CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1En Afrique de l’Ouest, l’offre religieuse est aujourd’hui diversifiée. En Côte d’Ivoire, l’ouverture religieuse exceptionnelle est marquée autant par le christianisme, l’islam, les religions locales et les groupes spirituels internationaux, de même qu’au Sénégal même si l’islam y reste largement dominant, et au Bénin où l’islam et le christianisme s’équilibrent tandis que la vitalité du vodun et des cultes « traditionnels » est réactivée. Dans ce champ religieux cohabitent des mouvements plus récents et issus de contextes culturels éloignés, comme Sukyo Mahikari fondé au Japon en 1959 par un officier de l’armée impériale, qui a trouvé une audience dans les populations urbaines africaines. Après son officialisation en France en 1971 [1], il s’est exporté sur le continent africain avec des expatriés d’abord en Côte d’Ivoire en 1974 puis avec une contemporanéité remarquable au Sénégal, au Bénin en 1979, et dans d’autres pays d’Afrique de l’Ouest [2] dans la décennie suivante. Ces États étaient forts et interventionnistes, marqués par une idéologie de chefs d’État charismatiques, avant la crise des années 1980. Mahikari accompagna la croissance économique, surtout en Côte d’Ivoire, où le « miracle ivoirien » donnait aux populations des espoirs de réussite.

2Sukyo Mahikari est un mouvement religieux japonais fondé par Yoshikazu Okada après qu’il aurait reçu des « révélations » du Dieu Su, lui ordonnant de rassembler les hommes pour restaurer le paradis sur terre et former la « Civilisation de Yoko ». Il transcrivit les messages par écriture automatique constituant le livre sacré, goseigen, concentrant les « Enseignements » inspirés du shinto, mais contenant aussi des références au christianisme, à l’islam, au bouddhisme, au judaïsme. Mahikari rassemble des « initiés » (kumite) dotés d’un médaillon sacré, omitama, permettant de réaliser le rituel de purification (okiyome) qui éliminerait les « impuretés spirituelles » (toxines) logées dans les corps et les âmes à cause des péchés. En marge du rituel, les initiés s’adonnent à des activités écologistes, éducatives et d’entraide sociale. Malgré un fort exotisme, Mahikari recrute des Africains issus des classes moyennes voire supérieures qui conservent leur religion d’origine. Ainsi, Mahikari séduit des musulmans alors qu’on pourrait penser qu’ils ont peu de latitude pour sortir de l’islam, surtout dans des pays comme le Sénégal où il domine.

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Yoshikazu Okada, fondateur de Sukyo Mahikari (1901-1974)

3L’engagement des musulmans dans Mahikari est favorisé par l’absence de conversion ; il s’agit d’une initiation. Les adeptes se nomment « initiés » (kumite) au terme d’une « séance d’initiation » obéissant à toutes les phases du rituel d’initiation [3]. Par ailleurs, derrière la première motivation des adeptes (le recours thérapeutique) résident des enjeux cruciaux : la recherche de sécurité spirituelle des fonctionnaires, en particulier, qui souffrent des revers de la société moderne [4]. Exposés au stress, à l’obligation de réussite, aux exigences de redistribution des revenus dans un contexte de crise sociale et de l’État, les adeptes trouvent une force salvatrice dans Mahikari, plus adaptée à leur profil que ne le sont les Églises de type protestant par exemple, qui adressent aux masses populaires [5]. Pour accéder à ces bienfaits, les musulmans élaborent des stratégies symboliques pour concilier les deux systèmes de sens.

4Les recompositions religieuses contemporaines ont été analysées en termes de « bricolage » rendu célèbre par Claude Lévi-Strauss pour qualifier le travail syncrétique opéré par la pensée mythique [6]. L’auteur insiste sur le fait que, par leur utilisation antérieure, les matériaux hétéroclites empruntés par le bricoleur sont marqués par le sens lié à l’emploi pour lequel ils avaient été conçus. Le bricoleur utilise donc des éléments « précontraints », réduisant la liberté de combinaison. Le résultat de ses emprunts donne lieu à une configuration inédite, qui n’est plus tout à fait la même que celle à laquelle elle s’est nourrie [7]. Roger Bastide a emprunté le paradigme de « bricolage » pour analyser les cultes syncrétiques afro-brésiliens qu’il complexifie [8]. André Mary souligne la différence entre les cultes syncrétiques traditionnels et les compositions religieuses modernes caractérisées par un « collage postmoderne », faisant fi des systèmes de sens antérieurs aux schèmes empruntés et opérant par amalgames de « contradictoires » sans synthèse [9], ce qui est « presque » le cas de Mahikari qui recrute des musulmans et des catholiques. Pour s’initier à Sukyo Mahikari, les initiés élaborent des logiques symboliques propres à chacune de ces deux confessions. Dans cet article, nous allons examiner celles des initiés musulmans, sachant qu’ils ne quittent pas l’islam. Après avoir présenté Mahikari, nous livrerons une ethnographie du prosélytisme au Sénégal en exposant la manière dont le mouvement dialogue avec les populations locales, puis nous élargirons au Bénin et à la Côte d’Ivoire l’analyse des résolutions de blocages par les musulmans initiés.

Sukyo Mahikari et les « précontraintes » issues du shinto

Une religion « made in Japan »

5Les initiés de Mahikari savent tous qu’ils rendent un culte à une divinité issue de la religion shinto, la religion traditionnelle du Japon. Dénué de structure, de dogme, de récit fondateur, le shinto, « la Voie des Dieux », repose sur la communication avec les kami, des génies ou esprits habitant les infractuosités de la nature. Comme dans beaucoup de « nouveaux mouvements religieux » [10], la naissance du fondateur, Yoshikazu Okada, (27 février 1901 à Tokyo) est devenu une légende. Peu de temps avant sa venue au monde, sa mère aurait fait un rêve : une souris blanche aux reflets dorés la mordit à l’orteil gauche. Cette souris fut interprétée comme la messagère du sanctuaire shinto d’Izumo où la femme avait prié pour s’attirer la bénédiction d’engendrer un fils. Le fait qu’elle prétende avoir ressenti la douleur de cette morsure tout au long de sa vie donna un caractère particulier à cet événement. Okada se sentit investi d’un lien spirituel avec le dieu d’Izumo et voua un culte spécial à ce sanctuaire shinto qu’il incorpora dans Mahikari :

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« À travers la statue sacrée du grand dieu d’Izumo, je vous demande de rendre un culte au dieu Ohokunitama qui a créé les trésors de la terre au commencement du monde ; c’est également pour cette raison que le dieu Izunome Ohokunitama Ohokuninushi est cité dans le Livre des prières. Lorsque j’étais enfant, ma mère me disait que je devais toujours vénérer le dieu d’Izumo (…) » [11].

