CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (DSM) élaboré par l’Association américaine de psychiatrie (APA) est, avec la classification internationale des maladies (CIM), le manuel le plus utilisé en psychiatrie. En 1987, la révision du DSM-III, le DSM-III-R, réorganisa, renomma et amorça un élargissement des critères diagnostiques pour plusieurs pathologies et, notamment en pédopsychiatrie, pour l’autisme – avec la création d’une nouvelle catégorie, les troubles envahissants du développement non spécifiés (PDD-NOS) [1] –, pour le syndrome bipolaire, pour l’hyperactivité, etc.

2Le succès commercial du manuel révèle que les cliniciens et les chercheurs se sont rapidement réapproprié les 292 catégories diagnostiques définies dans le DSMIII-R. En 1994, le DSM-IV définissait encore davantage de troubles psychiatriques (410) et avec des critères diagnostiques toujours plus élargis. Aujourd’hui, le DSMIV-TR, publié en 2000, s’impose au niveau international en clinique, dans l’expertise, la recherche, les publications scientifiques et la formation des professionnels.

3Si au xviiie siècle, les classifications des naturalistes visaient à « ordonner » la nature en créant des catégories de plus en plus étroites, les classifications des maladies par le DSM ont tendance à inclure dans une même catégorie des cas de plus en plus hétérogènes. En fait, dans tout exercice de classification, on peut distinguer les lumpers, qui rassemblent, et les splitters, qui divisent (Leventhal, 2012). Les premiers cherchent les points communs entre les phénomènes et les classent dans une large catégorie, les seconds se focalisent sur les différences pour déterminer des sous-groupes. Les psychiatres qui font partie des groupes de travail du DSM favorisent depuis des années le rassemblement, avec le risque d’inclure dans une même catégorie des pathologies aux étiologies bien différentes et des traits de caractère qui ne relèvent pas forcément de la pathologie. Les psychiatres français, qui ont leur propre classification, estiment que le DSM stérilise la pensée et écarte la singularité des sujets car il ne tient compte que des caractères observables. Ils critiquent également l’inflation des diagnostics induite par les modifications de frontières entre le normal et le pathologique.

4Cette logique d’extension des diagnostics a été qualifiée de « disease mongering » par les Anglo-Saxons, qui ont souvent analysé cette « fabrication de maladie » comme un moyen pour l’industrie pharmaceutique d’ouvrir les débouchés des médicaments psychotropes à un marché plus large (Payer, 1992 ; Moynihan et al., 2002 ; Healy, 2004), mais elle implique également les mouvements d’usagers qui se reconnaissent comme malades et réclament que leur pathologie soit reconnue (Stengers, 2006).

5Nous avons choisi pour illustrer le rôle et l’impact des classifications en psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent deux thématiques qui ont été l’objet, ces dernières années, de nombreuses controverses et ont connu une expansion de diagnostic. La première concerne l’autisme et les troubles apparentés, qui vont se retrouver dans la catégorie unique des troubles du spectre autistique dans le DSM-V. La seconde porte sur le « trouble bipolaire pédiatrique ». Cette étiquette diagnostique a été utilisée de façon extensive à partir des années 2000 pour décrire des enfants particulièrement difficiles associant plusieurs diagnostics comorbides : trouble de l’attention avec hyperactivité (TDAH), trouble oppositionnel et trouble des conduites. Le DSM-V propose une nouvelle entité pour ces enfants : disruptive mood dysregulation disorder (DMDD).

« Épidémie » d’autisme et expansion des marchés

6Lorsque l’État de Californie rapporta une forte augmentation du nombre de cas d’autisme diagnostiqués entre 1987 et 1998, l’expression « épidémie d’autisme » commença à se répandre. Cette augmentation n’était pas spécifique à la Californie mais c’est à partir de la publication des résultats dans cet État qu’elle a été médiatisée. Bien que l’augmentation du nombre de cas soit directement liée au changement de définition de l’autisme, l’idée d’une épidémie continue à se propager. Pourtant, au moins trois facteurs participent à cette augmentation : 1) l’élargissement des critères diagnostiques ; 2) le diagnostic des enfants à un âge plus précoce ; 3) le diagnostic d’adultes qui n’avaient pas été diagnostiqués auparavant (Grinker 2007).

