CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1La migration internationale est un sujet privilégié pour les médias depuis quelques années. On relate les mésaventures de ressortissants d’Afrique subsaharienne mettant leur vie en jeu pour rejoindre les côtes européennes par des moyens de transport précaires, à l’instar des pirogues sénégalaises s’échouant au large de Lampedusa. En parallèle de ces flux migratoires vers le nord, des circulations vers le sud se densifient depuis les années 2000. Si les médias s’y intéressent sporadiquement, les réalisateurs de cinéma proposent des scénarios à l’identique de ce que vivent les migrants subsahariens. Une série télévisée au Kenya, « Usoni » [1], met en scène les aventures d’un couple fuyant une Europe ravagée en 2062 par les catastrophes climatiques pour gagner l’eldorado, une Afrique développée et prospère. En 2007, Sylvestre Amoussou propose la fiction « Africa Paradis » se déroulant en 2033 : les « États-Unis d’Afrique » devenus économiquement développés doivent gérer le flux important de migrants européens tentant de quitter une Europe en sous-développement pour atteindre cet eldorado africain bien gardé. Les Européens esquivant le chômage et ayant obtenu le précieux visa s’échinent pour leur survie dans des travaux peu valorisés et pénibles. Ces films dénoncent les conditions de vie des immigrés africains en Europe en inversant les situations.

2Au Sénégal, en matière d’immigration internationale, les Européens occupent la deuxième position après les Africains de l’Ouest [2]. Pour ce qui concerne cet article, il ne s’agit pas de rendre compte des itinéraires d’expatriés ni de « volontaires » travaillant dans des ONG ni de touristes, mais d’individus ayant fait le choix de s’installer dans la ville de Saint-Louis. Concentrés sur l’île de Saint-Louis et dans des quartiers situés sur la partie continentale (Ndiolofène, Sor, Darou, Cité Vauvert, Bango, Gandiol), ce sont autant des retraités que des cinquantenaires en activité professionnelle et des plus jeunes en quête d’un avenir. Ils sont français, belges ou espagnols. Saint-Louis, cinquième ville du pays, ancien comptoir français et ancienne capitale de l’Afrique-Occidentale française, du Sénégal et de la Mauritanie a été classée au patrimoine mondial de l’UNESCO en 2000. Son histoire coloniale singulière, son influence culturelle historique et son patrimoine associé en font un lieu où se croisent des mondes à la fois français, créoles et sénégalais, entraînant une cohabitation métissée d’individus vivant des enjeux économiques, identitaires et existentiels propres.

3La mobilité des Européens a fait l’objet de travaux ayant porté sur les expatriés français en Chine et leur adaptation à l’expérience locale [Fernandez, 2001] et sur les circulations entre l’Europe et l’Afrique du Nord [Péraldi, 2007]. Hélène Quashie [2009a] se consacre aux questions de l’interculturalité et des négociations du vivre ensemble entre les populations locales et celles qu’elle qualifie de « touristes semi-résidents » sur le littoral de la Petite Côte et du Saloum au sud de Dakar. Ces Européens investissent dans les infrastructures du tourisme (hôtels, campements, maison d’hôtes) dont les stéréotypes sont loin d’être remis en question. Dans les relations avec les populations locales, chacun perpétue ses propres représentations de l’autre, ce qui engendre des rapports sociaux ambigus et conflictuels. Ce sont ces malentendus que les Européens vivant à Saint-Louis rejettent lorsqu’ils se revendiquent résidents et surtout pas touristes, encore moins expatriés et non plus migrants. Ils refusent d’être assimilés aux expatriés, employés par des sociétés étrangères, car pour eux ce statut est associé à une posture de domination d’individus ne souhaitant pas s’intégrer localement, vivant dans un monde aseptisé, le temps d’une mission les rattachant à leur pays d’origine. Ils refusent aussi le qualificatif de touriste qu’ils associent au regard naïf de l’étranger, déconnecté des enjeux locaux. Ils hésitent sur le statut de migrant, à cause de sa connotation négative qui renvoie, dans leur imaginaire, à une mobilité forcée sans possibilité de retour.

4Ils se qualifient de résidents, un statut attribué par l’État sénégalais sur dossier, aux personnes dont le séjour dépasse trois mois, mettant ainsi l’accent sur la construction d’un style de vie à laquelle ils ont procédé pour mener une vie meilleure dans un pays choisi. Ils ont privilégié Saint-Louis plutôt que la Petite Côte, car ce lieu leur offre le sentiment de vivre un style de vie plus intense et ayant un sens plus raffiné que la recherche du soleil et de la mer des touristes. En cela, ils rejoignent la démarche des Anglais établis dans les Alpes françaises [Geoffrey, 2007], dans le Lot [Benson, 2009], en Espagne [O’Reilly, 2003] ou celle des Européens du Nord vivant au Portugal [Torkington, 2010], des Japonais en Australie [Sato, 2001]. Ces expériences migratoires sont conceptualisées sous le terme de lifestyle migration par Benson et O’Reilly : « lifestyle migration is the spatial mobility of relatively affluent individuals of all ages, moving either part-time or full-time to places that are meaningful because, for various reasons, they offer the potential of a better quality of life [2009, p. 361] ». Loin d’être une résidence alternée, la mobilité des Européens de Saint-Louis se caractérise par une installation à l’année et un voyage du sud au nord pour les vacances d’été. Ce voyage est vécu comme un moyen de se ressourcer avant de recommencer en septembre un nouveau cycle au sud et y redynamiser leur style de vie à travers leurs activités professionnelles, culturelles et leurs sociabilités locales, qui opèrent comme un miroir valorisant de leur expérience. Le terme « migrant » n’est jamais utilisé dans les médias pour désigner les Européens vivant à l’étranger, réservé aux Africains des anciennes colonies [Torkington, 2010]. Il caractérise pourtant ces individus de plus de 15 ans résidant depuis plus d’un an dans un pays dont ils ne sont pas ressortissants [CEDEAO-CSAO/OCDE 2006]. Les Européens saint-louisiens se voient comme « aventuriers », un terme attribué aussi aux migrants africains [Bredeloup, 2002, 2014] qui pourraient à leur tour être qualifiés de résidents, lorsqu’ils définissent leur propre style de vie, à l’instar des colporteurs africains à Marseille décrits par Bredeloup et Bertoncello [2004].