7Personnage incarnant la culture japonaise par son engagement dans l’armée impériale, dans les conquêtes coloniales des années 1920-30 et dans le redressement économique de son pays à la fin de la seconde guerre mondiale, Yoshikazu Okada s’engagea en religion après ses déboires matériels lors des bombardements de Hiroshima et Nagasaki. Comme la plupart des fondateurs de mouvements religieux, il devint membre actif de la religion Sekai Kyusei Kyo [12] (Church of World Messianity ou Organisation pour Aider le Monde). Elle fut fondée par Okada Mokichi en 1935 après qu’il eut lui-même quitté la religion Omoto [13] où il enseigna jusqu’en 1934. Cette religion enseigne que la maladie et les infortunes seraient dues à des impuretés s’accumulant à la surface de l’âme. En acquérant une amulette et en levant la main en direction du front d’un partenaire, on aurait la possibilité de débarrasser le corps de ses impuretés. Cette amulette, considérée comme un transmetteur de rayons spirituels divins, est censée accomplir de nombreux miracles [14]. On retrouve des analogies avec Sukyo Mahikari attestant des inspirations tirées des « nouvelles religions » japonaises issues du shinto [15].

8Le 22 février 1959, Okada fut pris d’une forte fièvre et sombra dans l’inconscience. Il se sentit transporté dans un autre monde et lui apparut l’image d’un vieil homme aux cheveux blancs, se tenant debout sur un nuage blanc, lavant son linge dans un baquet en or. Il interpréta cette vision comme une révélation du Dieu Su lui confiant une mission de purification. Cinq jours plus tard, il fut réveillé à cinq heures du matin par la voix de Dieu qui lui soufflait : « Le Temps du Ciel est arrivé ! Lève-toi, nomme-toi Kôtama (Globe de Lumière). Lève la main. Nous allons entrer dans une époque rigoureuse » [16]. Il continua à recevoir toute sa vie les révélations du Dieu Su qu’il consigna dans le goseigen. Il fut ainsi élu pour accomplir la mission de sauver le monde selon le programme divin et de transmettre aux hommes « l’art de Mahikari » et ses Enseignements.

Éléments de théologie

9Sukyo Mahikari vise à restaurer le paradis sur terre, à préparer les hommes au baptême du feu par la purification grâce à la Lumière du Dieu Su et à constituer la « Civilisation de Yoko » qui habitera le paradis. La « purification » signifie l’élimination des impuretés spirituelles contenues dans les âmes et les corps grâce à la transmission de la Lumière du Dieu Su à travers la paume de la main, le rituel okiyome, réalisé quotidiennement au dojo, au bureau, à la maison, chez des amis. Installés par paire, les initiés se font face : l’un est passif et l’autre actif. D’abord, l’initié transmet la Lumière à l’âme principale, au niveau du front (« Point 8 ») : après avoir frappé trois fois dans ses mains, dit la prière amatsu norigoto en japonais, il brandit sa main à trente centimètres pendant dix minutes durant lesquelles l’autre a les yeux fermés. Ensuite, pendant dix minutes, il transmet la Lumière à la nuque, de chaque côté des cervicales. Enfin, le partenaire est allongé sur le ventre à terre et reçoit la Lumière aux deux reins puis, s’il le souhaite, à d’autres endroits du corps. Après avoir salué l’autel du Dieu Su comme ils l’ont fait au début de la séance, les deux initiés se lèvent et retournent à leurs occupations.

10Les initiés apprennent, au cours d’initiation, que Mahikari offre avant tout l’accession au bonheur dont voici la définition : l’adéquation entre Ken Wa Fu. Si ken signifie la santé, wa désigne l’harmonie familiale, sociale et professionnelle et fu la richesse, une situation matérielle confortable. La première des trois conditions du bonheur réside dans le bon état de santé (ken), c’est-à-dire « un état qui ne connaît pas de dérèglement où l’on n’est presque plus malade », affirme Hector [17]. La maladie est explicitement liée au désordre : « À l’origine, la maladie n’existait pas. Dieu n’a pas créé l’Homme avec la maladie. C’est l’évolution de l’homme qui a fait qu’il y a la maladie. On tombe malade quand on crée des désordres, des déséquilibres dans notre corps. Retrouver la santé signifie vivre avec son corps qui retrouve un équilibre naturel », explique Papis, un initié de 30 ans d’Abidjan.

11Les maladies auraient deux causes : physiques dans 20 % des cas et spirituelles dans 80 % [18]. La cause physique serait liée à des toxines et la cause spirituelle attribuée aux esprits et ancêtres mécontents. Si l’essentiel de la maladie relève d’une causalité spirituelle, autant dire que l’étiologie de Mahikari l’explique par des causes sociales [19]. Le ressort des maladies est l’accumulation dans le corps de toxines que les adeptes définissent comme un empoisonnement qui aurait plusieurs origines : les « pensées profondes négatives » (mauvais sonen) qui « se transforment en particules négatives s’introduisant dans le corps et se matérialisant par du pus ou tout ce qui encombre le corps », les colorants et produits toxiques contenus dans l’alimentation, et le « durcissement des choses dans l’univers », phénomène jugé inéluctable. Ces trois principes régissant la vision du monde des adeptes relèvent de la relation à autrui, de la société moderne et de l’intégration de l’individu dans un mécanisme universel supra-humain, ces trois conceptions devant être acceptées par tous les initiés pour pouvoir intégrer le groupe.

