CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1La France est un pays où se mêlent intimement les histoires gastronomiques et la grande histoire. La géopolitique et la gastronomie française sont reliées pour former les deux axes fondateurs à partir desquels nous rayonnons. La France est un pays qui compte dans le concert des nations tout comme sa cuisine qui, même réinventée, revisitée, touche à des valeurs essentielles. Riche de ses produits locaux comme de son savoir-faire ancestral et reconnu, la cuisine française laisse en bouche un parfum unique, celui du bonheur mais aussi de la délicatesse, de la grandeur, de la puissance et de la convivialité car elle est composée d’ingrédients de qualité issus des terroirs. La France a des racines, lointaines parfois, multiples souvent, savoureuses tout le temps. Dans ses mets comme dans ses vins, c’est tout un art de vivre qui se dévoile : la France se respire, se goûte, et se mâche... Pas besoin pour cela d’être un fin gourmet, de posséder un palais exercé ou exigeant : la notion de bon vivant suffit pour nous décrire, nous Français d’ici ou d’ailleurs, qui partageons la même vision de l’existence à travers le partage de bons repas.

2En France, la diplomatie et la politique ne sont jamais très éloignées de la cuisine. Une tradition vieille de plusieurs siècles nous permet de gérer des conflits et de créer des alliances grâce à notre expérience culinaire. Talleyrand avait compris ce rôle essentiel de la gastronomie dans la sphère politique : « Donnez-moi de bons cuisiniers, je vous ferai de bons traités », promettait-il à Napoléon Bonaparte. Ne dit-on pas « s’assoir à la table des négociations » ? Tout un champ lexical regroupe les deux sphères que sont la géopolitique et la gastronomie, tout comme les codes, la grammaire et les techniques nécessaires à leur réalisation : ce socle commun s’exprime par son excellence et son influence dans le monde d’hier, d’aujourd’hui et de demain.

Voyage à l’interface de la gastronomie et de la géopolitique

3Lors de la récente exposition universelle de Milan en 2015, le thème retenu a porté sur le défi alimentaire mondial. Au-delà des frontières terrestres administratives, une seule question demeure en effet : comment nourrir et faire vivre décemment tous les habitants de la terre sans conflit d’usage ?

La co-construction d’une humanité plus ou moins organisée

4Un voyage dans l’histoire, quelques escales dans les cuisines à travers les âges nous montrent que les époques de transition, de changements politiques sont avant tout de grandes périodes de mutations gastronomiques. La géopolitique favorise l’évolution de la cuisine et de la gastronomie en inventant de nouveaux territoires et de nouvelles frontières. Vatel, Carême, Escoffier et peut-être ma modeste personne, nous avons participé à la réussite de la diplomatie française. « Le cuisinier est l’artiste suprême qui gouverne les fourneaux » souligne Jean-François Revel : tout comme le Chef d’État gouverne le pays. Henri IV lui-même fit un usage politique de l’influence de la représentation de la nourriture dans les esprits, et déclarait : « je veux qu’il n’y ait si pauvre paysan en mon royaume qu’il n’ait tous les dimanches sa poule au pot ». Nous connaissons aujourd’hui des programmes électoraux moins alléchants…

