CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Dialogue à deux voix entre Philippe Faure, ancien Ambassadeur de France, qui a assuré la présidence déléguée du Conseil de promotion du tourisme, président d’Atout France, et Jean-Claude Ribaut, ancien chroniqueur « Vins & Gastronomie » au journal Le Monde. Il a récemment écrit Voyage d’un gourmet à Paris, publié aux Éditions Calmann-Lévy, qui a reçu le prix Jean Carmet 2015.

Gastronomie et diplomatie : une histoire liée, un destin commun

2Philippe Faure : La diplomatie a de tout temps regardé l’art culinaire comme un moyen d’améniser la négociation, de créer une ambiance de détente, sinon de bonne humeur, autour de discussions ardues ou crispantes : « Peut-on douter que ce soit la France qui ait apporté le plus d’ingéniosité dans l’exploitation de cette technique paraprotocolaire ? » écrivait Albert Mousset dans Le Monde Diplomatique en 1956.

3La légende d’un Talleyrand se rendant au Congrès de Vienne pour solder les conséquences de l’épopée napoléonienne, accompagné d’Antonin Carême, le plus célèbre cuisinier de l’époque, a entretenu longtemps le sentiment d’une invulnérabilité de la cuisine française. Fin diplomate et gourmet avisé, Talleyrand écrivait au roi Louis XVIII, à la veille de son départ : « Sire, j’ai plus besoin de casseroles que d’instructions écrites ». Au Palais Questenberg-Kaunitz où s’installe la brigade de Carême, de septembre 1814 à juin 1815, le « Congrès s’amuse ». La magnificence des banquets subjugue les Altesses, Metternich et tous les plénipotentiaires de la Quadruple Alliance. La gastronomie mise au service de la diplomatie scellait pour un siècle le destin de l’Europe.

4De nos jours, la plupart des pays considèrent la gastronomie comme une composante habituelle des relations internationales. Hillary Clinton elle-même a lancé, en 2012, le Diplomatic Culinary Partnership (Partenariat diplomatique culinaire), qui visait, en faisant intervenir plusieurs dizaines de chefs cuisiniers de tout le pays, à faire reconnaître le rôle de la cuisine dans la diplomatie américaine.

5Jean-Claude Ribaut : Une autre anecdote concernant un ministre des affaires étrangères, Gabriel Hanotaux – certes moins célèbre que Talleyrand – est révélatrice des liens qu’entretienent la diplomatie et la gastronomie. Sans doute lassé par la question d’Orient, le ministre, sur la requête de l’Académie de médecine, fit prier tous nos représentants et consuls en Afrique et en Orient de lui envoyer, en 1898, tous les échantillons de truffes qu’ils pourraient trouver. Il en vint de partout, d’Afrique du Nord, comme au temps d’Apicius, des Échelles du Levant, de Bakou et de Téhéran. Ce ne fut pourtant que curiosité d’un jour. Cette enquête révéla que l’on se régalait sous ces latitudes surtout de terfas, ersatz truffier connu au Maghreb, et non pas de tuber melanosporum, la truffe noire adamantine, et selon Brillat-Savarin « le condiment nécessaire de la cuisine transcendante. »

6Aujourd’hui, on voit se développer une relation sensiblement différente entre diplomatie et gastronomie, apparue depuis le début des années 2000, baptisée d’un terme assez inélégant : la « gastrodiplomatie ». C’est une stratégie de relations publiques qui correspond à la décision de certains gouvernements de promouvoir leur pays comme une marque. L’objectif est de faire connaître un pays par sa cuisine, d’encourager les investissements et de développer le commerce et le tourisme. Plusieurs pays ont imaginé pour cela des stratégies, dégagé des moyens parfois importants et créé des institutions ad hoc. En Europe, l’Espagne et les pays scandinaves ont été parmi les premiers. Le Mexique et le Pérou ont suivi. Aux États-Unis, des chercheurs de l’American University étudient ce phénomène depuis quelques années. À Paris même, Sciences-Po a organisé en mars 2015, une masterclass du chef des cuisines de l’Elysée, Guillaume Gomez, pour parler de « son expérience dans les coulisses du pouvoir et de la place de la gastronomie dans les relations internationales ». Gastronomie et diplomatie sont ainsi dans l’air du temps.

