CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Longtemps anecdotiques pour la justice des mineurs, les affaires de terrorisme occupent désormais une place plus importante dans son activité, notamment en raison du conflit en Syrie et en Irak.

2Au pénal, elle est saisie de dossiers de mineur(e)s s’étant rendu(e)s sur place (ou ayant souhaité le faire), voire qui ont planifié ou mené des attaques sur le territoire national.

3En assistance éducative, elle traite les situations d’enfants revenus de ces zones de guerre et dont les parents sont mis en examen (et souvent incarcérés). Dans un contexte marqué par l’inquiétude et la prégnance des logiques antiterroristes, elle a du mal à faire prévaloir ses spécificités et ses modes d’actions, qui pourtant constituent un atout essentiel pour appréhender et traiter ces questions.

4Jusqu’à une date assez récente, la justice des mineurs semblait peu concernée par les affaires de terrorisme [2]. Quelques mineurs pouvaient certes apparaître à la marge de dossiers basques, kurdes ou concernant l’islamisme violent, mais ces cas demeuraient exceptionnels.

5Par contraste, la situation qui prévaut depuis le déclenchement du conflit syrien est saisissante. Début mars 2017, 56 mineurs étaient poursuivis essentiellement pour association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste, 400 enfants et adolescents de moins de 15 ans se trouveraient sur place, dont 200 y seraient nés, et plusieurs dizaines d’autres, suivis dans le cadre de mesures pénales ou civiles, sont signalés en France par les travailleurs sociaux du secteur associatif habilité (SAH) ou de la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) pour manifester des attitudes radicales, quand ils ne sont pas de surcroît mis en examen pour apologie du terrorisme.

6Cette inflation - bien que numériquement limitée par rapport à l’activité globale de la justice des mineurs - affecte l’ensemble des professionnels tant au pénal qu’en assistance éducative (AE) [3]. La thématique de la radicalisation n’est pas abordée ici. Elle fait l’objet de traitements spécifiques (administratifs ou judiciaires) et n’entre pas en tant que telle dans les affaires terroristes, même si elle s’y invite volontiers, le passage de la radicalité à la violence étant au cœur des débats publics et des controverses académiques [4].

7La réflexion porte donc sur des jugements et des prises en charge de mineurs ayant commis des actes qualifiés de terroristes, ainsi que sur la protection de ceux qui apparaîtraient en danger, tant en raison de l’incrimination de leurs parents pour ce type d’infraction (et qui sont souvent incarcérés) que des traumatismes qu’ils pourraient avoir subi du fait de leur éducation ou d’une enfance en zone de guerre.

8Croisant les regards d’un magistrat de la jeunesse, d’un politiste et d’un éducateur, le présent article aimerait à la fois analyser les mouvements en cours et souligner quelques-uns des atouts de la justice des mineurs qui pourraient utilement être mobilisés dans l’appréhension de ces situations préoccupantes [5].

Des jugements pénaux dominés par les logiques de l’antiterrorisme

9La dimension strictement pénale du terrorisme apparaît immédiatement comme la plus saillante : l’attention tant politique que médiatique se focalise sur les mineurs tentant de se rendre dans la zone syro-irakienne ou qui en reviennent, de même que sur ceux qui auraient commis ou voulu commettre des actions sur le territoire national. Ce terrain est particulièrement intéressant à étudier.

10Si la loi du 9 septembre 1986, relative à la lutte contre le terrorisme (n° 86-1020), a consacré le monopole du tribunal de grande instance (TGI) de Paris en la matière, y compris pour les mineurs, ce contentieux n’en fait pas moins dialoguer deux justices spécialisées - l’antiterrorisme et celle des mineurs -, dont chacune a ses propres logiques, manières de faire, rationalités et temporalités.

11D’un côté, les enquêtes sont conduites par des juges d’instruction spécialisés et ce sont des membres de la section C1 du parquet qui incarnent le ministère public lors des audiences [6]. De l’autre, restent le jugement - au tribunal pour enfants (TPE) ou aux assises pour mineurs - et le suivi de la peine, si d’aventure le prévenu est encore mineur.

12L’observation comme la pratique font ressortir que cet échange demeure largement en la défaveur des professionnels de la justice des mineurs.

« Dangerosité » et principe de précaution

13La première raison de ce déséquilibre à trait aux faits reprochés et au contexte dans lequel ils s’inscrivent. Tout magistrat entend évidemment « protéger la société » et éviter la récidive. Pourtant, dès lors que l’on écarte l’idée d’incarcérer systématiquement et définitivement tout auteur de crime ou délit, chaque jugement reste en quelque sorte un pari sur l’avenir.