12La dimension spirituelle de la maladie est la plus importante : la possession des êtres humains par les « esprits de rancune » et ancêtres mécontents crée des « perturbations » (reisho) se traduisant par des désordres biologiques (maladies) et des désordres sociaux (conflits, problèmes matrimoniaux, familiaux, professionnels). Ces causes nécessitent pour l’initié de mener une investigation pour découvrir les fondements du scénario dramatique de sa vie. C’est à l’occasion du rituel okiyome qu’un esprit peut se manifester ; il s’agit d’une « manifestation » [20]. Au contact de la Lumière, « l’esprit de rancune » sort de son « monde des ténèbres » pour revendiquer les reisho qu’il inflige à la personne et, sollicité par les dirigeants de Mahikari, il en explique les causes, ce qui dénoue les problèmes familiaux. Les reisho sont également les révélateurs du « principe d’équilibre » ou « principe de cause à effet » (Soonori Matsurai). Ainsi, les conflits avec autrui sont considérés comme producteurs de toxines amenant en retour des perturbations au niveau de la santé, du travail ou de la famille. Donc même si les initiés constatent une amélioration de leur santé, la guérison n’est pas la finalité de Mahikari qui offre avant tout une technique d’élévation spirituelle.

Universalisation des caractéristiques shinto

13Les kumite partagent tous la même croyance, les Enseignements étant les mêmes du Japon à l’Afrique, en passant par l’Europe et l’Amérique. Mahikari étant structuré par une organisation pyramidale, les Enseignements circulent du Japon à l’Afrique sans modification. Le personnel dévoué à l’organisation circule lui aussi afin d’assurer l’absence d’interprétation locale, notamment les doshi, les missionnaires. La pratique individuelle d’okiyome est la même partout comme les manifestations sacrées collectives : les prières d’ouverture et de fermeture de l’autel, la cérémonie mensuelle de remerciement à Dieu ; le culte des ancêtres, lui, est un culte domestique. Tous ces rituels se déroulent de la même façon dans tous les pays et l’observation de l’ordre de déroulement des cérémonies locales dans le temps accentue le processus d’homogénéisation. En effet, le Japon est le premier à la célébrer, suivent ensuite les autres structures en fonction de leur importance. Ainsi, les initiés africains pratiquent les mêmes gestes accompagnés des mêmes prières et des mêmes symboles que les Japonais.

14Dans les dojos, les objets sacrés représentant le panthéon shinto sont remarquables. Le dieu Izunome Ohokunitama Ohokuninushi du sanctuaire d’Izumo est représenté par la statue d’Izunomesama (Gosonzô) placée sur l’autel dédié au Dieu Su. L’autel devant lequel pratiquent les initiés est composé d’objets sacrés provenant directement du Japon : une alcôve centrale abrite la statue d’Izunomesama, et surtout le goshintai, l’objet primordial dans la conception du sacré de Mahikari. C’est un idéogramme japonais peint en kanji noirs sur un rectangle de papier blanc traversé par une croix bleue et rose dont le centre est formé par un cercle doré contenant une virgule noire, appelée chon. Le goshintai représente la relation à Dieu. Go signifie vénérable ; Shin, Dieu-divin et Tai veut dire corps. Dans la religion shinto, on le définit ainsi : « Corps divin », objet sacré du Shinto, considéré comme une sorte de réceptacle d’un kami. Le goshintai (…) peut être soit un objet naturel, rocher ou arbre, soit un objet quelconque (sabre, miroir, bijou matagatama, sculpture ou peinture, etc.). Les kami invoqués sont censés « descendre » dans ce goshintai ». Lina, une initiée ivoirienne, explique que « le goshintai permet de recevoir directement de Dieu la Lumière. Les impuretés sont comme un parasol qui empêche de laisser passer la Lumière de Dieu. Avec le goshintai, c’est comme si Dieu était là, c’est un bout de lui ». Il est donc considéré par les adeptes africains comme un relais entre Dieu et les hommes, leur Dieu étant assimilé au kami.

15La statue d’Isunumesama est posée à côté du goshintai. Elle représente un homme jovial avec un ventre proéminent marqué d’un point d’or. Affichant un sourire franc, il piétine un tas et porte sur son dos un baluchon de sa main gauche tandis que sa main droite brandit un maillet. Les initiés la considèrent comme la représentation du dieu de la matérialité. Même s’ils ignorent qui est ce dieu, ils savent qu’il est « le bras droit de Dieu et il est là pour matérialiser tout ce que Dieu désire » (Jacques, Côte d’Ivoire). Le sac qu’il porte sur son dos symbolise l’abondance et d’après Linette (initiée du Bénin) « le sac, c’est les cadeaux ». Dans la partie gauche de l’autel est suspendu un idéogramme japonais, le goson-ei, disposé sous verre et encadré de façon sobre, exprimant un point des Enseignements.

16Lorsque les nouvelles recrues se rendent au dojo, elles ne peuvent pas faire abstraction de ces objets et pratiques fortement imprégnées de la culture japonaise. Même s’ils sont venus sur les recommandations bienveillantes de leur entourage pour trouver un recours thérapeutique, les profanes sont soumis à un dépaysement qu’il faut pouvoir dépasser pour continuer. Voyons comment le dirigeant sénégalais présente Mahikari à un public musulman.

Petite ethnographie du prosélytisme au Sénégal

La preuve par l’expérience

17Au Sénégal, contrairement en Côte d’Ivoire et au Bénin, Mahikari se distingue par le caractère étudié du processus de rencontre entre les Enseignements et le public ; le dirigeant sénégalais a tout pris en main car les musulmans sont difficiles à convaincre. Ici, l’islam, en tant que religion forte, organisée principalement en confréries reconnues et diversement orientées en matière de « voies de salut » [21], comble bien les attentes et les besoins des fidèles en matière religieuse et spirituelle mais aussi thérapeutique. Ainsi, le dirigeant se déplace dans le pays (Dakar, Saint-Louis et Casamance) pour organiser des « séances d’explication sur Mahikari » concurrençant ainsi à sa manière l’islam dans son occupation de l’espace public.

