CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Les changements intervenus au Maghreb durant l’année 1999, avec l’arrivée de Abdelaziz Bouteflika à la tête de l’État algérien, la brusque disparition de Hassan II et la disgrâce du ministre marocain de l’Intérieur, qui avait la haute main sur le dossier du Sahara, auront-ils des incidences sur le règlement de ce conflit? Si le discours officiel des exécutifs marocain et algérien paraît s’inscrire dans le sens du maintien de la ligne référendaire, de nombreux indices augurent, une fois de plus, d’un ajournement de l’organisation d’une consultation de la population. Au Maroc, en effet, après avoir constitué un enjeu de l’alternance, le règlement de cette question pourrait être une opportunité pour le jeune Mohamed VI d’affirmer son pouvoir. En Algérie, par ailleurs, où la question du Sahara a traditionnellement été placée au centre des luttes d’influences, ce dossier s’inscrit aujourd’hui dans le cadre d’une volonté de distanciation que tente d’instaurer le chef de l’État entre la présidence de la République et l’institution militaire.

2Mais, parallèlement à cette instrumentalisation interne du conflit, les conceptions que peuvent avoir du référendum le Maroc et le Front Polisario continuent de diverger et ne cessent d’amplifier les difficultés rencontrées par la Commission d’identification de la Minurso (Mission des Nations unies pour le référendum au Sahara). Quelle que soit l’évolution de la configuration régionale, il reste certain qu’aucune partie ne transigera sur l’issue du conflit, chacune ayant trop à perdre et aucune n’étant suffisamment affaiblie pour abdiquer. Autant dire que le problème reste entier, et les différents échecs à l’organisation de ce référendum sont peut-être le signe que ce mode de règlement n’est pas le plus approprié et qu’il convient de trouver d’autres issues, acceptables par tous, à un conflit qui constitue la dernière lutte de décolonisation sur le continent africain.

Les enjeux de la nouvelle donne régionale

La montée des incertitudes au Maroc

3Malgré les précautions prises par Hassan II pour régler sa succession, notamment la mise en place d’un gouvernement d’alternance, le jeune souverain est aujourd’hui confronté à de nombreuses difficultés, parmi lesquelles figure en bonne place le délicat règlement de la question du Sahara occidental. Les marges de manœuvre de Mohamed VI sont étroites, et cela d’autant plus que les enjeux du conflit sont nombreux.

4L’ajustement du paysage politique marocain constitue un premier aspect de la question. En effet, le dossier saharien est apparu ces derniers mois, avant même la mort de Hassan II, comme un véritable enjeu de l’alternance. Le nouveau gouvernement était tenu à l’écart de sa gestion, qui restait le privilège du Palais et du ministre de l’Intérieur. Le maintien de ce dernier au sein du gouvernement, malgré les réticences de diverses forces politiques représentant l’alternance, était notamment lié au prétendu dénouement du conflit saharien. Avec l’accession de Mohamed VI à la tête du royaume, le gouvernement pourrait être tenté de saisir cette question pour se démarquer du Palais, et réactiver des thèmes traditionnellement nationalistes, telle la revendication des deux enclaves espagnoles, Ceuta et Mellila, ou encore en tenant un discours plus radical que celui de la monarchie sur le Sahara occidental. Le limogeage de Driss Basri, que l’on savait inéluctable, confirme bien la volonté de Mohamed VI d’avoir la haute main sur les dossiers sensibles, et essentiellement sur celui du Sahara occidental. Pour preuves, la création d’une Commission royale en charge des affaires sahariennes, composée de quatre-vingt-cinq membres nommés par le roi, et la nomination, aux côtés de Ahmed Midaoui, le nouveau ministre de l’Intérieur, de Fouad Ali Al Himma, un proche du roi. Toutefois, si la mise à l’écart de Basri, saluée par tous, y compris par les Sahraouis, marque une rupture avec la politique de Hassan II, elle expose directement la monarchie, la mettant en première ligne aussi bien pour négocier les termes du règlement de cet épineux dossier, qu’en cas d’échec.

