CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1On a parlé de « révolution des ombrelles » pour évoquer le caractère pacifique et festif des manifestations tananariviennes en de beaux jours de fin d’été ; on pourrait tout autant parler de « révolution des barrages », tant ceux-ci ont marqué le mouvement politique malgache de 2002.

2Les barrages furent d’abord des barrages de défense et de « manifestation », multipliés dans les quartiers de Tananarive et autour des bâtiments publics, protégeant ces derniers, filtrant les passants de crainte de violences, gardant les leaders et d’abord Marc Ravalomanana. Faute d’affrontements dans la capitale (l’exception majeure fut, le 15 mars, la tentative de prise de possession de la « primature » à Mahazoarivo), le barrage urbain n’est pas devenu la barricade qu’il aurait pu être ; il est resté un élément de l’ordre urbain où les « barragistes », jeunes le plus souvent, exprimaient l’unité locale du fokontany (communauté de quartier) et leur solidarité politique avec le « mouvement » ; ils ont été des lieux où la population concrétisait sa participation en apportant, religieuses en tête, des repas sur le « lieu de travail ».

3Ce n’est pas à cette géographie de la coupure et de l’unité urbaines que je m’attacherai ici, mais aux barrages « économiques », bientôt rebaptisés « antiéconomiques », situés hors la ville, visant expressément au blocus de la capitale, et plus globalement des Hautes Terres. Phénomène nouveau [1], où politique et économique s’entremêlent, parfois s’opposent, ce type de barrage a eu, et conserve au début du mois de mai où cet article est écrit, des effets économiques beaucoup plus complexes qu’on ne le pensait d’abord. S’agit-il d’une nouveauté radicale? Oui, si l’on considère l’événement d’un point de vue géopolitique : pour la première fois, un camp entend affamer Tananarive pour faire triompher sa cause. Mais il n’en va pas de même, à mon sens, si on l’examine du point de vue d’une forme d’économie politique du lucre, fondée sur la rareté entretenue ou provoquée, qui est une constante à Madagascar depuis le xixe siècle jusqu’à nos jours. Cette économie prend dans la crise actuelle une forme ouverte, affichée, matérialisée. Elle est exprimée en termes de volonté, alors qu’elle s’énonçait le plus souvent en termes de fatalité ou de nécessité.

4Or, les deux logiques sont sensiblement différentes : soumettre une région par le blocus et la rançonner ne sont des objectifs compatibles que jusqu’à un certain point. Est-il un moment où il faut faire un choix ? Et les auteurs du blocus en sont-ils conscients, tant la confusion entre affaires et politique semble établie sous la troisième République, comme elle l’était au xixe siècle dans le Royaume de Madagascar ? S’il est difficile d’apporter une réponse argumentée à de telles questions dans un article rédigé « à chaud », il est impossible de les éluder. Je n’entends donc pas faire plus que poser des jalons pour une étude qui demandera des enquêtes minutieuses et difficiles. Je rédige loin du « terrain », à partir de dépêches, de témoignages [2], d’articles [3]. Sur les détails, il serait présomptueux d’affirmer ; on peut surtout poser des questions et insister sur quelques articulations des faits. Sur les tendances de long terme qui paraissent plus évidentes, je me permettrai d’être plus affirmatif…

Genèse et évolution des barrages

5Le phénomène des barrages « économiques » débute avec la mise en place du barrage dit « de Brickaville » dans la nuit du 6 au 7 février [4]. On notera que sept semaines se sont écoulées entre le premier tour des élections présidentielles et l’apparition du premier barrage extra-urbain important. L’idée de barrage économique était pourtant dans l’air, non comme le signe et l’instrument d’une sécession politique des « côtes » (il faudra encore attendre quinze jours avant l’« autoproclamation » de Ravalomanana qui entraînera des positions de sécession), mais comme un moyen de briser la grève générale tananarivienne (en lui substituant le chômage technique !), comme une réplique à l’érection d’autres barrages économiques interdisant l’accès de la Banque centrale aux partisans du président sortant, et comme une poussée destinée à rompre l’équilibre dans le bras de fer entre les deux principaux candidats. Sept semaines qui étaient suffisantes pour constituer des stocks. En ce domaine, on manque cruellement d’informations, mais on parierait volontiers que les mouvements de marchandises ont été intenses.

6Depuis des années, en effet, les hommes politiques, à tous les niveaux, ont compris ce qu’avaient saisi bien plus tôt les Indo-Pakistanais (Karana) : dans un pays où les conditions de circulation ont toujours été détestables, le transport, c’est le pouvoir. Du modeste député exigeant un 4 x 4 flambant neuf pour pouvoir visiter ses électeurs au ministre ou au leader d’opinion, tous accumulent les véhicules puissants qui permettent aussi, ou d’abord, de commercer ; certains, de tous bords, ont constitué de véritables flottes de camions, dont une part, garée près de leur résidence, manifeste leur standing [5].

7Nous sommes, curieusement, mal renseignés par la presse sur les conditions de la mise en place des premiers barrages extra-urbains [6]. On annonce tardivement la mise en place, dans la nuit du 6 au 7 février, du barrage de Brickaville (le premier article dans L’Express de Madagascar date du 11 février seulement). Auparavant est mentionné (L’Express de Madagascar du 9 février) un barrage assez éphémère à 12 kilomètres de Majunga, vite détruit par les forces de l’ordre. Il en va de même (L’Express de Madagascar du 11 février) du barrage d’Andatabo, à l’entrée de Tuléar, établi avant le 6, démoli le 10 sur ordre du gouverneur, puis reconstitué le jour même. Ces barrages sont présentés comme des réalisations spontanées des partisans de Ratsiraka, l’ACEM [7] à Brickaville, le comité de soutien à Ratsiraka pour Majunga et Tuléar. Que ces groupes aient été poussés à de telles initiatives est possible ; il n’en reste pas moins que les pouvoirs provinciaux paraissent avoir hésité. Ont-ils seulement laissé faire, ou encouragé des tests, dans une situation politique incertaine ? On ne saurait le dire. Mais le caractère « privé » et citadin de ces initiatives contribue à expliquer la localisation des principaux barrages, qui a eu, comme on le verra, des conséquences importantes.