5Dans cet article, nous nous intéressons à la pluralité des figures de migrants européens installés dans la ville de Saint-Louis du Sénégal pour comprendre la manière dont ils s’approprient différentes ressources urbaines, culturelles ou naturelles (patrimoine, histoire, paysages), pour documenter leur insertion et la construction d’un style de vie personnalisé. Les données ethnographiques sont issues d’enquêtes de terrain menées en 2014 à travers des observations participantes et des entretiens auprès d’Européens résidant en ville. Étant résidente européenne depuis plus de deux ans, car enseignante à l’université de Saint-Louis, nous avons choisi nos interlocuteurs, au gré des rencontres ordinaires et à l’occasion de collaborations avec eux dans des activités scientifiques que nous avons organisées en ville. D’abord, nous décrirons la pluralité des figures de migrants européens, ensuite nous nous intéresserons aux usages qu’ils font des ressources de la ville et enfin, nous aborderons la manière dont leur expérience personnelle se traduit dans le registre de la participation à un développement imaginé des pays du Sud.

Le « monde » des migrants européens de Saint-Louis

Une diversité de figures de résidents

6Les Européens sont visibles dans les rues de Saint-Louis toute la journée, contrairement à Dakar où les expatriés se pressent aux heures ouvrables au centre-ville et dans le quartier du Plateau concentrant les sièges des entreprises et les tours administratives. À Saint-Louis, la diversité des profils des Européens y cohabitant est frappante, même s’ils sont perçus par les Sénégalais comme un groupe solidaire souhaitant entretenir un entre-soi qu’ils labellisent par l’expression « Toubab [3] de Saint-Louis ». Dans la cité, se côtoient de jeunes gens (entre 20 et 40 ans), des moins jeunes (entre 40 et 60 ans) et des plus âgés (retraités), en majorité des femmes, évoluant chacun dans leurs univers propres, investissant des domaines professionnels différents selon les âges qui conditionnent aussi les sociabilités : si le soir, les moins jeunes se retrouvent pour l’apéritif dans l’hôtel d’un ami, les jeunes occupent les bars tenus par leurs aînés, écoutant les concerts en compagnie de jeunes Sénégalais. La dynamique des résidents de Saint-Louis se différencie de celle de la Petite Côte, où les retraités, des « touristes semi-résidents », consomment une retraite investie dans l’économie du tourisme de masse [Quashie, 2009] « où ils vivent dans des villas luxueuses entre Blancs » (Entretien Yvette, 2014). Les retraités résidant à Saint-Louis concrétisent un projet de retraite mûri devenant souvent un projet professionnel. Les créneaux investis sont l’hôtellerie ou le campement dans un lieu de nature, l’hôtel-restaurant haut de gamme en ville, la maison d’hôtes sur l’île comme support à la restauration du patrimoine et alternative au tourisme de masse, le musée, la galerie d’art, quête identitaire ou bien repos après une carrière professionnelle achevée. Afin de se constituer un complément de retraite, des Français et des Belges investissent à Saint-Louis dans des hôtels offrant à leur clientèle (Européens et bourgeoisie sénégalaise) les ressources naturelles qu’elle attend et celles de la ville en restant dans sa proximité pour couper avec l’agitation urbaine et la routine professionnelle, chacun déclinant le romantisme de la ville à sa manière. Des maisons issues du patrimoine colonial ont été restaurées en maisons d’hôtes dites « de charme », proposant aux clients un séjour au cœur de l’histoire de Saint-Louis. Des lieux historiques ont été réhabilités en musée et galerie d’art, en complément d’une boutique et d’un atelier de conservation des savoir-faire locaux tandis que d’autres ont été investis pour donner le cadre d’une retraite rêvée. Les retraités sont surtout issus de la classe moyenne, voire supérieure : commerçant, ingénieur, financier, infirmière, commercial dans le domaine médical, universitaire, enseignant, artiste. Veufs ou divorcés, certains se sont remariés sur place avec une femme ou un homme sénégalais.

7Même si les retraités animent la ville avec leurs activités complémentaires, la population européenne menant une activité rémunératrice concerne des personnes de 40 à 50 ans (environ son tiers). Ils ont investi dans des restaurants, bars, boîtes de nuit, salons de thé ou mis en place des résidences d’artistes, des galeries d’art, des librairies, des boîtes d’infographie. Étant tous à la tête de leur entreprise, ils sont employeurs de main-d’œuvre locale. Contrairement aux retraités qui se sont entourés de Sénégalaises faisant tourner la maison d’hôte depuis longtemps, ces entrepreneurs sont exposés aux critiques de la population locale sur les conditions salariales de leurs employés. On les soupçonne d’avoir flairé le bon filon sans vouloir redistribuer les bénéfices.

8L’installation des trentenaires est conditionnée par les opportunités professionnelles. Désirant s’installer à Saint-Louis avec un projet professionnel en continuité avec leur métier, ils sont peu nombreux à investir dans une entreprise, cherchant plutôt à se faire employer. Lorsque le manque d’opportunités a raison de leur projet d’installation, ils repartent dans leur pays pour le repenser. Il s’agit surtout de jeunes femmes travaillant dans les services sociaux. Les femmes créant leur entreprise (salon de thé ou auberge) sont minoritaires et mariées avec de jeunes Sénégalais rencontrés en Afrique lors d’une mission humanitaire de jeunesse. C’est dans le sillage de ces histoires d’amour interculturelles que les femmes s’installent à Saint-Louis. Lorsqu’elles ne trouvent pas de travail et qu’elles persistent, les jeunes Sénégalais considèrent qu’elles perdent leur temps dans un lieu où le chômage est vu comme une fatalité, où toute initiative est jugée vouée à l’échec. Même si elles construisent un style de vie qu’elles jugent être « au plus près des réalités africaines », car elles tiennent à être en interaction quotidienne avec les populations locales, ces femmes sont pourtant assimilées à des individus assouvissant des désirs d’évasion en dissimulant des pertes de repères. L’installation des Européens se réalise à l’issue d’un parcours marqué par des histoires personnelles et les possibilités sur place de s’intégrer dans le tissu urbain.