14Le travail des juges d’application des peines et des conseillers d’insertion et de probation (CPIP) pour les majeurs, des juges des enfants et des personnels de la PJJ pour les mineurs, viennent ensuite donner une consistance à ce pari. La psychologie, l’insertion, l’écoute, la formation, l’enfermement, la réparation, etc., constituent autant de leviers pour amender le condamné et éviter un nouveau passage à l’acte. Avec des succès variables selon les individus et selon les types de délits. Or, en matière de terrorisme, on observe une large réticence à prendre ce pari.

15Les tragiques attentats perpétrés en France et en Europe depuis 2012 forment la toile de fond des actes jugés devant le TPE. Leur caractère particulièrement létal, comme les symboles qu’ils ont frappés (des policiers, des journalistes, des militaires, un prêtre, un concert de musique, un défilé du 14 juillet, une partie de football, des terrasses de cafés, etc.), conditionnent largement le regard que les professionnels peuvent porter sur les dossiers qui leur sont confiés.

16Des mineurs ou de jeunes majeurs rentrant de Syrie ou arrêtés en chemin ne sont pourtant pas nécessairement des Mehdi Nemmouche en puissance [7]. La plupart n’envisagent pas d’agir en France, ni de commettre des assassinats de sang-froid. Mais cette potentialité, même minime, reste pesante. En audience, l’argument selon lequel le prévenu est « un danger pour la société », une « menace contre la sécurité nationale », prend le pas sur les considérations afférentes au statut de mineur (comme la personnalité en construction) et limite l’éventail des condamnations pénales qui sont effectivement prononcées. Comment remettre en liberté - même surveillée - quelqu’un qui pourrait faire la une de la presse pour un acte particulièrement odieux ?

17Le drame de Saint-Étienne-du-Rouvray, en juillet 2016, dont l’un des auteurs était sous contrôle judiciaire et sous bracelet électronique, a encore renforcé cette inquiétude [8]. Elle explique sans doute les quantums de peines prononcés (souvent plusieurs années de prison), pourtant rares dans la justice des mineurs, ou la fréquence des détentions provisoires. En raison de la charge politique et émotionnelle des dossiers terroristes, le principe de précaution semble prévaloir largement sur toute autre considération, notamment éducative.

Un contexte politique qui écrase celui de l’individu et de sa famille

18Ensuite, la prégnance des logiques de l’antiterrorisme est accentuée par un accès inégal à l’information générale, ainsi que par le « cadrage » du dossier donné par les juges d’instruction et le parquet.

19Ainsi, le juge des enfants n’a qu’une vision très parcellaire des choses. Contrairement à la plupart des affaires dont il est saisi, il n’a pas mené l’instruction. Ceci n’a rien d’extraordinaire pour des affaires complexes ou criminelles, mais prend un sens particulier compte tenu des faits qui sont reprochés. Les mineurs poursuivis devant le TPE n’ont généralement pas commis de délits ou de crimes clairement identifiables pour le droit commun. Ils ont voulu partir en Syrie, ont accepté d’intégrer un groupe ici ou là-bas, donné de l’argent à un camarade, échangé sur Facebook, voire ont parlé de commettre une attaque.

20À de rares exceptions près - comme ce mineur ayant poignardé un enseignant juif à Marseille -, les prévenus n’ont donc pas commis d’actes qui, isolément, seraient facilement qualifiables pénalement. Ce n’est que parce qu’ils sont rattachés à d’autres éléments plus généraux - un groupe qualifié de terroriste, une situation géopolitique, des contacts étant déjà passés à l’acte, etc. - qu’ils deviennent constitutifs du délit (plus rarement du crime) d’association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste (AMT) [9].

21Cette qualification reste de loin la plus utilisée en matière de terrorisme, qu’il s’agisse des majeurs ou des mineurs, puisqu’elle permet de juger d’une « intension terroriste », dès lors que celle-ci est concrétisée par des éléments matériels, même si ces derniers peuvent être ténus. Il s’agit d’une infraction-obstacle ou, pour reprendre l’expression d’un ancien directeur d’un service de renseignement intérieur, d’une « neutralisation judiciaire préventive ».

22L’un de ses collègues résumait ainsi sa philosophie pratique : « Sa fonction, c’est qu’alors même qu’on les a identifiés [les terroristes] sur une action violente ou sur un projet d’action violente, parfois on n’arrive pas à les confondre au moment de les traduire devant un tribunal ou devant la cour d’assises spécialement composée. Et donc, là, l’incrimination d’association de malfaiteurs nous permet de les faire juger pour l’ensemble de leur œuvre. On ne les confond pas sur l’attentat, on ne les confond pas éventuellement sur l’assassinat, mais, pour autant, on arrive à les faire juger pour leur appartenance à une organisation ou un groupe terroriste » [10].

