CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Intelligence Online (IOL) est la seule lettre spécialisée sur le renseignement, ce qui la place dans une position unique, à l’interface entre la société ouverte des médias et le monde fermé des services secrets. Pourquoi et comment est-il possible de réaliser tous les quinze jours une telle lettre ? Entretien avec Maurice Botbol, journaliste, fondateur et président d’Indigo Publications, la société éditrice d’IOL.

2Hermès : Pourquoi Intelligence Online ? Et quel est le projet de cette lettre ?

3Maurice Botbol : L’histoire d’IOL est longue maintenant, puisque c’est une publication qui est née en 1980 sous le titre Le Monde du renseignement (LMR pour les initiés) en français et Intelligence Newsletter en anglais. Elle sera reprise en 1989 par Indigo Publications. Elle était alors très différente de ce qu’elle est devenue aujourd’hui : il s’agissait d’une publication militante plutôt hostile aux services de renseignement, notamment américains.

4Indigo Publications, qui existait par ailleurs, était spécialisé sur l’Afrique. Ce continent était régulièrement l’objet de coups d’État. Je savais que les services secrets de nombreuses puissances jouaient un rôle important mais, faute de culture du renseignement, il m’était alors difficile de faire la part des choses. Par exemple : quel était le degré d’autonomie des services par rapport aux États dont ils dépendaient ? Agissaient-ils sur ordre du politique ou menaient-ils des opérations de leur propre chef ? Autant d’interrogations qui demandaient d’avoir les clés du fonctionnement réel des services de renseignement et qui m’ont amené à m’intéresser à LMR, seule publication sur le sujet à Paris.

5C’était un organe militant, vendu très peu cher et qui était constitué essentiellement de compilations de presse internationale. En 1989, son fondateur, Olivier Schmidt, qui connaissait très bien, pour la suivre depuis longtemps, l’histoire des services de renseignement mais qui n’arrivait plus à produire seul sa publication, m’a demandé si je souhaitais la reprendre. J’ai accepté en posant deux conditions : ne pas être hostile par principe aux services de renseignement dès lors que l’approche que je défendais était strictement journalistique, à savoir critique mais pas polémique ou partisane ; transformer la publication en organe de presse spécialisé destiné à un public professionnel.

6La même année, le mur de Berlin est tombé, et avec lui, le très strict secret qui couvrait les activités des services de renseignement. Jusqu’alors, travailler sur ce sujet était très compliqué voire quasi impossible, sauf pour les sympathisants de ces services ou, à l’opposé, leurs détracteurs systématiques. Un regard critique équilibré était une gageure. À partir de 1989, ce monde fermé ne l’a plus été totalement. Les grandes agences de renseignement ont licencié massivement et de nombreux anciens espions se sont retrouvés dans le privé. Ils sont alors devenus beaucoup plus accessibles.

7Notons que, dès le départ, nos publications sont publiées en français et en anglais (pour le même contenu) afin d’avoir une dimension internationale et de faire se rencontrer deux mondes de cultures très différentes. Le positionnement de ce qui était encore Le Monde du renseignement, voulu par Indigo Publications, a exigé un niveau d’enquête et une rigueur très élevés, de même qu’une bonne compréhension des enjeux politico-diplomatiques dans le monde.

8Très vite, nous avons créé une rubrique sur le renseignement privé (l’intelligence économique) pour prendre en compte l’émergence de ce phénomène, suite à la migration de nombreux agents de renseignement de la sphère publique vers le privé dès le début des années 1990 et de l’application de leurs méthodes de travail au service des grandes entreprises. Ce sont toujours ces deux mondes que nous suivons aujourd’hui, deux mondes qui se ressemblent sur de nombreux points, s’opposent beaucoup car leur finalité n’est pas la même, et s’interpénètrent via de nombreuses passerelles. Sur le plan journalistique, cette imbrication nous offre des accès en termes d’information et de compréhension de modes de fonctionnement que nous n’aurions jamais pu avoir dans les années 1970 et 1980.

9Hermès : Quelles sont les cibles d’IOL et ses méthodes de travail dans un monde fermé ?