8La dernière semaine de février marque un tournant important : le 22 février, Ravalomanana est investi président de la République ; le 28, le Conseil provincial de Tamatave approuve et prend en charge le barrage dit « de Brickaville » qui, à la suite des protestations des habitants, excédés par le bruit, les encombrements et les odeurs de marchandises avariées, est déplacé hors de la ville, à Ivolo, à 7 kilomètres plus au sud. Sans doute est-ce à partir de cette période que se multiplient les barrages, dont il est impossible ici de dresser une liste et dont beaucoup, même parmi les plus importants, ne seront mentionnés qu’à partir du début du mois d’avril.

9Un deuxième temps de l’évolution se situe aux alentours du 15 mars : c’est à cette date qu’intervient l’épisode rocambolesque de l’essai de destruction du barrage de Brickaville par des Kung-Fu partisans de Ravalomanana, descendus de Tananarive en autobus. Il en a résulté un durcissement, au propre et au figuré, des barrages principaux et notamment de celui de Brickaville. Gardés jusqu’alors essentiellement par des milices (en fait des mercenaires issus du milieu des jeunes chômeurs urbains et qu’on oublie souvent de payer) assistées de jeunes villageois réquisitionnés, ils vont, au moins pour les plus importants d’entre eux, passer sous contrôle de l’armée (les forces d’intervention à Brickaville [8]) et de la gendarmerie, ou de ce qui est présenté comme tel [9]. Le barrage est au départ fait de bric et de broc. Pour les premières semaines de celui de Brickaville, nous disposons d’une description vivante parue, avec retard, dans L’Express de Madagascar du 20 mars : l’obstacle comprenait notamment un container, une cheminée antédiluvienne de la sucrerie Sirama, une carcasse de minibus, une vieille barcasse métallique, des troncs d’arbres, tous éléments qu’on pouvait déplacer à la demande. Par la suite, c’est le silence : il est trop dangereux d’approcher des lieux. On sait (ou parfois on croit savoir) que les barrages sont fixés au moyen de containers métalliques soudés au pont qui justifie en général leur localisation. On dit que celui de Brickaville et ses abords ont été minés. Le passage de véhicules devient alors en principe impossible ; restent les manœuvres de contournement. Un dernier temps, à partir de la fin mars, inaugure une rupture plus radicale : il s’agit des destructions de ponts dans la région centrale, qui relèvent à mon sens d’une inflexion stratégique sur laquelle je reviendrai.

10Cette chronologie sommaire s’applique aux barrages les plus importants. Elle n’est pas forcément valable pour les coupures secondaires. On a cru celles-ci innombrables, tant les bruits courent vite et sont amplifiés par une population mal informée [10]. Début mars, Ambalavao, dans le Sud-Betsileo, imaginait 116 barrages entre Fianarantsoa et Tananarive : expérience faite, quinze jours plus tard, il n’y avait sur le trajet, outre de nombreux barrages urbains à Fianarantsoa et à Antsirabe, qu’un seul barrage « en brousse », au sud d’Ambositra : celui d’Ambalamanakana [11]. Sur cet axe essentiel du moins, les « barragistes » urbains se contentaient de contrôler les papiers d’identité, dans un but de sécurité fort compréhensible. Prompte certes, de longue date, notamment sur les côtes, à profiter d’une coupure, d’un glissement de terrain parfois provoqué pour aider les chauffeurs moyennant finance, la population rurale ne semble pas, pour sa part, avoir versé dans le racket. On peut donc valablement se concentrer sur le petit nombre de barrages importants, susceptibles de répondre peu ou prou à un objectif géopolitique ou « économique ».

Des barrages peu hermétiques

11Concentrons-nous sur les barrages « stratégiques ». Leur nombre est faible, vu la rareté des ports dignes de ce nom et des routes utilisables par les poids lourds. Le plus important, bien sûr, est « Brickaville », en fait Ivolo, coupant la RN 5 Tamatave-Tananarive ; viennent ensuite le barrage qui, à l’embranchement de Marovoay, coupe la RN 4 Majunga-Tananarive, puis Irondro, à la jonction des routes de Mananjary et Manakara vers Fianarantsoa, enfin Bevilany, sur la RN 7, isolant Tuléar des Hautes Terres. Il ne semble pas qu’il y ait eu de barrage important sur l’axe Morondava-Antsirabe-Tananarive : Morondava est à peine un port et la route qui le relie au centre est en piètre état. C’est pourtant par là que, début juin, sont arrivés à Tananarive 200 000 litres de carburant [12]. Quelques barrages peuvent être qualifiés de « stratégiques secondaires »: on citera Andranomandevy, à l’embranchement de la route Tananarive-Majunga et de celle qui dessert Antsohihy et le pays tsimihety, le pont de la Betsiboka, sur le même axe, et Ambalamanakana, entre Ambohimahasoa et Ambositra (en Betsileo), à un point où une piste de qualité honorable offre une alternative à l’axe principal qu’est la RN 7.

12Tel qu’il est décrit par certains articles de presse, le barrage majeur évoque les grandes haltes routières. Autour de lui se crée un univers de baraquements sommaires : gargotes, abris, entrepôts… S’y agglomèrent ceux qui cherchent emploi et menus profits : passeurs, piroguiers, porteurs, intermédiaires de tout genre… La nouveauté, c’est le risque : risque de vol, de destruction, d’explosion de cargaisons de carburant si longtemps à l’arrêt sous un grand soleil d’été ; c’est aussi l’odeur des marchandises avariées, le spectacle d’un chargement de moutons lâchés dans la nature pour paître ; la nouveauté, c’est enfin et surtout l’ampleur de la file de véhicules stationnés, espérant passer ou au moins transborder leur cargaison de l’autre côté de l’obstacle [13]. Attente pas toujours vaine, car les barrages, y compris les barrages majeurs, sont loin d’être hermétiques. Le plus « poreux » est probablement celui d’Irondro, dans le Sud-Est [14]. La porosité s’explique ici pour partie par des faits objectifs : Irondro perturbe le ravitaillement de Fianarantsoa, où se maintint longtemps un gouverneur « ratsirakiste », dont un blocus strict aurait rendu la position plus difficile. Le barrage érigé à la sortie de Majunga constitue également un filtre lâche. Brickaville même, dans la province la plus favorable au président sortant, n’a longtemps rien eu d’hermétique : le petit pont Bailey, point de passage obligé (sauf en cas de recours aux pirogues), fut pendant plusieurs semaines périodiquement démonté et remonté, selon les besoins des affaires. Les commerçants venaient négocier leur passage, et semblent souvent y avoir réussi. Les miliciens, que l’on avait oublié de payer, ont dressé et affiché une liste de ceux qui parvinrent à passer : y figuraient près des trois quarts du gotha économique de Tamatave ! Cette situation a créé d’amusants quiproquos : on s’inquiéta à Tananarive de la présence de mercenaires chinois sur le barrage ; il ne s’agissait que d’honnêtes commerçants chinois venus « dédouaner » leurs marchandises [15].