23Lors des audiences observées, les substituts du procureur s’attachent ainsi à démontrer l’intention de rejoindre des groupes de combattants qualifiés de terroristes en Syrie ou en Irak, qui serait constitutive de l’AMT, quand plusieurs prévenus laissent transparaître des projets beaucoup moins structurés et des parcours sans doute beaucoup plus liés à des contingences de la situation sur place [11].

24Les échanges sur la volonté de « faire le djihad » sont intéressants sous ce rapport. Pour les premiers, c’est l’affirmation claire d’un projet terroriste, alors que les seconds la présentent parfois comme une obligation religieuse, entendue comme un combat intérieur contre ses propres démons et dont l’émigration en terre musulmane (la Hijra) peut faire partie.

25Or dès que c’est la virtualité du terrorisme qui est poursuivie et que celle-ci ne peut être établie que par l’ensemble des relations passées et présentes qui entourent le prévenu, les juges des enfants perdent pratiquement toute leur marge de manœuvre, même s’ils connaissent leur dossier sur le bout des doigts. Que dire à un parquetier qui jongle avec virtuosité entre différentes affaires, reliant le prévenu à d’autres cas (de majeurs notamment), dressant une cartographie des réseaux, avec leurs nœuds et leurs hiérarchies, montrant les liens avec quelques activistes particulièrement connus de la scène terroriste internationale ?

26Dès lors qu’en matière de terrorisme, le contexte politique écrase celui de l’individu et de sa famille, les décisions échappent à la balance entre condamnation pénale et pédagogie du jugement qui caractérise le droit commun pour les mineurs [12].

Une justice des mineurs diminuée dans l’utilisation de ses outils de travail

27Enfin, la force de l’antiterrorisme est d’autant plus écrasante que la justice des mineurs est dépossédée de ses outils ordinaires de travail. Celle-ci repose pour beaucoup, outre sur la spécialisation de ses acteurs, sur une continuité judiciaire et éducative. Sa singularité repose notamment sur le fait que le juge des enfants est à la fois celui qui instruit le dossier, prononce la sanction et assure l’application et l’aménagement de la peine [13]. En termes concrets, ceci implique qu’il travaille avec le mineur en tenant compte de son contexte familial, mais aussi social (groupes de pairs, réseaux sociaux). Et ce depuis la mise en examen jusqu’à l’exécution de la sentence.

28Les mesures présentencielles (comme un contrôle judiciaire, un placement, une liberté surveillée préjudicielle ou une mesure judiciaire d’investigation éducative) constituent un premier moment dans lequel le juge des enfants et les éducateurs de la PJJ (ou ceux du SAH) commencent à établir un rapport avec le mineur et sa famille. Bien sûr, chaque type de mesure a sa spécificité et elles ne se confondent pas, mais il n’en reste pas moins qu’elles constituent le support de la construction du lien nécessaire à tout travail éducatif. Cette tâche se poursuit lors du jugement, qui constitue un moment privilégié dans lequel le mineur poursuivi peut se réapproprier son acte.

29L’audience, particulièrement au TPE, engage tout le poids de l’autorité symbolique de la justice. Tout, dans le décor, la disposition et la ritualisation vient la proclamer et la réaffirmer [14]. Mais cette autorité fonctionne d’autant mieux qu’elle prolonge et scande une relation entamée préalablement.

30Enfin, les mesures prononcées - de la liberté surveillée au placement, en passant par les stages ou les mesures de réparations, la mesure de protection judiciaire, le sursis mis à l’épreuve, voire la détention - constituent des occasions de poursuivre, si nécessaire, la relation entre le mineur et les professionnels, pour lui faire intérioriser le sens de la peine, réfléchir sur l’acte et préparer l’avenir.

31Cette chaîne d’interventions a des effets indéniables, si l’on en juge par le taux élevé de désistance observable chez les mineurs [15]. Or, en matière de terrorisme, elle est rompue. Les juges d’instruction instruisent bien plus sur les faits que sur la personnalité - même si les mesures judiciaires d’investigation éducative (MJIE) sont devenues quasi systématiques, en plus des expertises psychiatriques et psychologiques traditionnelles - et le juge des enfants n’intervient qu’au procès, face à un mineur qu’il ne connaît pas, pour des faits qui ont eu lieu parfois deux ans auparavant.

32Et en ce cas, sa manière de mener le procès, pour remarquable, pour respectueuse de la parole du mineur et de sa famille ou pour pédagogique qu’elle soit, aura du mal à produire des effets propres. Et ce à plus forte raison qu’à de rares exceptions près, l’âge des mineurs au moment de la commission des faits et la durée de l’instruction font qu’ils sont jugés alors qu’ils ont atteint leur majorité et qu’ils échappent donc à tout suivi du juge des enfants et de la PJJ après la sentence.