7En 1993, la CIM-10 adopta les changements apportés en 1987 par le DSM-III-R en incluant les PDD-NOS, formes d’autisme atypiques, dans la catégorie des troubles envahissants du développement, et introduisit en outre une nouvelle catégorie : le syndrome d’Asperger, caractérisé par des difficultés d’interactions sociales, des problèmes de communication et des intérêts restreints, avec absence de délai d’apparition du langage et de déficience intellectuelle. Ces changements de catégorie se sont concrétisés par une augmentation de la prévalence de l’autisme. Évalué entre 2 et 5 cas pour 10 000 jusqu’à la fin des années 1990, ce taux est passé à 6-7 pour 1 000 à la fin des années 2000 (Fombonne, 2009) et des évaluations supérieures sont souvent diffusées aujourd’hui allant jusqu’à plus de 1 % de la population. Les différentes formes d’autisme qui sont regroupées sous une même étiquette participent à la confusion et aux polémiques.

8Le nombre de cas diagnostiqués et de parents concernés ayant augmenté, davantage d’associations de parents se sont créées et ont pu faire pression sur les pouvoirs publics en redéfinissant l’autisme comme un problème de santé publique. Les interprétations psychanalytiques qui se focalisaient sur les relations entre la mère et l’enfant ont été remises en cause, tandis que la génétique et les neurosciences ont été convoquées pour mieux en comprendre les origines. En France, les associations obtinrent que l’autisme soit redéfini comme un handicap par la loi Chossy de 1996, à la fois pour s’éloigner de l’image stigmatisante de la maladie psychiatrique et pour bénéficier des aides prévues dans le cadre de la loi sur le handicap, surtout depuis que cette loi a été modifiée en 2005 pour poser le principe de l’intégration scolaire dans l’école la plus proche du domicile. Les approches éducatives et comportementales et la privatisation des soins ont été favorisées donnant aux psychologues comportementalistes l’opportunité de développer un marché lucratif qui déclenche un nouveau sentiment de culpabilité chez les parents, celui de ne pas avoir les moyens de mettre en œuvre tout ce qu’il faut pour aider leur enfant. Pourtant, seuls certains enfants répondent positivement à ces méthodes et les effets à long terme sont peu documentés. L’évaluation des interventions est brouillée par l’hétérogénéité des cas d’autisme. Comment distinguer entre les progrès accomplis par un enfant, indépendamment de la méthode, et les effets de l’approche utilisée ? Sur quels critères évaluer les améliorations compte tenu de la pluralité des symptômes ? La publicité en faveur des méthodes éducatives et comportementales et les publications insistant sur les résultats positifs de ces approches contribuent à donner l’espoir aux parents que ces méthodes intensives, appliquées précocement, aideront leur enfant à intégrer le système scolaire. Pourtant, les témoignages négatifs de parents (Leduc, 2012) et la mise à l’écart des enfants considérés comme trop « déficients » devraient inciter à relativiser cet enthousiasme et mettre en œuvre des alternatives, dans le secteur public, qui permettent de développer des projets individualisés adaptés à chaque enfant.

9Autre conséquence de l’élargissement des critères diagnostiques : des personnes qui se sentaient différentes sans savoir en quoi consistait cette différence se sont reconnues dans les nouvelles descriptions de l’autisme et ont adopté en particulier le diagnostic de syndrome d’Asperger, associé à des figures historiques célèbres comme celles d’Albert Einstein ou de Glenn Gould. Des adultes avec des difficultés d’interactions sociales ont commencé à témoigner de leur expérience, ont échangé sur Internet et se sont rencontrés pour créer de nouvelles associations et redéfinir l’autisme comme une différence et non comme une maladie (Chamak, 2010a). Judy Singer (1999), une sociologue diagnostiquée avec un syndrome d’Asperger, a développé le concept de « neurodiversité », repris par les associations de personnes autistes qui ont produit un discours de type culturaliste célébrant la « culture autistique », mettant l’accent sur les aspects positifs de leur condition. Ainsi a émergé un nouveau mouvement social, articulé autour d’affiliations identitaires et culturelles (Chamak, 2010a). Ce mouvement se généralise parmi les personnes présentant un problème qualifié de santé mentale (syndrome bipolaire, déficit d’attention, schizophrénie, syndrome Gilles de la Tourette, etc.) et qui se reconnaissent davantage dans la représentation d’un individu avec un cerveau qui fonctionne différemment plutôt que dans celle d’une personne souffrant de troubles mentaux (Antonetta, 2005 ; Martin, 2007).

