CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Serge Bramly est romancier et historien de l’art. Son roman Le Premier Principe, le Second Principe (2008) nous plonge tout à la fois dans le monde de la politique, de la haute administration, du renseignement et des marchands d’armes. L’intrigue se situe au lendemain de l’élection de François Mitterrand et nous entraîne dans un thriller politique d’un réalisme saisissant. Bien qu’il ne soit pas un roman d’espionnage à proprement parler, le Premier Principe fait du renseignement le support d’une narration complexe et haletante. En ce sens, il constitue une œuvre riche et singulière, dans un pays où la littérature d’espionnage se cantonne généralement au roman de gare.

2Hermès : Qu’est-ce qui vous a inspiré le Premier principe ?

3Serge Bramly : Lorsque j’ai écrit Le Premier Principe, le Second Principe, ce qui m’amusait d’abord, c’était de raconter cette période. Pour moi le vrai sujet du livre, ce sont les années mitterrandiennes, où le nombre d’« affaires » qui ont éclaté dépasse l’entendement. Au départ d’ailleurs, c’était le suicide de François de Grossouvre qui m’intéressait le plus. Je trouvais l’homme fascinant, et puis j’ai rencontré des gens qui le connaissaient bien et qui m’ont dit qu’il était juste très déprimé et qu’il ne fallait pas chercher midi à quatorze heures.

4Hermès : Comment en arrive-t-on à écrire un roman sur le renseignement quand on n’est pas issu des services comme, par exemple, John Le Carré ?

5S. Bramly : Par goût, j’imagine. J’adore ça, la littérature d’espionnage. Et aussi parce que, pour moi, le métier du renseignement est une métaphore de celui d’écrivain. Pas seulement lorsqu’on écrit des romans. Même s’il s’agit d’essais sur l’art. Mon domaine de prédilection couvre par exemple la Renaissance. Eh bien, quand je travaille sur ce genre de choses, je me fabrique une « légende » : je deviens homme de la Renaissance. Je me plonge dans cette période et oublie totalement qui je suis pour endosser une autre identité, qui a trait au sujet. C’est encore plus vrai pour un roman, bien sûr. Là, on se prend vraiment pour quelqu’un d’autre. D’ailleurs, c’est pour ça que j’aime écrire. C’est pour moi quelque chose de vital.

6Hermès : Vivre plusieurs vies, plusieurs identités comme les gens du renseignement ?

7S. Bramly : Vivre plusieurs vies, oui. Schnitzler dit : « L’homme qui ne mène pas une double vie ne vit qu’à moitié. » Je pense que triple, quadruple, est encore préférable. Et c’est cela que permet mon métier. Je ne pense pas être le seul à avoir fait cette métaphore écrivain/agent double, mais elle est très porteuse. J’aurais adoré être un agent, qu’on me confie une mission.

8Hermès : Et donc vous avez vécu ce roman à travers son personnage ?

9S. Bramly : Totalement. Le métier particulier d’analyste, je n’en connais pas grand-chose, mais ce qu’on m’en a appris correspond tellement au travail que je fais ! Quand je prépare ma documentation pour un livre, encore une fois quel qu’il soit, je fais exactement la même chose qu’un analyste. Je vérifie les sources. Un auteur douteux est doté d’un taux de crédibilité assez bas, etc. J’ai à peu près le même barème que les officiers de renseignement. Une bibliographie ressemble d’une certaine façon, au départ, à une série de fiches où la crédibilité de l’information est notée et recoupée. Le dernier ouvrage que j’ai écrit, par exemple, rapporte une chose invraisemblable, racontée par Pline l’Ancien. Un verrier, sous Auguste, aurait fabriqué un verre incassable, qui se déformait lors d’une chute mais qu’on pouvait réparer au marteau. L’invention paraissait si extraordinaire qu’Auguste a fait immédiatement mettre le verrier à mort… Bon, l’histoire ne semble pas crédible.