33Cette discontinuité et la juxtaposition d’acteurs différents rendent difficile de jouer sur les leviers habituels (la famille, le travail éducatif notamment) pour tenter de l’amender.

34Le déséquilibre observable entre les logiques antiterroristes et celles de la justice des mineurs n’empêche pas les professionnels de l’une et de l’autre d’apprendre à travailler ensemble et de rechercher les meilleurs modes d’articulation et de prise en charge. Ainsi, dans la phase de l’instruction, la PJJ reste garante de cette spécificité, y compris dans le cadre de l’enfermement où les établissements pour mineurs (EPM) sont privilégiés. Cela conduit la juridiction antiterroriste à s’adapter à une articulation éducative.

35Certaines pratiques (les mesures d’investigations judiciaires d’investigation éducative - MJIE -, les placements éducatifs comme alternative à l’incarcération, les contrôles judiciaires socioéducatifs) sont appropriées par les juges d’instruction et certains d’entre eux arrivent à maintenir de bons canaux de communication avec les juges des enfants y compris en assistance éducative.

L’assistance éducative, les familles et les retours de zones de guerre

36Moins visibles et médiatisées que le pénal, la protection de l’enfance et l’assistance éducative ont également leur importance pour des dossiers de terrorisme, ainsi d’ailleurs - même si ce n’est pas l’objet du présent article - que pour la prévention d’une radicalisation pouvant conduire à un passage à l’acte.

37Le retour récent en France de familles avec enfants de la zone irako-syrienne soulève de sérieuses difficultés en matière de prise en charge. D’abord, parce que les parents sont le plus souvent mis en examen et incarcérés, ce qui implique le placement des mineurs, soit dans la famille élargie, soit dans des structures d’accueil.

38Ceci impose une évaluation rapide de la situation de l’environnement familial analysé dans sa dimension intergénérationnelle et de celle du mineur. Certaines familles semblent durablement inscrites dans des pratiques rigoristes de la religion et entretiennent de longue date des relations avec des activistes de l’islam radical. Constituent-elles un cadre pertinent pour garantir « la santé, la sécurité et la moralité de l’enfant », au sens où l’entend le Code civil ?

39À l’inverse, comment réussir un placement institutionnel serein lorsque les mineurs appartiennent à des familles catégorisées comme radicales ou terroristes ? Les manœuvres dilatoires, les tentatives pour renvoyer vers d’autres services sont assez fréquentes et dénotent des craintes ou du malaise de certains professionnels à prendre en charge ces situations.

40Pourtant, elles apparaissent assez urgentes. Le retour de mineurs de zones de guerre implique à l’évidence, outre une évaluation de leur santé psychosomatique et une compréhension du parcours vécu, des interventions multiples, allant de la scolarisation aux questions administratives (certains nés sur place n’ont pas d’état civil), en passant par un accompagnement psychologique pour ceux qui ont subi des traumatismes du fait des violences extrêmes dont ils ont pu être les témoins.

41Aucun de ces aspects pris isolément n’est problématique. Mais le cumul de l’urgence, de la pluridimensionnalité de la prise en charge et des représentations attachées au terrorisme obligent à penser de solides dispositifs de coordination. La concentration, de fait, de ces dossiers au TGI de Bobigny (territorialement compétent lorsque les familles reviennent en avion, par l’aéroport de Roissy), permet de mettre en place des expérimentations originales [16]. Celles-ci concernent d’abord la collaboration, dès le début de la saisine, entre le juge des enfants et son collègue chargé de l’instruction.

42Elles portent ensuite sur la coordination institutionnelle des prises en charge de droit commun (santé, école, structures d’accueil), tout en renforçant les articulations des services départementaux territorialement compétents avec les services de la PJJ ou du SAH à qui ont été confiées des évaluations.

43La pratique, à l’initiative du juge des enfants en charge de la procédure d’assistance éducative, de synthèses avec l’ensemble des intervenants (auxquels est également convié le substitut des mineurs, référent radicalisation) constitue un exemple prometteur.

44La procédure d’assistance éducative bénéficie ainsi de nombreux outils d’intervention. Elle repose de surcroît sur le savoir-faire des magistrats de la jeunesse, leur expérience dans les parcours et les ruptures que connaissent les enfants et les adolescents et sur leur travail de pédagogie de la loi, de recherche de sens fondé sur l’adhésion des mineurs et de leurs familles [17]. Dans cette perspective, elle semble pouvoir jouer un rôle majeur tant dans l’appréciation des situations que dans leur prise en charge.