7Philippe Faure : Oui, mais il paraît évident que la gastronomie au service de la diplomatie, comme ce fut encore le cas récemment pour la COP21, n’est pas exactement de même nature que la « gastrodiplomatie ». La scène internationale du goût est aujourd’hui un espace concurrentiel où les puissances industrielles mettent en avant leurs productions ou leurs techniques, et les États, leurs grands cuisiniers. Ainsi, la gastronomie est-elle devenue un enjeu stratégique mondial et, parfois, un outil plus ou moins dévoyé des politiques touristiques.

8Depuis le printemps 2014, le ministre des Affaires étrangères et du Développement international a compétence sur la politique touristique. Il s’est doté d’un Conseil de promotion du tourisme, instance consultative dont j’ai assuré la présidence déléguée, qui rassemble professionnels, élus et représentants de l’administration. Sa mission : établir un plan de développement du tourisme d’ici 2020 dans lequel la gastronomie et l’œnologie font l’objet de mesures concrètes.

9Dans notre rapport du 11 juin 2015, nous avons dressé le constat que notre cuisine est sans doute l’une des plus diverses, riches et vivantes au monde. Rappelons-nous que l’Unesco a reconnu en 2010 le rituel du Repas gastronomique des Français comme un élément structurel de notre culture. Mais d’autres cuisines, « émergent et s’affirment, ce dont il faut se réjouir », ont noté plusieurs intervenants. Nous nous sommes félicités également qu’une part croissante de la population mondiale se passionne pour la gastronomie. Mais dans ce panorama évolutif, nous avons constaté que l’influence de la France n’est plus la même. Au fil des auditions, nous avons observé que la situation est double entre, d’un côté, la « haute-couture » des grands chefs, qui sont au rendez-vous, et, de l’autre, une situation moins favorable pour le « prêt-à-porter » des bistrots moyenne gamme.

La cuisinie intermédiaire, grande oubliée du patrimoine culinaire

10Jean-Claude Ribaut : En effet, il s’est raréfié le bistrot de base, avec son comptoir en étain, luisant et courbe, derrière lequel le patron moustachu sert les apéritifs multicolores ; Suze, Cinzano, Martini, Amer Picon… Le patron arverne ressemble au tigre du Zoo de Vincennes. Il a l’œil fixé sur la ligne bleue des plombs du Cantal. Il ne parle pas, il grommelle, ou bien épluche au ciseau les haricots verts. Cela a fini par lasser, bien que la patronne soit aimable et commente l’éphéméride en feuilletant l’Auvergnat de Paris. Mais, comme partout, les Chinois actifs rachètent impavides les outils de ces mal lotis et peu aimables tenanciers de tabacs, lotos, débits graillonneux de Paris-beurre. Alors les autres, les mal-aimés, les vrais « bougnats », en première ligne de feu pendant trente ans et plus, reviennent au pays du côté de Saint-Chély d’Apcher, ou de Mur-de-Barrez. Des bistrots, il en reste quelques uns dans le 11e arrondissement de Paris, qui ne sont pas encore devenus « bars à vin ». Le bistrot aux tables de marbre, à l’unique serveuse que les habitués appellent par son prénom… Le vrai bistrot n’a que deux ou trois plats renouvelés tous les jours, et un vin ordinaire, la bouteille du patron. Le téléphone noir à gros bouton poussoir est encore dans le placard à balai. Le carrelage du comptoir est parsemé de sciure de bois bien que cela soit interdit. C’est le bistrot anonyme dont le patron vous tend, d’un air soucieux, la main par-dessus le comptoir, et vous offre un jour le verre de vin de l’amitié au bout de l’an. Plus c’est retiré, plus c’est petit, plus c’est inconnu, alors le dit bistrot a toute chance de devenir parisien, célèbre, onéreux pour la clientèle américaine, toujours reçue d’ailleurs avec indifférence. Puis les clients arrivent, les prix montent, les habitués s’en vont ; exit le ratier, petit chien de la pipelette avec une tache noire sur l’œil. La patronne prend une cuisinière, puis un cuisinier. On repeint les murs, on modernise ce qui devient un restaurant ; le patron passe une veste achetée chez Métro. L’ensemble est plein, baroque, les plats sont préparés à l’avance, le riz précuit, la bonne frite parisienne interdite : « Comprenez on n’a pas le temps d’éplucher les pommes de terre ». Alors il est temps de fuir. D’autres bistrots, heureusement, nous attendent encore dans Paris.