La route vers Saint-Louis

9Les Européens se mêlent aux descendants des familles métisses historiques et aux héritiers d’anciens gouverneurs, les propriétaires d’une grande partie du patrimoine. Si ces derniers sont nés à Saint-Louis, les résidents s’y sont installés à l’issue de deux types de parcours : l’humanitaire et les vacances. Les retraités, avant d’y résider, ont effectué plusieurs séjours à Saint-Louis dans des cadres divers comme Ariel, qui y a enseigné dans les années 1970 pendant son service militaire. Après être revenu plusieurs fois en vacances, il a acheté une maison sur l’île pour, dit-il, s’intégrer dans le quartier et connaître la population locale et les élites. Cette démarche facilita plus tard la concrétisation de son projet de retraite, consistant en l’acquisition d’une grande maison, issue du patrimoine architectural colonial qu’il restaura en maison d’hôtes à destination du tourisme dit « de découverte » dans les années 2000. Les Saint-Louisiens ne ressemblent aux « touristes semi-résidents » de la Petite Côte que sur le fait qu’ils s’installent après plusieurs courts séjours [Quashie, 2009]. Ils s’en distinguent par leur volonté de se fondre dans la localité. À Saint-Louis, l’insertion des étrangers, dans le domaine de l’hôtellerie, est conditionnée par leur intégration dans le réseau des collègues sur place. L’installation d’un nouvel hôtelier ne peut se faire sans l’accord des familles créoles et des élites locales : si les premiers pourvoient en conseils et facilités d’installation, les autres veillent à la régulation administrative de la nouvelle activité. Au quotidien, la dynamique entre les résidents est entretenue par la fréquentation des différents établissements par les uns et les autres, engagés ainsi dans leur fonctionnement et dans des réseaux d’interconnaissance.

10L’installation est également liée à une « quête d’Afrique », une recherche de terre lointaine répondant à l’imaginaire de la nature sauvage et de populations aux traditions vivantes telles que l’exprime le Français « Gorgui Robert » [4] [Seck, 2009]. Dans le récit de son expérience migratoire recueillie par un écrivain sénégalais qui en fit un ouvrage, il met en scène son parcours. Après plusieurs allers-retours effectués à l’occasion de sa participation au rallye aérien « Toulouse-Saint-Louis », Robert est tombé amoureux de la ville, dès les années 1980. Ce rallye aérien, fondé sur la revitalisation de la mémoire des pionniers de l’Aéropostale reliant la France au Brésil, a lieu chaque année et amène des aviateurs français sur les traces de Mermoz, qui descendent à l’Hôtel de la Poste, là même où il se reposait. Gorgui s’y installa pour sa retraite et acquit l’hôtel du Palais en centre-ville. D’autres ont rencontré Saint-Louis au cours d’une carrière universitaire en Belgique dans le cadre de jumelage entre des universités. Les activités de coopération amorcèrent les désirs d’une retraite sénégalaise dans un paysage et un climat considérés comme idylliques. D’autres encore, en quête identitaire, enfants issus de mariages mixtes, ont posé leur valise à Saint-Louis pour la retraite dans le but d’apprendre à apprivoiser une double identité et une histoire personnelle en habitant avec leurs grands-parents paternels rencontrés pendant les vacances dans les années 1960. Enfin, les destins se jouent de même sur des hasards et des coups de cœur, à l’instar de Paul accompagnant une architecte dans l’inventaire du patrimoine de Saint-Louis pour l’Unesco : « je devais rester une semaine, finalement j’ai acheté cette maison et je suis resté » et de Patrick stoppant le tour d’Afrique qui devait couronner sa retraite : « je suis tombé en panne de voiture à Saint-Louis, je ne suis jamais reparti ; j’ai senti que c’était là que je devais m’arrêter » ; il acheta une maison sur l’île.

11Si Saint-Louis attire toujours des Européens, les résidents les plus anciens ont connu l’époque d’effervescence de la ville dont le souvenir alimente une nostalgie et un espoir de renouveau. Des années 1960 à 1980, la ville était bouillonnante, l’économie florissante. Alors que les maisons de commerce qui prirent le relais des comptoirs, au début de la colonisation, avaient disparu, à Saint-Louis, la maison de commerce Maurel Prom, fondée en 1831 et à l’origine de la création des premières compagnies d’électricité, était toujours en activité : « Il y avait plein de boutiques. Il y avait du monde, c’était très animé à Saint-Louis. Le samedi, on ne pouvait même pas marcher dans les rues tellement il y avait du monde » se souvient Antoinette. Cette effervescence attirait de nombreux visiteurs qui aimaient passer le week-end à Saint-Louis, bénéficiant de voies de communication la rendant très accessible. Par la route nationale reliant la République islamique de Mauritanie au Sénégal, les Mauritaniens se rendaient à Saint-Louis toutes les fins de semaine pour se détendre et s’amuser. L’aéroport international, situé à quelques kilomètres de la ville, accueillait la ligne Paris-Saint-Louis, une fois par jour, ainsi que de nombreux vols intérieurs. La circulation était optimale : les hommes politiques atterrissaient avec leur avion privé, le temps de régler leurs affaires et les expatriés de Dakar y passaient quelques jours. Antoinette se souvient : « les coopérants venaient de tout le Sénégal pour passer le week-end, c’était très animé. Il y avait des choses à faire et ils pouvaient flâner… Ils faisaient vivre Saint-Louis. Ils venaient danser, boire un verre, se promener, faire les boutiques… » Cette ambiance pétillante faisait de Saint-Louis une ville attirante pour les migrants européens qui s’imaginaient un avenir radieux, et une étape obligée pour les touristes qui entretenaient son dynamisme, à la fois par leur présence et par l’apport de devises indispensables au maintien de l’économie locale.

