CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Les approches de l’espace méditerranéen sont multiples et divergentes. Quand certains considèrent la Méditerranée comme un tout cohérent sur le plan civilisationnel (Fernand Braudel) ou géostratégique, d’autres soutiennent l’idée – plus répandue – d’une fragmentation de la Méditerranée. Selon cette dernière conception, l’espace méditerranéen serait configuré de façon multipolaire [1] : avec des Méditerranées occidentale (Europe du Sud et Afrique du Nord), orientale (Balkans, Grèce, Turquie, Chypre, Égypte) et arabique (Levant et Israël, mer Rouge, péninsule Arabique).

2 Sans revenir sur ce débat, nous souhaitons aborder ici l’intérêt géopolitique croissant des pays du Golfe à l’égard de cet ensemble méditerranéen, de ses confins orientaux à son versant occidental. En relevant toutefois que ce versant qui comprend le Maghreb « s’étend aujourd’hui jusqu’à sa périphérie saharo-sahélienne en raison des interférences liées au débordement de problématiques politico-sécuritaires venues de Méditerranée orientale avec l’apparition de groupes se réclamant de l’État islamique en Irak et au Levant » [2].

3 Peut-on dès lors considérer les pays du Golfe comme de nouveaux acteurs influents dans l’espace méditerranéen ?

La pénétration par étapes des pays du Golfe en Méditerranée

4 L’influence historique de l’Arabie en Méditerranée est ancienne puisqu’elle est liée à l’expansion de l’Islam dans le monde, dès le VIIe siècle. En revanche, ses influences économique, politico-religieuse et géopolitique sont récentes et remontent à l’âge pétrolier des années 1970.

5 Le soft power religieux saoudien financé par sa manne considérable issue de la rente pétrolière, couplé au poids diplomatique acquis par le Royaume au sein de diverses instances multilatérales, dont l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (Opep, 1960), la Ligue islamique mondiale (LIM, 1962) et l’Organisation de la conférence islamique (OCI, 1969), marque les débuts de l’influence de l’Arabie saoudite sur la scène internationale et dans l’espace méditerranéen.

6 En effet, la décision prise par l’Opep le 10 octobre 1973 (soit quatre jours après le déclenchement de la guerre du Kippour) de réduire progressivement sa production pétrolière afin de faire pression sur les alliés occidentaux d’Israël, engendre, outre le premier choc pétrolier, une emprise croissante du Royaume saoudien sur la diplomatie pétrolière mondiale. La mort du président algérien Boumédienne en décembre 1978 et la Révolution islamique d’Iran de 1979 cèdent définitivement la place au rôle central que jouera l’Arabie saoudite dans ce cartel pétrolier [3].

7 Ainsi, dès les années 1970, le Royaume saoudien accueille de nombreux étudiants boursiers en provenance du monde arabe et musulman, finance la construction de mosquées, d’écoles coraniques et d’instituts pour diffuser le salafisme dans sa version saoudienne, le wahhabisme, religion d’État du Royaume. Les années 1980, avec l’envoi de combattants arabes en Afghanistan, et plus encore les années 1990 ont vu la diffusion d’un radicalisme islamique qui a trouvé un écho en Algérie (décennie noire) [4] et jusque dans la Corne de l’Afrique (Soudan, Somalie). Ce contexte est aggravé par la confrontation de deux visions de l’Islam radicalement opposées. L’une a une vocation révolutionnaire universelle, c’est le projet de la République islamique d’Iran. L’autre, conservatrice, a vocation à essaimer un message ultra-orthodoxe parmi la communauté musulmane sunnite partout où elle se trouve, c’est la version wahhabite salafiste saoudienne.

8 L’autre monarchie wahhabite de la péninsule, le Qatar, a opté, quant à elle, pour un vecteur d’influence centré sur le soft power avec sa diplomatie proactive et son outil médiatique, la chaîne satellitaire Al Jazeera[5]. L’influence des pays du Golfe au sein des pays méditerranéens arabes s’exerce également par le biais d’investissements dans le tourisme, l’immobilier et les infrastructures, en fonction des attaches plus ou moins fortes des familles régnantes du Golfe au Liban, en Égypte, en Jordanie et au Maroc (dans une moindre mesure en Tunisie et en Syrie). Ainsi, les familles régnantes saoudiennes et émiraties ont-elles développé des liens personnels et familiaux avec les familles régnantes alaouite au Maroc et hachémite en Jordanie. La famille Al-Saoud entretient par exemple des liens privilégiés avec la famille Hariri au Liban. Ces relations privilégiées tendent toutefois à disparaître avec l’arrivée d’une nouvelle génération de dirigeants dans le Golfe, ainsi que l’illustre la prise de distance du prince héritier saoudien, Mohammed Bin Salman, à l’égard du Liban, de la Jordanie et du Maroc, à rebours des liens très étroits jadis tissés par les Rois Fahd et Abdallah.