10Personne n’est capable de fabriquer aujourd’hui un verre de ce type. Sauf qu’elle est confirmée par quatre historiens de l’époque, et qu’on ne peut donc la passer sous silence. En d’autres termes, ce n’est pas parce qu’elle semble incroyable qu’on doit l’écarter. Quatre sources, ce n’est plus de la mythologie.

11Hermès : Lors de la préparation de votre roman, vous avez rencontré des acteurs du renseignement. Avez-vous senti chez eux un besoin de se confier ?

12S. Bramly : Oui, tout à fait. Ils m’ont fait confiance parce qu’ils savaient que j’allais faire passer ce qu’ils me diraient, sous une forme certes romanesque, mais reconnaissable. Ils ont beaucoup de revendications. Il y a chez eux une sorte de frustration, liée à plein d’aspects du métier. Cela va de la place de parking jusqu’au fait que les gens n’ont pas d’avancement au-delà d’un certain niveau ; ou au fait que leurs chefs changent en permanence et que, souvent, ils n’ont pas la culture de la maison, et qu’il leur faut commencer à zéro ; ou au fait aussi que tout ce qu’ils dénichent, la voie hiérarchique ne le fait pas systématiquement « remonter ». L’histoire que je raconte sur la présence chinoise en Afrique, par exemple, est édifiante. On m’a raconté que cela fait vingt ans qu’il y a des rapports là-dessus, qui sont longs, détaillés. Beaucoup de gens ont passé du temps là-dessus, et jamais, jusqu’à ce que cela devienne trop flagrant et qu’il y ait des reportages à la télévision, personne n’y accordait d’importance. Je ne dis pas dans la maison mais au-delà, à l’Élysée, au ministère de la Défense, aux Affaires étrangères.

13Hermès : À travers vous, ils ont en quelque sorte besoin d’un porte-parole ?

14S. Bramly : Je crois que c’est encore plus simple : ils ne parlent pas à leur femme, ni à leur famille, ils ne parlent à personne en dehors de leurs collègues. Et donc, comme toujours quand on a quelque chose, je ne dis pas sur la conscience – parce qu’ils sont en général tout ce qu’il y a de plus réglos, drapeau, patrie etc., ils sont très fiers de ce qu’ils font –, mais quelque chose en tête, et qui est leur vie, et qu’ils ne peuvent pas dire, eh bien, il faut un jour que ça sorte… En Italie, un proverbe dit : « Une histoire qui ne se raconte pas n’existe pas. » Ils font partie d’une histoire « qui n’existe pas », alors ils sont contents quand elle peut prendre forme, même sous une forme romancée.

15Hermès : Quelle a été leur réaction en lisant le livre ? Ont-ils émis des réserves quant à son réalisme ?

16S. Bramly : Mes contacts ont trouvé le livre bien. Ils n’avaient qu’un seul reproche à me faire. Ils m’ont dit : « Chez nous, on ne tue pas. » Surtout pas quelqu’un du Service, en France. Mais un roman peut prendre des libertés, non ? Si on ne tue pas, moi je n’ai pas d’histoire… Ils étaient choqués, mais compréhensifs. Qu’on tue à la fin n’est pas une nouveauté particulière dans ce genre de roman, et si ça sert la machine dramatique…

17Hermès : Vous parlez de la théorie du complot. Dans votre roman, vous laissez planer un doute sur le suicide de Pierre Bérégovoy, la mort de Lady Diana…

18S. Bramly : Au passage, je précise que je suis très opposé aux théories du complot. Rien ne m’exaspère davantage. Mon roman y ressemble, mais en même temps, prenez l’affaire Bérégovoy, dans mon idée, il s’est vraiment suicidé. Et la princesse Diana : un accident malheureux. Les théories du complot sont tellement satisfaisantes cependant, psychologiquement, historiquement. Elles apportent une explication là où on n’en a pas… Le Da Vinci Code est publié dans la même maison que moi. Je me souviendrai toujours d’une conférence de presse à laquelle j’ai assisté, où les gens prenaient la thèse du livre pour argent comptant ! L’idée qu’on ait menti sur le Christ, ça leur paraissait couler de source, remarquable, tout retombait d’aplomb, c’était clair !