13Un tel laxisme n’a pas manqué de provoquer de fortes tensions dans le camp ratsirakiste, le gouverneur Lahady étant accusé de s’enrichir indûment par le clan des idéologues, partisans d’un barrage hermétique, du primat de la géopolitique sur l’économie politique. Certes, au fil des semaines, l’étau s’est resserré, mais le barrage n’est toujours pas hermétique : au minimum, des transbordements ont permis le maintien de flux. Et les plus nantis le « survolent ». Au sens littéral, par voie aérienne ; c’est l’affaire de la Sonavam, compagnie appartenant au fils Ratsiraka, qui a utilisé sans problèmes l’aéroport d’Ivato pour exporter sur Tamatave fruits et légumes et, dit-on, importer du carburant dans la capitale. Désœuvrés, faute d’avions en état, les pilotes de l’armée de l’air trouvaient là un deuxième emploi… Mais les marchandises des plus riches passent aussi, tout simplement, par-dessus le barrage grâce à des engins élévateurs.

14Bref, le blocus est une affaire pour le camp ratsirakiste, mais peut-être pas pour lui seul car les alliances d’affaires conclues dans la capitale transcendent les clivages politiques et ethniques. Il est malheureusement impossible d’évaluer, fût-ce sommairement, les gains que les instigateurs des barrages ont pu tirer de leur utilisation en péages, et il faudra de minutieuses recherches pour tenter d’établir le surcoût total des opérations de transport dû au « blocus [16] ». On n’est guère renseigné que sur les « lampistes »… Les données dont nous disposons concernent des barrages de second ordre : Ambalamanakana aurait rapporté, nous a-t-on dit en mars, de 500 000 à 1 000 000 de francs malgaches (FMG) par jour aux gendarmes qui le tenaient, soit au mieux 167 euros par jour ! De meilleur rapport paraît Andranomandevy, entre Majunga et Tananarive : la taxe s’y élevait, mi-avril, à un million de FMG (170 euros) par fût de carburant, à 50 millions (environ 8500 euros) par camion-citerne. Le véritable jeu économique se déroule au niveau des grands barrages [17]. Mais à qui profite la manne ? On peut supposer que les gouverneurs de province sont au cœur du dispositif et qu’ils en bénéficient particulièrement : ils représentent, dans la stratégie ratsirakiste, des personnages trop importants pour ne pas jouir d’une forte marge d’autonomie en ce domaine. Quoi qu’il en soit, le barrage perméable est, aux prix locaux, une bonne opération et, si l’on veut combiner politique et affaires, on peut soutenir qu’il est politiquement payant, dans la mesure où il affaiblit l’adversaire.

15Quel sens, dans ce contexte, peuvent avoir les destructions de ponts inaugurées le 29 mars avec Fatihita, entre Ambositra et Antsirabe, poursuivies à Ambohimandroso, entre cette ville et Tananarive, puis avec Ifanadiana sur la Manakara-Fianarantsoa, et Amboasary, à 34 kilomètres seulement de la capitale [18] (voir figure 1) ? Le lien n’est pas clair. On notera que la liste reste assez courte, si l’on tient compte de l’extrême faiblesse de la surveillance [19]. Une fois encore se sont multipliées les rumeurs, vite démenties. On a annoncé d’autres tentatives mais certaines (comme le sabotage du pont du Mangoro, près de Moramanga) furent si maladroites que certains y ont vu une « intoxication » due à des partisans de Ravalomanana. On relèvera aussi que Fatihita a sauté le jour anniversaire de l’insurrection de 1947, comme pour rappeler aux gens des Hautes Terres que, à la différence des Côtiers de l’Est, ils ne furent pas au rendez-vous de la lutte contre le colonisateur. Dans un registre moins symbolique, ces actes de destruction interviennent à des moments de durcissement des rapports politiques, les deux premiers après la nomination par Ravalomanana des présidents de Délégations spéciales supposés remplacer les gouverneurs de province désignés par Ratsiraka, les suivants après la proclamation des résultats corrigés donnant « Marc » vainqueur des élections. Se profile alors une logique de guerre armée où le barrage semble une arme dépassée. Si l’on veut cependant intégrer ces destructions dans une continuité logique, on peut penser que, ne pouvant ou ne voulant pas, pour des motifs de lucre, établir des barrages hermétiques, les ratsirakistes, une fois leur racket opéré sur la côte, ont choisi de bloquer la circulation des marchandises sur les Hautes Terres elles-mêmes et de perturber les échanges internes aux régions centrales.

Une hausse des prix courte et brutale… jusqu’à la suivante

16Quelles conséquences ont eues les barrages sur l’économie et la vie matérielle des Hautes Terres centrales qu’ils étaient censés asphyxier ? Je n’évoquerai pas ici les répercussions sur la production industrielle, notamment celle de la zone franche, pour me concentrer sur les effets en matière de prix au consommateur et de ravitaillement. Première remarque : on s’étonne du très faible intérêt prêté tant par la presse que par les correspondants privés à ce sujet pendant tout le mois de février. Certes, le politique, les manifestations ont fait en partie oublier la vie quotidienne, mais si les prix avaient flambé, on en trouverait quelque indice. Les stocks étaient-ils tels qu’il n’y ait pas eu de risque ? Les barrages étaient-ils si peu efficaces ? Ou les Tananariviens vivaient-ils dans l’illusion messianique du triomphe rapide de la Vérité ?