18En ce mois de juin 2001, à Saint-Louis, un public nombreux est venu au dojo pour écouter la « séance d’explication sur Mahikari ». Après avoir salué, le dirigeant commence par relater des « expériences » vécues par des initiés. Il s’agit de petits récits d’événements extraordinaires de la vie quotidienne que les initiés racontent à l’envi pour prouver l’efficacité de la Lumière. L’une de ces « expériences » exemplifie le mécanisme de persécution par les esprits : en mettant en garde le public contre les mauvais traitements infligés aux esprits qui pourraient se retourner contre chacun, elle permet d’effectuer une analogie entre les Enseignements et l’identité africaine des initiés. Le dirigeant affirme : « On est en Afrique, vous savez tous ce qu’est un esprit. Pas besoin d’expliquer, hein ? Vous savez ». L’auditoire répond par un « oui » unanime. Il continue : « Dans les arbres, il y a des esprits qui s’entraînent. Sur le rocher, il y a peut-être un esprit qui s’entraîne. Si on fait pipi sur le rocher, on ne sait pas si on a fait du mal. On ne doit pas se comporter comme ça vis-à-vis de Dieu. On doit respecter l’environnement. Il faut faire pipi dans les toilettes. Ou si on fait dans la nature, on demande, s’il vous plait, veuillez vous déplacer. En pays wolof, on dit : ce n’est pas bon de prendre des braises et de les verser directement par terre, ou de l’eau très chaude par terre. On ne sait pas qui se trouve là. Après, la maison brûle on ne sait pas pourquoi ». Cette anecdote vise à sensibiliser les profanes vivant des événements qu’ils n’expliquent pas en établissant une « correspondance » avec leur propre culture. Elle contribue alors à familiariser avec les « précontraintes » tout en appliquant le schéma explicatif des Enseignements.

19Après ces récits, le dirigeant livre un résumé des Enseignements au cours duquel il établit des correspondances avec les religions catholique et musulmane, sans que ce travail soit très élaboré. En effet, le but est de rendre possible l’écoute des Enseignements et acceptable la vision du monde proposée. Après avoir expliqué la signification de Mahikari (« lumière de vérité »), le « déroulement du programme divin » est révélé. Un schéma illustre la première période, celle du feu, qui correspond au début de la création : « L’homme est le chef-d’œuvre d’art suprême de Dieu. En tant qu’intendant de Dieu, l’homme doit vivre en harmonie avec la nature pour réaliser le jardin d’Eden sur terre qui est à l’image de Dieu sur terre ». Il ajoute : « Qu’on soit musulman ou catholique, on comprend cela ». Un amalgame est réalisé entre les deux confessions autour de l’existence d’un dieu unique et de la réalisation d’un paradis et d’une harmonie sociale. Il poursuit :

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« À cette époque du Feu, les Hommes vivaient dans le Jardin d’Eden conformément à la volonté de Dieu mais ils ne faisaient aucun effort parce qu’ils avaient tout. Puis Dieu a permis que les Hommes expriment leurs désirs. Dans ce Jardin habitaient des anges qui n’acceptaient pas les erreurs et d’autres anges qui étaient plus indulgents. Mais le passage à l’expression des désirs des Hommes amena la deuxième phase, “l’époque de l’Eau”. Durant cette époque, les Hommes auraient manifesté leurs désirs de se dominer entre eux. Le monde n’était que répétition de guerres, mais survint le développement de la civilisation. La civilisation, elle est bien développée maintenant (transports, télévision, informations, satellites), les Hommes ont développé beaucoup de choses mais ils ont fait des erreurs. Par exemple, aux États-Unis, le développement a entraîné l’esclavage. Ils sont maintenant bien développés, mais il y a eu la souffrance d’hommes, les esclaves. Cette époque de l’Eau a duré longtemps. À la fin Dieu a envoyé des messagers qui sont venus et ont accompli leur mission. Mais est-ce que les Hommes se sont tournés vers Dieu ? Non ! Mais se tourner vers Dieu, ce n’est pas seulement prier, parler de Dieu mais c’est vivre conformément à la volonté de Dieu. Par exemple, le mot “islam”, ce concept, signifie soumission à Dieu, c’est-à-dire le respect des lois de Dieu. Un catholique qui respecte son prochain pratique l’islam. C’est la même chose. On retrouve ce même concept « islam » dans la religion chrétienne ».

21Le dirigeant réalise ainsi un nouvel amalgame par lequel il démontre que la religion chrétienne est la même que l’islam.

Le statut du fondateur

22Le dirigeant de Dakar précise le statut du fondateur de Mahikari : il ne veut pas laisser s’installer la confusion entre le statut de messager et celui de prophète, ce qui réduirait à néant les chances d’adhésion des musulmans. Le dirigeant affirme qu’avec « Mahikari, il ne s’agit pas de prophétie. Quand on dit que c’est un messager qui est venu pour révéler la parole de Dieu, on dit : « Non, Mahomet était le sceau des prophètes, qu’après le prophète Mahomet, il n’y a plus rien ». Mais il y a le Mahdî ! C’est l’éducation religieuse, les maîtres qui ont expliqué comme ça mais le prophète lui-même ne parle pas comme ça. Car dans les hadîth du prophète Mahomet, le prophète parle de la venue du Mahdî, c’est le même mot en français que messie, et il parle de la venue du Mahdî en tant que sauveur de l’humanité, quelqu’un dont la mission est de trier les âmes. Il en parle bien clairement et il annonce même les signes, comment le reconnaître quand il viendra. Il dit que c’est un homme qui vient sur un cheval blanc ou bien des choses comme ça. Mais c’est à cause de l’éducation religieuse que l’on a des œillères, tout de suite on est bloqués parce que notre maître coranique nous a dit que c’est ça alors donc c’est ça ». Sans remettre pour autant en cause les paroles des chefs religieux, le dirigeant débloque la conception du dernier prophète en opérant un amalgame : Sukuinushisama serait un Madhî annoncé par le prophète Mahomet dans le Coran. Mahomet reste alors un prophète tandis que Sukuinushisama serait un Madhî.