11Philippe Faure : Lors de nos échanges au sein du Conseil, l’idée a été admise que la cuisine intermédiaire a parfois tendance à se détériorer, à Paris comme en province. Certes les bonnes adresses existent, mais il faut être renseigné. Souvent, le menu y est faussement varié avec des plats qui trahissent leur origine industrielle. Le label « fait maison », après un temps de flottement, devrait conforter ceux qui ont envie de bien faire.

12Il faut conjurer l’idée que les Français, amateurs de bonne chère, ne parviennent pas à garder dans leur patrimoine une restauration de qualité alors qu’en retour certains bons bistrots restent méconnus car éloignés des sentiers touristiques.

13Il faut donc tout faire pour améliorer notre offre. Il faut diffuser la qualité française jusqu’à la dernière baraque à frites et intégrer l’innovation dans ce prêt-à-porter culinaire qui autrefois nous était si envié. Au demeurant, renforcer la qualité de nos bistrots ne pourra que soutenir hors de nos frontières l’image de notre cuisine, qui ne peut nous rester durablement favorable sans un marché national de qualité.

14Jean-Claude Ribaut : Rien n’est perdu. Beaucoup de jeunes cuisiniers entrent aujourd’hui dans la carrière avec l’idée qu’un restaurant, aussi modeste soit-il, est un lieu de partage et que l’échange doit être réciproque entre la clientèle et celui qui fait la cuisine. Certains, sous prétexte de création, sacrifient à la dernière mode en privilégiant l’esthétique de l’assiette au moyen d’assemblages insolites et de petites fleurs. Par définition, une mode est éphémère, mais nombreux sont ceux qui font à nouveau une « cuisine cuisinée », selon l’expression du grand chef Girardet, et se lancent à nouveau dans la préparation de sauces légères et digestes.

15Exemple parmi d’autres, Fabien, ancien de l’Ecole Ferrandi et de quelques bonnes maisons, et Eric, ont décidé l’an passé d’aménager une ancienne fabrique de bouchons du 17e arrondissement de Paris : un espace avec cuisine ouverte sur la salle, derrière une superbe façade qui a conservé son enseigne historique. Les deux associés ont à cœur de faire vivre cet endroit modeste mais chargé d’une histoire ouvrière. Ils apportent un soin particulier à la décoration (fleurs, livres, objets chinés) et à l’ambiance générale. Leur but est de donner du plaisir par et pour la cuisine. Un repas est réussi lorsque le chef et les clients sont satisfaits ; comme à l’opéra, le public aussi doit avoir du talent.

16Cette cuisine s’inscrit dans une bistronomie de bon aloi… et de saison ! Les produits viennent presque exclusivement, en filière directe, de petits producteurs (belles canettes et autres volailles de Dordogne), gage de fraîcheur et de qualité mais aussi de diversité. C’est une cuisine d’instinct et d’émotion, mélange entre la richesse des terroirs français et les souvenirs de voyages. La convivialité est assurée par un menu unique, vin compris, composé de quelques classiques dépoussiérés de la cuisine française. Au centre du repas : une généreuse pièce rôtie. Vaisselle en porcelaine dorée, cocottes en fonte et couverts en argent : tout est fait pour se sentir en famille ! La clientèle du quartier plébiscite, les touristes adorent. Cet exemple parmi beaucoup d’autres – cuisine de comptoir, caves à manger – témoigne d’un engagement de la nouvelle génération de cuisiniers aux côtés de producteurs scrupuleux, et de vignerons respectueux de la nature.

17Philippe Faure : Exemple probant, mais dans le même temps, la demande nationale ou internationale a évolué. Les modes de consommation, nous disent les sociologues auditionnés par le Conseil d’orientation, poussent à une certaine standardisation des goûts et d’une cuisine qui doit désormais aller vite. Tout se tient, c’est aussi l’un des effets de la mondialisation.