5C’est plus tardivement que le terme de « gastrodiplomatie » apparaît, dans un article de The Economist en 2002. Il existe aujourd’hui un cursus à l’American University de Washington sur ce thème. Cela fait suite à une initiative d’Hillary Clinton en 2012 sur un « partenariat diplomatique culinaire » pour bien positionner son pays. La nourriture et de facto la cuisine sont devenus des outils indispensables pour mieux se comprendre : la paix pourrait dans certains cas « passer par l’assiette ». La cuisine séduit les estomacs, mais surtout l’âme des dirigeants. Utilisée comme arme diplomatique elle devient un champ d’étude, d’expérimentations, d’espoir, de paix, mais peut parfois alimenter les conflits. Les tensions gastronomiques qui rebondissent sur le terrain géopolitique au Proche et Moyen-Orient en témoignent. Il y existe des tentatives d’appropriation de certaines préparations et autres recettes qui attisent les frictions géopolitiques. Une « guerre » du falafel et une autre du houmous se sont ainsi déclarées… Ces conflits sont bien davantage liés à des enjeux économiques pour la distribution des produits concernés, mais ils sont révélateurs des tensions dans la région. Huit pays lorgnent sur la paternité du houmous : les plus obstinés sont la Palestine, le Liban et Israël. Mais la Grèce, la Turquie, la Jordanie, la Syrie et, à un moindre degré, l’Égypte, cherchent à tirer des bénéfices de cette préparation culinaire ancestrale. C’est parfois irrationnel mais les faits restent inchangés : depuis 1995, il n’y a eu aucune avancée sur ce front… Le falafel est aussi à l’origine de tensions entre le Liban et Israël depuis 2008, et c’est encore la distribution de ces produits qui, en générant un chiffre d’affaires important, attise les convoitises. Ces « guerres » provoquent souvent des soubresauts de violence dans la région comme cela fut le cas lors de la venue de Barack Obama en 2013 en Israël, lors d’un repas officiel où du houmous lui avait été servi, au grand dam des voisins palestiniens, qualifiant cette action de « vol de l’héritage culturel des Palestiniens ». Comment peut-on en arriver là ? Comment une préparation culinaire, un met savoureux, peut-il déborder à ce point de la casserole ? Il faudrait donc surveiller l’appropriation de nos plats comme le lait sur le feu ?

6Nous ne pouvons pas ériger des fortifications, une ligne Maginot et rester enfermés dans nos certitudes. Nous devons nous ouvrir, continuer notre évolution et notre mutation culinaires sans oublier nos valeurs : déguster et savourer toutes les saveurs, tous les sucs, tous les parfums de nos plats traditionnels français. Car nous vivons au XXIe siècle, et notre secteur connait un engouement sans précédent. L’emballement médiatique autour de la personnalité des Chefs peut se comparer à l’aura de certains joueurs de football : même notoriété planétaire pour certains, même ego surdimensionné, même velléité de conquêtes ! Les équipes sont également très organisées. Nous avions autrefois des brigades en cuisine, nous avons aussi aujourd’hui des brigades de communication pour marquer le territoire, ne pas perdre de terrain sur la toile et en dehors et gagner des followers qui peut-être ne sont jamais venus manger dans nos restaurants. Le paradoxe est tout de même révélateur de notre époque : le gastronome n’est pas nécessairement un client mais un aficionado virtuel qui suivra en ligne la vie de sa star préférée. L’engouement des émissions culinaires permet de réduire les frontières entre la gastronomie, les cuisines et le reste du monde. Nous vivons aujourd’hui dans un monde qui devient un village. La force de nos racines doit nous permettre d’évoluer et de réussir dans ce nouvel ensemble unipolaire.

La cuisine partage aussi la notion de territoire avec la géopolitique

7La cuisine est l’expression d’un patrimoine, d’un terroir, elle porte en elle une tradition, des techniques, un savoir-faire. Certains pays en font même un outil de reconnaissance : la cuisine peut alors parfois être érigée en propagande. Le patrimoine culinaire s’exporte comme jadis on menait des campagnes militaires : des hommes, des budgets, des investissements, une stratégie, un Chef et des recettes emblématiques derrière lesquelles s’abriter. Ainsi, dès l’an 2000, un pays comme la Thaïlande a réussi à sortir de l’ombre de ses prestigieux voisins grâce à sa cuisine. Alexandra Roversi a ainsi commenté l’apparition de Food trucks proposant des mets venant de Malaisie ou encore de Corée du Sud. Une stratégie digne de Sun Tsu a été mise en place dans ce pays avec l’exportation de la musique coréenne (la K-pop) et l’exposition de la culture du pays à travers sa cuisine. Aujourd’hui, cette campagne a bien fonctionné : les bases du marketing sensoriel et expérientiel sont maîtrisées. Une question demeure : pourquoi tant de rêves de puissance ? Même les pays scandinaves ne sont pas sans ambitions en la matière : la Norvège elle-même souhaite améliorer son image grâce à sa cuisine. Pétrole contre recettes culinaires… Nous avons tout à y gagner.

8Autre interface commune : la notion de service car elle est également au cœur des activités. Servir est aussi et surtout un état d’esprit. C’est une fonction essentielle qui permet de faire exister, de faire vivre un objet, un lieu ou un espace. Servir ses clients ou servir l’État, cela revêt une même notion d’intérêt suprême, au-delà des rapports convenus. Ainsi, dans notre pays, cinquante grandes entreprises et institutions publiques se sont réunies au sein de l’association Esprit de Service France pour promouvoir cette conviction partagée.