12Le tourisme – pivot de l’économie – au Sénégal a connu une période faste pendant les années 1970 et Saint-Louis a profité du fait que le secteur touristique a fait l’objet d’une importante planification de la part de l’État socialiste, entre les années 1960 et 2000. Pourtant, elle n’a pas bénéficié de la même promotion touristique que la Petite Côte, où « la mise en tourisme de cette zone s’inscrit dans la logique de promotion de nouvelles destinations balnéaires “tropicales” qui doivent répondre aux enjeux que représente la nouvelle dimension d’un tourisme exotique “de masse” à la recherche de quelques bases privilégiées » [Dehoorne, Diagne, 2008]. Puis à compter de l’année 2000, et pendant ses deux mandats, le gouvernement d’Abdoulaye Wade freina le développement touristique. En 2012, l’arrivée au pouvoir de Macky Sall semble redonner une priorité au développement du secteur touristique [5]. Saint-Louis a connu une période faste qui serait liée à sa qualité de capitale de l’Afrique-Occidentale française, de la Mauritanie et du Sénégal, qu’elle conserva jusqu’en 1957 et au développement d’importantes infrastructures scolaires d’où sortirent de nombreux chefs d’État. Mais dans les années 1980, Saint-Louis commença à ressentir son déclin : les coopérants français étaient rentrés, la maison Maurel Prom et de nombreuses boutiques disparurent et, dans les années 2000, la fermeture de l’aéroport acheva d’isoler la ville frappée par la crise générale du tourisme.

13Mais déjà en 1991, à Saint-Louis, était créé un syndicat d’initiative par des opérateurs touristiques et des commerçants pour promouvoir et développer le tourisme local. Ils misaient sur le tourisme culturel et de découverte, marquant une distinction toute saint-louisienne par rapport aux zones touristiques comme la Petite Côte ou la Casamance où les loisirs balnéaires étaient privilégiés. Ariel est catégorique : « Il y a une part d’esthétisme de notre part, parce qu’il vaut mieux faire de belles choses que de vilaines choses, mais c’est pas l’objectif. L’objectif c’est de cristalliser sur Saint-Louis un tourisme qui ne soit pas du tout celui de Saly, même celui du Saloum parce que le Saloum c’est bucolique, c’est de l’eau partout, on se balade en pirogue, ça n’a rien à voir, c’est une autre offre. La Casamance, c’est encore une autre déclinaison » (Entretien Ariel, 2014). Appuyés par la Région Nord-Pas-de-Calais en France, l’ambassade de France au Sénégal et le maire, les opérateurs touristiques saint-louisiens ont pris en charge leur propre développement touristique, l’atout de Saint-Louis étant son patrimoine architectural et culturel, sur lequel misent les autorités politiques comme les particuliers.

Les usages de ressources urbaines

Les usages du « doomu ndar » par les anciens

14Forts de cette originalité saint-louisienne, les entrepreneurs de petites activités culturelles mettent en valeur les ressources historiques de la ville, ce qui perpétue son romantisme. Ce dernier est consolidé par la conscience des populations locales d’appartenir à une cité d’exception où l’on vit avec distinction et pour lesquelles le doomu ndar[6] caractérise toujours l’identité saint-louisienne, ce qui s’oppose à l’absence d’identification collective autour du patrimoine de la population de l’île de Gorée [Quashie, 2009b]. Ainsi, le syndicat d’initiative a procédé à la formation de guides touristiques professionnels, ainsi qu’à la conception de parcours d’interprétation et de circuits de découvertes des sites et monuments, en posant des plaques indicatives dans les rues. Ce travail a mobilisé des spécialistes (géographes, historiens) et les notables pour construire des « lieux de mémoire » [Nora, 1997]. Si le syndicat est le garant de ces axes prioritaires pour développer les attraits touristiques saint-louisiens, les Européens s’approprient ces ressources à leur manière tout en souhaitant apporter leur contribution au romantisme local et faire entrer Saint-Louis dans le « temps du patrimoine » [Fabre, 2013].

15Choisir Saint-Louis, c’est s’offrir la possibilité de donner vie à ses passions culturelles et « émotions patrimoniales » [Fabre, ibid.]. Jeanne, née d’une mère française et d’un père saint-louisien, s’y est installée pour réaliser son rêve de vivre la deuxième partie de sa vie sur la terre de ses ancêtres sénégalais et se réapproprier son histoire. Elle n’a pas choisi de vivre sa quête identitaire auprès de ses ancêtres de l’île de Gorée, car, dit-elle : « j’aime avant tout Saint-Louis parce que c’est une ville d’ouverture sinon je ne suis pas sûre que je serais restée. J’adore Gorée, mais c’est trop connoté donc c’est vraiment la ville d’ouverture qui m’intéresse, ce qu’elle peut devenir donc l’action » (Entretien Jeanne, 2014). Dans une autre perspective, Ariel a choisi Saint-Louis pour son projet de restauration du patrimoine et d’ouverture d’une maison d’hôte. Bien que tenté lui aussi par l’île de Gorée, sans tenir compte du fait qu’il possédait déjà une maison de vacances à Saint-Louis depuis les années 1970, il s’y installa, convaincu de pouvoir mieux s’y intégrer à travers ses activités culturelles : « J’ai bien fait de ne pas y aller parce que Gorée, c’est pire qu’à Saint-Louis, Gorée c’est un petit microcosme de 950 habitants résidents permanents, donc ça doit être une prise de tête permanente entre les métis, les autres tout ça. Ici, on peut être copain avec le coiffeur d’en face, il y a quand même des échanges » (Entretien Ariel, 2014). Ces Européens ont fondé en 2009 une association de sauvegarde du patrimoine avec quelques personnalités locales dont une signare[7] et un Sénégalais, comme pour reformer la diversité culturelle historique saint-louisienne au temps du comptoir. Inspirée des « journées du patrimoine », une activité annuelle fait découvrir les maisons et les sites historiques en impliquant les étudiants de l’université à travers une offre de stages rémunérés.

