherche du Global Entrepreneurship Monitor (GEM) au Burkina Faso.
A récemment publié
Song-Naba, F. (2020). Entrepreneurial Strategies of Immigrant Women in the Restaurant Industry in Burkina Faso, West Africa. Journal of Developmental Entrepreneurship, 25(3). https://doi.org/10.1142/S1084946720500181
Benhmade, A., Regnier, P., & Song-Naba, F. (2019). Le secteur privé. In Beaudet, P., Haslam, P. A., & Benhmade, A. (Eds.). Enjeux et défis du développement international : acteurs et champs d’action (257-265). Les Presses de l’Université d’Ottawa.
Song-Naba, F. (2017). Démarche qualité et apprentissage organisationnel dans les PME de transformation agroalimentaire au Burkina Faso. Revue interdisciplinaire Management, Homme & Entreprise, 27(3), 29-58. https://doi.org/10.3917/rimhe.027.0029
Philippe Régnier
Philippe Régnier, PhD (économie internationale du développement), est depuis 2014 professeur et doyen recherche de la Haute école de gestion de Fribourg, Haute école spécialisée de Suisse occidentale/University of Applied Studies Western Switzerland (HES-SO). Il a travaillé précédemment comme professeur adjoint à l’Institut universitaire d’études du développement (Genève) puis comme professeur à la School of International Development & Global Studies, université d’Ottawa (Canada). Il est spécialisé en études entrepreneuriales et développement de la petite entreprise dans les pays émergents, avec une expérience sur le terrain de trente ans, principalement en Asie, en Afrique et dans les Caraïbes. Il assure actuellement la direction scientifique d’un programme suisse 2017-2021 de coopération en recherche internationale dans le domaine de la promotion de l’entrepreneuriat et des technologies appropriées pour le développement de six pays moins avancés ou émergents de la francophonie en Afrique, Asie et Caraïbes.
A récemment publié
Benhmade, A., Regnier, P., & Song-Naba, F. (2019). Le secteur privé. In Beaudet, P., Haslam, P.A. & Benhmade, A. (Eds.). Enjeux et défis du développement international : acteurs et champs d’action (257-265). Les Presses de l’Université d’Ottawa.
Régnier, P., & Wild, P. (2018). SME Internationalization and the Role of Global Cities: A Tentative Conceptualization. International Journal of Export Marketing, 2(3), 158-179.
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 01/04/2021
https://doi.org/10.3917/ried.245.0171
Pour citer cet article
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