10M. Botbol : Intelligence Online est une publication internationale qui s’adresse aux décideurs et à un public très spécialisé : les professionnels du renseignement, de la sécurité et de l’intelligence économique. Si nos abonnés étaient, au début, issus essentiellement des services de renseignement, du monde militaire et des industries de défense, de nombreuses entreprises dans des secteurs très divers (pharmacie, énergie, cosmétique, grande distribution entre autres) sont désormais lectrices d’IOL. Le renseignement a perfusé l’ensemble du monde économique et c’est ce mouvement-là que nous avons trouvé intéressant d’accompagner.

11Pour comprendre comment on travaille sur ce monde fermé, il faut préciser que nous ne recherchons pas le scoop pour le scoop, la dernière affaire ou une révélation sur une mission en cours. Non. Ce qui est intéressant, c’est de comprendre les mécanismes du renseignement, un univers qui a des codes, des règlements et des procédures qui sont constants dans le temps, chaque pays ayant bien sûr développé sa propre culture. Cette vision historique et culturelle du renseignement est essentielle pour décrypter des fonctionnements qui sont, par essence, secrets. Les modes opératoires ayant tendance à se répéter, cette approche historique permet d’éclairer les événements actuels et de détecter les signaux faibles qui révèlent une intervention des services de renseignement.

12Dans un monde où l’intoxication et la désinformation sont la règle, cette connaissance sur le long terme nous permet notamment d’évaluer la crédibilité de telle ou telle information. En résumé, s’il existe bien un secret des opérations, il n’y a pas véritablement de secret des procédures et bien connaître celles-ci permet, parfois, de lever une partie du voile sur la réalité cachée de certains événements d’actualité, et d’autres fois d’anticiper des évolutions géopolitiques. Ce sont ces phénomènes qui intéressent IOL et qui lui permettent d’aller chercher l’information là où elle est réellement prospective.

13Pour ce faire, nous nous efforçons d’avoir accès aux anciens des services, et il y en a de plus en plus du fait d’un turn-over important, aussi bien dans le monde anglo-saxon qu’en France ou en ex-Union soviétique. À la direction générale de la Sécurité extérieure (DGSE) par exemple, il existe toute une génération d’agents très bien formés, très expérimentés, qui vers 40-45 ans partent dans le privé où ils sont plus accessibles. Lorsque nous sommes en contact avec eux, nous ne leur demandons pas de révéler des secrets d’État mais nous sommes très friands des clés de lecture qu’ils peuvent nous donner, ce qui nous permet de faire moins d’erreurs et d’être plus pertinents lorsque nous écrivons nos articles.

14Hermès : Quel est l’intérêt pour ces anciens de vous donner des informations ?

15M. Botbol : C’est là le cœur du métier de journaliste. A priori, aucune des personnes que nous rencontrons n’a intérêt à donner quelque information que ce soit. Il faut donc trouver le bon ressort : faire savoir certaines choses ou partager des connaissances sont leurs principales motivations. Notre principal avantage en tant que journalistes est de pouvoir rencontrer de très nombreux acteurs et d’avoir de ce fait une vision large d’un sujet quand nos interlocuteurs n’ont souvent qu’une vision limitée du fait de leur expertise pointue et des limites que leur impose leur position professionnelle.

16C’est tout l’intérêt du travail de journaliste : nous n’avons pas besoin de nous cacher, nous n’avons rien à défendre et nous avons une expertise reconnue par nos interlocuteurs qui nous lisent généralement depuis plusieurs années. Avec, une fois encore, cette idée que nous n’attendons pas d’eux des révélations sur des secrets mais bien des éclairages. Ensuite, nous reconstruisons l’histoire à partir des bribes d’informations que nous recueillons auprès de différentes sources dans le but d’avoir la photo la plus complète possible.