L’universalisme

23Les religions catholique, musulmane et bouddhiste sont mises sur un même pied d’égalité pour confondre leurs différences. Ainsi, Mahikari apparaît comme une synthèse des religions mondiales, apportant les éclaircissements aux paraboles difficiles à déchiffrer. Le dirigeant poursuit :

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« Jésus parlait par paraboles, alors tout le monde lui posait des questions. Certains disent que le Coran est clair. Oui ! Pour ceux qui comprennent ! Mais il n’y a que des paraboles. C’est parce que Dieu a permis cela. Dieu a dit qu’un jour, tout sera explicite. C’est pour cela qu’à Mahikari, tout est clair et explicite. Vous prenez la Bible, on s’y retrouve ; vous prenez le Coran, on s’y retrouve. Sakyamuni était un messager de Dieu ».

25En amalgamant toutes les religions révélées, Mahikari devrait alors apparaître comme la religion universelle venue pour mettre fin à leurs faiblesses.

26Le dirigeant poursuit jusqu’à la fusion de tous les messagers de Dieu. Okada serait alors la même personne que Mahomet qui serait, lui aussi, la même personne que Jésus ou Sakyamuni :

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« Pourquoi Okada est venu ? Il n’est pas venu comme prophète ou pour poursuivre la mission. Certains parlent des messagers en termes de supériorité. Dieu dit à chaque fois : “Je vous envoie le même messager mais vous n’êtes même pas capables de vous en rendre compte” ».

28La fusion de toutes les identités religieuses s’achève par l’explication de l’objectif de Mahikari :

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« Entre Dieu Créateur et les Hommes, il y a un nuage d’impuretés qui empêche les Hommes de voir l’unique point. Le but de Mahikari est de purifier le nuage d’impuretés pour que tous les Hommes voient d’un même œil le point unique. Les barrières entre les religions et à l’intérieur d’elles vont s’effacer parce qu’avec les Enseignements, on comprend tout, tout s’éclaircit. D’ailleurs, une fois qu’on est dans le dojo, il n’y a aucune différence entre catholiques et musulmans. On ne sait pas qui est musulman ou catholique ; c’est ce que Dieu veut ».

La réincarnation : une question de foi

30La réincarnation, notion venue d’Orient, ne peut pas subir d’interprétation : « La réincarnation, qu’on l’accepte ou pas, le fait est le fait. La réincarnation existe ». Le dirigeant mobilise la « tradition » pour légitimer sa réalité :

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« Chaque fois qu’une femme tombe en grossesse et que le bébé meurt, sur le plan traditionnel, au dernier constat, on marque le bébé. On coupe le bas de l’oreille ou une phalange. La fois prochaine, la femme tombe en grossesse, il vit et vient avec la marque qu’on a laissée au bébé mort. Cet exemple permet de comprendre que le corps du bébé revient alors qu’il a été enterré ou incinéré ».

32De même, il fait parler les textes des religions révélées pour asseoir sa légitimité : après la Bible, le Coran est revisité :

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« Dans plusieurs sourates du Coran, c’est toujours la même chose, on parle de réincarnation. Dans la sourate La Vache II verset 28, il est dit que quand on est mort, on n’est pas couché, l’esprit est très actif. La sourate le montre bien quand il est dit : “Comment vous reniez Dieu alors qu’il vous a donné la vie alors que vous en étiez privés ? Puis il vous fera revivre et enfin c’est à lui que vous retournerez” ».

34Notons que les interactions entre le dirigeant et le public ne relèvent pas d’une joute théologique experte. Les profanes ont souvent des préoccupations plus humanistes que théologiques à en croire la question d’une dame au sujet des causes du malheur des Africains. Le dirigeant explique :

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« C’est une compensation. La Guinée est un pays au sous-sol très riche. Mais quand on regarde, c’est un pays pauvre. Le peuple ne peut pas jouir de la richesse : c’est une période de compensation. Le Sénégal a peut-être des ressources mais on vit comme ça dur-dur jusqu’à temps de compenser ».

36Sur ce sujet, une autre personne renchérit :

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« L’Afrique a fait donc beaucoup de maux à Dieu parce que nous avons subi la traite négrière, nous sommes pauvres, donc nous sommes en train de compenser les erreurs ? »

38Le dirigeant de répondre :

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« L’Afrique est riche mais on ne peut pas jouir de la richesse. C’est vrai, on compense. Nous Africains, on se lève et on se dit qu’est-ce qui se passe ? Qu’est-ce qu’on a fait au Bon Dieu. Certains disent que c’est la faute des Blancs. Pourquoi les Blancs font souffrir les Noirs ? Un chercheur blanc d’Afrique du Sud a trouvé une molécule qui détruit tous les êtres qui ont de la mélanine, c’est-à-dire qui détruit tous les Noirs. Pourquoi les Blancs cherchent à décimer la race Noire ? Il y a une raison. Quand un enfant a fait du mal à un enfant, l’autre veut se venger. Ce sont les Noirs qui ont commencé l’esclavage. À l’époque de l’Égypte, c’était des Blancs qui étaient des esclaves. Quand Moïse est venu pour libérer son peuple, le pharaon a envoyé balader Moïse. Mais Moïse allait sauver les esclaves qui étaient Blancs. Le temps passe et la compensation arrive, on ne sait pas pourquoi. Mais l’esclavage, c’est qu’un point. Avec Mahikari, on comprend. On demande pardon à Dieu et on avance. Inutile de demander réparation. On avance et on améliore sa capacité spirituelle et on sera heureux. On prie pour que l’Afrique sorte de cette situation mais il faut que le nettoyage se fasse ».

40Sans autre forme de procès, ce renversement permet de régler les injustices, la question de l’esclavage, pour les dépasser et s’en débarrasser afin de se concentrer sur un travail constructif de purification menant vers le bonheur.