16Dans le sillage du patrimoine, d’autres investissent le créneau des savoir-faire. Dans un bâtiment historique, ils mettent en valeur des ressources culturelles locales, supports de l’identité africaine, par des expositions, des activités éducatives et pédagogiques. C’est le cas d’une Française, amoureuse des textiles africains et surtout du pagne tissé mandjak. Elle a fondé en 2012 une association dont l’un des objectifs est « la sauvegarde, la protection et l’incitation au respect du patrimoine textile de Saint-Louis et du nord Sénégal, et plus largement de l’Afrique de l’Ouest ». Au début, elle transforma sa maison en une boutique d’exposition et de vente de pagnes tissés anciens qu’elle collectionne, et elle en fait fabriquer des contemporains par des artisans, employés dans son atelier depuis 15 ans. Après avoir acquis les magasins Singer [8], elle y installe son « Conservatoire des arts et des métiers de l’élégance » [9], où elle accueille des scolaires qu’elle initie au tissage. Elle forme aussi des Sénégalaises aux techniques de broderie qu’elle considère comme « ancestrales et dénuées d’influences étrangères ». Sa démarche de valorisation des produits locaux sénégalais, en les adaptant à un public international haut de gamme, rappelle fortement celle de Aïssa Dione, une designer textile métisse ayant créé à Dakar une entreprise florissante de fabrication de tissus et de meubles contemporains selon des techniques « ancestrales » (des savoir-faire mandjak également). Dans un autre registre, l’ancienne maison de commerce Maurel Prom a été rachetée par un ancien hôtelier français résidant en Afrique depuis l’enfance, et transformée en librairie. Outre les livres, on y valorise des productions locales comme des masques en bois, des cartes postales anciennes illustrant le patrimoine architectural saint-louisien, représentant des figures de l’histoire locale ou les graffitis contemporains des murs de la cité ; la nostalgie coloniale et les représentations de l’identité africaine contemporaine se mélangent, alimentant le romantisme de Saint-Louis.

17L’impression de créativité est au centre des activités des résidents. Alors que l’État, depuis le classement de Saint-Louis au patrimoine mondial, réglemente les permis de construire et impose une architecture pour les travaux d’envergure, les constructions ex nihilo sont le support de créations architecturales. Dans les années 1970, les architectes avaient acquis des demeures où ils donnaient libre cours à leur créativité. Aujourd’hui, ils tiennent encore une place centrale dans les transactions patrimoniales, sollicités par les Européens pour construire la maison de leur rêve ou encadrer les projets de restauration. Ils sont mis au défi d’allier modernité et respect des matériaux du passé comme l’a fait Ariel, un précurseur : « J’étais le premier à faire de la chaux, j’ai récupéré des matériaux anciens, de vieux bois, des tuiles, etc. Et au début, tout le monde m’a pris pour un barge. À la fin de la restauration, les gens m’ont dit : ah ! c’est bien ce que tu as fait ! Et ça m’a permis de m’intégrer, il y avait de la reconnaissance y compris des gens de la rue » (Entretien Ariel, 2014). Ces projets de restauration ont abouti à la création de maisons d’hôtes, mobilisant le registre de l’imaginaire colonial pour définir son « charme » : si les uns reçoivent dans « une demeure sénégalaise restaurée dans le pur style colonial », les autres proposent de « se reposer sur la route des comptoirs » dans l’« ancien entrepôt de gomme arabique de la maison Devès, des commerçants mulâtres d’origine bordelaise » ou encore dans une maison « authentiquement coloniale » restaurée telle qu’elle l’était en 1848. Les maisons d’hôtes inspirées de l’imaginaire de la colonie et des comptoirs contrastent avec des hôtels plus excentrés, misant sur les atouts de la nature. Nichés entre le fleuve et l’océan atlantique, ceux-là puisent dans l’imaginaire de la savane africaine avec ses animaux et ses paysages sauvages, jouxtant les parcs naturels nationaux.

18Les résidents s’investissent aussi dans le domaine de l’art, entretenant l’imaginaire de la vie intellectuelle qui régnait à Saint-Louis avant les Indépendances. Des galeries occupent des maisons du patrimoine, valorisant le travail d’artistes africains. Des Finlandais ont fondé une résidence d’artistes pour promouvoir la culture sénégalaise et favoriser des échanges. Le « Festival de jazz » de Saint-Louis, le plus important du continent créé en 1994 jouit d’une renommée internationale. Première attraction saint-louisienne, il fait affluer chaque année une foule considérable ; ce qui en fait un atout pour le tourisme tout en entretenant le romantisme de la ville avec un imaginaire potentiellement axé sur La Nouvelle-Orléans. D’autres initiatives animent la ville : le Festival Métissons, trois jours de musique alliant des groupes sénégalais et européens, organisé par un résident français engagé dans la valorisation du métissage culturel et du cosmopolitisme de la ville, le Festival de danse Duo Solo (dirigé par une Française), le Festival du Sahel (organisé par un descendant de familles métisses saint-louisiennes) accueillant des concerts dans le désert de Lompoul, etc. Ces événements bénéficient d’importants appuis publics (commune, ministère de la Culture, université, ambassades de France et des États-Unis) et privés (fondation, compagnie aérienne, entreprise internationale de téléphonie mobile, petite entreprise locale). Si les retraités manient avec délectation l’imaginaire colonial, entretenant le romantisme saint-louisien à travers ces initiatives, les trentenaires ont une autre approche de la ville.

Désirs d’aventure des jeunes

19Le premier contact des trentenaires avec le pays s’est fait à l’occasion d’une mission d’aide humanitaire dans l’une des ONG de la région. Ces résidents sont surtout de jeunes femmes, venues tester la solidité de leur relation amoureuse avec leur compagnon sénégalais rencontré lors d’un séjour pour un programme. Elles ont quitté leur travail (assistante sociale, comptable, infirmière, sage femme) ou leurs études en France et sont à la recherche d’un emploi au Sénégal. Ces femmes françaises, italiennes, espagnoles, allemandes, anglaises et suisses ont décidé de s’installer pour vivre leur histoire d’amour, même si la reconstruction de leur parcours passe par l’évocation d’une lassitude de la France et du besoin d’échapper à sa société de consommation : « Et puis tu vois un jour, j’étais au Super U avec ma mère et j’ai vu dans les rayons toutes les sortes de gels douche, toutes les pâtes dentifrices, et là j’ai dit j’en ai marre de la France, je veux partir. Et sur un coup de tête, je suis partie au Sénégal ! » (Entretien Lucie, 2014) Cette décision de réaliser sa vie ailleurs résonne avec celles des migrants africains en quête d’aventure [Bredeloup, 2013]. Lucie quitta l’université pour rejoindre son fiancé avec qui elle se fit embaucher dans un campement jusqu’à ce que leur besoin de stabilité les mène à Saint-Louis, un petit quartier urbanisé qui plaisait à la jeune femme. Ils investirent dans une auberge sur la Langue de Barbarie et s’installèrent sans penser au lendemain.