45L’importance de l’assistance éducative pourrait même croître lorsqu’il faudra s’occuper d’enfants très jeunes, partis à 8-10 ans avec leurs parents en Syrie ou en Irak et qui auront pu être formés militairement et embrigadés. Ce sont des « enfants-soldats » [18], ces enfants associés aux groupes armés selon la terminologie officielle des textes internationaux, pour lesquels la responsabilité pénale sera questionnée en l’absence de discernement, due à leur jeune âge.

Un pari éducatif pour les mineurs en matière d’infractions terroristes ?

46Compte tenu des difficultés évoquées et des tendances observées, quelle peut être la place de la justice des mineurs dans les affaires terroristes ? Certains doutent de sa pertinence et proposent son dessaisissement systématique en la matière. D’autres, au contraire, font valoir que sa double compétence civile et pénale pourrait être un atout dans les dossiers dont elle est saisie, à condition toutefois de lui permettre de déployer pleinement ses logiques d’action.

47L’inflation du contentieux terroriste lié au conflit irako-syrien a largement brouillé son traitement judiciaire. Schématiquement, la justice antiterroriste avait à connaître des activistes violents, assez organisés et appartenant à des groupes identifiables. Les différentes « filières » (afghanes, puis bosniaques, tchétchènes, afghanes de nouveau, puis maliennes) mobilisaient des mouvances assez réduites et largement connues par les services de renseignement. Il en va de même pour les cellules souhaitant agir sur le territoire national, qu’elles soient nationalistes (basques ou corses) ou qu’elles se revendiquent de l’islam radical (Cannes-Torcy, Forsane Alizza, par exemple).

48Certains de ces activistes continuent de se rendre en Syrie ou en Irak. Mais ils ne sont pas les seuls. De l’aveu même de la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI), plus de 50 % des gens aujourd’hui sur zone leur sont inconnus. Ceci reflète simplement le fait que d’autres types d’individus sont attirés par le voyage et le réalisent parfois, sans appartenir préalablement à une mouvance, si ce n’est structurée, au moins identifiable. Ceci est également vrai pour certaines formes d’actions violentes, projetées par de très petits groupes. Et parmi ces nouveaux publics figurent en bonne place les femmes et les mineurs, dont la proportion apparaît significativement plus élevée que par le passé [19].

49Si les trajectoires d’activistes peuvent s’analyser en termes classiques de carrière militante (avec l’engagement, le passage éventuel à la violence et à la clandestinité, et le désengagement) [20], peut-on considérer exactement de la même manière des adolescents ?

50Après tout, si l’on considère - axiome de départ de la justice des mineurs - qu’un adolescent est un être en construction et que les actes transgressifs qu’il peut commettre (en matière de délinquance, de prise de risques, d’autodestruction) sont - pour reprendre une expression consacrée chez les travailleurs socio-judiciaires - des « symptômes » des tensions qui accompagnent la transition à l’âge adulte, pourquoi changer de raisonnement pour les affaires terroristes ?

51Les dossiers que nous avons eu à connaître ont en commun de montrer l’importance des dynamiques internes à la famille, de même que les trajectoires scolaires dans les raisons et les modalités du passage à l’acte.

52Faut-il s’en étonner ? À l’adolescence, la famille, l’école et les pairs apparaissent comme les principales sources de socialisation. Combien de départs vers la Syrie sont-ils liés à la volonté de restaurer une image paternelle défaillante ? À créer une communauté d’égaux interdite par un encadrement familial strict ?

53Endosser une identité radicale permet à certains de trouver une reconnaissance, réelle ou virtuelle, d’exister pleinement à un moment de leur vie où ils questionnent l’image parentale et où les doutes existentiels occupent une place importante.

54Les questions du corps, de la sexualité et de la mort propres à l’adolescence s’entremêlent ici avec des bricolages politico-religieux. La féminité sera cachée par un voile, la masculinité exhibée par une esthétique djihadiste (barbe, cheveux longs, qamis) ; le sexe se vivra par des mariages avec des « pur(e)s ». Quant à la mort, elle est sublimée par le fantasme du martyr et du salut éternel de soi et des siens.

55Ces éléments s’entremêlent souvent, lorsque le voile recouvre des violences sexuelles, lorsque la volonté de puissance héroïque entend laver des maltraitances familiales ou lorsque la volonté de jouissance semble vouloir tout emporter, comme chez cette mineure interrogée par un éducateur sur les raisons de son déferrement et qui répondait : « je voulais me faire sauter sur Paris »…

56Pour singuliers et embrouillés que soient ces cas, ils ne s’éloignent guère de problématiques classiques que les juges des enfants, les éducateurs, les pédopsychiatres ou les psychologues ont à traiter ordinairement. À condition toutefois d’être capable d’une prise de distance. Leur caractère terroriste, la pression politique et médiatique, ainsi que l’agitation institutionnelle altèrent et modifient les pratiques habituelles.