41Après avoir répondu aux questions du public, le dirigeant propose de recevoir okiyome. Il avertit de l’efficacité de la Lumière :

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« Après avoir reçu, quand on va aux toilettes, l’urine peut sentir les médicaments. Ce sont les médicaments qui sortent. Ça sent l’hôpital. Ou alors il peut y avoir une diarrhée. Il ne faut pas l’arrêter. C’est juste pour nettoyer. C’est Dieu qui permet ça. Quand on fait une diarrhée, quand tout est sorti, on se sent léger ».

43Il met en garde également contre les risques de rejet avec cette anecdote :

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« Une femme est venue une fois et, la nuit, elle a rêvé. Quelqu’un lui a dit “si tu retournes là-bas, je te tue”. Elle n’est plus jamais revenue. Elle avait peur. Mais c’est un esprit de rancune qui a vu qu’il allait être dévoilé alors il a tout fait pour qu’elle ne retourne plus. Si ça arrive, il faut venir au dojo, venir me voir pour faire le rapport ».

45À travers cet exemple, le dirigeant démontre l’efficacité de la pratique à la lumière de ses fondements symboliques.

Petits arrangements symboliques des musulmans initiés

Les objets sacrés

46Les objets sacrés suscitent un rejet pour les musulmans, qu’ils soient sénégalais, ivoiriens ou béninois :

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« Il y a beaucoup d’initiés mais il y en a qui viennent et qui repartent. C’est à cause des objets sacrés. Ça dérange certaines personnes. Ça ne convient pas à certaines mentalités. Alors ils sont gênés par les objets sacrés et ils s’en vont ».
(Bintou, Côte d’Ivoire)

48Les dirigeants répondent à cette situation avec expertise en faisant un amalgame :

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« Le musulman qui arrive au dojo, il voit qu’il y a un autel. Dans l’islam il n’y a pas d’autel et en plus de ça, il voit que les gens s’inclinent en direction de l’autel. Alors ça le braque. Parce que dans la religion musulmane, il est dit qu’il ne faut pas se prosterner devant des objets ou des statues. Réaction normale d’un musulman. Mais une fois qu’on lui a expliqué, s’il cherche à comprendre, on lui explique que ce qui lui semble être des objets dans l’autel, ce sont des relais spirituels. Et la notion de relais spirituels va être comprise davantage quand on va parler de la Kabbah à la Mecque. Parce que quand un musulman part à la Mecque, il se prosterne bien devant la Kabbah, à l’intérieur de laquelle se trouve une pierre noire. Bon la pierre noire ce n’est pas Dieu, c’est une pierre, pourquoi il se prosterne ? Donc on explique que c’est parce que la pierre noire de la Mecque est un relais spirituel qu’on se prosterne, mais qu’en réalité la prière qu’on adresse à Dieu monte à Dieu, c’est une vibration et là aussi au dojo, c’est pareil. Il a dit au maître fondateur de faire comme ça et il a fait comme Dieu a demandé et c’est un relais, l’autel peut être considéré donc comme un relais et on s’incline en direction de ce relais mais ça ne veut pas dire que Dieu est là. Dieu il est au centre de l’univers, donc ce n’est qu’un relais alors à ce moment-là il accepte, il commence à accepter. Ceux qui n’ont pas bien reçu l’explication, ils sont restés bloqués ».
(dirigeant, Dakar)

50En Côte-d’Ivoire, les initiés musulmans ont intégré cette donnée comme Modibo : « Se prosterner ne me gêne pas parce que c’est Dieu. Je ne m’occupe pas de l’autel, je prie Dieu c’est tout », d’autres comme Awa au Bénin considèrent que la technique corporelle pour prier Dieu importe peu puisqu’il est unique :

51

« L’objet sacré ? Ça pose pas de problème puisque moi quand je fais mes prières qu’on dise Allah ou Dieu Su, c’est le même Dieu. Pas d’incompatibilité. Non. Je me dis que c’est le même Dieu, que vous vous mettez à genou ou que vous vous couchez ».

Le prophète Sukuinushisama et les mahdi

52Babila est musulmane de la confrérie des Layennes où son père a des responsabilités en tant que technicien du marabout. Bénéficiant de réponses pratiques de sa confrérie, qu’elle s’initie à Mahikari relève d’un tour de force :

53

« Au départ ça me disait absolument rien. Il parlait de quelqu’un qui est revenu. Je sais qu’il y a beaucoup de gens qui viennent actuellement, toutes ces confréries-là, on parle des messies à gauche et à droite. Moi c’était ça mon blocage. [Dans la confrérie layenne] ils parlent déjà du messie. C’est vrai qu’on dit qu’après le prophète Mahomet personne d’autre ne va venir mais chez nous, on nous a dit que notre guide spirituel, c’est la réincarnation du prophète. Donc c’est le messie, il vient à la fin des temps, c’est pour cela que moi j’étais braquée. Donc moi déjà je connaissais la réincarnation mais quand je suis venu à Mahikari, c’était pas aussi évident que ça. Moi j’avais connu le messie, on m’avait déjà parlé d’un messie et là je viens, encore un autre messie, j’ai dit c’est pas possible là ! C’est ça qui fonctionnait pas dans ma tête ».
(Babila, Dakar, Sénégal)

54La réinterprétation de la réincarnation qu’elle connaît depuis sa confrérie la bloque. Mais la clé du « déblocage » de Babila est sa juxtaposition des « contradictoires » ou ce qu’on pourrait appeler un « collage différé » :

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« Après Mahomet les gens disent que personne n’est venu, mais il y a quelqu’un d’autre qui est venu. C’est notre guide spirituel chez les Layennes, il s’appelle Seydina Niman. Et là, on a bien expliqué dans le goseigen, qu’il y a un autre messie qui est venu. Et c’est là où j’ai compris que tout ce qu’on m’avait dit sur la religion musulmane, c’est vrai, et tout ce qu’on dit actuellement sur Mahikari c’est vrai. Il y a un messie pour la religion musulmane, mais il y a aussi un autre messie pour Mahikari. Là où j’ai compris le truc, c’est parce que les périodes diffèrent. Là-bas, il y avait une époque et cette époque-là est en train de terminer et là on est à une nouvelle époque et une autre personne est venue pour rencontrer ses disciples. Je pense que c’est à ce moment-là que j’ai vraiment commencé à me raccrocher à Mahikari ».
(Babila, Dakar)