20Noa, lui, se définit comme un « aventurier ». Licencié économique d’une grande entreprise, il quitta la France après un long chômage pour s’installer à Saint-Louis, espérant y trouver un emploi. Né au Bénin, il est arrivé en France très tôt, élevé par son oncle qui y vivait lui-même depuis longtemps ; il ne connaît pas la société béninoise. Sa décision fut aussi liée à une quête identitaire : « Je me suis dit, je vais essayer de trouver mon Afrique, voir si là-bas, je pourrai faire quelque chose ! J’avais un peu une quête de l’Afrique. Je cherchais mon Afrique » (Entretien Noa, 2014). Il n’est pas parvenu à pérenniser son commerce de produits ethniques entre Paris et Dakar. Il a choisi Saint-Louis où il ne connaissait personne, car il avait le pressentiment qu’il ne pourrait pas réussir à Dakar malgré ses contacts. Dès son arrivée, pour Noa, catholique, l’Église a été le support de sa migration, un processus classique pour les migrants [Bava, 2012], en l’aidant à monter son restaurant. Ce cadre lui offre une lecture mystique de son aventure qu’il met sur le compte du destin comparable aux « migrations d’aventure » [Bredeloup, 2014] dans lesquelles le risque est un des moteurs positifs du voyage du migrant dans sa quête de réussite en dehors de son pays : « C’est risqué ce que j’ai fait, mais en même temps, je sentais qu’il fallait le faire. Et là, je sens que c’est la success-story. Je sens que ça va aller beaucoup plus loin, j’ai une intuition. J’ai beaucoup souffert dans ma vie et là, j’ai l’impression que Dieu m’apporte le réconfort maintenant pour tout ce que j’ai enduré auparavant dans ma vie » (Entretien Noa, 2014). Ces jeunes gens s’installant à Saint-Louis ne se positionnent pas sur le créneau de la nostalgie coloniale. Leur préoccupation est la réussite de leur insertion au sein de la population locale. Ils consomment les activités culturelles des plus âgés sans y contribuer tout en estimant participer à leur manière à leur propre idée du développement de la nation.

Une expérience personnelle réinterprétée à l’aune du développement

De la quête de soi à l’activité génératrice de revenus

21Les résidents de Saint-Louis réinterprètent leur quête personnelle à la lumière d’une vision du développement, renvoyant à la définition diffusée par le PNUD [10] qu’ils reprennent à leur compte. La restauration du patrimoine à des fins de satisfaction personnelle donne un sens à leur style de vie et ils se considèrent comme des acteurs du tourisme avec pour objectifs de créer des emplois, d’animer la ville par des activités culturelles et artistiques en faisant participer la population. Ils souhaitent dynamiser le tourisme vu comme le moteur de l’économie, donc vecteur de développement. À son arrivée, Jeanne, dans sa quête de racines, s’appuie sur ses nouvelles amies pour élaborer des activités culturelles mettant en scène ce qu’elles lui enseignent de la culture sénégalaise en les impliquant : « La première expo, je l’ai faite dans la maison que je louais parce que j’avais rencontré de vieilles dames sénégalaises qui m’avaient parlé d’une tradition qu’on appelle le khuli bët : lorsqu’il y a un mariage, une fête de famille, souvent la future mariée reçoit chez elle, dans sa famille maternelle et puis tout le monde est autour du lit, posé, et on accroche énormément de photos de famille et les gens parlent de ces photos. Et j’ai trouvé ça très marrant ce rapport à la photographie. Je me suis dit ben voilà, je vais faire un khuli bët là où je suis. Et puis les gens ont prêté les photos et on a fait une petite exposition pendant deux, trois jours pour que les gens passent, viennent regarder ces photos. Et donc j’ai commencé par des petites choses comme ça où je me faisais tout simplement plaisir » (Entretien Jeanne, 2014).

22Les activités culturelles de Jeanne ont vite dépassé son seul plaisir individuel pour représenter, d’après elle, un enjeu de développement économique de la nation : « Au début, le tourisme était secondaire, même si je suis persuadée que pour que les choses marchent, il faut qu’il y ait un intérêt financier, un intérêt qui soit lié au développement économique. Donc je suis persuadée que si on sauve le patrimoine de cette ville, il y aura un impact sur le tourisme culturel et le tourisme culturel pour moi, c’est quelque chose d’essentiel d’un point de vue économique pour générer de l’emploi et surtout faire que les ressources générées, le bénéficiaire soit l’ensemble de la population. » Paul a le même avis en s’engageant dans la sauvegarde du patrimoine : « C’est vrai que les maisons coloniales, ça connote pas très bien pour les Sénégalais parce qu’après tout c’est une histoire qu’ils n’ont pas forcément envie d’entendre. Mais il y a un intérêt économique, c’est-à-dire qu’à partir du moment où on a un label Unesco, on peut se mettre sur une ligne Zanzibar, Pondichéry, Cuba et attirer du tourisme parce qu’il n’y a pas beaucoup de vestiges en Afrique alors qu’ici, il y en a. Donc il ne faut pas l’abîmer, il faut le conserver. Parce que les gens viennent pour Saint-Louis, pour l’histoire, peut-être pour les tissus, la musique, c’est ça notre actif donc c’est cet actif qu’il faut faire prospérer » (Entretien Paul, 2014).

23Leur vision propre du développement qu’ils déclinent à travers le patrimoine les amène à se considérer comme des éducateurs de la population pour qu’elle prenne conscience de son importance. Lors d’activités culturelles qu’elle organise telles que « les conversations » autour d’un sujet conçu comme un échange avec les gens de la rue, Jeanne est étonnée de constater le manque de mixité sociale : les Européens d’un âge avancé sont plus nombreux à y assister que les populations locales. S’activant pour convaincre les Sénégalais de venir discuter le thème du jour, elle constate amèrement que « c’est extrêmement difficile d’impliquer les gens aujourd’hui dans la sauvegarde du patrimoine » (Entretien Jeanne, 2014). Certains proposent même l’éducation par l’exemple : « Ici, j’aurais voulu acheter une maison plus petite pour montrer qu’avec un petit budget, on peut faire des choses bien. Pour l’avenir, il faudrait montrer aux habitants qu’en soignant la façade, en soignant bien le balcon tout ça, on peut faire des choses à moindre coût parce que c’est vrai que c’est embêtant pour une famille pas très riche, de dire si je me mets dans la restauration d’une maison à Saint-Louis, vaut mieux la mettre par terre et la remettre avec du béton. C’est ce qu’ils font » (Entretien Paul, 2014).

