CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Deux processus presque simultanés ont eu lieu en Afrique du Sud et en Inde au début des années 90. En Afrique du Sud, la fin de l’apartheid ; en Inde, la libéralisation économique et l’ouverture du pays. Leurs conséquences sur l’importante communauté d’origine indienne en Afrique du Sud restent pour une large part à analyser. C’est l’objet d’un projet de recherche en cours, financé par le laboratoire Géotropiques de l’université de Paris X-Nanterre et l’IFAS, lui-même partie d’un plus vaste programme intitulé « Espaces, territoires et identités en Afrique du Sud et en Inde. Étude comparative [1] ».

2New Delhi, rêvant à l’exemple de la Chine et de sa diaspora, rappelle régulièrement l’importance des PIO (Persons of Indian Origin) pour la croissance économique nationale et l’avenir des réformes en cours, grâce à leurs investissements, leur commerce et, plus généralement, aux ponts internationaux qu’ils peuvent bâtir pour aider l’Inde à bénéficier de cette mondialisation qu’elle aborde fort prudemment. Le problème est que nul ne connaît le nombre de ces derniers dans le monde (14 millions ?), et encore moins la nature de leurs liens avec l’Inde; il semble notamment qu’il faille distinguer le cas des NRI (Non Resident Indians), émigrés récents pour la plupart de nationalité indienne, vivant avant tout en Amérique du Nord ou en Grande-Bretagne : ils gardent des liens très étroits avec l’Inde. Mais qu’en est-il de migrations plus que centenaires comme dans le cas de l’Afrique du Sud où, de plus, les Indiens ne représentent qu’une petite minorité (2,6 % de la population en 1996) ? Fin 1998, l’Afrique du Sud était le 19e pays pour les investissements directs approuvés par l’Inde depuis la libéralisation de 1991. Si les progrès sont réels depuis la dissolution de l’apartheid, ils restent sans aucun doute inférieurs aux espoirs des gouvernants indiens. Les relations commerciales connaissent une tendance comparable, et rien n’indique a priori que les Sud-Africains d’origine indienne y jouent un rôle fondamental. En particulier, l’embargo international décidé en 1954 à l’encontre de l’Afrique du Sud a coupé la plupart des liens qui pouvaient unir la diaspora d’Afrique du Sud avec le pays des ancêtres. Rappelons que l’Inde fut l’un des plus ardents adversaires de l’apartheid, sans doute en raison des vingt et une années passées par Gandhi en Afrique du Sud, et qu’elle avait coupé les relations commerciales dès 1946.

3On compte plus d’un million de Sud-Africains dont les ancêtres étaient indiens, vivant pour l’essentiel au KwaZulu-Natal, et notamment à Durban où ils forment la moitié de la population de la ville-centre. Leur origine est double: des travailleurs sous contrat (indentured labourers) à demi asservis, le plus souvent hindous, qui débarquèrent entre 1860 et 1911 pour travailler la canne à sucre ; et des free passengers, généralement gujaratis, musulmans ou de caste marchande. Une partie de cette segmentation culturelle a cependant disparu. C’est ainsi que la structure par caste s’est évanouie assez vite, en raison notamment de la diversité de provenances des migrants (la hiérarchie de caste étant régionale et non pan-indienne, elle ne pouvait se maintenir dans une population d’origine géographique si hétérogène). Les langues vernaculaires sont désormais ignorées par beaucoup de jeunes. Il reste pourtant à examiner dans quelle mesure la politique d’apartheid, en regroupant sous la même dénomination administrative de « race » tous ces groupes, est parvenue à fonder un sentiment d’appartenance à une même communauté, une sorte d’ethnicité imposée. Car les mariages interreligieux restent rares, et l’on peut fort bien encore distinguer au moins quatre groupes : les « tamouls » originaires du sud de l’Inde, les « hindis » du Nord, les gujaratis hindous et les gujaratis musulmans. L’identité indienne demeure extrêmement fragmentée selon la génération, la classe sociale, mais aussi la religion (intérêt croissant des musulmans pour le Pakistan et pour la langue arabe, occidentalisation marquée des chrétiens descendants d’hindous convertis) et la région d’origine: parce qu’ils en avaient les moyens et parce que cela représentait souvent une des bases de leurs commerces, les marchands du Gujarat et leurs descendants ont pu longtemps garder des liens avec le pays de leurs ancêtres, en ont encore parfois, et la langue gujarati survit un peu mieux que les autres langues indiennes.