56En Côte-d’Ivoire, tout comme au Sénégal, la notion de « collage différé » est mobilisée pour parvenir à accepter que Sukuinushisama ait succédé au prophète Mahomet. Le travail symbolique est faible tout comme les efforts d’articulation, ce qui montre que l’intérêt des initiés se trouve dans les bienfaits attendus :

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« Mahomet est le dernier prophète, c’est vrai que la religion musulmane dit ça mais quand on lit Mahikari aussi, on dit qu’en 1900, c’est après Mahomet que Mahikari est né. Donc Mahomet est venu après Jésus. C’est-à-dire qu’après Mahomet, autre chose peut arriver, voilà comment moi je prends les choses. Puisque Jésus est venu et puis après Mahomet est venu et puis maintenant, c’est Dieu Su, Sukuinushisama a envoyé l’art sacré de Mahikari. Et à chaque fois les Enseignements sont pratiquement les mêmes. Ce qu’on dit à la religion musulmane, c’est la même chose qu’on dit à Mahikari. Mais la différence c’est que l’art sacré de Mahikari, on lève la main, on pratique, on transmet ».
(Awa, Abomey, Bénin)

La figure du marabout

58L’émancipation des femmes par rapport au marabout de la confrérie islamique leur offre d’autres perspectives dont l’égalité dans l’accès aux ressources symboliques grâce à un amalgame :

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« Ici, on peut prier, c’est présent. Mahikari est présent. On vient au dojo régulièrement, on fait des activités, il y a des explications, des Enseignements. Il y a plein de choses. Mais c’est difficile pour une femme de prier quand on est musulmane. On ne rentre pas à la mosquée, très peu, ou alors le vendredi on peut, c’est difficile, c’est rigide. Mais à Mahikari, c’est facile, on prie quand on veut. Moi je continue à faire mes prières, les dikhr, je lis le Coran, les sourates, j’adore. Mais c’est pas incompatible avec Mahikari, pas du tout ».
(Aminata, tidjane, fille de marabout, Dakar)

60Le bénéfice trouvé auprès de Mahikari ressemble bien à un besoin de s’individualiser :

61

« Avant, quand j’allais pas bien, j’allais voir les marabouts. J’ai connu Mahikari mais je venais juste pour ma personne. Je cherchais quelque chose pour que j’aille mieux. Je recevais, je me sentais bien, après je dormais bien alors voilà, c’est tout. Et puis j’allais voir les marabouts pour ça aussi, juste pour que je me sente mieux, pour ma personne. Mais après, j’ai compris que Mahikari permettait de se rapprocher de Dieu. [La religion musulmane ne le permet pas] car il y a le marabout. On confie tout au marabout. On compte sur lui pour tout arranger, mais c’est pas ça. Mahikari apprend à se responsabiliser, à se prendre en charge ».
(Aminata, Dakar)

62Les musulmans initiés à Sukyo Mahikari ne sont pas des experts en théologie, ce qui les dispose à une certaine réceptivité. Souvent ils ont grandi dans des familles mixtes (catholique et musulmane) ou ont fréquenté les établissements scolaires catholiques. Lorsqu’ils font partie de confréries islamiques, il s’agit surtout de femmes appartenant à la tidjanyya, une confrérie plus accommodante que d’autres de par son histoire, ou même issues d’une famille maraboutique. Loin de freiner l’initiation à Mahikari, ce sont les perspectives d’émancipation entrevues qui les poussent à persévérer dans cette voie, d’autant plus qu’elles sont encouragées à la multi-appartenance. Car c’est bien pour accéder à des bienfaits que les musulmans s’initient. Les uns trouvent dans Mahikari une protection contre les angoisses d’attaques de sorcellerie dues à leur statut de fonctionnaire, les autres puisent une force morale et spirituelle face à des enjeux sociaux fragilisant les individus dans les milieux urbains.

63Ces bienfaits se gagnent à condition que les initiés se plient à des arrangements symboliques relevant d’un « syncrétisme qui ne travaille pas », qui caractérise l’individualisation des croyances des sociétés contemporaines [22]. Dans le cas de Mahikari, contrairement aux cultes brésiliens et afro-américains [23], le système de sens de départ est un système cohérent, fabriqué à partir d’un corpus largement issu du shinto et de quelques éléments de la tradition chrétienne [24]. Les initiés sont soumis sans concession à l’apprentissage des « pré-contraintes » fortement revendiquées par le groupe. D’ailleurs, ces « pré-contraintes » ne sont pas réinterprétées, ce qui leur donne un caractère « magique » [25], garant d’une efficacité. Guidés par leurs besoins individuels, les initiés s’adonnent ensuite à des logiques tantôt dictées par des dirigeants, tantôt personnelles, relevant du « collage post-moderne » analysé par André Mary. Ils mobilisent au gré de leurs réflexions spirituelles l’analogie, l’amalgame ou la juxtaposition de contraires afin de rétablir une cohérence entre leur système de sens issu de leur religion d’origine et celui de Mahikari. Les initiés parlent essentiellement de compréhension des Enseignements et ne fabriquent pas de nouvelle synthèse. Si le collage facilite les initiations, les décollages furent à la hauteur du succès de Mahikari à une époque où les nouveaux mouvements religieux avaient carte blanche, notamment dans la Côte d’Ivoire des années 1970-80. Aujourd’hui, les dirigeants misent sur des initiés ayant réalisé un collage solide, ce qui entretient un entre-soi certes modeste – Mahikari étant un mouvement minoritaire – mais garant de sa survie.