5Le deuxième enjeu, incontestablement plus risqué que le premier, réside dans l’évolution de la place des militaires au sein de la monarchie. Après le règlement du conflit, quel sera en effet le rôle des FAR (Forces armées royales) ? La seule raison officielle de la présence de l’armée dans la région était, depuis le début du conflit, de « récupérer les territoires spoliés ». La manière dont il sera réglé pourrait susciter un sentiment d’humiliation chez les militaires et les inciter à jouer un rôle politique. Un tel scénario, que Mohamed VI ne peut négliger dans la mesure où l’armée est sans doute l’institution qu’il connaît le mieux, replongerait le Maroc dans les sombres années 1971 et 1972, où, par deux fois, les militaires avaient tenté de s’emparer du pouvoir en éliminant le roi. C’était précisément pour l’éloigner du champ politique que Hassan II avait habilement cantonnée l’armée au Sahara.

6Le troisième enjeu est sans doute le plus important et le plus pressant. Il concerne le positionnement du Palais lui-même dans sa tentative de sortie de crise, dans un contexte caractérisé par des disparités régionales et des tensions sociales importantes. Outre l’éviction de Driss Basri et la création de la Commission royale, la volonté, de la part du Palais, d’assurer un contrôle direct et exclusif sur la gestion de ce dossier est illustrée par la nomination, par le roi, du nouvel ambassadeur auprès de la Minurso, Mohamed Loulichki, en remplacement de Mohamed Azmi, homme lige de Basri. Ces dispositions ont été prises à la suite de manifestations de Sahraouis à Laayoun : à la fin du mois de septembre 1999, la ville a connu une semaine de violences policières à l’encontre d’étudiants sahraouis qui revendiquaient une augmentation de leur bourse et une amélioration de leurs conditions de transport. Ces manifestations furent réprimées avec la plus grande violence par la police marocaine, sous les ordres de l’ancien ministère de l’Intérieur. L’événement fut récupéré par la monarchie qui dépêcha au Sahara une délégation, composée de plusieurs ministres, afin d’« écouter et rassurer les Sahraouis ». Le roi a même promis à cette occasion une « enveloppe budgétaire » pour lutter contre le chômage dans cette région. Si Mohamed VI a multiplié les signes en direction des Sahraouis, la monarchie ne peut se montrer plus généreuse sans prendre le risque d’aggraver les dissensions entre les différentes régions du royaume. Les attentes sont en effet grandes de la part de toutes celles qui n’ont pas bénéficié de ressources ni d’attention aussi importantes: le jeune roi a pu s’en rendre compte, lorsque, en visite dans le Rif, région pauvre, enclavée et traditionnellement distante à l’égard du pouvoir central, il fut obligé de confirmer que le développement de cette région était devenu une priorité.

7Malgré cela, les émeutes qui ont eu lieu au Sahara offraient incontestablement l’opportunité, pour la monarchie, de mettre dans un premier temps Driss Basri à l’écart de ce dossier en le rendant très impopulaire – aussi bien auprès des Sahraouis qu’auprès des Marocains –, avant de le démettre de ses fonctions. Elles donnaient aussi l’occasion à la monarchie d’œuvrer à l’intégration de ces populations, dont le geste s’apparente davantage à un acte de citoyenneté qu’à un acte de rébellion – comme l’illustre le fait que les Sahraouis aient salué le limogeage de Driss Basri. Les Sahraouis ont saisi un moment particulièrement opportun pour attirer l’attention du nouveau roi sur leurs conditions de vie. Contrairement à ce qui a pu être dit, ces revendications ne sont pas allées dans le sens d’une demande politique d’indépendance, ni même d’autonomie, mais d’une aspiration à des avantages sociaux supplémentaires. Ainsi, la lecture, par le Front Polisario et par nombre de journaux étrangers, de ces événements en termes de traitement au rabais en direction de « citoyens de seconde zone » paraît peu fondée [1]. Le chômage et les difficultés matérielles n’affectent certainement pas seulement les Sahraouis au Maroc, comme l’attestent les mouvements des « diplômés chômeurs », les chiffres de la pauvreté et du chômage, notamment des jeunes (environ 33 %) et l’attrait continu de l’immigration. On pourrait même dire que les habitants du Sahara sont relativement privilégiés par rapport à ceux d’autres régions. Les événements de septembre doivent donc être plutôt interprétés comme une demande supplémentaire d’intégration et de reconnaissance.