19Hermès : Pourtant, le lecteur qui lit le Premier principe peut le prendre pour argent comptant ?

20S. Bramly : Je sais. Bien qu’il y ait tout un chapitre sur les théories statistiques et les coïncidences…

21Hermès : Mais à la fin ça se termine par un complot quand même…

22S. Bramly : Oui, mais disons que si 99 % des théories du complot sont de pures affabulations, il en reste donc logiquement 1 % à reconsidérer.

23Hermès : Dans ce roman, vous avez développé une technique narrative particulière qui lui donne une atmosphère très originale

24S. Bramly : J’avais un autre fil rouge pour l’écriture de ce roman. Je l’ai écrit à l’époque où j’ai découvert les séries à la télévision américaine et leurs techniques particulières de narration – et notamment le rapport au temps, la manière dont ces séries se servent du flash back et d’une chose qui existe rarement en littérature : le flash forward. On va dans le passé, on va dans le futur. Ça m’a beaucoup intéressé. Et le plan de l’ouvrage, dans la première partie duquel le narrateur n’apparaît pas et raconte des choses que lui-même n’a pas encore découvertes, et qu’il va découvrir au fur et à mesure, en fait usage. Il y a tout un jeu avec le temps, avec la construction, avec ces techniques narratives qu’ont développées les séries américaines.

25Hermès : D’où le second principe qui vient avant le premier

26S. Bramly : Oui, tout à fait.

27Hermès : Le second principe se termine sur une description remarquable de la garden-party de l’Élysée un 14 juillet.

28S. Bramly : Il fallait que cette partie-là se termine par une description du cœur du pouvoir. La garden-party est le comble de la futilité, du paraître et de la concentration du pouvoir. C’est la cour de Versailles. Vous savez, quand je commence un livre, je n’ai en général aucune idée de la fin, que je suis d’ailleurs impatient de découvrir, comme si j’étais mon propre lecteur. En revanche, il y a des scènes que j’ai dès le départ envie de raconter. La garden-party en faisait partie, de même que la Chine, l’île de Hainan.

29Hermès : Pour revenir au renseignement et à la thématique d’un monde fermé dans une société ouverte, comment parvient-on à entrer dans le système sans y entrer, en tournant autour ?

30S. Bramly : On ne tourne pas autour, on s’incarne réellement. Il y a eu des lectures et des conversations avec des gens du renseignement.

31Hermès : Comment avez-vous rencontré les acteurs du renseignement ?

32S. Bramly : Je suis entré en contact avec la direction générale de la Sécurité extérieure (DGSE) par l’intermédiaire d’une connaissance aux Renseignements généraux (RG). Il m’avait dit : « Envoie un fax avec ta bio, ce que tu veux faire, ton histoire, etc., et je transmettrai ». Là-dessus, il me rappelle, alors je ne sais pas si c’était du cinéma, mais c’est peut-être vrai après tout : « Fais attention, m’a-t-il dit, dans les quinze prochains jours, de ne pas dire de bêtise au téléphone, parce qu’il y a des chances pour qu’ils fassent un petit check in. » Je ne sais pas si c’est vrai, mais c’est plutôt rassurant d’ailleurs. Je n’avais rien de particulier à cacher, donc ça ne me dérangeait pas. La lettre était adressée à un vague service de communication, mais dont on ne pouvait avoir ni le nom ni le téléphone. Au moins un mois a passé, et je me disais qu’il allait falloir trouver une autre source, quand j’ai reçu un coup de téléphone d’un monsieur charmant qui m’a dit qu’il avait lu ma note avec amusement. Il n’a pas dit « intérêt », il a dit « amusement ». Il voulait bien me rencontrer. Et il m’a donné rendez-vous au bar du PLM Saint-Jacques qui est vraiment un hôtel pour espions. On ne peut pas faire plus cliché, plus caricatural comme lieu de rendez-vous. Je lui ai demandé : « Comment est-ce que je vous reconnaîtrai ? », et il m’a répondu : « J’aurai un de vos livres sous le bras ». La raison pour laquelle il était ouvert à la discussion, c’est que lui-même était très amateur d’art. Il avait lu mon bouquin sur Léonard de Vinci (1988) et le mot amusé prenait tout son sens, parce qu’on a eu autant de conversation sur l’art que sur le renseignement. C’était donnant-donnant si vous voulez. C’était un échange de curiosité. Mais, pour son service, le fait que je sois historien de l’art était un gage de sérieux. Je n’allais pas raconter n’importe quoi. Et puis on est devenu amis à force d’aller ensemble dans des expositions, de s’appeler pour discuter. J’ai même écrit un tout petit livre policier, récemment, et c’est lui qui m’a donné la terminologie de la police, les habitudes de la Préfecture, etc.