10Dix-neuf ans après l’introduction du syndrome d’Asperger dans la classification américaine, la nouvelle version du DSM propose de supprimer ce diagnostic et d’utiliser l’expression ASD (autism spectrum disorders) pour toutes les formes d’autisme (sévères, modérées, légères). L’argument avancé, notamment par Catherine Lord, spécialiste de l’autisme à l’université du Michigan et membre du groupe de travail du DSM, est que « personne n’a été capable de montrer des différences nettes entre ceux que les cliniciens diagnostiquent comme ayant un syndrome d’Asperger et ceux diagnostiqués comme présentant une légère forme d’autisme » (Wallis, 2009). Même si des différences nettes ne sont pas observées entre les formes plus légères d’autisme, comment expliquer la fusion avec des formes plus sévères ? Certains professionnels, comme le psychologue Tony Attwood, craignent que la perte du diagnostic de syndrome d’Asperger ne conduise les personnes présentant une forme légère d’autisme à éviter de se faire diagnostiquer, compte tenu de l’étiquette toujours stigmatisante de l’autisme (Wallis, 2009). Fred Volkmar, l’un des opposants à cette décision de supprimer le diagnostic d’Asperger, a démissionné du groupe de travail du DSM en 2009. Selon lui, la catégorie unique ASD ne rend pas compte de la différence incommensurable entre les enfants avec autisme sans langage et ceux qui parlent et présentent des capacités cognitives importantes.

11Les représentations de l’autisme se construisent à partir de l’interaction d’un certain nombre de facteurs et d’acteurs. Les modifications des classifications des maladies ont joué un rôle majeur en élargissant les critères diagnostiques. Les associations de parents ont agi au niveau politique pour changer les pratiques diagnostiques, les méthodes d’intervention et pour orienter les recherches. Les marchés de l’autisme (cabinets privés d’évaluation diagnostique, formations pour les parents et les professionnels, méthodes comportementales, médicaments, livres, régimes alimentaires, tests génétiques, dosages biologiques, etc.), les intérêts de certains chercheurs (généticiens, chercheurs en sciences cognitives, neuroscientifiques) et des psychologues comportementalistes participent à ces modifications. Les nouvelles associations de personnes autistes contribuent à redéfinir l’autisme comme une différence. Toutes ces représentations coexistent et participent à brouiller les frontières entre le normal et le pathologique, entre formes graves et traits de personnalité. L’hétérogénéité de ce qui est nommé « autisme » aujourd’hui conduit à une confusion qui nuit aux personnes les plus sévèrement touchées et à leurs familles. Les professionnels, qui veulent pouvoir faire état de résultats, préfèrent s’intéresser aux personnes qui ont accès au langage et qui présentent moins de troubles du comportement.

Trouble bipolaire pédiatrique : origine d’une épidémie

12Contrairement à l’autisme, l’usage du diagnostic de trouble bipolaire pédiatrique est un phénomène récent. Si du point de vue de l’histoire de la psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent, la rareté des épisodes thymiques [2] épisodiques de type maniaque chez l’enfant prépubère a été signalée, on retrouve pourtant quelques auteurs qui ont pu évoquer la symptomatologie maniaque chez l’enfant de façon anticipatrice. Melanie Klein a décrit en 1934 ce qu’elle nomme des défenses hypomaniaques chez l’enfant, faisant référence à un état d’excitation et d’agitation lié à une forte angoisse qu’elle relie à la perte d’objets. Dans les années 1960, Anthony et Scott ont décrit un tableau à peu près équivalent sur un mode descriptif, sans référence psychodynamique. Portés par les travaux de deux équipes américaines, celles de Joseph Biederman et de Barbara Geller, ce n’est en réalité que depuis le milieu des années 1990 que l’intérêt pour le trouble bipolaire pédiatrique s’est largement amplifié, avec l’idée d’une sous-estimation de sa prévalence. Pour ces auteurs, le tableau clinique de trouble bipolaire pédiatrique s’avère être celui d’un trouble chronique, sans période de normothymie [3], avec une forte comorbidité avec le TDAH et une irritabilité qui peut être au premier plan et suffire à confirmer le caractère bipolaire du trouble (Consoli et Cohen, 2012).