9Dans la plupart des questions et problèmes géopolitiques tout est question, comme en cuisine, d’alliances, d’assaisonnements, de dosage et de respect. Le CCC – Club des Chefs des Chefs (d’État et de gouvernement) illustre bien ce point commun aux sphères culinaires et géopolitiques. Il s’agit de l’association la plus exclusive du monde. Elle a pour objectif de « promouvoir le patrimoine culinaire mondial et ses expressions régionales, mais aussi l’amitié et la solidarité entre les peuples ». Sa devise : « la politique divise les hommes, la gastronomie les réunit » souligne bien le rôle subtil mais essentiel de la gastronomie dans les relations humaines, qu’elles soient sociales ou internationales.

La gastronomie a fait sortir la géopolitique de ses standards

10Depuis l’époque romaine et même en des temps plus reculés, la cuisine a influencé la vie des hommes comme des États.

11La culture culinaire se nourrit de tensions entre traditions et modernité, apports extérieurs et produits locaux, techniques ancestrales et matériels modernes… L’invention et l’académisme se disputent à l’aune des changements politiques. Les grandes périodes de rayonnement de la France sont à mettre en parallèle avec la présence de grands cuisiniers et de grands dirigeants. Au XVIe siècle, Catherine de Médicis accède au trône, accompagnée de ses cuisiniers florentins et marque le début de l’art culinaire moderne. Les Italiens sont à cette époque nos maîtres : ils règnent à la fois sur les fourneaux, les arts et la politique. Ils apportent l’usage de la fourchette, inventent la pâtisserie, la confiserie mais révolutionnent aussi le service. Les maîtres d’hôtels font leur apparition et le raffinement de la cuisine française prend alors un accent italien. En bons élèves, les Français conquièrent ensuite l’Italie pour influencer durablement la cuisine transalpine. Ces allers-retours gastronomiques sont de véritables cercles vertueux au service de la paix et du bon goût. L’évolution culinaire suivrait-elle ou contribuerait-elle à une évolution politique et sociale ?

12Dans les ouvrages des premiers cuisiniers, les recettes étaient tout autant médicales que culinaires. La littérature des livres de recettes contribuait donc au bien-être des populations, elle était acte de salubrité publique : les recettes avaient toutes une intention thérapeutique. Brillat Savarin lui-même, dans La physiologie du goût, donne des recettes de « magistères restaurants » c’est-à-dire des breuvages reconstituants. D’ailleurs, jusqu’au XIXe siècle, le mot « restaurant » signifie fortifiant ! Dans Un Festin en paroles, Jean-François Revel souligne également ce fait que les livres de cuisines étaient aussi des livres de médecine.

13Même au Moyen Âge, la cuisine des festins est commune à toutes les grandes cours d’Europe occidentales. La diplomatie se fonde sur les liens familiaux et le partage de repas. La littérature mélange les recettes allemandes, françaises, italiennes, seuls quelques produits divergent car les techniques de cultures sont identiques. À cette époque c’est la consommation élevée de viande et de poisson qui caractérise le régime alimentaire de l’aristocratie. Ce régime subsistera jusqu’au XVe siècle. L’apparition du potager rend la cuisine plus facile au XVIIIe siècle avec ses 12 à 20 foyers qui permettent une grande variété de cuissons.

14La vie à la cour des rois de France, depuis François Ier jusqu’à Louis XV, a été profondément marquée par la gastronomie : les festins sont nombreux, orchestrés et utiles à la diplomatie. Au XVIIIe siècle, le nom du cuisinier, comme le souligne Brillat Savarin, est « presque toujours annexé à celui de leurs patrons : ces derniers en tiraient vanité ». Ainsi, les chefs inventent des plats qui portent les noms de leurs employeurs et renforcent la renommée et l’influence de ces derniers.