Les effets de la mondialisation sur les habitudes alimentaires

18Jean-Claude Ribaut : Mondialisation ? Du modeste hôtel standard près de l’échangeur de Bagnolet au fastueux palace des beaux quartiers, le client anglo-saxon est assuré de trouver un petit déjeuner riche en protéines : œufs, bacon, saucisses. Le Français, dans le domaine de la vie privée, reste majoritairement accroché à son café tartine ou à ses croissants. La vérité capitaliste – appelée aujourd’hui mondialisation – se heurte à la difficulté de convaincre la majorité d’un pays pour qui le domaine de la table demeure essentiel. Nos compatriotes restent accrochés au désir alimentaire, dans un pays où, en effet, le bien manger est une fable dominante, sinon toujours une réalité. En témoignent les jardins ouvriers aux portes des villes, le succès des marchés urbains de plein air et des produits « bio ». L’avenir ne verra certainement pas s’éteindre cette civilisation matérielle, malgré l’emprise de la mondialisation. C’est la fameuse histoire du Larzac, que se racontent encore les papy boomers. Et pourtant chaque centre commercial de la périphérie offre un fast food, dont la prestation essentielle est un petit pain garni de viande hachée, accompagné de frites. Le MacDonald’s permet aux groupes pluriels de jeunes consommateurs, aux enfants et à leurs parents, de cohabiter sans heurts pour une offre alimentaire accompagnée de boissons sans alcool. La fréquentation de ce lieu propre, attrayant, fait divertissement. Le rapport social qu’il instaure est sans doute démocratique. À la maison familiale en revanche, les repas codifiés par l’usage et transmis par le groupe parental s’inscrivent avec leur plats et ingrédients, dans une continuité digne des « longues durées » chères à l’historien Fernand Braudel. Le poulet rôti, le magret de canard et la blanquette de veau sont en 2015 (BVA) les trois plats préférés des Français. L’unité fonctionnelle du repas rejoint sa valeur symbolique, dans une action biologiquement nécessaire marquée par la nature familiale du partage.

19Philippe Faure : Pour le quotidien, on souhaite passer moins de temps à table même si on se restaure plus souvent hors domicile. D’ailleurs, il ne s’agit plus seulement de se nourrir : on cherche un moment d’échanges pour compenser la solitude de l’écran au bureau ou chez soi. Les touristes, eux, cherchent une expérience intéressante sans être nécessairement onéreuse. Il faut donc mettre l’accent sur la convivialité, l’authenticité, le terroir.

20Les questions posées à la haute gastronomie sont d’une autre nature. Les grands chefs sont des marques qui s’exportent. Trois ont intégré le comité Colbert, qui œuvre au développement international de l’art de vivre français. Ils participent à la transmission de notre patrimoine culinaire. Beaucoup de cuisiniers étrangers sont passés par la France à un moment ou à un autre de leur formation. La qualité de nos grandes tables est au rendez-vous de la « promesse » faite aux touristes étrangers.

21Jean-Claude Ribaut : Paris reste le port d’attache des grands cuisiniers aujourd’hui rattrapés par la mondialisation. Mais les échanges culinaires planétaires ont introduit une catégorie de cuisiniers voyageurs pour qui l’avion est indispensable à la rapidité de leurs déplacements. Cuisine du marché ? Pour eux, c’est le marché mondial : l’Amérique, l’Asie, les Émirats… Au temps de l’automobile, version Michelin, un restaurant « valait le détour » s’il avait deux étoiles, « méritait le voyage » s’il en avait trois. Aujourd’hui, c’est sur les lieux mêmes où résident les clientèles à fort pouvoir d’achat que s’installent, d’un coup d’aile, les chefs illustres, associés souvent à des groupes hôteliers. L’on ne s’étonnera pas que cette offre s’applique là où l’argent est facile : Las Vegas, Macao, Dubaï… Voici Joël Robuchon à la tête d’une trentaine d’établissements ; autant pour Alain Ducasse. Guy Savoy est installé à Las Vegas, Yannick Alléno à Marrakech et à Pékin. Pierre Gagnaire au Japon et à Séoul ; Michel Rostang a ouvert une brasserie à Dubaï. Le décalage entre cette cuisine planétaire version haute gastronomie parisienne, est considérable avec l’ordinaire de table de nos compatriotes.

La place de la France dans l’internationalisation de la gastronomie

22Philippe Faure : Il n’y a aucun risque de voir les clones de quelques grandes tables étoilées dans de nombreux pays cannibaliser leur maison-mère. Au contraire. C’est une des raisons pour laquelle nous avons soutenu, le 19 mars 2015, l’opération « Goût de France / Good France » lancée avec le Collège culinaire de France auprès des restaurateurs du monde entier afin de réaliser, le même jour, un repas sur le modèle du Repas gastronomique des Français (apéritif, entrée, poisson, plat de viande, fromages de France, dessert, café, alcool). C’était une reprise des fameux « Diners d’Épicure » lancés par Auguste Escoffier en février 1912, dont le troisième, à la veille de la Grande Guerre, avait réuni 10 000 convives dans 147 villes. L’année passée, 1 300 restaurants dans 150 pays ont répondu à l’appel d’Alain Ducasse et du Collège Culinaire. Nos ambassades ont joué le jeu également, et le Ministre Laurent Fabius a présidé à Versailles un dîner de 600 couverts en l’honneur des corps diplomatiques. Au total près de 100 000 personnes ont partagé ce jour là les valeurs de convivialité du repas inscrit par l’Unesco au patrimoine culturel immatériel.