17Tout cela ne prend de sens que dans la durée. Ainsi, Le Monde du renseignement est devenu Intelligence Online au mois de septembre… 2001 avec une ligne éditoriale élargie. Cette coïncidence de date est révélatrice. Depuis des années, nous suivions les activités d’Oussama Ben Laden et de ses réseaux. Mais le sujet semblait intéresser tellement peu nos lecteurs que nous avions décidé, dans le cadre de la nouvelle formule, de moins nous attacher aux affaires de terrorisme. Évidemment, le 11-Septembre a tout changé, et nous sommes devenus les spécialistes reconnus de Ben Laden parce que nous couvrions le sujet depuis plus de dix ans. Dans ce domaine, il n’y a pas de hasard : il fallait s’intéresser à l’émergence de ce mouvement bien avant qu’il n’intéresse le grand public.

18Hermès : Les services de renseignement communiquent-ils directement avec vous ?

19M. Botbol : Au début des années 1990, nous avons constaté une assez forte hostilité des services de renseignement à notre encontre. Il est vrai que nous reprenions une lettre militante. Nous avons donc reçu des émissaires officieux, puis officiels. La qualité du contenu nous a permis de lever rapidement cette hostilité, d’autant que la société civile et la classe politique commençaient également à s’ouvrir aux questions de renseignement. Je pense que notre travail a permis de mieux faire comprendre aux décideurs les modes de fonctionnement des services de renseignement, et ceux-ci ont alors accepté le fait que nous avions notre place dans ce nouveau paysage. La France était alors très en retard par rapport aux États-Unis, où les services de renseignement communiquent depuis longtemps avec les décideurs politiques, la presse, mais aussi avec les entreprises et le grand public. La France a fini par rejoindre ce mouvement. Par contre, en ce qui nous concerne, la fin de cette hostilité – ou de cette méfiance – n’est pas synonyme de coopération. Nous gardons notre approche critique. Bien entendu, nous pouvons joindre la plupart des services dans le monde – c’est le B. A-BA du travail de journaliste. Notre publication est internationale et nous tenons à l’indépendance intellectuelle que nous donne ce positionnement. Nous ne défendons aucun point de vue partisan ou national. Cette liberté est essentielle pour que la qualité et la pertinence de nos informations soient reconnues par tous nos lecteurs, où qu’ils se trouvent dans le monde.

20Hermès : Quelle est, selon vous, l’image des services de renseignement dans la société française ?

21M. Botbol : Je peux vous donner une réponse concernant l’image qu’ont les services au sein des autres institutions de l’État. Dans les années 1990 et 2000, la grande méconnaissance du travail des services de renseignement de la part des autres administrations était flagrante. Pour elles, il s’agissait essentiellement de barbouzes, c’est-à-dire de personnes infréquentables qui ne peuvent qu’attirer des ennuis. Et ce aussi bien chez les diplomates, les militaires et je ne parle pas de la haute administration. Il en était de même chez la plupart des politiques, contrairement à ce qui se passait dans les pays anglo-saxons. En France, ces deux univers se sont ignorés totalement jusqu’au milieu des années 2000, avec l’accroissement de la menace terroriste. Plus récemment, Wikileaks puis l’affaire Snowden ont, d’une certaine manière, fait entrer le renseignement dans l’univers du grand public. Le travail des services est désormais mieux connu – et reconnu – dans l’administration, d’autant que leur activité est clairement assumée – et même valorisée – par le pouvoir politique. Avec un gros bémol tout de même : il n’y a pas encore en France une véritable culture du renseignement, ce qui peut amener les responsables politiques à laisser aux services une liberté d’action non contrôlée, avec tous les risques associés de dérives. Plus globalement, la culture du renseignement reste assez peu diffusée dans les universités, les grandes écoles et le monde de la recherche, même si des passerelles s’élaborent peu à peu.

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Maurice Botbol
Maurice Botbol est fondateur et directeur du groupe de presse Indigo Publications. Il est notamment directeur de la publication d’Intelligence Online.
Courriel : <botbol@indigo-net.com>.
Propos recueillis par
Nicolas Moinet
Nicolas Moinet est professeur des universités à l’IAE de Poitiers et membre du Cerege (EA 1722). Praticien-chercheur en intelligence économique, il est l’auteur de nombreux ouvrages et articles sur ce sujet, s’intéressant plus particulièrement aux questions d’organisation et de management en réseau. Réserviste, il intervient également sur les questions de sécurité économique.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 14/11/2016
https://doi.org/10.3917/herm.076.0152
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