8Ces événements ont également révélé une modification des perceptions, non seulement au sein de la classe politique, mais aussi au sein de la population. Le discours a radicalement changé au Maroc : on ne parle plus de référendum confirmatif mais de référendum tout court ; et, surtout, les Marocains réalisent ouvertement qu’il n’est pas du tout évident pour eux de le « gagner ». En bref, un certain sentiment d’échec se développe à ce sujet. Pour l’heure, le Palais ne semble pas avoir de proposition alternative à faire au Front Polisario ; il sera peut-être tenté de conserver le statu quo en accablant, d’une part, la Minurso et, d’autre part, la gestion passée de Basri, et en les rendant responsables du choix référendaire. En abandonnant l’idée d’un référendum, Mohamed VI pourrait paradoxalement passer pour un roi moins « légaliste » que son père, mais ce serait, aux yeux des Marocains, un moindre mal en comparaison avec la perte du Sahara. Cependant, en optant pour la solution du moindre mal, Rabat continue de donner l’occasion à l’Algérie de lui contester son contrôle sur le Sahara.

Le Sahara, au centre du jeu politique intérieur en Algérie

9Le dossier du Sahara a en effet toujours représenté un enjeu de politique intérieure en Algérie. Sans vouloir s’engager dans une confrontation directe avec ceux qui « l’ont fait roi », Abdelaziz Bouteflika essaye de réactiver la fibre nationaliste pour asseoir sa légitimité face à l’institution militaire. Après son élection très controversée à la tête de l’État algérien, il s’est clairement exprimé en faveur de « l’autodétermination et l’indépendance totale du peuple sahraoui ». Des rectificatifs ont néanmoins été apportés à cette première déclaration, révélant une probable division de l’état-major sur ce dossier. En paraissant renouer avec les choix diplomatiques du président Boumediene en matière de gestion du conflit saharien, le chef de l’État algérien tentait d’adopter une politique populiste, afin d’éveiller un nationalisme susceptible de transcender les différents clivages, les haines et les tensions engendrées par sept années de guerre civile. Cela lui donnait l’occasion de compenser son absence de base politique.

10Pour autant, faut-il y voir un changement d’attitude susceptible d’avoir des conséquences sur l’issue du conflit, ou simplement une gesticulation diplomatique qui s’inscrit bien dans la tradition politique algérienne consistant à agiter le spectre saharien à des fins de politique intérieure et de repositionnement sur la scène régionale et internationale ? La seconde hypothèse paraît d’autant plus probable que le président Bouteflika pourrait vouloir utiliser ce dossier pour marginaliser l’institution militaire. La tâche n’est pas des plus simples, et le retournement de situation dans les relations entre l’Algérie et le Maroc, depuis son arrivée au pouvoir, le suggèrent. Dans un premier temps, le nouveau chef de l’État avait, en effet, multiplié les signes d’ouverture en direction de Rabat, et sa présence à l’enterrement de Hassan II avait été interprétée comme un signe d’apaisement. Ce faisant, il confortait la France et les États-Unis, qui paraissaient préoccupés à la fois par la stabilité du royaume et par celle de la région, où de nombreux investissements pétroliers se sont réalisés ces dernières années.

11Cependant, pour les militaires et les services algériens, le Maroc représente une pièce maîtresse dans le rapport de force interne au pouvoir algérien [2]. Dans ce sens, la récente incursion algérienne en territoire marocain, les accusations d’Alger relatives à l’éventuelle présence d’islamistes au Maroc, la participation inhabituelle des généraux Nezzar et Taghit au dernier congrès du Front Polisario (août 1999) constituent autant de signes révélateurs d’une volonté de l’armée et des services algériens de vouloir concurrencer la présidence sur les dossiers relatifs au Maroc et au Sahara occidental.