57Certains professionnels ne s’engagent qu’avec une grande réticence, quand d’autres apparaissent littéralement fascinés. Les deux postures - qui se traduisent parfois par un déni ou au contraire par la focalisation sur l’acte plutôt que sur ses causes - nuisent à une évaluation sereine des situations.

58À cette réserve près, pourquoi se priver des outils, des protocoles, des savoir-faire que l’ensemble des acteurs de la justice des mineurs mettent en œuvre au quotidien et qui ont démontré leur effi-cacité ? Il ne s’agit pas d’un parti pris idéologique, mais d’un principe de réalité et d’un souci d’efficacité.

59Si une problématique familiale ou existentielle est responsable d’une dynamique de radicalisation violente, quelle est la meilleure manière de l’enrayer ? Une approche judiciaire qui se centre essentiellement sur les faits et propose une mise à l’écart ou celle qui essaie justement de ne pas réduire le mineur à son acte, de sorte à le faire évoluer dans son positionnement par rapport à la norme, à la loi et à la société ?

60Le rôle des institutions, et particulièrement celui de la justice, constituent une dimension souvent occultée dans les débats contemporains sur la violence politique. Celle-ci apporte certes une « réponse » à un acte donné. Mais cette réponse conditionne largement l’avenir possible des individus et contribue à façonner leur subjectivité.

61Le recours massif à la détention préventive, l’allongement des peines de prison, les limitations à l’aménagement des peines en matière terroriste [21] sont conformes à un principe de précaution en phase avec l’inquiétude politique et médiatique. Mais quels effets ont-ils sur les individus ? Dans bien des cas, il est à craindre que cette option n’interdise toute alternative au prolongement de l’engagement et ne facilite sa permanence.

62Les polémiques actuelles sur les limites de la « déradicalisation » montrent bien que l’on ne change pas d’un coup de baguette magique les représentations du monde d’un individu pour le faire adhérer à un ordre politique et social qu’il rejette. Par contre, le travail éducatif mené sur des extrémistes violents fait ressortir qu’on peut produire des déplacements sur le terrain du respect de la loi. C’est-à-dire agir sur la manière dont des croyances se transforment ou pas en actes.

63Or existe-t-il ailleurs que dans la justice des mineurs autant de dispositifs permettant de travailler la relation entre l’acte, l’environnement de l’individu et la construction de son identité ? Ce n’est alors pas le moindre des paradoxes d’observer que c’est dans les dossiers terroristes - unanimement considérés comme les plus graves - que ce savoir et ces savoir-faire se déploient le moins…

64Des évolutions sont néanmoins observables pour conforter la perspective éducative dans ce type d’affaires. Pour contrer les effets de sidération qu’elles produisent parfois, la formation des professionnels a été renforcée, des groupes pluridisciplinaires d’appui et de soutien mis en place et des lignes de doctrine réaffirmées [22]. Mais ceci demeure insuffisant pour influer sur la structure même des enquêtes et des poursuites.

65Dès la mise en examen, on pourrait ainsi ouvrir plus largement, à l’initiative du parquet des mineurs, une procédure en assistance éducative fondée sur le danger rencontré la plupart du temps à cette occasion en plus de celle de la procédure pénale [23]. Ceci permettrait au juge des enfants et aux éducateurs de mener un travail avec ce mineur et sa famille en amont du jugement et d’être plus réactifs et attentifs sur le contenu et les problématiques des MJIE et des mesures éducatives présentencielles.

66De même, il est possible de prolonger la prise en charge éducative par le prononcé d’une condamnation pénale cumulée à une mesure de protection judiciaire du jeune majeur, qui là encore, devrait favoriser le maintien du lien éducatif [24].

67Des suggestions aussi simples montrent que le rôle de la justice des mineurs dans le traitement du terrorisme ne dépend pas de considérations techniques - tous les outils sont déjà là - mais de choix de politique pénale.

68Souhaite-on simplement une neutralisation des individus concernés ou, comme le propose l’ordonnance de 1945, « le relèvement de l’enfant » ? La première apparaît incontestablement séduisante à court terme, au moins politiquement. Compte tenu des savoirs accumulés sur les problématiques adolescentes et sur le rôle des institutions dans la structuration des identités, des subjectivités et des comportements, la seconde est sans doute plus responsable pour l’avenir de notre société [25].