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Camp international de reboisement au Sénégal (2012)

Notes

  • [1]
    Susumu Shimazono, 1991, « The Expansion of Japan’s New Religions into Foreign Cultures », Japanese Journal of Religious Studies, 18/2-3.En ligne
  • [2]
    Au Congo-Kinshasa et Brazzaville, Angola, Pointe Noire, Cap vert et Centrafrique.
  • [3]
    Victor W. Turner, 1990, Le Phénomène rituel : structure et contre-structure, Paris, Puf : 183.
  • [4]
    Frédérique Louveau, 2012, Un prophétisme japonais en Afrique de l’Ouest. Anthropologie religieuse de Sukyo Mahikari (Bénin, Côte d’Ivoire, France, Sénégal), Paris, Karthala (préface de Georges Balandier, postface de Jean-Pierre Dozon).
  • [5]
    Par exemple, l’Église Universelle du Royaume de Dieu, André Corten, Jean-Pierre Dozon et Ari Pedro Oro (dir.), 2003, Les nouveaux conquérants de la foi. L’Église universelle du royaume de Dieu (Brésil), Paris, Karthala.
  • [6]
    Claude Lévi-Strauss, 1962, La pensée sauvage, Paris, Plon : 31.
  • [7]
    Ibid., p. 33.
  • [8]
    Denys Cuche, 1994, « Le concept de « principe de coupure » et son évolution dans la pensée de Roger Bastide », in Philippe Laburthe-Tolra, Roger Bastide ou le réjouissement de l’abîme, Paris, L’Harmattan : 81.
  • [9]
    André Mary, 1999, Le défi du syncrétisme. Le travail symbolique de la religion d’Eboga (Gabon), Paris, Éditions de l’Ehess ; André Mary, 2000, Le bricolage africain des héros chrétiens, Paris, Cerf.
  • [10]
    Danièle Hervieu-Leger, 2001, La religion en miettes ou la question des sectes, Paris, Calman-Lévy.
  • [11]
    Kentaro Shibata, 2000 (1993), Daiseishu. Le Grand Maître Sacré, L.H. France Sarl.
  • [12]
    Peter B. Clarke, 1999, Bibliography of Japanese New Religions with annotations and an introduction to Japanese New Religions at home and abroad, Richmond, Surrey, Curzon Press : 225.
  • [13]
    Jean-Pierre Berthon, 1985, Omoto. Espérance millénariste d’une nouvelle religion japonaise, Paris, Atelier Alpha Bleue.
  • [14]
    Winston Davis, 1980, Dojo. Magic and Exorcism in Modern Japan, California, Stanford University Press : 3.
  • [15]
    Peter B. Clarke and Jeffrey Sommers (eds), 1994, Japanese New Religions in the West, Japan Library, Curzon Press, Sandgate (Folkestone, Kent).
  • [16]
    Kentaro Shibata, op. cit., p. 62.
  • [17]
    Nous utilisons des pseudonymes pour préserver l’anonymat des initiés.
  • [18]
    Catherine Cornille, 1993, « Le dilemme du recours thérapeutique dans une nouvelle religion japonaise », in François Lautman et Jacques Maître (dir.), Gestions religieuses de la santé, Paris, L’Harmattan : 237-246.
  • [19]
    Marc Augé et Claudine Herzlich, 1986 (1984), Le sens du mal. Anthropologie, histoire, sociologie de la maladie, Paris, Éditions des archives contemporaines.
  • [20]
    Brian J. Mac Veigh, 1997, Spirits, Selves, and Subjectivity in a Japanese New Religion. The Cultural Psychology of Belief in Sukyo Mahikari, Lewiston, Queenston, Lampeter, The Edwin Mellen Press.
  • [21]
    Max Weber, 1996, Sociologie des religions, Paris, Gallimard.
  • [22]
    André Mary, 2001, op. cit.
  • [23]
    Roger Bastide, 1960, Les religions africaines au Brésil : contribution à une sociologie des interpénétrations de civilisation, Paris, Presses Universitaires de France ; André Mary, 1994, « Bricolage afro-brésilien et bris-collage postmoderne », in Philippe Laburthe-Tolra, op. cit.
  • [24]
    Catherine Cornille, 1991, « The Phoenix Flies West : The Dynamics of the Inculturation of Mahikari in Western Europe », Japanese Journal of Religious Studies, 18/2-3 : 265-285.
  • [25]
    Françoise Champion, 1994, « La « nébuleuse mystique-ésotérique : une décomposition du religieux entre humanisme revisité, magique, psychologique », in Le défi magique, textes réunis par Jean-Baptiste Martin et François Laplantine, Lyon, Pul, Coll. Crea : 315-326.
Français

Dans des pays d’Afrique jusque là dominés par l’islam ou le christianisme, l’offre religieuse se diversifie. On assiste à la réactivation de cultes traditionnels (dont le vodun) et à l’introduction de mouvements religieux issus de contextes très différents. L’article étudie le contexte (« miracle ivoirien »), les modalités (individualisation des croyances, bricolage syncrétique) et les raisons de l’implantation du mouvement Sukyo Mahikari, inspiré du shinto, fondé au Japon en 1959 par un officier de l’armée impériale, qui a trouvé une audience peu prévisible dans les populations urbaines africaines.

English

From Islam to Shintoism

The initiation of Muslims into a Japanese religious movement in West Africa (Benin, Côte d’Ivoire, Senegal)

From Islam to Shintoism

In African countries previously dominated by Islam or Christianity, religious practices are diversifying. We are witnessing the revival of traditional religions (including Vodun) and the introduction of religious movements from very different religious backgrounds. This article examines the context (the “Ivorian miracle”), the forms (individualized beliefs, syncretic bricolage), and the reasons for the establishment of the Sukyo Mahikari movement, inspired by Shintoism, founded in Japan in 1959 by an officer of the imperial army. African urban populations have constituted an unexpected audience for Sukyo Mahikari’s teachings.

Frédérique Louveau
Centre d’Étude des religions
Université G. Berger, Saint-Louis du Sénégal
Centre d’Études africaines (Umr 194 Ehess-Ird)
Mis en ligne sur Cairn.info le 24/04/2014
https://doi.org/10.3917/hmc.028.0079
Pour citer cet article
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