17Il faut attendre le 8 mars pour lire dans la presse une allusion au « marché noir ». Le terme est d’ailleurs assez impropre ; mieux vaudrait parler de « hausse vertigineuse des prix », car les produits ont rarement manqué dans les magasins. Rien de comparable avec la formidable crise d’approvisionnement du début des années 1980, quand la meilleure société tananarivienne manquait de savon et de stylos à bille ! Encore n’a-t-on pas d’emblée incriminé les seuls barrages : les carburants étant, logiquement, les premiers touchés par la hausse, on accusa l’Office malgache des hydrocarbures (OMH), mauvais gestionnaire ou trafiquant… C’est au début du mois d’avril que la crise devient violente, après une brusque poussée de fièvre durant le week-end de Pâques, les 30-31 mars. La prise de conscience est subite, tout comme les conséquences sur l’économie et la sécurité : nombre de petits boutiquiers sont dévalisés soit par des clients qui achètent tout le stock pour spéculer, soit par des hommes armés qui font main basse dessus…

18Les observations empiriques, dans l’ensemble très concordantes, expriment une différenciation sensible selon les produits. Ne soyons cependant pas dupes de ces prix moyens : ils ont varié selon les jours et les lieux. Que des « barragistes » urbains interceptent une cargaison suspecte (ou dite telle) et voilà le stock saisi et le quartier ravitaillé à faible prix. À ce stade, le barrage urbain, foncièrement politique, a acquis une fonction micro-économique.

Évolution des prix

tableau im1
Produit Prix maximum Prix fin avril (vers mi-avril) Carburant (gas oil) 937 600 Viande (boeuf ou porc) Stable Riz ordinaire 260 109 Sucre 250 142 Sel 300 à 700 75 Huile 231 154

Évolution des prix

(indice 100 : prix avant la hausse)
Sources : enquêtes privées effectuées à ma demande par Andry Ravelojaona, « chef barragiste ».

19La hausse est particulièrement forte (et précoce) pour le carburant, élément stratégique, pour partie cause de l’inflation générale, et seul produit au sujet duquel, d’ailleurs, on puisse parler de « marché noir », car les pompes ont été précocement asséchées. Les véhicules ont néanmoins continué de circuler à Tananarive et les embouteillages, réduits certes, n’ont pas disparu. Les propriétaires de voitures ont apparemment eu les moyens de payer au prix fort… ou se sont « débrouillés », les plus rudement affectés étant les chauffeurs de taxi. Beaucoup d’histoires, non vérifiables, courent sur l’origine du carburant. Il en est venu à coup sûr des côtes, vraisemblablement moins que d’habitude de Tamatave, mais davantage de Majunga et de Manakara, où les barrages sont restés bien plus perméables. On prétend aussi que la circulation de camions-citernes en ville s’est inscrite dans une action psychologique de l’OMH ou du gouvernement : leur contenu serait issu des stocks stratégiques de la capitale et leur présence aurait eu pour but de souligner l’inefficacité des barrages. On ne saurait non plus exclure que des ponctions illégales aient réellement été effectuées sur ce stock. En province, on circule évidemment moins, mais on circule encore et l’électricité n’est pas coupée. Si des ponctions ont sans doute été opérées sur les camions qui franchissaient le blocus, des stocks clandestins avaient par ailleurs été constitués : à Ambalavao, prudents et instruits par l’expérience de 1991, des propriétaires de taxi-brousse avaient caché du carburant en lieu sûr, dans des villages [20].

20Pour en venir aux produits alimentaires de première nécessité, on ne s’étonnera pas outre mesure de la stabilité du prix de la viande : les bovins viennent à pied de l’ouest et du sud jusqu’à la capitale et un simple détour permet d’éviter les barrages [21]. Les porcs sont mauvais marcheurs, mais ils sont collectés à faible distance de la ville. On s’étonnera davantage de la montée relativement modérée du prix du riz, aliment indispensable et donc particulièrement sensible à la conjoncture, d’autant qu’avril constitue une période de soudure. Tananarive n’était pas coupée de la cuvette de l’Alaotra, mais le « grenier à riz » de la capitale n’est plus ce qu’il était, et la récolte n’était pas faite. Faut-il croire que l’Imerina est proche de l’autosuffisance ? Selon une explication moins optimiste, la hausse a été contenue parce que les collecteurs ont acheté à bas prix dans les campagnes merina, où les paysans avaient grand besoin d’argent pour payer les autres « produits de première nécessité ». Ceux-ci ont fait également un bond spectaculaire, notamment le sel, dont on imaginait mal à quel point il était essentiel pour le consommateur malgache. Le fait est d’autant plus surprenant qu’il existe une production nationale dans l’Ouest, et qu’il ne semble pas que les barrages aient été, dans cette direction, particulièrement efficaces. Signalons en contrepartie que la crise est aussi le temps des soldes : les « grandes surfaces » de la périphérie ont lancé des campagnes de promotion pour écouler une part de leurs stocks ; c’était le moment, pour les nantis, d’acheter télévision ou téléphone [22]

21Mais le plus étonnant est l’ampleur de la retombée des produits de base, en quelques jours, après la signature des accords de Dakar. Stratégie de commerçants conscients des faibles réserves de leur clientèle, ou réaction psychologique d’un pays merina profondément convaincu de la victoire de « son » candidat et anticipant – avec quelque naïveté – le retour à la normale, le politique primant sur l’économique ? Ces motifs peuvent se combiner. On notera d’ailleurs que, malgré une remontée des prix, il n’y a pas aujourd’hui de pic comparable à celui d’avril. Les effets sociaux et économiques du « blocus » n’ont pas fini de se faire sentir et ils sont sans doute graves, mais une chose est incontestable : quatre mois de blocage des routes n’ont pas empêché la survie d’une province de Tananarive souvent décrite comme un « parasite » vivant de la production des autres provinces et d’importations gagées sur les exportations des régions côtières. Il apparaît d’autre part que la stratégie des barrages (dans la mesure où il y en a une) n’emporte pas l’adhésion des habitants des provinces côtières et qu’elle gêne ceux-ci presque autant que les habitants de l’Imerina. C’est sur ce point que l’explication est la plus aisée.