4Les saris sont bien rares dans les rues de Durban ; mais l’occidentalisation des « Indiens » dans l’espace public ne peut masquer la permanence dans l’espace privé de la culture indienne (vêtements, films, musique, pratique religieuse). Certaines fêtes religieuses qui ne sont plus célébrées en Inde depuis des décennies le restent encore à Durban. La fin de l’embargo et l’intensification des relations avec l’Inde renforcent assurément cette « indianité ». De grands magasins importent désormais directement d’Inde (et non plus via Singapour !) saris, cassettes et encens qu’ils vendent à Durban. De nombreux détaillants des secteurs formel ou informel font le voyage plusieurs fois par an pour acheter sur place de la confection très bon marché par rapport aux prix sud-africains. Et pourtant, on ne peut guère noter de lien particulier avec la région d’origine des ancêtres. Pour les hommes d’affaires, l’Inde ne représente que le vaste hinterland de Mumbai (Bombay), port par où transite l’essentiel du commerce. Pour les autres, elle est un pays qui n’a qu’une existence abstraite, dont on parle, dont on rêve, mais que l’on visite comme bien des touristes occidentaux impressionnés par le tandem « spiritualité-pauvreté ». Les associations culturelles « régionalistes » comme la Natal Tamil Federation ou le South Indian Forum sont fort vivantes, mais ne réunissent que des Sud-Africains et ne cherchent guère à nouer des contacts directs avec les régions indiennes dont elles veulent pourtant maintenir la culture.

5L’origine indienne sert à marquer sa différence de deux façons : au sein de la société sud-africaine, pour se distinguer des Afrikaaners ou des Zoulous (c’est alors l’espace indien dans sa totalité qui sert de référent), et au sein du groupe indien : c’est alors plus précisément l’origine régionale qui intervient pour fonder une « micro-identité » tamoule, hindi, gujarati, etc. Il semble donc que pour presque tous l’Inde reste un référent fondamental culturellement, mais comme placé dans une position « transcendantale ». L’Inde est ici affaire d’ethnologue plus que de géographe, de politologue ou d’économiste. Les questions brûlantes en Asie du Sud, telle l’affaire de la mosquée indienne d’Ayodhya, concernent peu Durban. L’appartenance à des réseaux internationaux religieux ou diasporiques (comme la Global Organisation of People of Indian Origin, regroupant avant tout des chefs d’entreprise hindous) semble correspondre plus à des soucis de collaboration économique ou culturelle qu’au désir d’intervenir dans la politique de l’Inde, et les contacts avec les mouvements nationalistes hindous, si puissants en Europe et en Amérique, semblent faibles à Durban. D’ailleurs, quand New Delhi annonça en 1999 que des « cartes de PIO » allaient être lancées, donnant divers avantages aux membres de la diaspora qui voudraient faire des affaires et vivre en Inde, l’initiative a été plutôt mal reçue en Afrique du Sud : beaucoup d’Indiens de Durban craignent que certains extrémistes africains puissent la concevoir comme l’octroi d’une quasi-double nationalité, qui légitimerait alors presque l’accusation de ne pas être assez (sud-) africain. Le souvenir de l’expulsion des Indiens d’Ouganda par Idi Amin Dada demeure dans bien des esprits.

Notes

Frédéric Landy
Université Paris-X-Nanterre
Centre d’études de l’Inde et de l’Asie du Sud, CNRS-EHESS
Mis en ligne sur Cairn.info le 15/11/2012
https://doi.org/10.3917/polaf.076.0091
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