13Cependant, pour beaucoup d’auteurs, la question de la périodicité reste essentielle. En effet, c’est le caractère cyclique des troubles qui caractérisait la psychose maniaco-dépressive, pathologie originaire du trouble bipolaire chez l’adulte. Dès le début des années 2000, comme le rappelle le National Institute for Health and Clinical Excellence (NICE) en Grande-Bretagne, l’impasse ne peut être faite sur le caractère épisodique des épisodes thymiques dans les troubles maniaco-dépressifs. Dès 2003, le NICE rejette le point de vue nord-américain d’extension du diagnostic chez l’enfant et recommande de ne pas utiliser le diagnostic de trouble bipolaire chez l’enfant prépubère. Plusieurs auteurs ont également souligné la difficulté d’utiliser chez l’enfant des descriptions diagnostiques validées chez l’adulte. Gabrielle Carlson se demande comment différencier un TDAH avec une irritabilité sévère et une labilité émotionnelle majeure d’un trouble bipolaire de l’enfant qui reste rare. Elle rappelle combien il est difficile d’appréhender l’ensemble du fonctionnement psychique de l’enfant et de ses difficultés dans son environnement à la fois familial et scolaire (troubles des apprentissages, du langage, etc.). Un nombre non négligeable de préadolescents présente des symptômes de manie, souvent sur fond de troubles développementaux et psychiatriques divers (Carlson, 2009).

14Au plan méthodologique, on comprend facilement qu’un des aspects majeurs de ce débat concerne le manque de prise en compte des aspects développementaux et sociaux spécifiques à l’enfant. Les symptômes et les termes sémiologiques employés chez l’adulte comme les idées de grandeur n’ont évidemment pas le même sens dans la phénoménologie de l’enfant. Peut-on interpréter de manière similaire l’euphorie ou la mégalomanie chez les uns et les autres ? Ainsi, il est montré que plus un enfant est jeune, plus il se montre hyperactif ou instable sur le plan moteur, agressif et euphorique, voire familier, et désinhibé. Une humeur instable, labile et changeante est normalement observée chez les enfants de moins de dix ans. De plus, quand on étudie l’enfant via des études épidémiologiques ou des enquêtes, les biais méthodologiques liés aux différentes sources d’informations peuvent être très importants. Enfin, les aspects psychopathologiques ou fonctionnels et adaptatifs sont souvent mis de côté dans les entretiens et diagnostics structurés utilisés dans les recherches. En particulier, l’impact des facteurs environnementaux ou des troubles des apprentissages sur la régulation émotionnelle est le plus souvent totalement ignoré.

15Des résistances à l’utilisation expansive du diagnostic de trouble bipolaire pédiatrique sont apparues assez précocement, tant aux États-Unis qu’en Europe ou en Australie. Si certaines équipes comme celle d’Ellen Leibenluft (2011) et de Gabrielle Carlson (2009) ont très tôt développé des recherches pour mieux appréhender la complexité de la problématique de ces enfants, le débat reste très vif dans les revues scientifiques nord-américaines et dans les discussions concernant le groupe dédié du DSM-V (Duffy, 2012 ; Faraone et al., 2012).

16Néanmoins, le diagnostic de trouble bipolaire pédiatrique a vu sa prévalence multipliée par 40 dans les déclarations des psychiatres consultants nord-américains, tandis qu’une augmentation exponentielle des prescriptions d’antipsychotiques atypiques et de thymorégulateurs – médications ayant reçu l’indication « trouble bipolaire » par les agences de régulation américaines chez l’adulte – était constatée. Ce résultat a conduit ces instances de régulation à s’inquiéter des taux de prescriptions de ces molécules chez l’enfant, en grande partie liées à des diagnostics de trouble bipolaire pédiatrique. D’autre part, certains journalistes et sociologues ont commencé à pointer les conflits d’intérêts des mêmes chercheurs faisant la promotion du trouble bipolaire pédiatrique et de l’industrie vendant ces molécules, jusqu’à la réalisation d’une enquête sénatoriale et la publication d’un rapport accablant en 2008 (Chamak, 2009). Pour autant, le débat n’est pas clos, puisque même si le nombre de publications concernant le trouble bipolaire pédiatrique a diminué, la littérature reste abondante.