Un blocus est-il possible ?

22Un premier fait patent est l’irrationalité géopolitique du dispositif des barrages. Celui-ci repose, on l’a vu, sur quatre blocages stratégiques dans quatre provinces ayant accès à la mer (celle de Diégo-Suarez est « hors jeu », car sans véritable liaison terrestre avec le reste de l’île). La localisation de ces barrages, dans une stratégie d’asphyxie de la province centrale, est tout à fait absurde. Le cas de Brickaville est éloquent. Il coupe Tamatave d’une large moitié de sa province, comprenant le sud de Betsimisaraka, bastion du président sortant, et l’Alaotra, fournisseur de riz, fruits et légumes à la capitale provinciale. Coup du sort : le cyclone Kesiny, en mai, a isolé Tamatave du nord de sa région, et la « capitale » ratsirakienne souffre plus des barrages que Tananarive ! D’un point de vue stratégique, plus détestable encore est la position du barrage établi à proximité de Majunga, sur l’embranchement de la route de Boanamary : il isole la ville de tout son arrière-pays. Irondro a un effet inverse, coupant la capitale provinciale de son port de ravitaillement. Nul besoin pourtant d’être un grand stratège pour concevoir, si tel était le but, un blocus efficace de la capitale et de sa province. Trois barrages hermétiques auraient suffi (voir figure 2) : l’un sur la route de Tamatave, à l’ouest de Moramanga, un autre au nord-ouest, vers Maevatanana ou sur le pont de la Betsiboka, un dernier au sud, vers Ambohimahasoa ou Ambositra, bloquant les flux qui pourraient venir de Manakara ou de Tuléar sans isoler Fianarantsoa de la côte.

23Pourquoi tant de maladresse ? Il faut d’abord tenir compte de la genèse des barrages : s’il serait naïf d’y voir l’initiative spontanée de ratsirakistes convaincus mais inconscients, ils n’ont pas non plus, quoique téléguidés par les gouverneurs, sinon par Ratsiraka lui-même [23], été planifiés dans une stratégie d’ensemble. On peut y voir la récupération d’initiatives suscitées et conçues par des citadins peu à même d’initier une action loin des centres. Barrage suppose aussi « barragistes », donc la présence, à proximité, de jeunes que l’on puisse recruter, bénévolement ou plus souvent moyennant finance ; le voisinage d’un centre urbain a donc joué. Pour les gouverneurs, qui ont repris l’initiative à leur profit, pour les commerçants qui cherchent à négocier le passage, la proximité de la capitale provinciale est aussi un atout. Enfin, le centre provincial contrôle-t-il vraiment sa périphérie ? Rien de moins sûr. Un barrage efficace à proximité immédiate de l’Imerina ne risquerait-t-il pas d’être démantelé par l’« adversaire » ? Le gouvernorat de Tamatave tenta d’installer un barrage à Moramanga, mais dut y renoncer devant l’hostilité active de la population. « Projeté » au contact du pays merina, le barrage sur le pont de la Betsiboka, une localisation rationnelle et tardive, est, lui, tenu par des militaires de carrière : il n’en est pas moins un lieu de trafic où le carburant, notamment, est transbordé en quantité, et une grosse source de profit [24].

24En conséquence, sauf à asphyxier également les provinces côtières, donc à scier la branche sur laquelle on est assis, le barrage ne peut que rester perméable, ce qui a l’avantage en outre d’assurer le maintien d’une extorsion financière. On se doit de l’entrouvrir au moins pour fournir du carburant aux villes secondaires de la province, et permettre l’arrivée de vivres dans des capitales provinciales à l’arrière-pays étriqué. Dès lors, les détournements sont possibles en direction de Tananarive, et plus globalement du centre.

25S’il existe enfin des fondements théoriques à la politique des barrages (ils ne sont qu’implicites), c’est une théorie simpliste de l’extraversion qui étaie les positions des doctrinaires anti-merina : la capitale serait un parasite vivant d’importations financées par les exportations des régions côtières. Or, les relations centre-périphérie sont autrement complexes. Les Hautes Terres centrales contribuent de longue date à l’approvisionnement des « côtes », notamment en fruits et légumes [25], et leur fournissent des produits d’artisanat. À l’inverse, une foule de « Côtiers » vit pour partie de la vente de ses produits dans la capitale : qu’on songe par exemple aux poissons et aux crevettes de la région de Majunga… Fait plus nouveau, et trop négligé : des liaisons techniques ont commencé de s’établir dans le domaine industriel, que les entreprises situées près des côtes soient sous-traitantes de l’industrie tananarivienne ou qu’elles vendent des produits bon marché pour les gens de la capitale. En conséquence du blocus, 70 % des entreprises de Tamatave se trouvaient au chômage technique à la fin du mois d’avril.

26Enfin, il faut tenir grand compte du poids économique d’une métropole tananarivienne réanimée notamment par l’essor des industries de la zone franche : Tananarive est un marché « incontournable » trop important pour qu’on le néglige. L’attitude de la compagnie distributrice de carburant, Galana, est de ce point de vue symbolique. Certes, son directeur général, membre du MFM, a fait, pour des raisons politiques, son possible pour contrecarrer la stratégie de blocus ; mais il a raisonné aussi en chef d’entreprise : l’Imerina et le Betsileo représentent 70 % du marché des carburants et les frais fixes de la firme sont tels qu’elle ne peut survivre du seul marché « côtier ». D’où une guérilla constante avec le gouverneur de Tamatave, Lahady, et très probablement l’utilisation du ravitaillement des centres côtiers secondaires comme prétexte pour détourner des cargaisons vers l’Imerina, via Majunga et Manakara, voire Tuléar. Les inégalités économiques entre centre et périphérie, renforcées ces dernières années, font que le marché tananarivien, plus ample et jusqu’à présent plus solvable, aspire une large part de ce qui filtre à travers les barrages.