12Pourtant, au-delà de la traditionnelle instrumentalisation de ces questions à des fins de politique intérieure, le contexte maghrébin actuel impose des limites à la diplomatie des pays de la région, et les choix de leurs exécutifs semblent conditionnés par des impératifs de bonnes relations de voisinage. Malgré l’échec évident de l’UMA (Union du Maghreb arabe), l’Algérie ne peut en effet totalement occulter le partenariat économique maghrébin, fondé notamment sur les réseaux de gazoducs qui la relient à l’Europe. En outre, si elle veut jouer un rôle important dans le cadre régional (dont le marché pourrait réunir 100 millions d’habitants), l’Algérie doit non seulement œuvrer à une stabilité politique interne, mais également à la résolution du conflit saharien. Cependant, en dépit de ces données, une grande partie de l’état-major algérien n’est sans doute pas prête à voir l’exécutif contribuer à une paix qui avantagerait démesurément le Maroc. Abdelaziz Bouteflika devra donc largement user de ses talents de diplomate et de chef d’État pour utiliser le règlement de ce dossier à des fins de repositionnement de son pays sur la scène régionale et internationale, sans pour autant donner aux Marocains les moyens d’obtenir une paix à leurs seules conditions. De surcroît, sa position de président en titre de l’OUA lui impose une règle de conduite qui soit fidèle aux engagements pris par Alger dans ce conflit régional.

13En somme, le poids de ces multiples contingences réduit considérablement la marge de manœuvre des deux nouveaux chefs d’État et les conduit à continuer d’opter prudemment pour le maintien du statu quo, même si personne ne croît plus en la tenue du référendum.

La réémergence de la Mauritanie

14Les Sahraouis ont une grille de lecture précise de l’enjeu que peut représenter leur combat et tirent souvent les leçons du statu quo actuel. Ceux qui ont fait le choix de rester à Tindouf se raccrochent désespérément à un tuteur dont ils n’attendent plus grand chose et feignent d’espérer un ultime recours auprès de ceux qui, au sein de la classe dirigeante algérienne, pourraient les soutenir : ceux-là cherchent à tout prix l’indépendance du Sahara et soutiennent le Polisario. Mais, depuis quelques années, les Sahraouis de Tindouf s’installent massivement en Mauritanie. La porosité de la frontière algéro-mauritanienne permet des passages de plus en plus fréquents: officiellement, ces Sahraouis déclarent vouloir rendre visite à des membres de la famille installés en Mauritanie. D’une part, ce pays est relativement neutre et, quoi qu’il en soit, ne correspond pas à l’ennemi de la veille. D’autre part, cette proximité permet une fluidité des flux et des identités, qui n’oblige pas à des choix définitifs. Les Sahraouis qui optent pour la Mauritanie font preuve de la même volonté d’affirmation identitaire que ceux qui restent à Tindouf, non pas quant à une indépendance qui leur paraît irréalisable, mais dans leur identité : en s’installant en Mauritanie, ils renoncent à leur militantisme pour l’indépendance de la RASD, mais ils demeurent des Delimi, des Tekna, des Ahl Ma El Aïnin ou des membres de tout autre tribu [3]. Les Sahraouis retissent, dans la majorité des cas, les liens familiaux par un mouvement circulaire qui correspond précisément à un désir de conserver leur identité : identité non pas sahraouie, telle qu’elle s’est manifestée et exprimée à Tindouf, mais identité tribale, clanique ou même familiale.

15Leur départ de Tindouf pourrait s’expliquer par le fait que l’évolution de la configuration régionale, mais aussi internationale, ne leur permet plus de croire en l’avenir d’un État fictif, la RASD; ils préféreraient alors se mettre au service d’un État réel, pouvant être considéré comme neutre dans le règlement du conflit. En effet, en refusant de gagner le Maroc, ils expriment leur refus de s’installer chez l’ennemi de la veille et, de ce fait, ne se considèrent pas comme ralliés. Cependant, si les Sahraouis trouvent des intérêts évidents à s’installer en Mauritanie, leur arrivée massive mobilise l’attention des dirigeants de Nouakchott. Quelle que soit l’issue du conflit, ces derniers ne peuvent qu’en attendre des problèmes. Dans le cas de figure le moins probable, c’est-à-dire la création d’un État sahraoui, celui-ci pourrait s’avérer un concurrent redoutable pour la Mauritanie dans l’obtention de la manne internationale. En cas de succès marocain, l’arrivée massive des réfugiés de Tindouf fuyant l’ordre marocain serait difficile à gérer par les autorités mauritaniennes. À la recherche d’un État de substitution, les plus politisés d’entre eux pourraient être tentés de déstabiliser un État faible. Déjà, nombre de Sahraouis se sont impliqués dans l’économie mauritanienne; ils ont également formé un parti politique autour de la figure emblématique de Ma el Aïnin, descendant du chef charismatique d’une tribu maraboutique originaire du Sahara.