Diagnostic et systèmes de santé

17Si la classification sert à comparer et à conduire des recherches, elle a également son utilité dans le cadre d’un système de santé donné. Ainsi, le DSM a ses fonctions dans le cadre du système de santé nord-américain qui, en donnant primauté à la liberté individuelle, n’est pas organisé de façon collective et supra-individuelle comme dans la plupart des pays occidentaux développés ayant des systèmes de sécurité sociale ou protection sociale équivalentes. Dans ce contexte, la fonction sociale de l’étiquette diagnostique est déterminante pour ouvrir des droits dans le système privé ou pour offrir des services dans le système public d’éducation nord-américain. Dans le cas des troubles bipolaires pédiatriques, de nombreux psychiatres privés pouvaient éventuellement partager l’avis sur le caractère très contestable de ce diagnostic ; mais s’ils souhaitaient prescrire un médicament antipsychotique ou un thymorégulateur à l’enfant qu’ils voyaient en consultation, la déclaration d’un tel diagnostic leur en offrait la possibilité, du fait de l’autorisation de mise sur le marché qui ouvre droit à un remboursement par les assurances privées.

18Dans l’autisme, la prise en charge consiste en un accompagnement de l’enfant sur plusieurs années, quelle que soit la méthode privilégiée, et rend compte de coûts exorbitants dans un système de soins privé. De ce fait, dans la mesure où le droit à l’éducation est un droit constitutionnel, toute une série d’aides est prévue pour les enfants ayant des difficultés d’apprentissage ou un handicap, via les systèmes d’éducation spécialisés développés dans tous les États. On voit donc l’usage qui peut être fait de cette étiquette diagnostique, les propositions d’aides éducatives étant supérieures avec le diagnostic de trouble du spectre autistique. Enfin, dans le système de santé américain, on connaît la quasi-absence de lits d’hospitalisation en psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent. Or, dans les situations complexes comme les troubles bipolaires pédiatriques où de très nombreux paramètres entrent en ligne de compte, plusieurs études ont montré qu’une prise en charge en hospitalisation de quelques semaines permettait d’apaiser un grand nombre d’enfants jusqu’ici diagnostiqués avec un trouble bipolaire pédiatrique et ce, sans traitement médicamenteux (Carlson et al., 2009).

Expansion des diagnostics et conflits d’intérêts

19Si dans le cas des troubles bipolaires pédiatriques, les conflits d’intérêts entre les chercheurs prônant l’usage extensif de ce diagnostic et sa validité, et l’industrie pharmaceutique vendant les molécules recommandées dans le même trouble chez l’adulte, sont évidents et, dans certains cas, à des niveaux d’engagement financier élevés, ils peuvent être plus subtils à repérer, mais tout autant à l’œuvre, dans les troubles du spectre autistique.

20Des scientifiques peuvent avoir intérêt à augmenter les niveaux de prévalence des pathologies dont ils sont spécialistes pour obtenir des financements publics. Les politiques ont, en effet, tendance à davantage financer une pathologie présentée comme un problème de santé publique. Ainsi, dans le cas de l’autisme, les financements accordés aux recherches en génétique, en neurosciences et sciences cognitives n’ont fait que croître ces dernières années au niveau international. La redéfinition de l’autisme comme problème neuro-développemental aux origines génétiques a été source de développement des études en imagerie cérébrale et a stimulé les marchés des tests génétiques. Pourtant, un faible pourcentage de cas d’autisme (moins de 20 %) peut être considéré comme directement lié à des anomalies génétiques (Chamak, 2010b) et les études en imagerie cérébrale confortent l’idée que les personnes autistes traitent différemment l’information, sans toutefois conclure sur les origines de ces différences, exception faite des cas précis de maladies génétiques rares. Chaque pathologie développe des marchés en tous genres qui sont une autre source de conflits d’intérêts et qui dans certains cas peuvent devenir de véritables escroqueries. Profitant de la détresse des personnes, elles alimentent la cupidité de scientifiques ou de professionnels peu scrupuleux. Les propositions de divers régimes accompagnés d’examens biochimiques et biologiques farfelus au prix exorbitant en sont un exemple navrant.

Changements des représentations : le rôle des associations et des médias

21Les associations et les médias jouent un rôle central dans les transformations des représentations. Ce sont les associations de parents qui ont fait pression auprès des pouvoirs publics pour que l’élargissement des critères diagnostiques soit appliqué en France. Cherchant à rompre avec les hypothèses psychanalytiques, les associations de parents ont accueilli favorablement les hypothèses génétiques et neurobiologiques au point de les transformer en certitudes. De même pour les méthodes comportementales, qu’elles jugent démontrées scientifiquement. La grande majorité des journalistes relaie les propos du collectif Autisme qui a obtenu que l’autisme soit nommé « Grande Cause nationale 2012 ». La promotion des méthodes comportementales, un marché en expansion, très lucratif pour les cabinets privés de psychologues comportementalistes, est largement diffusée par les médias et les associations de parents. L’autorité de la science et l’evidence-based medicine (« la médecine par les preuves ») sont convoquées pour justifier les orientations actuelles sans tenir compte des récentes remises en question liées aux conflits d’intérêts.