27L’économie politique des barrages montre donc, dans une situation de paroxysme, que l’économie malgache est à la fois gravement déséquilibrée au profit de la métropole et beaucoup plus intégrée qu’on ne le pense souvent. On peut en déduire des conséquences fort diverses, voire, dans un contexte de conflit, radicalement opposées, en tirer argument en faveur des thèses indépendantistes ou pour mettre au premier plan l’unité nationale. C’est affaire de volonté politique, certes, mais quelle logique l’emportera et comment pourra-t-elle s’appliquer ? On voit mal à vrai dire – même si, à l’heure où nous écrivons, les positions des deux camps semblent inconciliables – comment la sécession des côtes et l’enclavement de l’Imerina pourraient être une solution viable : l’intégration économique des régions va à l’encontre, et, au moins autant, l’organisation de l’espace malgache. Tananarive n’est pas un port de mer, même si des tenants (il en est [26]…) de l’indépendance de l’Imerina paraissent l’ignorer.

28Mais, à l’inverse, les provinces côtières n’ont entre elles aucune liaison routière et l’extrême faiblesse de l’activité maritime et portuaire de cette île qui tourne le dos à la mer exclut la constitution d’une sorte d’État-archipel adossé à un intérieur hostile (voir figure 3). Reste une troisième hypothèse, qui n’est pas à rejeter sans examen : un « replâtrage » politique masquant mal une fissuration de l’espace national, la constitution d’une sorte d’État-mosaïque aux multiples frontières intérieures dont le degré de porosité fluctuerait au gré des conflits locaux et nationaux entre réseaux commerciaux et fiananciers, un cloisonnement profitant à des « maîtres de l’espace ». Un retour à l’histoire conforte à mon sens cette hypothèse.

L’enclavement dans la crise et dans le temps long

29Il convient en effet d’analyser les faits à la fois dans le temps court et selon les lignes du temps long. Dans le temps très court de la fin avril, Tananarive, peut-être victime d’une illusion, a réagi de façon optimiste, par une baisse des prix à la consommation, alors que, pourtant, l’accord de Dakar n’a pas conduit à la levée des barrages attendue. Certes, pour ce qui est du barrage de Tamatave, cela est dû à la résistance opiniâtre de « durs » du ratsirakisme qui en ont fait leur bastion. Mais ailleurs, comme dans la province de Majunga où la tendance affichée était à la fin du blocus, aussitôt levés les barrages ont réapparu sous d’autres noms et d’autres prétextes : le barrage de la Betsiboka est officiellement un « poste de contrôle ». Réalité bien établie en Afrique, le barrage routier n’apparaissait pas dans le paysage malgache jusqu’à la crise politique actuelle qui l’a institué, voire institutionnalisé, mais le système de l’enclavement, dont le barrage n’est qu’une forme extrême, est, lui, ancré de longue date dans la société malgache.

30Le principe de base, qu’on peut juger anti-économique, est la réalisation du profit maximal sur un stock réduit, quitte à limiter sinon la production du moins la collecte (ou l’importation) pour accroître le taux de profit. Attitude qui a sa rationalité : une baisse de l’offre entraîne en effet une hausse plus que proportionnelle des prix de vente [27].

31On trouve bien des signes de cette attitude dans l’économie du Royaume de Madagascar au xixe siècle, même s’il n’est pas toujours facile de faire la part de la nécessité, de l’état des techniques et de la politique délibérée. À la veille de la conquête française, les dirigeants du royaume se flattaient d’avoir deux alliés : dans des conditions de circulation difficiles, l’agresseur, progressant lentement, serait victime des généraux Hazo (la forêt) et Tazo (la fièvre paludéenne) [28]. Un troisième allié des dirigeants, à usage interne cette fois et jamais évoqué, était le général Mosary (disette, pénurie). Assumant plusieurs rôles, les grands dirigeants, à l’instar du Premier ministre, étaient à la fois des hommes politiques et des hommes d’affaires [29]. Exemplaire à cet égard est le cas de Rainandriamampandry, héros national, certes, pour avoir été fusillé en 1896 sur ordre de Gallieni à l’issue d’un procès inique, mais qui fut longtemps à la fois gouverneur de Tamatave (contrôlant l’essentiel des importations officielles), évangéliste et commerçant pour son compte et pour celui du Premier ministre. Par le contrôle des meilleurs points d’accès maritime, des moyens de transport (les esclaves porteurs, les corvéables), les puissants se réservaient un commerce rare, jouant de surcroît, avec un inégal succès, de leurs alliances occultes avec des populations mal soumises pour entretenir des barrages d’insécurité que seuls des convois armés permettaient de franchir [30]. L’échange était placé sous le signe de la pénurie : un bœuf contre une aiguille à coudre, tels étaient parfois les termes de l’échange en pays bara (sud des Hautes Terres).

32Les temps coloniaux n’ont marqué un changement relatif que dans la courte phase d’investissements qui suivit la Deuxième Guerre mondiale, mais, pour l’essentiel, l’état pitoyable des voies de communication, que le relief et le climat ne suffisent pas à justifier, a toujours été déploré mais jamais surmonté. S’il perturbait l’ensemble de l’activité économique, il pénalisait plus les petits producteurs que les colons européens, au moins autant commerçants et transporteurs qu’organisateurs de la production, ou les Karana (Indo-Pakistanais) [31]. L’espace économique colonial était constitué d’une multitude de zones enclavées, ouvertes pour les seuls dominants capables de surmonter les difficultés de circulation et de constituer des stocks pour les temps de soudure. L’indépendance de 1960 n’a pas marqué un véritable changement, l’extension des routes bitumées ne s’étant pas accompagnée de l’entretien d’un réseau secondaire acceptable.