Les limites de l’option référendaire

16Dans le conflit du Sahara occidental, l’organisation d’un référendum d’autodétermination est précisément liée à la difficulté à sortir de l’impasse. La conduite de la guerre, pendant plus de vingt ans, n’a pas abouti à la victoire officielle et définitive de l’un des deux belligérants. L’abandon de l’issue militaire provoqué par la construction des murs marocains de défense, la mise à l’écart de la négociation et le choix d’une procédure référendaire suggèrent que les deux protagonistes ont opté en 1988 pour une victoire totale et définitive de l’un d’entre eux. En septembre 1991, l’accord de cessez-le-feu reposait sur un plan de règlement qui prévoyait l’organisation d’une consultation référendaire, dès le mois de janvier 1992. Faute d’accord entre les parties sur la composition du corps électoral, le référendum fut régulièrement ajourné. En 1996, pour redonner une impulsion à un processus de paix enlisé, le secrétaire général des Nations unies nommait James Baker, ancien secrétaire d’État américain, comme envoyé spécial de l’Onu au Sahara occidental. Celui-ci mit en place un plan de paix prévoyant la tenue d’une consultation en décembre 1998, qui fut reportée d’un an, avant d’être encore renvoyée à mars 2000. Et l’on parle aujourd’hui d’un nouveau report. Près de dix ans après le cessez-le-feu, l’organisation d’un référendum d’autodétermination au Sahara occidental continue donc de se heurter aux divergences des deux parties sur la composition du corps électoral. L’accord de Houston, conclu en septembre 1997 sous l’égide de James Baker, censé ouvrir la voie à un règlement définitif, s’est heurté aux mêmes difficultés. Le référendum annoncé continue d’être régulièrement ajourné.

17Depuis 1992, on a le sentiment que le combat s’est déplacé, qu’il ne se situe plus sur le terrain militaire, mais sur celui de la composition des listes électorales. Il est vrai qu’aujourd’hui aucune des parties n’est assurée d’une large victoire en cas de référendum, d’où une volonté affichée de part et d’autre de venir grossir l’électorat qui se prononcera sur l’avenir du territoire contesté. Avant de se retirer de leur colonie, en 1974, les Espagnols avaient organisé un recensement de la population qui dénombrait 74 000 Sahraouis ; ce chiffre, consolidé par l’Onu, faisait état de 70 204 électeurs aptes à voter, répartis entre les camps de réfugiés de Tindouf en Algérie, la Mauritanie ou les villes du Sahara occidental sous contrôle marocain. Avec l’accord des protagonistes, l’Onu avait décidé que ce recensement, qui constitue en réalité le seul document écrit dont on dispose sur la population de cette région, serait la base à partir de laquelle serait élaboré le corps électoral.

18Ces précisions sur le nombre des électeurs, accompagnées de modalités bien définies, donnaient un caractère concret au référendum; celui-ci cessait alors d’être un acte juridique, revenant comme un leitmotiv dans les discours officiels, pour devenir une consultation à but précis, selon des modalités connues, et dont la date était fixée. Cette échéance a conduit les parties à prendre davantage conscience de l’importance d’un tel acte : pour la monarchie marocaine, la cause sacrée de la récupération de « provinces sahariennes » a beaucoup trop lourdement hypothéqué la vie politique du pays pour que la monarchie s’engage dans une nouvelle aventure électorale avant de s’assurer une victoire franche. Pour le Front Polisario, la consultation est également capitale puisque, en cas d’échec, il cesserait d’exister en tant qu’acteur régional et international pour être tout simplement rayé de l’histoire. En fait, au terme de près de vingt-cinq années de guerre, rien ne paraît modifiable sinon la composition du corps électoral, ce qui donne un caractère déterminant à celui-ci.