15Le chef d’œuvre diplomatico-gastronomique revient à Talleyrand, lors du Congrès de Vienne entre les 18 septembre 1814 et 9 juin 1815, où il fait réaliser des prouesses gourmandes et organise une valse à plusieurs mets pour étourdir les participants. La recette du fameux gâteau le Diplomate a été créée lors de cet événement. La France avait ainsi gagné sur le terrain diplomatique comme sur celui de la gastronomie…

16Dans un récent ouvrage de 2011, retraçant l’histoire de 150 ans d’invitations officielles à l’Elysée, Jean-Maurice Sacre et François Bertin mettent en évidence la haute portée diplomatique de la gastronomie française à travers les âges. Nos principaux dirigeants reçoivent dans l’intérêt de la nation, et comme le soulignent les auteurs, bien recevoir c’est d’abord honorer l’hôte. Les menus sont extrêmement étudiés, les produits sélectionnés avec le plus grand soin, en tenant compte des particularités, goûts et cultures des convives. D’abord appelés Grands dîners, puis dîners de gala, on parle maintenant de dîner officiel ou de dîner d’État. Ce sont des événements à haute portée diplomatique qui se déroulent selon un cérémonial précis et rigoureux pour permettre des moments d’intenses échanges tout en garantissant l’excellence à la française.

La gastronomie actrice du rayonnement actuel et futur des relations internationales de la France

17La France a besoin de reconnaissance. Ancienne puissance à vocation mondiale, elle navigue maintenant dans des eaux plus troubles, comme happée et immobile face à la complexité du monde environnant. Le besoin de reconnaissance se fait donc plus prégnant. Pour rebondir, la renaissance passera par la reconnaissance de nos savoir-faire. La commission Fabius et toutes les initiatives visant à encourager le tourisme vont dans la bonne direction. L’inscription au patrimoine culturel immatériel de l’Unesco du Repas gastronomique des Français est une belle initiative mais cela ne doit pas masquer la réalité : huit cuisines et traditions culinaires sont également à l’honneur. Alors, d’aucuns pourront se targuer que la mention pour la France évoque la gastronomie plutôt que les traditions culinaires, mais la réalité est que la diète méditerranéenne, la cuisine traditionnelle mexicaine, le kimchi coréen (plat à base de légumes assaisonnés), la cuisine traditionnelle japonaise (le washoku, notamment pour fêter le nouvel an), le café arabe comme symbole de générosité, la culture et la tradition du café turc, le lavash en Arménie (pain traditionnel fin qui fait partie intégrante de la cuisine arménienne), ou bien encore la méthode géorgienne de vinification à l’ancienne dans des amphores (kvevris) sont également inscrits au patrimoine mondial de l’Unesco. Voilà donc de quoi redessiner une carte mondiale…

Du produit local aux relations internationales

18La France est fière d’être la première destination touristique mondiale tout autant que de la richesse de sa gastronomie. Ma région Rhône-Alpes en est la plus parfaite illustration. L’offre d’activités, très complète, s’exprime à travers la nature et la culture ; elle va du ski au tourisme fluvial en passant par les musées, les événements et notamment le Sirha, salon international de la restauration qui accueille tous les deux ans 180 000 visiteurs… Ces atouts permettent à la filière tourisme d’enregistrer plus de 17 milliards d’euros de bénéfices touristiques par an, ce qui représente 9 % du PIB de la région. Cependant, le facteur d’attractivité le plus manifeste est sans conteste la gastronomie. Les cafés et restaurants enregistrent 10 % du total des dépenses des touristes français et étrangers dans la région. Ce secteur emploie à lui seul 33 000 salariés permanents, et est ainsi le premier employeur de la région. Parmi ces restaurateurs, quelques-uns sont connus dans le monde entier. Nous avons indiqué, balisé la voie vers l’excellence, insufflé une dynamique qui aboutit aujourd’hui à faire de Lyon le symbole de la gastronomie française. Si la région représente 8 % du territoire national, la ville est l’ambassadeur officiel de cette tradition.

19Grâce à ce positionnement, le tourisme se développe avec des atouts qui ne sont pas délocalisables. Les touristes viennent toujours plus nombreux pour célébrer cette culture, ce mode de vie élevé au rang d’un art de vivre.

20Pour l’année 2015, les premiers chiffres du tourisme sont très éloquents et tous les indicateurs touristiques sont en croissance. Les visiteurs français et internationaux, qu’ils viennent pour les affaires, pour des congrès, pour des salons ou pour des loisirs, savourent aussi la ville sous toutes ses formes. Toujours plus nombreux, ils découvrent, reviennent et témoignent sur les sites internet de leurs expériences et du plaisir qu’ils ont eu à visiter les lieux touristiques.