24Les migrants européens entendent compter parmi les acteurs de la ville : « Je me sens investie d’une mission qui est celle d’apporter ma pierre à ce que cette ville reste une ville d’ouverture ou redevienne une grande ville d’ouverture » (Entretien Jeanne, 2014). Leur implication est liée au sentiment d’une emprise grandissante du religieux dans les instances de liberté de pensée : « Ce qui m’a choquée par rapport à quand j’étais petite, c’est que la religion est entrée dans la sphère publique alors qu’il me semble pas que c’était à ce point-là, il me semble que c’était beaucoup plus du domaine privé. Je n’imagine pas l’université des années soixante-dix à Dakar où on commençait par rendre grâce à Dieu quand on recevait un intervenant extérieur. Là, qu’on commence les cours par remercier Dieu, je ne suis même pas sûre que ce soit de la religiosité » (Entretien Jeanne, 2014). À Saint-Louis, les mosquées ponctuent la journée par l’appel à la prière et les chants religieux organisés dans les rues par les daara (écoles coraniques) sont amplifiés par des haut-parleurs jusque tard dans la nuit. Certains habitants les qualifient de « pollution sonore » et « pression religieuse agressive », un positionnement que tous ne partagent pas. Pour d’autres encore, Saint-Louis se transformerait même en cité religieuse chaque année, lors du « Magal des deux rakaas », une cérémonie de la confrérie islamique mouridiyya commémorant la résistance de son fondateur aux colons français avant qu’ils ne l’envoient en exil [11]. Durant trois jours, nombre de fidèles arrivent sur l’île, surtout les représentants de la branche Baye Fall[12] distribuant le « café touba [13] » dans les rues, y préparant les repas collectifs et priant.

Des tensions dans l’intégration

25Les jeunes générations n’ont pas les mêmes engagements culturels que leurs aînés et surtout, se gardent d’éduquer la population. Ces jeunes se sentent investis dans la même idée du développement, mais plutôt à travers leur insertion locale, c’est-à-dire leur activité professionnelle créatrice d’emplois, d’impôts et d’échanges, dénués de préjugés. Ce qui leur importe le plus est de réussir leur intégration au sein de la population sénégalaise avec pour arrière-pensée, la volonté d’effacer les stigmates de la colonisation en entretenant des rapports égalitaires, à savoir, sans condescendance. Pour cela, les jeunes Français s’efforcent de se distinguer des toubab qu’ils considèrent comme distants par rapport à la population. Par exemple, Lucie se lance dans l’apprentissage du wolof – condition d’insertion dans la société sénégalaise – par ses propres moyens, avec ses employés ou à la boutique. Provoquant la surprise des Sénégalais, elle souhaite se distinguer des toubab et des touristes afin d’éviter des rapports sociaux conditionnés par le souvenir sulfureux de la colonisation. Propriétaire d’une auberge, elle ne fait pas non plus partie du cercle des hôteliers saint-louisiens. Gérant une clientèle d’habitués, sa priorité est de faire en sorte que les touristes gardent le souvenir d’un lieu de résidence agréable, sans référence au passé colonial, sans construction du romantisme.

26Noa, lui, est un acteur inséré dans le tissu économique du Sénégal. Il se réjouit de la réussite de son affaire et se félicite d’avoir créé des emplois, mais d’après lui : « la réussite, ça m’amène des jalousies. Les gens ici ne supportent pas que je réussisse. J’ai subi de vraies méchancetés de la part des gens d’ici. Ils ne supportent pas de te voir réussir en plus, je suis en vue ici. Des toubabs viennent, des Sénégalais aussi donc tout le monde voit. En fait, quand tu arrives tout le monde est gentil, ils [les Sénégalais] ne savent pas bien ce que tu vas faire, alors ils sont accueillants et puis quand tu commences à réussir, ils deviennent distants. Si j’avais été un Blanc, ce ne serait pas comme ça, car un Noir qui est riche, ça dérange. Mais si j’étais blanc, ce serait différent parce que les Blancs, c’est normal qu’ils aient de l’argent, qu’ils soient riches » (Entretien Noa, 2014). Cette barrière, renvoie ses difficultés d’intégration de manière plus générale à son ignorance du wolof : « Ici, je subis un racisme pire qu’en France. En France, on ne me côtoie pas parce que je suis noir. Et ici, on me salue et quand on voit que je ne parle pas wolof et que je ne réponds pas comme il faut, ils ne vont pas plus loin, il y a une distance ».

27L’intégration dans la population sénégalaise des jeunes est conditionnée par la perpétuation de cet imaginaire colonial teintant les relations. La perception de rapports inégalitaires repose sur le fait que les Sénégalais voient les migrants européens comme possédant de l’argent, ce que leur renvoient chaque jour dans les rues les populations, surtout les enfants. Les Sénégalais, eux, pensent que les Européens les voient comme des personnes-ressources pour leur intégration (compagnons de fête, pourvoyeurs d’informations, etc.). Les jeunes Européens pensent, à l’instar des jeunes Sénégalais, que la société ne se développera économiquement que lorsque les relations entre les Européens et les Sénégalais ne seront plus basées sur cette perception de rapports de domination, hérités de l’époque coloniale et perpétués par ses nostalgiques. Pour cela, ils essaient d’effacer à leur manière ces rapports inégalitaires en se démarquant, par leur comportement, de sociabilités fondées sur des clichés, tandis que les plus anciens choisissent des amitiés averties.