23Cette opération, destinée à se renouveler en 2016, doit renforcer à l’international les initiatives des grands hôtels qui continuent d’organiser des semaines gastronomiques, ainsi que la grande distribution pour les foires au vin. Ces initiatives ont longtemps mobilisé la Sopexa (Société pour l’expansion des ventes des produits agricoles et alimentaires) et aujourd’hui Business France. Leur rapprochement est d’ailleurs programmé. La présence de produits spécifiquement français est assurée dans les grandes villes, où les vins et le champagne devancent la boulangerie et l’épicerie fine, (charcuterie, foie gras). Il faut aussi souligner le rôle essentiel du Cordon-Bleu (école de cuisine avec ses 27 000 élèves de 70 nationalités formés dans 15 pays différents), particulièrement au Japon. Ce pays compte plus de 5 000 restaurants français, tenus en majorité par des chefs japonais, et pas moins d’une trentaine d’associations qui en assurent la promotion : on y trouve Les Disciples d’Escoffier, L’Académie universelle du cassoulet, et même Le Club de la galette des rois…

24Unique opérateur de l’État dans le secteur du tourisme, organisé sous la forme d’un Groupement d’intérêt économique (GIE), Atout France est depuis mai 2009 l’agence de développement touristique de la France. Elle entretient un dispositif approfondi et permanent de veille et d’analyse du marché touristique international. Cette connaissance de l’offre et de la demande lui permet de disposer d’une vision la plus complète possible de l’état des marchés touristiques et de définir ainsi les grandes orientations stratégiques nécessaires pour le développement du tourisme français. Atout France développe ses missions à l’international grâce à un réseau de 32 bureaux répartis dans 27 pays. Sa zone d’intervention est étendue à 70 marchés grâce aux actions menées en collaboration avec les services des Ambassades de France. Cette organisation unique lui permet d’approfondir en permanence sa connaissance des marchés et des clientèles internationales pour cibler et relayer au mieux les actions de ses partenaires, de la conception d’un projet à sa commercialisation. L’Agence accompagne près de 1200 professionnels partenaires (Comités régionaux et départementaux du tourisme, offices de tourisme et plus de 800 entreprises privées), dans leurs opérations de marketing et de promotion touristique, en France et à l’international. En 2015, Atout France a réalisé plus de 2 800 actions de promotion sur 70 marchés d’intervention. L’un de nos points forts est l’œnotourisme, balbutiant encore il y a peu de temps, mais qui connait un fort développement dans de nombreuses régions viticoles.

25La France dispose donc des outils, des compétences et aussi de moyens qu’il faut certes renforcer, pour affronter la concurrence internationale dans une période qui nécessite une forte réactivité. Surtout, ne cédons pas au déclinisme comme nous y invite l’historien anglais Théodore Zeldin, pour qui « la gastronomie est l’art d’utiliser les aliments pour créer du bonheur » (1994).

L’influence des classements gastronomiques internationaux

26Jean-Claude Ribaut : Le soi-disant « déclin de la cuisine française » est soigneusement entretenu depuis bientôt quinze ans par le classement des « 50 Best Restaurants » créé en 2002, par Restaurant Magazine, journal britannique destiné aux professionnels, qui avait propulsé La Coupole à Paris au treizième rang mondial ! Le classement 2005 comptait 14 cuisiniers britanniques parmi les 50 ; il avait été vivement critiqué, même en Angleterre. Il fallait donc dès 2006 corriger le tir, en modifiant la composition du jury. C’est-à-dire inviter les Français à se prononcer. La mission fut confiée au conseil en communication de Food-from-Britain, organisme chargé de la promotion des produits anglais ! Trente-et-un Français (dont sept cuisiniers !), ont donc été appelés cette année là à donner leur classement des cinq (et non des cinquante) meilleurs cuisiniers de la planète. Comment cinq noms peuvent-ils donner un Top 50 ? Élémentaire, mon cher Watson. Au pays de Sherlock Holmes, le classement se fait au nombre de citations. L’important est de ne publier ni la dispersion, ni les écarts. Cette méthode est courante dans les enquêtes de marketing : elle vise à établir la notoriété, une notion qui n’est pas universellement synonyme de talent. Le journal Le Monde du 4 mai 2006, titrait : « Un classement qui établit la notoriété plus que le talent. » En 2015, aucun chef français dans les 10 premiers, et 4 seulement parmi les 50 ! De quoi jeter la suspicion sur ce classement, aussi opaque que tendancieux. De plus, l’apparition en 2015 de trois nouveaux restaurants mexicains et de trois péruviens parmi les « 50 Best », alors que ces pays venaient l’un et l’autre d’engager des moyens publics importants pour étoffer leur politique touristique, laissait supposer une relation de cause à effet. Il était temps de réagir.