33Ce système est devenu plus sophistiqué ces dernières années : cependant que les performances des véhicules tout-terrain se sont améliorées [32], la détérioration des voies n’est plus seulement liée à la crise économique des années 1977-1987 et à l’inaction des services techniques, mais aussi à des actes volontaires de dégradation. On cite de nombreux cas de collecteurs qui, ayant introduit leur camion dans une région commandée par un pont, détruisent celui-ci derrière eux pour se trouver en position de monopole. La collecte ayant été pratiquée au plus bas prix pour cause d’enclavement, une intervention auprès du Service des travaux publics, complice, fait que le pont se trouve par miracle rétabli et les produits évacués [33]

34Ce type de manœuvre préfigure l’enclavement contrôlé par les dirigeants et modulé selon la loi du profit maximal dont les barrages sont la forme actuelle, permettant à la fois la collecte au moindre prix et la vente à très haut prix. Des échos recueillis sur Internet sont significatifs. À la mi-avril, au sud de l’Imerina, le paddy était acheté, dès qu’on s’éloignait un peu des grands axes, à 5 cents d’euro le kilo [34] alors que, l’an passé à même date, il se vendait entre 12 et 15 cents. La hausse du coût du carburant ne suffit pas à justifier une telle évolution.

35L’analyse pourrait être élargie à l’ensemble de l’économie malgache et aux conflits internes à la classe dite « entrepreneuriale ». Somme toute, dans une continuité historique, la logique de l’économie politique malgache est le marché contrôlé en atmosphère raréfiée, l’usage de l’insularité globale combinée à l’insularisation interne, l’import-substitution en quasi-monopole, qu’il soit privé ou censément d’État. Elle se situe à l’extrême opposé de la politique d’ouverture et du dynamisme industriel, discutable mais réel, de la zone franche, auquel les « entrepreneurs » malgaches n’ont pratiquement pas participé. Le clivage actuel, de ce point de vue, n’est pas entre Côtiers victimes et Merina bénéficiaires de l’ouverture récente : il s’agit d’un conflit à l’intérieur de ce que M. Esoavelomandroso [35] a appelé, pour la fin du xixe siècle, une « oligarchie ploutocratique » qui cherche à s’attribuer, par le contrôle du politique, la meilleure part d’un minuscule gâteau. Mais, dans ce petit groupe, on a souvent des « billes » dans les deux camps, et les victimes certaines seront, merina et « côtières », les restes de la classe moyenne laminée par les crises et la masse du petit peuple, rural comme urbain, qui n’ont pas fini de payer aux usuriers les dettes contractées pour survivre et crier leur désir de changement tout au long de ces mois de crise.