33Hermès : Justement, comment avez-vous acquis le jargon du renseignement ?

34S. Bramly : C’est cet ami qui me l’a transmis. Je dois encore avoir des carnets qui sont quasiment un lexique de l’espionnage. C’est un vocabulaire que je n’aurais pas trouvé tout seul.

35Hermès : Est-ce que vous avez souhaité introduire une démarche pédagogique dans votre ouvrage, notamment en ce qui concerne le métier d’analyste ? Avez-vous eu l’idée de transmettre une culture du renseignement, ou bien le faisaient-ils par votre intermédiaire ?

36S. Bramly : J’ai choisi l’analyse parce que c’est parmi les jobs les moins connus du renseignement. Dans Les Trois jours du Condor, on comprend vaguement de quoi il s’agit, mais Robert Redford n’est pas vraiment un analyste. Dans le film, il y a cette réplique, qui m’a immensément plu, par rapport à mes goûts et à mon métier. Quelqu’un demande, en parlant du héros : « Mais qu’est-ce qu’il fait, ce type ? » Et on lui répond : « Il lit pour nous. »

37Mais surtout, j’avais le désir de transmettre ma propre fascination pour ce monde. La pauvreté de la littérature qu’il inspire chez nous m’a toujours étonné. Pourquoi est-ce qu’il n’y a pas de bons livres français sur l’espionnage ?

38Hermès : Est-ce lié à la faiblesse de la culture française dans ce domaine ?

39S. Bramly : Il y a de ça. Et aussi une absence de curiosité de nos écrivains, qui est désolante.

40Hermès : Comment êtes-vous parvenu à décrire aussi précisément la bureaucratie du renseignement ?

41S. Bramly : J’avais lu l’ouvrage de Claude Silberzahn (1995), ancien directeur de la DGSE, dans lequel il écrivait que toutes les bureaucraties se ressemblent, et que la bureaucratie du renseignement n’est pas très différente des autres. C’est facile de s’y retrouver, et encore une fois c’est une démarche très littéraire. L’idée que les gens qui font le plus rêver sont des bureaucrates, comme James Bond (on a tous grandi avec), ou du moins appartiennent à cette bureaucratie, est tout à fait fascinante ! Le Carré a abondamment pioché dans le registre, avec raison. C’est le contraste qui est intéressant. Dans un autre de mes romans, Le Réseau Melchior (1996), je cite une anecdote dont je ne sais pas si elle est toujours d’actualité, sur les notes de frais, notamment pour les taxis. Si on ne les présentait pas, on n’était pas remboursé. Donc si on faisait une filature, il fallait attendre que le chauffeur remplisse une fiche avant de continuer la traque. Cela me paraissait grotesque. Mais il paraît que les choses ont changé.

42Hermès : Avez-vous eu des réactions officielles par rapport aux éventuels secrets que vous auriez dévoilés ?