21Ces moments uniques, ils les partagent aussi durant leurs séjours à travers la gastronomie. Dans la dynamique du réseau Délices, la ville a créé un label depuis 2012, « les bouchons lyonnais », qui distingue les restaurants qui honorent la cuisine traditionnelle lyonnaise. À ce jour, vingt-quatre restaurants ont obtenu ce label. La ville est également porteuse du grand projet de Cité de la gastronomie, qui sera installée dans le cadre prestigieux de l’Hôtel Dieu. Nous retrouvons, à travers le choix de ce lieu, le lien entre cuisine et santé, axe sur lequel se construit le positionnement de la Cité qui doit voir le jour en 2018. La Chambre de commerce et d’industrie de Lyon est également actrice de ce développement touristique en étant partenaire de plusieurs projets, dont l’un portant sur le secteur de la restauration, pour sensibiliser les acteurs aux pratiques liées au développement durable.

22La ville et la région ont su fédérer les acteurs et impliquer le tissu économique local pour définir les stratégies de développement, mais aussi mettre en œuvre des modèles de bonnes pratiques incluant toute la chaîne du tourisme. Il en résulte que notre territoire bénéficie d’une identité forte qui s’étend bien au-delà de nos frontières dans le respect de valeurs partagées.

Quelques pistes pour le futur, le cas de l’Institut Paul Bocuse

23Il en est de la vie comme de la cuisine ou la géopolitique : soit on se contente de grands discours soit on met les mains dans la farine… Tout au long de mon existence j’ai choisi le travail, j’ai choisi la rigueur, j’ai choisi d’œuvrer pour faire progresser mes idéaux et une certaine idée de la gastronomie française. C’est ainsi qu’avec mon ami Gérard Pélisson nous avons créé l’Institut. Il me semble important de rappeler que l’Institut Paul Bocuse a été conçu à l’initiative du Ministre de la Culture de l’époque, Jack Lang. Gérard Pélisson préside le Conseil d’administration depuis 1998. Notre école fête ses 25 ans cette année : notre objectif lors de sa création était de transmettre ces valeurs de partage, de générosité et d’éthique, dans le respect de l’apprentissage d’un métier de traditions et de techniques souvent ancestrales et exigeantes, mais aussi du management innovant qui lui correspond désormais.

24Aujourd’hui, nous sommes fiers d’avoir près de six cents étudiants de 37 nationalités que nous formons aux diplômes de niveau Bachelor et Master, aux Arts Culinaires et au management de l’Hôtellerie et de la Restauration. Ce qui a guidé notre évolution, c’est la vision d’un développement en partenariat avec d’autres institutions académiques. Ainsi, dès 1999, nous avons été la première école en France à faire entrer nos métiers à l’Université grâce au partenariat avec l’IAE (Institut d’Administration des Entreprises) de l’Université Lyon 3. En 2002, nous avons fait le choix d’inclure les Arts Culinaires dans ce parcours unique. Depuis l’année dernière, nous avons organisé une nouvelle collaboration, cette fois avec l’EM Lyon Business School, pour proposer un programme de Master commun.

25L’essor de l’Institut s’est également construit sur la recherche, avec en 2008 la création d’un centre qui lui est dédié. Il a plusieurs objectifs, dont le premier est de développer des connaissances scientifiques de pointe sur les enjeux liés au plaisir de manger quel que soit le contexte. La deuxième vocation est liée au programme doctoral qui est un gage d’excellence des enseignements de nos étudiants. Enfin, il nous permet d’accompagner les entreprises dans leurs démarches d’innovation. Cette expertise se retrouve dans les thèses soutenues, toutes brillamment. Citons quelques thèmes : l’alimentation des personnes âgées atteintes de la maladie d’Alzheimer, la perception des environnements lumineux dans les chambres d’hôtel ou encore l’impact du geste et de la parole dans les interactions entre celui qui sert et celui qui est servi.