19Compte tenu de l’importance de cette donne, la mise à jour des listes allait être interprétée différemment par chacun des acteurs. Tandis que, pour le Polisario, il fallait tenir compte des décès et des naissances dont il communiquerait l’identité, pour le Maroc, il convenait d’inclure les Sahraouis qui, depuis les années 50, avaient dû, pour des motifs économiques ou politiques, émigrer vers le Maroc ou la Mauritanie. Entre ces deux options, plus d’une centaine de milliers de voix sont en jeu; celles qui, précisément, feront la différence en cas de vote. Cette tâche d’identification est particulièrement rude. Il existe bien des critères d’identification mis en place par l’Onu : certains paraissent irrécusables, mais d’autres, plus fragiles, ont été et pourront être source de contestation. En effet, les belligérants donnent, de manière tactique, leur propre définition du Sahraoui, en fonction de critères qui leur sont propres et qu’ils utilisent à des fins déterminées. Dans ce sens, le processus continuera de buter sur les mêmes obstacles qui, depuis le début des années 90, ont fait capoter toutes les tentatives de règlement du conflit par référendum.

20Aujourd’hui, le Maroc refuse d’accepter un corps électoral réduit aux 75 000 Sahraouis recensés en 1974 et évoque, notamment par la voie de son représentant auprès de l’Onu, Ahmed Snoussi, les « dizaines de milliers de candidats injustement éliminés ». Pour Rabat, cette situation conduit à redouter un référendum « peu démocratique et très peu équitable ». De fait, si ces listes venaient à être définitives, la monarchie serait de moins en moins assurée de l’aspect confirmatif de la consultation. En outre, le référendum ne peut concrètement se tenir avant 2003 en raison de problèmes pratiques tels que l’introduction de recours (75 000 recours ont déjà été déposés) ou la nécessité d’apporter des preuves en fonction des critères choisis par l’Onu (43 000 Sahraouis doivent encore le faire sur un total de 147 000 Sahraouis identifiés par l’Onu [4]). Le Front Polisario, lui, reste vigilant quant à une « marocanisation » du corps électoral qui diminuerait ses chances de succès. Ces différents éléments montrent que, une fois de plus, le conflit semble s’enliser dans des questions de listes électorales qui donnent lieu à des surenchères de la part des belligérants chaque fois que les échéances sont proches.

21Cette situation quasi inextricable peut s’expliquer par trois éléments précis. En premier lieu, en acceptant tardivement, en 1981, l’idée d’une consultation référendaire sur l’avenir du territoire, les Marocains pensaient pouvoir exercer un contrôle étroit sur la composition du corps électoral en opérant, notamment, un déplacement des populations du Sud marocain vers les centres de vote [5]. En deuxième lieu, il est difficile, sinon impossible de définir ce qu’est un Sahraoui dans le contexte actuel. En troisième et dernier lieu, les différents plans destinés à régler ce conflit n’ont pas pris en compte tous les aspects de la question, notamment celui des réfugiés, qui se pose aujourd’hui avec acuité. En effet, le rapatriement de quelque 40 000 ou 50 000 Sahraouis réfugiés à Tindouf est hautement problématique pour le Haut Commissariat aux réfugiés (HCR), dans la mesure où le coût de leur déplacement et de leur installation n’a pas été prévu dans le plan de règlement du conflit.

22Compte tenu de ces facteurs, il paraît probable que, tant que chacune des parties sera susceptible de voir sa victoire compromise, elle pourra, de manière tactique, remettre en cause la composition des listes. La prise de conscience des risques (stabilité interne du Maroc mais aussi de l’Algérie) entraînés par une absence de solution a certainement poussé des acteurs extérieurs comme les États-Unis à s’investir dans une recherche de sortie de crise. Pour l’heure, la solution reste difficile à trouver, même s’il semble désormais probable que le référendum ne sera pas organisé rapidement et que, s’il était tenu, il consacrerait une situation caractérisée sans ambivalence par un vainqueur et un vaincu.