22Les médias scientifiques ne sont pas plus à l’abri de ces influences. L’exemple de l’hyperactivité illustre une inflation diagnostique associée à une augmentation de prescription de psychostimulants. De nombreux neuropharmacologistes défendent l’idée d’un déficit dopaminergique chez les personnes présentant hyperactivité et déficit d’attention, et justifient ainsi la prescription chez tout enfant hyperactif. Pourtant, François Gonon (2009) a mis en évidence la faiblesse des arguments avancés pour soutenir cette hypothèse. Des chercheurs en sciences sociales ont analysé le rôle des cliniciens, de la presse, des associations de parents, des experts, des entreprises pharmaceutiques et des institutions dans l’augmentation du diagnostic d’hyperactivité et de déficit d’attention (Singh, 2008). Linda Graham (2008) a tout particulièrement étudié les relations entre scolarité et classification des enfants, montrant comment la médication et les approches cognitivo-comportementales étaient privilégiées pour ne pas avoir à modifier les pratiques pédagogiques et l’environnement scolaire. Rick Mayes et ses collaborateurs (2009) ont insisté sur le fait que l’identification de l’hyperactivité et du déficit d’attention était davantage guidée par les attentes des enseignants, des directeurs d’école et des parents que par les besoins des élèves.

23L’expansion des diagnostics en pédopsychiatrie constitue donc un phénomène général qui illustre les changements de la redéfinition des frontières entre le normal et le pathologique (Ehrenberg, 2004). Différents problèmes d’ordre social sont souvent transformés en troubles psychiatriques alors que certaines pathologies mentales tendent à quitter le champ de la psychiatrie sous la pression des associations. Le philosophe Ian Hacking (2007) a analysé l’influence des étiquettes et le façonnage des identités, et a bien montré comment un système classificatoire reflète l’attitude médicale et sociale d’une époque (Hacking, 2001). Les changements de classification engendrent des pratiques et des institutions qui ont pour effet de produire ce qu’elles classent, d’où l’importance d’analyser les conditions sociohistoriques et les pratiques associées à ces nouvelles définitions.

Notes

  • [1]
    Les PDD-NOS ont été définis comme une forme atypique d’autisme, tous les critères des troubles autistiques n’étant pas réunis (symptomatologie atypique).
  • [2]
    Les épisodes thymiques sont les deux pendants pathologiques du trouble bipolaire, à savoir l’épisode dépressif au cours duquel le patient n’a plus d’énergie vitale et l’épisode maniaque pendant lequel le malade en a un excès.
  • [3]
    On parle de normothymie entre les épisodes, c’est-à-dire lorsque les patients sont équilibrés sur le plan de l’humeur, ni maniaques ni déprimés.
Français

Les transformations des classifications des maladies dites « mentales » ont eu un impact majeur. En élargissant les critères diagnostiques, les frontières entre le normal et le pathologique chez les enfants et les adolescents ont été modifiées. L’autisme et les troubles bipolaires à début précoce nous serviront d’exemples pour analyser les conséquences des modifications des contours cliniques et l’adoption d’une perspective adultomorphe, mais aussi pour illustrer la multiplication des conflits d’intérêts.

Mots-clés

  • pédopsychiatrie
  • classification
  • autisme
  • syndrome bipolaire

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Brigitte Chamak
Brigitte Chamak est chercheur en sociologie et histoire des sciences à l’université Paris Descartes au CERMES3. Elle explore les transformations des représentations de l’autisme, le rôle des classifications des maladies et l’expérience des personnes autistes et de leurs familles. Elle poursuit également des recherches sur l’impact social des neurosciences et le rôle des associations de patients.
David Cohen
David Cohen est professeur à l’université Pierre et Marie Curie et chef du service de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent de l’hôpital Pitié-Salpêtrière. Il est aussi membre de l’Institut des systèmes intelligents et robotiques. Son équipe mène des recherches dans le champ des troubles du développement.
Courriel : <dcohen@isir.upmc.fr>.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 25/11/2013
https://doi.org/10.4267/2042/51559
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