Conclusion

28Les migrants européens de Saint-Louis forment un monde en apparence homogène qui se révèle tout à fait hétérogène au sein de la population sénégalaise. Si la diversité des générations, des sexes, des statuts sociaux n’empêche pas une proximité au quotidien, les expériences migratoires diffèrent. L’écart entre les générations est frappant : l’investissement des aînés dans leur projet de retraite les projette dans l’animation de la ville, nourrie par un imaginaire issu de la période où Saint-Louis était un important comptoir de traite et de l’époque coloniale. Cet imaginaire alimente le romantisme d’une ville baptisée « la Venise africaine » par les Européens en raison de ses pieds dans l’eau et de ses couleurs ocres et « Cité mystique » par les Sénégalais, car c’est aussi un lieu de mémoire religieuse. L’insertion des aînés passe par leur appropriation de ressources architecturales, culturelles, artistiques ou naturelles, leur permettant d’assouvir leur désir de liberté. Des figures d’intellectuels sénégalais, écrivains, philosophes, peintres ou photographes, suivent ces aînés dans la construction du romantisme et participent aux activités tandis que la population locale les boude – sauf à l’occasion des concerts. Les jeunes adoptent une posture engagée pour effacer la nostalgie coloniale en faisant tout pour réussir leur intégration au sein de la population sénégalaise, du moins dans les classes populaires, une preuve de la réussite de leur style de vie africain. Les aînés enrichissent leurs entreprises en leur redonnant un sens à la lumière d’une définition personnelle du développement et de l’éducation des populations à la valeur du patrimoine, ce qui entraîne une imposition subjective de sa valeur et de sa médiation.

Notes

  • [*]
    Docteure de l’EHESS en anthropologie, université Gaston Berger de Saint-Louis, CER-LASPAD/ LPED (AMU-IRD).
  • [1]
    Réalisée par Marc Rigaudis.
  • [2]
    Les immigrants d’Afrique de l’Ouest sont passés de 32 787 à 114 517 de 2002 à 2013 et ceux d’Europe de 3 993 à 9 515, soit un total de 244 953 immigrants (2 % de la population) [RGPHAE, 2013].
  • [3]
    Toubab, du wolof tubaab, désigne une personne de peau blanche généralement issue du monde occidental. Son origine serait la déformation du mot arabe tabib (médecin) ou du mot anglais two bob (deux shillings), la monnaie du Royaume-Uni.
  • [4]
    Gorgui est un surnom donné à Robert Dupas par les Saint-Louisiens ; il vient du wolof gòor gi signifiant « l’homme », mais ici il a le sens de « vieux sage » pour qualifier amicalement ce Français respecté par les Sénégalais, car défendant avec fierté sa vie dans la cité.
  • [5]
    Il favorise les investissements des Européens sur la Petite Côte par des indices de confiance, la construction de l’aéroport international et le prolongement de l’autoroute rapprochant Dakar de Saly.
  • [6]
    Le doomu ndar qualifie un savoir-vivre à Saint-Louis fondé sur la légendaire hospitalité de ses habitants vis-à-vis des étrangers, au temps où ils se croisaient dans cette ancienne capitale de l’Afrique occidentale.
  • [7]
    Les signares (« Madame » en portugais) étaient les femmes sénégalaises mariées avec des gouverneurs, hauts fonctionnaires ou directeurs de compagnie au xviie siècle qui devinrent d’influentes femmes d’affaires à l’origine d’une bourgeoisie saint-louisienne. Cette figure est encore présente notamment grâce au fanal, un spectacle de chants et de danses, commémorant le 31 décembre, la procession des signares du xviiie siècle qui, la veille de Noël, se rendaient à la messe de minuit, accompagnées de leurs servantes éclairant leur chemin avec des lampions, devenus aujourd’hui d’immenses chars illuminés défilant dans la ville.
  • [8]
    Il s’agit de grands magasins où étaient vendues les machines à coudre de la marque Singer.
  • [9]
    CAMEE, association fondée par une designer textile française, Maï Diop, et parrainée par une descendante de signare de Gorée, Marie-José Crespin. Financé sur fonds propres, le Conservatoire n’a pas reçu la reconnaissance du ministère de la Culture et de la Communication ni celle d’institutions de conservation du patrimoine, malgré les démarches de sa fondatrice.
  • [10]
    « Il s’agit du développement : de la population, en donnant la priorité à l’emploi, à l’éducation et à la santé ; par la population, ce qui implique qu’elle soit consultée et qu’elle participe de façon active aux décisions ; pour la population, afin que les résultats lui soient bénéfiques en matière de revenu et de bien-être et ne soient pas réalisés au seul profit de quelques groupes sociaux » [Vernières, 2011].
  • [11]
    Lors de son jugement du 5 septembre 1895, Cheikh Ahmadou Bamba aurait exécuté deux rakaas (prières), symbole du refus de la soumission à une domination étrangère.
  • [12]
    Branche de la confrérie mouride fondée par Cheikh Ibrahima Fall.
  • [13]
    Café aromatisé au poivre de Guinée (jar) que le fondateur de la confrérie des Mourides a rapporté au Sénégal de son exil au Gabon. Aujourd’hui, il est consommé partout dans le pays.
Français

Cet article porte sur la manière dont les migrants européens installés dans la ville de Saint-Louis du Sénégal utilisent ses ressources patrimoniales et culturelles pour y construire leur style de vie. La mixité sociale forme un « monde » où les retraités s’investissent dans le tourisme avec un romantisme fondé sur la nostalgie coloniale et l’époque des comptoirs, tandis que les jeunes souhaitent effacer ces références historiques. Ils désirent tous être des acteurs du développement, selon leur définition propre. Les premiers s’adonnent à leurs passions créatives en animant la ville pour attirer les touristes et éduquer la population à la sauvegarde du patrimoine. Les seconds jouissent de ces activités en compagnie des Sénégalais convaincus que le développement dépend de rapports égalitaires.

Mots-clés

  • migration européenne
  • style de vie
  • ville
  • tourisme
  • patrimoine
  • développement
  • Saint-Louis
  • Sénégal

Mots-clés

  • European migration
  • lifestyle
  • town
  • tourism
  • heritage
  • development
  • Saint-Louis
  • Senegal

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Frédérique Louveau [*]
  • [*]
    Docteure de l’EHESS en anthropologie, université Gaston Berger de Saint-Louis, CER-LASPAD/ LPED (AMU-IRD).
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 22/02/2017
https://doi.org/10.3917/autr.077.0107
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