26Une étape symbolique a été franchie en 2007, lorsque les étudiants ont identifié les quatre valeurs que nous portons aujourd’hui : respect, exigence, générosité et éthique. Au terme de leurs cursus, 33 % des diplômés fondent leurs sociétés, c’est dire si nous les formons à l’esprit d’entreprise ! Du point de vue de l’accompagnement de nos étudiants, nous insistons sur la diversité culturelle et les richesses individuelles, pour les révéler à eux-mêmes. Dans un couloir de l’Institut, lieu de passage très fréquenté, se trouve le mur des talents sur lequel les photos des étudiants de première année sont affichées. Ils choisissent de montrer qui ils sont à travers leurs passions, leurs talents ou leurs loisirs qu’ils mettent en scène sur une photographie. Ils sont libres de s’exprimer, les résultats sont souvent drôles, poétiques et démontrent leurs caractères passionnés.

27Un autre réseau très important à nos yeux est celui des alumni. Il compte plus de deux mille membres et est aujourd’hui présent dans vingt-deux pays, démontrant la force du lien que forge la gastronomie par-delà les frontières. Ce réseau permet à notre école de rester à la pointe de l’innovation au niveau international. Si vous souhaitez réserver dans un établissement tenu par un ancien élève, il vous suffit de télécharger l’application mobile du Guide des Entrepreneurs Institut Paul Bocuse et vous aurez, après géolocalisation, la liste des établissements prêts à vous réserver quelques surprises lors de votre passage ! Les étudiants actuellement en formation parcourent aussi le monde lors de leurs stages, ils y diffusent les notions de rigueur, de savoir-faire techniques, mais aussi de savoir-être, que nous leur transmettons au quotidien. Nous formons de futurs professionnels passionnés, entreprenants, et surtout capables de s’adapter aux évolutions des métiers qu’ils vont exercer.

28Si notre société est enrichie par la technique, le digital et le virtuel, il n’en demeure pas moins que ces jeunes hommes et femmes vont travailler dans des secteurs d’activités où les relations humaines gardent tout leur sens. Les étudiants sont formés à répondre aux attentes des clients et des collaborateurs : les nouvelles technologies doivent ici être au service de la personne. Nous avons d’ailleurs inauguré au début du mois de novembre le laboratoire du service, premier lieu européen dédié entièrement à la transformation des organisations et des comportements par la relation de service. L’innovation constante est bien au cœur de notre stratégie et ce que nous visons est de toujours mettre en adéquation l’être humain et l’outil, et dans un tour de main inédit, de marier l’intelligence de la main avec celle du cœur et de l’esprit.

29Ces futurs professionels pourront ainsi se saisir à bras le corps des enjeux et mutations du secteur. Ils appréhenderont le digital avec l’obsession de la qualité de la relation. Avec cet objectif en tête, ils pourront développer une posture managériale sur la base d’expertises techniques maîtrisées. L’autre défi que nous relevons au quotidien, c’est l’internationalisation des classes. Cette génération est très sensibilisée à cela et nous les accompagnons, quels que soient leurs pays d’origine et plus tard, d’implantation.

30Enfin, l’Institut rayonne dans le monde grâce à son réseau Alliance qui vient compléter le dispositif stratégique de développement. Il regroupe quatorze écoles et universités à travers autant de pays. Il est indéniable que l’offre de formation est maintenant mondiale, les dossiers sont envoyés par les candidats des quatre coins de la planète pour des programmes internationaux, mais parfois inégaux en terme de contenus. L’un des enjeux des prochaines années sera sans doute de bâtir un référentiel mondial des formations dans les métiers de la filière tourisme. C’est une nécessité, car le secteur est en constante croissance : l’Organisation mondiale du tourisme prévoit un milliard huit cents millions arrivées internationales en 2030, soit une progression de 3 à 5 % tous les ans. Il est donc nécessaire de former des jeunes et de nous entendre sur les méthodes et techniques d’accompagnement, d’accession et de réussite dans nos métiers…