36mai 2002

Figure 1

Barrages et destructions de ponts 6 février-31 mai 2002

Figure 1

Barrages et destructions de ponts 6 février-31 mai 2002

Figure 2

Emplacement réel et emplacement rationnel des barrages majeurs

Figure 2

Emplacement réel et emplacement rationnel des barrages majeurs

Figure 3

Liens économiques et liens politiques

Figure 3

Liens économiques et liens politiques

Notes

  • [1]
    On parle parfois d’un blocus de la capitale lors des événements de 1991. Le terme paraît abusif : une pénurie est apparue en raison de la grève générale, et le chemin de fer Tamatave-Tananarive cessa d’assurer l’approvisionnement en carburant, mais il n’y eut pas de barrages.
  • [2]
    On comprendra que, pour des raisons de sécurité, les sources privées ne soient pas mentionnées.
  • [3]
    La presse, particulièrement Midi Madagascar et L’Express de Madagascar, a pu être régulièrement consultée sur le Web.
  • [4]
    On parle toujours du barrage de Brickaville, mais il a été en fait déplacé hors de la ville, à la suite des protestations des habitants, à Ivolo, qui se situe environ 7 kilomètres plus au sud.
  • [5]
    Quand fut détruite, le 7 avril, la maison du général Tsaranazy, ancien ministre des Travaux publics, il y avait dans sa cour pas moins de cinq camions. On notera qu’on trouve de gros transporteurs dans les deux camps en présence : pour n’en citer que deux, Herivelona Ramanantsoa, côté Ratsiraka, et Tovonahary Rabetsitonta, côté Ravalomanana.
  • [6]
    On est encore plus mal renseigné sur les barrages périurbains : établis à la périphérie immédiate de la capitale et des principales villes, ils jouent pourtant, sans doute, un rôle important (de régulation ou de dérèglement ?) dans l’économie urbaine de crise.
  • [7]
    Association des cadres et étudiants de Madagascar, d’obédience ratsirakiste.
  • [8]
    Un groupe d’officiers de l’état-major de ces forces d’intervention, dans un mémorandum du début du mois d’avril, se plaint de l’affectation de ses hommes sur les barrages. Quel sens faut-il donner à leur prise de position ? Leur loyalisme envers Ratsiraka serait-il à la baisse, ou, ce que je crois, considéreraient-ils plus les barrages comme une opération financière que comme une action stratégique ?
  • [9]
    La description, à Brickaville, de gendarmes porteurs de képis « flambant neuf » laisse par exemple planer un doute. Il n’est, d’autre part, pas certain que cette « militarisation » ait partout été ordonnée par les gouverneurs ratsirakistes : on dit que, de leur propre chef, les gendarmes ont pris en main le barrage d’Ambalamanakana, entre Fianarantsoa et Ambositra, quand ils ont vu le profit (d’ailleurs modeste) qu’ils pouvaient en tirer. Cette initiative locale peut se comprendre, à un moment où la capitale du Betsileo était divisée entre deux pouvoirs en lutte armée.
  • [10]
    En « zone ratsirakiste », les radios locales, qui s’étaient multipliées, ont été détruites ou se sont tues par crainte de représailles. La presse, qui ne traite d’ailleurs guère que des grandes villes, n’est plus diffusée et il est plus facile de la lire à Paris, sur le Net, qu’à Tuléar… Une grande part des Malgaches est dans l’ignorance des événements et donc les fabule.
  • [11]
    Encore ce barrage n’était-il pas permanent en mars. Information orale de Sophie Moreau, doctorante en géographie, que je remercie. On n’en parle plus aujourd’hui comme d’un barrage « économique », puisque la région est sous contrôle du gouvernement de Tananarive.
  • [12]
    L’Express de Madagascar, 5 juin 2002.
  • [13]
    Voir un pittoresque article dans L’Express de Madagascar du 15 février : le barrage, il est vrai, n’en est qu’à ses débuts.
  • [14]
    Les informations sur place sont pratiquement inexistantes, comme globalement les renseignements sur l’attitude des sociétés du Sud-Est, qui déterminent leur attitude dans la plus grande discrétion. Tentées par une sécession d’avec la fraction betsileo de la province de Fianarantsoa, elles peuvent négocier chèrement un choix stratégique… à condition que se réalise une entente entre des groupes qui entretiennent entre eux des rapports pour le moins méfiants.
  • [15]
    De quels Chinois s’agit-il ? Ce ne seraient pas des éléments de la vieille diaspora chinoise, établie aux temps coloniaux et largement métissée, mais de la « nouvelle vague » qui s’implante à Madagascar depuis l’ouverture de la Chine à la « mondialisation ».
  • [16]
    On pourra s’inspirer du remarquable travail d’Olivier David (Les Réseaux marchands africains face à l’approvisionnement d’Abidjan : le commerce régional de l’oignon, Niger, Burkina Faso, Côte d’Ivoire, thèse, Université Paris-X, 1999) dans une région où les multiples barrages « informels » sont quasi institutionnalisés.
  • [17]
    Situation très parallèle à celle du trafic frontalier en Afrique occidentale et centrale : on décrit bien les bénéfices qu’en tire le petit peuple contrebandier. On oublie souvent, et en tout cas on ne peut évaluer, les bénéfices autrement considérables qu’en tirent gros commerçants et hommes politiques qui, de la ville, mènent le jeu. Voir à ce sujet la thèse de K. Bennafla, La Restructuration des espaces frontaliers en Afrique centrale, Université Louis-Pasteur, Strasbourg, 2000. Le cas de Tuléar paraît probant (L’Express de Madagascar du 3 juin) : en ville, le litre de gazole est à 3 500 FMG; ayant passé le barrage de Bevilany, il atteint de 15 à 20 000 FMG dès Ilakaka, qui sert de plaque tournante, et ne dépasse guère 25 000 FMG à Tananarive.
  • [18]
    La liste s’allonge ensuite avec Marovola, entre Brickaville et Moramanga (6 mai), Mamokomita (sud de Maevatanana) le 20 mai, Zazafotsy (nord d’Ihosy) le 23 mai.
  • [19]
    Amboasary, point de passage quasi obligé, n’était gardé, la nuit du sabotage, que par trois paysans… endormis dans un bosquet d’eucalyptus à quelque distance (L’Express de Madagascar, 4 mars 2002) !
  • [20]
    Renseignements fournis par S. Moreau.
  • [21]
    De surcroît, les prix à l’achat en brousse se sont effondrés : en mars, à Ambalavao, on ne payait une génisse que 75 euros environ.
  • [22]
    Un supermarché Champion fut même inauguré dans la dernière semaine de mars.
  • [23]
    À ma connaissance, il n’y a pas eu, avant les lendemains de l’accord de Dakar, d’intervention publique du président sortant, qui s’est toujours abrité derrière les gouverneurs de province.
  • [24]
    La consommation apparente de carburant a doublé à Majunga pendant la crise. Un officier barragiste sur la Betsiboka gagnerait plus de 3 000 euros par semaine, un soldat plus de 600 (Midi Madagascar, 18 mai 2002).
  • [25]
    Le courant s’inverse pour partie en saison sèche, soit durant nos mois d’été: le Nord-Ouest et l’Ouest notamment ravitaillent alors l’Imerina en produits de contre-saison.
  • [26]
    Pour eux, dans le cadre d’une économie mondialisée, l’Imerina a devant elle un brillant avenir industriel, alors que les côtes, embourbées dans des exportations de produits tropicaux sans avenir, sont des poids morts.
  • [27]
    Le problème étant bien sûr la limite d’extorsion, au-delà de laquelle on tue la poule aux oeufs d’or…
  • [28]
    Il s’en fallut d’ailleurs de peu que cette hypothèse soit vérifiée.
  • [29]
    Voir F. Raison-Jourde, Bible et pouvoir à Madagascar au xixe siècle. Invention d’une identité chrétienne et construction de l’État, Paris, Karthala, 1991.
  • [30]
    J.-P. Raison, Les Hautes Terres de Madagascar et leurs confins occidentaux. Enracinement et mobilité des sociétés rurales, Paris, Karthala-Orstom, 1984. Voir aussi G. Campbell, « The adoption of autarky in imperial Madagascar, 1820-1835 », Journal of African History, XXVIII, 1987, pp. 395-409.
  • [31]
    Voir notamment J.-P. Raison, Les Hautes Terres de Madagascar…, op. cit., t. II.
  • [32]
    Dans l’Ouest, les gros commerçants ont notamment racheté des engins très performants vendus à leur départ par des entreprises de prospection pétrolière et se jouent de la plupart des obstacles.
  • [33]
    À Ambohimanambola, dans le moyen-ouest du fivondronana (district) de Betafo, petite région de tout temps très enclavée, l’état de la seule piste d’accès était devenu tel, ces dernières années, que l’unique collecteur capable d’y parvenir pouvait dire, parlant des paysans : « ces gens sont mes esclaves » (information de J.-Y. Marchal).
  • [34]
    Encore s’agit-il d’un prix de temps de soudure !
  • [35]
    M. Esoavelomandroso, La Province maritime orientale du « Royaume de Madagascar » à la fin du xixe siècle, thèse, Université Paris-I, 1976.
Français

Les barrages « économiques » sont une des nouveautés de la crise. En coupant le trafic entre les côtes et la capitale, les partisans de Ratsiraka ont voulu étrangler l’Imerina, sans façade maritime, en la privant de produits d’importation. Cette stratégie n’a pas réussi. Elle ruine l’activité économique et perturbe les échanges, importants entre côtes et hautes terres. « Poreux », les barrages ont permis la floraison d’un marché noir, qui a ravitaillé la région centrale. Présentés comme les instruments d’une géopolitique, les barrages sont plutôt la forme nouvelle d’une « économie politique » ancrée dans l’histoire : la recherche du profit maximal par la raréfaction artificielle des denrées.

Jean-Pierre Raison
Université Paris X-Nanterre
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 15/11/2012
https://doi.org/10.3917/polaf.086.0120
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