27Philippe Faure : Le classement « 50 Best Restaurants » a été considéré par le Comité d’orientation du tourisme comme, à la fois peu pertinent sur le fond et biaisé par des intérêts multiples. Dans le même temps, la notoriété de notre gastronomie est interrogée par de nouveaux modes de notation ou de réservation comme Lafourchette.com, qui vient d’être racheté par Tripadvisor.com. Et elle est mise en cause par le classement des « 50 Best Restaurants ». S’il confirme que la planète entière s’intéresse à la cuisine, ce classement laisse à la France une place qui n’est pas la sienne (4 restaurateurs dans le palmarès 2015). Mais il est mondialement connu. Les gens veulent des classements car ils ont le mérite d’être simples, clairs. Ils veulent aussi des jugements par leurs pairs car l’économie collaborative inspire confiance. L’enjeu est donc pour les chefs français d’influencer, de communiquer, de faire rayonner notre gastronomie à travers le monde. C’est dans ce sens que la huitième proposition du Conseil d’Orientation a souhaité introduire plus de transparence dans les classements gastronomiques internationaux en lançant un classement synthétique, objectif et fiable.

La Liste[1]  : 1 000 restaurants d’exception sur les 5 continents

La Liste est le premier classement gastronomique international fondé sur la compilation de 200 guides nationaux et des principaux sites d’avis en ligne. Les résultats 2015 ont été rendus publics le 17 décembre au Quai d’Orsay.
Porté par une association loi de 1901 (Les Tables des cinq continents) et soutenu par plusieurs mécènes, ce projet ne bénéficie d’aucun financement public. Il a été conçu par une équipe multidisciplinaire composée autour de son initiateur, l’Ambassadeur Philippe Faure, président d’Atout France, de Jean-Robert Pitte, président de la Mission française du patrimoine et des cultures alimentaires, d’écrivains et critiques gastronomiques : Thibaut Danancher (Le Point) – Jean-Claude Ribaut (Le Monde ,1989 – 2012) – Jörg Zipprick (correspondant de publications allemandes), ainsi que d’une quinzaine d’experts internationaux.
La Méthode
La Liste est conçue comme un agrégateur, un « classement de classements », sur le modèle de l’ATP pour le tennis, du classement de Shangaï en matière d’enseignement supérieur ou du site RottenTomatoes pour la critique de cinéma. Elle n’a pas vocation à hiérarchiser les différentes gastronomies, ni à juger en son nom de la qualité des restaurants, mais plus modestement à compiler les évaluations de tous les guides et avis en ligne existants pour distinguer 1 000 établissements d’exception à travers le monde.
Ce résultat a été obtenu grâce à une méthodologie transparente et équitable basée sur un algorithme dont voici les étapes :
- Dans un premier temps, les notes attribuées par environ 200 guides et sites d’avis en ligne ont été recensées, harmonisées et compilées à plusieurs milliers de restaurants. Les notes concernant spécifiquement la carte des vins, le service et le cadre ont également été intégrées
- Un panel de quelque 150 000 restaurateurs de différents pays a été invité à se prononcer sur la fiabilité de ces différents guides. Les résultats de ce sondage, réalisé sous contrôle d’huissier, ont déterminé le poids relatif de chaque guide dans la note globale de chaque restaurant.
- Enfin, les avis des internautes sur les sites participatifs (Tripadvisor, Yelp, Linternaute…) ont été intégrés tels quels, comptant au total pour 25 % de la note finale établie par un algorithme.
Les Tendances
Les pays les mieux représentés parmi les 1 000 sont le Japon et la France, avec plus de 100 adresses chacun, suivis par les États-Unis. La Chine, l’Espagne, l’Allemagne et l’Italie arrivent ensuite avec un peu plus de 50 adresses chacun. Le haut du classement est dominé par trois grandes cultures gastronomiques (France, Japon, Chine) Le Casual dining à l’américaine est en revanche plébiscité dans les tranches suivantes, de même que la cuisine italienne.
Le classement montre non seulement que la grande cuisine existe partout, mais qu’elle est reconnue par les guides dans des pays négligés par les gourmets d’Europe occidentale (Estonie, Pologne, Slovénie). La Russie compte peu de restaurants primés, peut-être en raison de l’embargo qui empêche les chefs d’importer les produits nécessaires d’Europe ?
Les sites d’avis en ligne confirment leur influence croissante : aujourd’hui même, de grands restaurants gastronomiques peuvent réunir des centaines d’avis (Asie), voire des milliers (États-Unis). Bien que le danger de manipulation existe, l’équipe de La Liste n’a constaté que six cas potentiellement suspects sur plus de 3 000 restaurants.