Notes

  • [1]
    Thierry Baranger, magistrat, Laurent Bonelli, maître de conférences en science politique à l’université de Paris-Nanterre, membre de l’Institut des sciences sociales du politique (UMR – CNRS 7220), Frédéric Pichaud, éducateur. Cet article a été publié dans les Cahiers de la justice, revue de l’École nationale de la magistrature (ENM).
  • [2]
    Ce terme fait l’objet de nombreuses luttes de définition, jamais stabilisées, qui dépendent largement des rapports de forces politiques. Le terroriste de l’un peut être le réfugié de l’autre. Le terroriste d’hier, le dirigeant politique de demain. Voy. notamment I. Sommier, Le terrorisme, Paris, Flammarion, 2000. Nous utilisons ici ce terme dans le sens judiciaire, c’est-à-dire d’affaires poursuivies pour ce motif. Voy. « Les infractions en matière de terrorisme », document reproduit en p. 89.
  • [3]
    La justice des mineurs intervient dans un double champ : pénal avec l’ordonnance du 2 février 1945 qui régit les infractions commises par les mineurs ; civil, en matière de protection de l’enfance en danger ou assistance éducative. Cette double compétence des magistrats de la jeunesse caractérise le droit français des mineurs. Elle est fondée sur le postulat qu’un enfant ou un adolescent est un être en devenir, vulnérable, un sujet éducable susceptible de se modifier par la mise en œuvre de mesures éducatives et psychologiques nécessitant un travail dans le temps et dans une continuité tant judiciaire qu’éducative.
  • [4]
    Pour une synthèse, v. X. Crettiez, « Penser la radicalisation. Une sociologie processuelle des variables de l’engagement violent », Revue française de science politique, 2016/5 (vol. 66), pp. 709-727.
  • [5]
    Les trois auteurs connaissent bien ce sujet. Thierry Baranger fut président du tribunal pour enfants de Paris de 2011 à 2016. Il eut, à ce titre, à juger au pénal des retours de Syrie et à suivre des dossiers d’AE concernant des mineurs radicalisés et des familles avec de jeunes enfants susceptibles de partir en zone de guerre. Désormais premier vice-président au tribunal de grande instance (TGI) de Bobigny, en charge du tribunal pour enfants, il a à connaître de situations en assistance éducative d’adolescents en risque de radicalisation, mais également de jeunes enfants de familles de retour, par l’aéroport de Roissy, de Syrie ou d’Irak. Laurent BONELLI, maître de conférences en science politique à l’université de Paris-Nanterre, travaille depuis une vingtaine d’années sur les questions de sécurité et d’antiterrorisme. Il conduit actuellement une recherche pour le compte de la DPJJ sur les mineurs « radicalisés » suivis par l’institution. Frédéric Pichaud, enfin, est éducateur depuis 1996. Il a pu mener une vingtaine d’entretiens avec des mineurs déférés pour association de malfaiteurs en vue de commettre un acte terroriste (AMT). Tous trois participent par ailleurs à un groupe de travail pluridisciplinaire qui se réunit au TGI de Paris depuis avril 2015 et dont les travaux ont nourri la réflexion présentée ici.
  • [6]
    Et non, comme dans les autres contentieux, des substituts de la section du parquet des mineurs.
  • [7]
    Passé par la Syrie, Mehdi Nemmouche est accusé de l’attentat contre le Musée juif de Bruxelles, le 24 mai 2014, qui a fait quatre morts.
  • [8]
    Dans lequel un prêtre a été égorgé dans une église et un paroissien grièvement blessé, avant que les deux auteurs ne soient abattus par les forces de l’ordre.
  • [9]
    Sur la définition de l’AMT, voy. art. Art. 421-2-1 reproduit en p. 89.
  • [10]
    Communication aux Rencontres parlementaires de la sécurité nationale, Maisons-Alfort, 19 juin 2013.
  • [11]
    Sur ce point, v. la belle enquête de A. Baczko, G. Dorronsorro et A. Quesnay, Syrie. Anatomie d’une guerre civile, Paris, CNRS édition 2016.
  • [12]
    Cette prégnance du contexte dans les politiques judiciaires antiterroristes est particulièrement manifeste dans le traitement différencié des combattants étrangers en Syrie. Ceux qui rejoignent ou souhaitent rejoindre des groupes affiliés à l’État islamique ou au Front al-Nosra (désormais Hayat Tahrir al-Cham) sont systématiquement mis en examen, alors que ceux qui entrent dans les rangs de groupes appartenant à la mouvance du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) - pourtant catégorisé comme une organisation terroriste par la France et l’Union européenne - ne font à notre connaissance l’objet d’aucune poursuite judiciaire.