23L’idée d’une troisième voie, qui aurait le mérite d’éviter une situation aussi inacceptable pour l’une des parties et que les Marocains avaient caressée il y a quelque temps, pourrait cependant paraître insuffisante aux yeux des Sahraouis. Ces derniers disposent en effet de deux nouveaux atouts: d’une part, leur tuteur algérien a retrouvé sa place au plan régional et international et, d’autre part, le comptage de la Commission d’identification ne leur est pas défavorable. Mais si cette troisième voie, qui correspond finalement à une autonomie réduite pour les Sahraouis, paraît peu convaincante à ces derniers, elle peut également fragiliser le pouvoir de Mohamed VI. La difficulté à trouver une solution à ce conflit explique l’anticipation de certains Sahraouis qui s’installent au Maroc, ou encore en Mauritanie [6].

Le conflit du Sahara occidental en quelques dates

1962Discours du trône. Hassan II rappelle la « détermination du Maroc » à récupérer ses territoires spoliés aussi bien au sud qu’à l’est et au nord.
1964Première résolution de l’Onu en faveur de l’autodétermination du Sahara, par le biais d’une consultation référendaire des populations concernées.
1973Création du Front Polisario.
1981Accord donné par le Maroc, au sommet de l’OUA de Nairobi, sur la tenue d’un référendum sur le Sahara.
1988Accord de principe entre les deux protagonistes sur les « propositions conjointes » Onu/OUA; celles-ci portent sur deux points :
  • la question à poser aux électeurs sera l’indépendance ou l’intégration du Maroc,
  • le corps électoral sera constitué par les Sahraouis répertoriés lors du recensement espagnol en 1974.
1991Création par l’Onu d’une « Mission des Nations unies pour l’organisation d’un référendum au Sahara occidental » (Minurso).
1997Nomination de James Baker, ancien secrétaire d’État américain, comme envoyé spécial du secrétaire général de l’Onu pour le Sahara occidental.
2000Organisation d’un référendum d’autodétermination.

Notes

  • [1]
    J.-P. Tuquoi, « Le fossé entre Marocains et Sahraouis se creuse au Sahara occidental », Le Monde, 28 oct. 1999.
  • [2]
    J. Garçon, « Maroc-Algérie : l’escale de Bouteflika », Libération, 11 oct. 1999.
  • [3]
    O. Vergniot, « La question du Sahara occidental, autodétermination et enjeux référendaires », Annuaire de l’Afrique du Nord, tome XXVIII, 1989.
  • [4]
    S. Smith, « Sahara occidental : le mirage du référendum », Libération, 27 oct. 1999.
  • [5]
    En 1976, lorsque l’Espagne quitte le Sahara, Rabat, qui défend la thèse des droits historiques du Maroc sur ce territoire, interprète le départ des Espagnols comme une restitution par ces derniers de ce territoire au même titre que Tarfaya en 1958 ou Ifni en 1969. Mais Ifni et Tarfaya ne jouissaient pas du même statut que le Sahara espagnol, et le départ de l’Espagne en 1976 ne représente nullement une restitution. Le Maroc cultive pourtant cette ambiguïté en intégrant notamment Tarfaya au Sahara occidental, région que les documents officiels désignent par « provinces sahariennes ».
  • [6]
    K. Mohsen-Finan, Sahara occidental : les enjeux d’un conflit régional, Paris, éd. du CNRS, 1999.
Français

Le référendum d’autodétermination au Sahara occidental paraît une fois de plus voué à l’ajournement. En quoi les changements intervenus dans la région (arrivée au pouvoir de A. Bouteflika en Algérie, mort de Hassan II et disgrâce de Driss Basri au Maroc) auront-ils des incidences sur le règlement de ce conflit ? Son enlisement a déjà conduit nombre de Sahraouis à s’installer au Maroc ou en Mauritanie, pays où ils peuvent trouver des opportunités politiques et économiques tout en conservant leur identité.

Khadija Mohsen-Finan
IFRI
Mis en ligne sur Cairn.info le 15/11/2012
https://doi.org/10.3917/polaf.076.0095
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