En guise de conclusion

28Jean-Claude Ribaut : La Liste met un point final à l’hégémonie d’un classement dont la notoriété était largement usurpée ou utilisée à des fins géoéconomiques parfois suspectes.

29Le 10 août 2003, un article d’Arthur Lubow publié dans le magazine du New York Times, trois mois après le début des hostilités en Irak, a suscité bien des polémiques. À l’époque, rappelons-le, le grand journal américain soutient la politique de Georges W. Bush, alors que la France, par la voix de Dominique de Villepin, venait de refuser son appui. Parait ce jour-là, à la une, un papier de 25 feuillets qui n’est qu’un long avis de décès de la cuisine française : « How Spain became the new France ! » Quelle est l’autorité d’Arthur Lubow en la matière ? Aucune. Il n’a jamais rien écrit sur la gastronomie et n’écrira rien d’autre à la suite. À croire que cette opération qui consistait à glorifier El Bulli (Ferran Adria était numéro 2 en 2003 dans le « World’s 50 Best ») était téléguidée depuis le secrétariat à la défense chez Donald Rumsfeld ! À l’époque, l’Espagne de José Maria Aznar était en revanche un fidèle allié des U.S.A. et la nueva cocina de Ferran Adria portée aux nues Outre-Atlantique. Cet été-là, les produits français furent boycottés aux États-Unis, les french fries baptisées freedom fries (« frites de la liberté «) et les bordeaux jetés au caniveau devant les caméras de Rupert Murdoch, très excité contre la France.

30Quelques années plus tard, Mike Steinberger, chroniqueur épisodique dans la presse américaine reprend sans nuance l’argumentaire de Lubow. Il décrit la cuisine française comme « ossifiée et à la dérive » et emploie les arguments des néo-conservateurs américains à l’égard de notre société, dans un ouvrage au titre explicite : « La cuisine française, un chef d’œuvre en péril » (Éditions Fayard, 2011). Nous étions prévenus : Christian Boudan, (auteur de Géopolitique du goût, P.U.F., 2008) avait déjà mis en lumière de façon originale les enjeux et les conflits nés de l’expansion des cultures culinaires dans l’espace et le temps.

31Philippe Faure : Il était donc temps de mettre un terme à la dérive de la critique gastronomique. Dans tous les pays, les guides gastronomiques ont par définition pour rôle d’être à l’écoute des tendances et de l’esprit du temps. Ils ont, avec la critique, vocation à re-problématiser la gastronomie. Entre les chefs et le marché, ils assurent une médiation qui donne du sens au travail des premiers. La clientèle intervient désormais dans le jeu, avec les sites d’avis en ligne et nous en avons tenu compte. Mais pour classer les nouveaux enjeux sociaux et culturels de la gastronomie, les règles doivent être claires et les outils d’analyse incontestables. C’est ce que nous avons fait en étendant La Liste au plan mondial. Le classement qui en résulte s’inscrit, en dehors de tout nationalisme culinaire, dans le domaine des relations internationales. Qui peut contester que la France était la mieux placée pour relever ce défi du savoir, du goût, de la transparence et de l’honnêteté ?

Philippe Faure
Jean-Claude Ribaut
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 09/03/2016
https://doi.org/10.3917/geoec.078.0151
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