  • [13]
    Même si les décisions du Conseil constitutionnel des 8 juillet et 4 août 2011 sont venues remettre en cause ce principe en déduisant du principe d’impartialité, consacré par la Convention européenne des droits de l’homme, que, dorénavant, le juge des enfants ayant instruit une affaire ne pourrait plus faire partie de la juridiction de jugement. La loi du 26 décembre 2011 a précisé l’interdiction de présider la juridiction de jugement en l’appliquant uniquement au magistrat ayant signé l’ordonnance de renvoi.
  • [14]
    Voy. notamment L. Israël, « Les mises en scène d’une justice quotidienne », Droit et société, nos 42-43, 1999, pp. 393-419 et A. Garapon, Bien juger. Essai sur le rituel judiciaire, Paris, Odile Jacob, 1997.
  • [15]
    V. notamment S. Delarre, « Trajectoires judiciaires des mineurs et désistance », Infostat Justice, n° 119, 2012 et M. Mohammed (dir.), Les sorties de délinquances : théories, méthodes, enquêtes, Paris, La Découverte, 2012.
  • [16]
    C’est également le sens d’une instruction du Premier ministre du 23 mars 2017 et d’une circulaire du ministre de la Justice du 24 mars 2017, qui viennent développer et préciser les dispositifs de prise en charge des mineurs de retour de zone irako-syrienne.
  • [17]
    Cette question de la recherche de l’adhésion dans la justice des mineurs est essentielle en ce qu’elle doit se confondre dans le quotidien de l’institution avec la recherche de l’efficacité, au pénal comme au civil.
  • [18]
    Voy. le Protocole facultatif à la Convention internationale des droits de l’enfant
  • [19]
    Sur les 56 mineurs mis en examen dans des dossiers de terrorisme, on compte 16 filles pour 40 garçons (soit 29 %).
  • [20]
    Il existe une abondante littérature sur cette question. Voy. notamment D. Della Porta, Clandestine Political Violence, Cambridge, Cambrige University Press, et O. Fillieule, « Propositions pour une analyse processuelle de l’engagement individuel », Revue française de science politique, vol. 51 (1), 2001, pp. 199-215.
  • [21]
    Loi n° 2016-987 du 21 juillet 2016 prorogeant l’application de la loi n° 55-385 du 3 avril 1955 relative à l’état d’urgence et portant mesures de renforcement de la lutte antiterroriste.
  • [22]
    Voy. ainsi la note relative à la prise en charge des mineurs radicalisés ou en danger de radicalisation violente de la directrice de la PJJ du 10 févr. 2017 et celle du 27 mars 2017.
  • [23]
    Afin de respecter tout à la fois le principe du procès impartial et celui de la continuité, la procédure d’AE serait prise en charge par le juge des enfants du secteur domiciliaire du mineur, qui ne serait pas celui qui aurait à juger de l’affaire. Cela permettrait, par ailleurs, des mesures complémentaires en fonction de la personnalité et de la spécificité de la situation de l’adolescent(e). Ces aménagements et ajustements liés à la problématique du mineur ne sont en effet pas nécessairement la priorité dans une instruction, mais ils la nourriraient de manière constructive.
  • [24]
    L’art. 16bis de l’ordonnance du 2 févr. 1945 permet de mettre en place une mesure éducative de protection judiciaire pendant une période pouvant aller jusqu’à cinq ans à partir de la date du jugement, et donc, éventuellement, au-delà de la majorité. La loi n° 2016-1547 du 18 nov. 2016 de modernisation de la justice du XXIe siècle a modifié l’article 2 de l’ordonnance du 2 févr. 1945 et autorise désormais de cumuler, y compris devant la cour d’assises des mineurs, toute peine avec une mesure éducative et donc avec la mesure visée par l’art. 16bis. Les juridictions pourraient s’en saisir plus systématiquement afin d’individualiser la réponse pénale.
  • [25]
    Ce que laisse lui-même entendre un haut cadre de la DGSI quand il explique : « nous, on stabilise le malade, mais on ne le soigne pas », ajoutant « quand on fait la guerre, on a la guerre », (Le Monde 19 et 20 mars 2017).
Thierry Baranger
Laurent Bonelli
Frédéric Pichaud [1]
  • [1]
    Thierry Baranger, magistrat, Laurent Bonelli, maître de conférences en science politique à l’université de Paris-Nanterre, membre de l’Institut des sciences sociales du politique (UMR – CNRS 7220), Frédéric Pichaud, éducateur. Cet article a été publié dans les Cahiers de la justice, revue de l’École nationale de la magistrature (ENM).
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 24/11/2017
https://doi.org/10.3917/jdj.364.0075
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