43S. Bramly : J’ai reçu un courrier relativement volumineux de l’Assemblée nationale, de la commission qui s’occupe du secret-défense, avec une lettre dactylographiée non seulement froide mais plutôt désagréable. Un dossier complet sur ce que c’est que le secret-défense, par rapport à ce que j’avais pu raconter ; et par-dessus était épinglée une note manuscrite du monsieur qui avait rédigé ça pour me dire combien il avait adoré le roman, qui était formidable, est-ce qu’on pouvait se rencontrer, comment pouvez-vous savoir pour les échanges des otages, etc. Absolument hilarant parce qu’en contradiction totale avec le message officiel. En vérité, la plupart des informations dont je me suis servi, je les ai puisées dans la presse. Mais j’ai répondu très dignement que je ne pouvais pas livrer mes sources (rire).

44Hermès : Est-ce que vous considérez Le Premier principe, le Second Principe comme un roman d’espionnage ?

45S. Bramly : Non, je ne dirais pas ça. C’est vrai que ça ne parle que de ça, mais pour moi c’était un sujet, au même titre que la médecine, la diplomatie, etc. Ce qui m’intéressait, c’était la structure narrative complexe que permet une enquête. Le jeu auquel j’ai joué, c’était de distiller le narrateur dans toute la première partie. Quelqu’un qui dit « je », dont on ne sait absolument pas qui il est. Le procédé est ancien, mais à ma connaissance, il n’a jamais été utilisé de cette façon. On le trouve subrepticement dans les premières pages de Madame Bovary. C’est peut-être de là que m’est venue l’idée d’un narrateur invisible. Sauf que dans mon roman, on le découvre peu à peu. Il est lui-même un secret dans le secret. Mais c’était un prétexte, car dans l’ouvrage, plus que le narrateur, c’était Andanson [1], le photographe, qui m’intéressait. J’ai interrogé à peu près tous ses copains, ses collègues, qui avaient sur lui un nombre d’histoires invraisemblable. C’est vraiment un personnage mythologique, et toujours à la limite de la mythomanie. On ne savait jamais si c’était vrai ou non. Est-ce que vraiment il était mêlé monde du renseignement, a-t-il vraiment joué un rôle quelconque dans telle ou telle affaire… Je tenais un vrai personnage. C’est lui qui a guidé l’intrigue. Alors oui, c’est un roman dans lequel le renseignement a un rôle de premier plan, mais non, je ne dirais pas que c’est un roman d’espionnage.

46Hermès : Sur l’image des services de renseignement, vous dites à un moment : « Nous autres créatures des égouts ». Est-ce que pour vous le renseignement c’est l’infamie nécessaire, pour reprendre Alain Dewerpe (1994) citant Montesquieu ?

47S. Bramly : Je ne sais pas, non, ce n’est pas mon sentiment. J’ai l’impression que les gens du renseignement se vivent parfois comme ça, en revanche. Je me souviens très bien d’avoir eu une discussion avec mes contacts, où je leur demandais comment ils se définiraient. L’un d’eux m’a dit : « On est des fonctionnaires. » Je lui ai demandé : « Quelle est la différence entre vous et l’un de vos agents, par exemple ? » Il a réfléchi, puis m’a dit : « On ne doit jamais sacrifier un fonctionnaire. » J’imagine que c’était dit pour me faire rire. Mais je sentais en permanence leur frustration, leur désaccord… je ne les ai jamais vus autrement qu’en bisbille avec la hiérarchie, et sur toute sorte de points, y compris sur la fonction elle-même. Ils avaient souvent l’impression de perdre leur temps. De faire des choses essentielles mais qui n’avaient pas de suite. Le nombre de fois où ils avaient obtenu des résultats formidables… qui ont fini à la corbeille. Un jour, l’un d’eux est parti passer des vacances en Israël. Il est revenu totalement bluffé, il m’a dit : « Je savais que le Mossad c’était quelque chose, mais vraiment je suis admiratif de leur culture [sous-entendu, de la sécurité], de voir à quel point c’est efficace, intelligent, réfléchi, humain. Tout ce qu’on ne sait pas faire en France… » Il m’a dit : « Même quand tu vas dans une boîte de nuit, le type qui te fouille à l’entrée, il le fait bien. »

48Hermès : Finalement, ils expriment essentiellement un problème vis-à-vis de leur hiérarchie ?