31À l’Institut, l’internationalisation des classes est une réalité depuis longtemps : 37 nationalités se côtoient, et apprennent à travailler ensemble. La fondation Peace by Tourism soutenue par Hervé Fleury est le plus parfait exemple de ce mariage heureux entre gastronomie et géopolitique. Une union féconde, riche, loin des conventions et autres traités, avec une philosophie empreinte d’humanisme et d’idéaux. Au mois d’octobre 2015, parmi les diplômés de la promotion Dominique Loiseau, cinq jeunes gens ont participé à leur manière à la construction de la paix dans une région pourtant en proie à des conflits incessants. Ils sont tous d’origines différentes : Hasan est Israélien, musulman d’origine arable, Noam est Israélienne juive d’origine égyptienne, Zaki est Palestinien chrétien d’origine grecque, Arbel est Israélienne juive d’origine marocaine, et enfin Daniel est Israélien, juif d’origine polonaise. Ils ont travaillé durement, appris, cuisiné et œuvré ensemble pour acquérir un métier, devenir entrepreneurs et être ambassadeurs de la paix en participant à la construction d’un monde meilleur. Exemples concrets du pouvoir de la cuisine, qui en réunissant les êtres humains, pose les fondations d’un monde en harmonie, ils forment une composition fraîche, contemporaine et exquise.

32L’Institut porte, à la demande de Gérard Pélisson, mon nom depuis 2002. Nous atteignons l’âge adulte, vingt-cinq ans, avec sérénité, conscients de nos atouts, de nos qualités, mais aussi du travail quotidien que nous devons fournir pour structurer les esprits de nos étudiants et former des professionnels qui seront capables de prendre les bonnes décisions dans un environnement complexe, tout en créant une expérience inoubliable pour le client et le collaborateur. Nous sommes aidés en cela par un réseau de professionnels et d’entreprises, ouvert sur le monde, inscrit dans notre territoire, et soutenus par des collectivités territoriales (Région Rhône Alpes, la Métropole de Lyon). Nous croyons et travaillons pour réaliser les rêves de nos étudiants dans une ambiance joyeuse et optimiste qui, à sa manière, est porteuse de paix.

Conclusion

33Nous avons fêté cette année le cinquantième anniversaire des trois étoiles du restaurant de Collonges. Après avoir sillonné le monde, après avoir été ambassadeur de mon pays, servi plusieurs Chefs d’État et les grands de ce monde, je peux simplement dire que l’important est de remettre sans cesse sa casserole sur le feu. De rechercher l’excellence, de transmettre ses valeurs dans le respect de soi, des autres, de façon simple, honnête et passionnée.

34Oui je crois que le bonheur est dans la cuisine : à vous, lecteur de la revue Géoéconomie, bon appétit et large soif !

Français

La France est un pays où se mêlent intimement les histoires gastronomiques et la grande histoire. Une tradition vieille de plusieurs siècles nous permet de gérer des conflits et de créer des alliances grâce à notre expérience culinaire. La géopolitique favorise l’évolution de la cuisine et de la gastronomie en inventant de nouveaux territoires et de nouvelles frontières, tout autant que la gastronomie fait sortir la géopolitique de ses standards. Alors que l’Institut Paul Bocuse fête ses 25 ans, et le restaurant de Collonges le cinquantième anniversaire de ses trois étoiles, Paul Bocuse perpétue la tradition gastronomique en transmettant savoirs et valeurs aux nouvelles générations.

English

France is a country where Gastronomy and History intermingle. A centuries-old tradition gives us the ability to handle conflicts and build alliances thanks to our culinary knowledge. Geopolitics foster cooking and gastronomic innovation by inventing new territories and borders, as well as Gastronomy drives geopolitics outside of its standards. While the Institut Paul Bocuse celebrates its 25th anniversary, and the restaurant de Collonges the 50th anniversary of its three stars, Paul Bocuse perpetuates the gastronomic tradition by passing on knowledges, skills ans values to new generations.

Paul Bocuse
Paul Bocuse obtient sa première étoile au Guide Michelin en 1958, la deuxième en 1960 et la troisième en 1965, et remporte en 1961 le concours du Meilleur Ouvrier de France. Décoré de la Légion d’Honneur en 1975 par le Président Valéry Giscard d’Estaing, il est propriétaire de plusieurs restaurants dans la région lyonnaise, dont la fameuse auberge étoilée de Collonges au Mont d’Or. Il dirige avec Gérard Pélisson l’Institut Paul Bocuse depuis sa fondation en 1990. Propos recueillis par Hervé Fleury et Martine Ferry, de l’Institut Paul Bocuse.
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 09/03/2016
https://doi.org/10.3917/geoec.078.0133
Pour citer cet article
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