49S. Bramly : En les écoutant parler de leur hiérarchie, qui est une technocratie, on sent une rupture dans leur perception du métier, et qui les blesse. C’est pour cela que cette phrase « les égouts », même si je n’y adhère pas, n’est pas fausse. Il faut se mettre à leur place, ressentir les impressions qu’ils ressentent.

50Hermès : Dans votre roman, vous désignez toujours la hiérarchie par le terme « l’étage du dessus ». Le narrateur, à un moment donné dit : « lorsque j’ai demandé à l’étage du dessus d’où était tombé l’ordre de me mettre à la disposition [du général], on m’a répondu “de plus haut” d’un ton qui m’a fait comprendre qu’on n’en savait rien mais qu’il n’y avait pas matière à controverse ». Selon vous, est-ce de la fiction ou bien, d’après ce que vous avez ressenti à travers vos échanges, peuvent-ils recevoir des ordres qui viennent de nulle part mais qui, dans la mesure où on a confiance dans le système, ne sont pas discutables, au point de faire des choses incontrôlables ?

51S. Bramly : Incontrôlables, je ne sais pas. Encore une fois, je voyais cela sous l’angle littéraire, et c’est comme le Procès ou le Château de Kafka : le truc qu’on ne comprend pas, on vous dit d’attendre et vous attendez, la porte est ouverte mais vous n’osez pas entrer. Tout ce côté kafkaïen de l’affaire, mais avec cette petite différence que là, c’est vécu par des hommes intelligents, qui essaient de comprendre. Un silence, c’est aussi une forme de communication, comme une parole, et cela s’interprète, on peut tout interpréter, à tort ou à raison. Il y avait cette idée, dans ce passage, de rendre cette obscurité kafkaïenne, avec cette différence donc que le protagoniste essaie de comprendre.

52Hermès : C’est un moment clé du roman puisqu’en acceptant d’obéir sans savoir à qui, le narrateur se condamne…

53S. Bramly : Oui, tout à fait, son attitude le condamne. Il n’aurait jamais dû faire autre chose que ce qu’on lui demandait. Mais c’est là en même temps, du point de vue littéraire, qu’on obtient un héros. C’est à ce moment dans le roman qu’on sort de la réalité pour entrer dans la fiction.

54Hermès : Dans votre ouvrage, vous évoquez la sémantique militaire des fonctionnaires de la DGSE et notamment les expressions d’apparence raciste ou primaire qui servent à désigner par exemple les Chinois et qu’on retrouve de manière caricaturale dans le film OSS 117 avec Jean Dujardin. Comment l’interprétez-vous ? Est-ce une réalité ou bien une manière d’autodérision ?

55S. Bramly : Les gens que j’ai rencontrés, et dont je suis fier qu’ils soient mes amis, sont des gens remarquablement intelligents et absolument pas dupes de tout cela. Ils ont tout l’humour et le côté caustique nécessaire. Ces expressions de boulot, ils sont tout à fait conscients de ce qu’elles ont de macho, d’irrespectueux. C’est le jargon du métier. Ils ne l’emploient pas avec moi.

56Hermès : Un peu comme un médecin légiste qui plaisanterait devant un cadavre ?

57S. Bramly : Oui, c’est à peu près ça. C’est une bonne image. Du second degré. Les gens que j’ai rencontrés sont cultivés et connaissent énormément de choses en dehors de leur discipline. Ils sont d’une curiosité et d’une ouverture d’esprit remarquables. Ils sont plus proches d’un universitaire, disons, qu’on pourrait s’y attendre.

58Hermès : Il y a un paradoxe entre les présenter comme des militaires avec un langage primaire, le langage « qui va bien », selon l’expression que vous mettez en exergue dans le roman, et cette culture très fine dont ils font preuve ?

59S. Bramly : Je pense qu’en réalité ils utilisent ce langage parce qu’il est le langage sans lequel les messages ne passeraient pas, et c’est un langage qui les soude. Plusieurs fois, ils m’ont fait comprendre que si on ne parle pas comme ça, on ne vous écoute pas. Sinon, les collègues iraient se demander : « C’est quoi cet hurluberlu, pour qui il se prend ? »

60Hermès : Dans votre ouvrage le narrateur dit : « Combien de fois, à Mortier, pensant intercepter des signaux forts, avons-nous flairé un de ces coups subtils, un de ces gambits bulgares qui finissent en eau de boudin. Combien de fois notre contre-espionnage, enflammé par une poignée d’anomalies, s’est-il mobilisé en pure perte. » N’y a-t-il pas là une reconnaissance sur la nature épistémologique des erreurs ou échecs du renseignement ?

61S. Bramly : J’imagine que c’est relativement normal. C’est empirique, on ne sait pas très bien à l’avance ce qui va sortir du chapeau. Bien sûr, il peut y avoir des ratés. C’est le système qu’on a mis en place et jusqu’à présent il a fait plus ou moins ses preuves. Encore une fois ce sont les possibilités littéraires que cela autorise qui sont gigantesques.

62Hermès : En avez-vous parlé avec vos contacts ?

63S. Bramly : Quand je leur ai demandé : « Mais ça peut être grave ? », ils m’ont répondu : « Non, c’est juste du temps perdu, de l’argent perdu, de la sueur perdue, de la paperasserie qui s’accumule. On a l’impression de nourrir une machine vorace en papiers. Tout ça va s’empiler Dieu seul sait où, on ne sera même plus capable de le retrouver… » Il y a ces histoires d’ordinateur, vous savez, avec plusieurs niveaux d’accès. Vous êtes autorisé à obtenir certaines informations, et pas d’autres, etc. Tout cela est encore une fois assez kafkaïen comme organisation. S’il fallait dénoncer quelque chose, ce serait plutôt l’inutilité de beaucoup d’enquêtes. Le nombre d’histoires qu’on m’a racontées, qui impliquaient trois mois de planque et de filature, à Londres ou ailleurs, d’ouverture de courrier, de passer avant le facteur… Tout cela coûte cher et est payé par le contribuable. On en sort totalement exaspéré. L’info était mauvaise, elle ne menait nulle part. Et si elle mène quelque part, on a vu ça récemment avec les actions terroristes, cela ne signifie pas non plus qu’elle sera exploitée d’une façon très productive. Les officiers du renseignement le savent, ils en sont conscients. Ils fournissent des munitions aux décideurs, mais cela ne veut pas du tout dire que le décideur va les utiliser. Je ne pense pas qu’il y ait de dommages collatéraux importants, à cause de ce système. Mais du gaspillage à tous les niveaux, oui sûrement. Cela dit, ce n’est pas que français, c’est le propre de la bureaucratie du renseignement et du monde actuel dans lequel il y a surabondance d’informations.

64Hermès : Le narrateur dans le roman le dit à un moment : on en sait plus sur Internet que dans les fichiers du service…

65S. Bramly : Bien sûr. J’ai eu des débats avec des sinologues sur des choses qui se passaient en Chine, sur lesquelles ils se perdaient en conjectures absurdes, et je leur disais « mais non, lisez la presse, regardez le Shanghai Daily, le China Today ». Les Chinois sont langue de bois sur un tas de sujets mais quand ils lancent un programme ou annonce les intentions des nouveaux dirigeants, c’est clair comme de l’eau de roche, on sait ce qu’ils vont faire. On parlait tout à l’heure de la Chine en Afrique. Les Chinois ont publié toutes leurs ambitions pour l’Afrique dans les années 1980 !

66Hermès : Finalement, est-ce que dans un monde ouvert, il ne devient pas difficile de vivre dans un monde fermé ?

67S. Bramly : Votre smartphone en sait plus sur vous que toute agence de renseignement, aussi puissante et aussi équipée soit-elle.

68Hermès : Pour finir, diriez-vous que le romancier est un passeur et est-ce qu’il a une démarche militante ?

69S. Bramly : Militante, non, mais c’est vrai que l’idée de donner l’image la plus exacte de ce que peut être le renseignement me tenait à cœur. Je sais qu’on commet des erreurs. Je me suis forcément trompé quelque part, la porte que j’ai placée à droite était probablement à gauche ou, plus grave que ça, de vraies erreurs. Mais mon désir, c’est à chaque fois de montrer un documentaire par-dessus ou par-dessous la fiction. Le décor doit être exact, et il doit être significatif.

70Hermès : Votre quête reste quand même la vérité, ou plutôt la réalité ?

71S. Bramly : La réalité, c’est capital. J’ai mis une phrase en exergue du livre : « tout est vrai, rien n’est vrai, c’est un roman ». Quand on écrit un roman, on ment, par nature. Même si c’est biographique, et hyper documenté, c’est aussi un mensonge. Parce que si je suis ému par le rayon de soleil qui frappe mon héroïne, je n’ai aucun moyen de savoir si ce jour-là il y avait du soleil ou non. Tout ce qui est circonstanciel est pure invention. Tout ce qui est de l’ordre du sentiment aussi : des conjonctures. Mais pour que l’invention ne passe pas trop pour un mensonge, il faut 90 % de vérité en béton.

72Hermès : Si vous deviez écrire un autre roman du même genre aujourd’hui, que changeriez-vous ?

73S. Bramly : Aujourd’hui on réfléchit avec une amie à une série pour la télévision. Le sujet actuel, c’est le terrorisme. Il n’y a pas de sujet plus brûlant. Notre projet est d’imaginer une sorte de DGSE à l’échelle européenne. L’avantage de la fiction, c’est qu’on peut lui donner une réalité et la voir fonctionner. C’est un projet encore assez vague. Ce sera à peine de l’anticipation, mais appliquée au terrorisme, ça prend tout son sens.

Note

  • [1]
    James Andanson était un photographe de stars, proche de Lionel Jospin, Pierre Bérégovoy et de Lady Diana, et qui avait des contacts avec le monde du renseignement et des marchands d’armes. Son corps a mystérieusement été retrouvé carbonisé dans sa voiture dans le Larzac.

Références bibliographiques

  • Bramly, S., Léonard de Vinci, Paris, Lattès, 1988.
  • Bramly, S., Le Réseau Melchior, Paris, Lattès, 1996.
  • Bramly, S., Le Premier Principe, le Second Principe, Paris, Lattès, 2008.
  • Dewerpe, A., Espion, une anthropologie du secret d’État contemporain, Paris, Gallimard, 1994.
  • Silberzahn, C., Au cœur du secret. 1 500 jours aux commandes de la DGSE, 1989-1993, Paris, Fayard, 1995.
Serge Bramly
Serge Bramly est critique d’art et romancier. Parmi ses nombreux ouvrages, on peut citer Léonard de Vinci (Lattès, 1988) ou Le Premier Principe, le Second Principe (Lattès, 2008).
Courriel : <sbramly@gmail.com>.
Propos recueillis par
Franck Bulinge
Ancien analyste de renseignement, Franck Bulinge est maître de conférences en science de l’information et de la communication et chercheur au sein du laboratoire I3M de l’université de Toulon.
Courriel : <fbulinge@gmail.com>.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 14/11/2016
https://doi.org/10.3917/herm.076.0143
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