9 Quant à l’activisme diplomatique des pays du Golfe (et principalement de l’Arabie saoudite) en Méditerranée orientale, il s’est particulièrement exercé dans le cadre du conflit israélo-arabe. Le plan Fahd de 1982 présenté au Sommet de la Ligue des États arabes à Fez et l’Initiative de paix arabe pour la Palestine adoptée au Sommet de Beyrouth en mars 2002, lancée par le roi Abdallah, constituent en la matière les initiatives de paix les plus abouties, plus encore que les accords d’Oslo, forme de leurre diplomatique en matière de règlement du conflit. L’accord de Taëf de 1989 visant à mettre un terme à la guerre civile libanaise a constitué un autre volet de l’influence prépondérante de l’Arabie dans le versant oriental de la Méditerranée. De son côté, l’activisme qatari à tous crins sous le règne de Cheikh Hamad (1995-2013) a davantage auguré la stratégie fragmentée mise en place lors des « Printemps arabes » de la décennie 2010.

Les Printemps arabes : moment clé de l’interventionnisme des pays du Golfe en Méditerranée

10 Les révoltes arabes en Tunisie, Égypte, Libye et Syrie (sans compter celles au Yémen et au Bahreïn) vont déclencher une diplomatie offensive et un interventionnisme militaire, politique et financier sans précédent de la part des pays du Golfe.

11 Cet interventionnisme voit le jour de manière confuse. Ainsi, loin d’être harmonieux, le soutien apporté par l’Arabie saoudite et le Qatar à l’insurrection syrienne [6] à partir du mois d’août 2011, s’est transformé en une compétition qataro-saoudienne exportée auprès des factions syriennes rivales. En dépit de l’objectif initial commun de renversement du régime de Bachar el-Assad, cette cacophonie a renforcé le front russo-iranien appuyé par le soutien indéfectible du Hezbollah.

12 Malgré l’action désordonnée des pays du Golfe sur l’ensemble du pourtour méditerranéen depuis la Syrie, l’Égypte en passant par la Libye et la Tunisie, une diplomatie offensive hybride se met en place [7]. Au soft power financier et religieux s’ajoutent des actions militaires unilatérales ou multilatérales combinées à des aides humanitaires et financières.

13 Ces interventions séparées, aux finalités diverses, n’émanent pas d’un commun accord du Conseil de coopération du Golfe (CCG) [8]. En Syrie, le Qatar défend les intérêts d’une opposition dominée par les Frères musulmans, tandis que l’Arabie saoudite veut anéantir l’axe Damas-Téhéran. Elle soutient tout ce qui peut le défaire. Les Émirats arabes unis financent, quant à eux, des camps et des hôpitaux pour réfugiés en Jordanie et ne se sont jamais désolidarisés du régime Assad compte tenu de leur méfiance à l’égard des rebelles syriens dont la plupart sont rattachés au courant des Frères musulmans que le prince héritier d’Abou Dhabi, Mohammed Bin Zayed voue aux gémonies [9].

14 En mars 2011, le Qatar et les Émirats arabes unis participent à des frappes de l’Otan en Libye au nom de la responsabilité de protéger. Ce principe, adopté par l’Assemblée générale des Nations unies en 2005, reste vigoureusement combattu par l’Algérie, ce qui a suscité des débats houleux au sein de la Ligue des États arabes. Alger s’oppose en effet frontalement à l’interventionnisme de certains États du Golfe, à l’exemple de l’influence du Qatar en Libye ou en Tunisie, via le parti al-Nahda. De même, l’interventionnisme militaire débridé d’Abu Dhabi aux côtés du président al-Sissi en Libye à partir d’août 2014 dans le cadre de l’opération Aub e d e l a Liby e en soutien au général Haftar, a visé à éradiquer les milices islamistes proches de l’islam politique frériste. L’homme fort de la Cyrénaïque peut d’ailleurs se targuer de l’indéfectible soutien d’Abu Dhabi et de Riyad. L’appui du Royaume est néanmoins tardivement intervenu dans la crise libyenne. Il aurait été déterminant depuis la décision du général Haftar, le 4 avril 2019 [10], de déclencher l’opération militaire visant à s’emparer de la capitale de l’Ouest libyen, Tripoli, provoquant la troisième guerre civile libyenne depuis la fin du régime Kadhafi, après sa mort en octobre 2011.

15 Sous couvert de participer à la protection de la population syrienne contre le régime de Bachar el-Assad qui la bombarde, l’interventionnisme saoudien entend surtout contrer l’Iran et son puissant allié, le Hezbollah. Cette volonté de contrer et d’isoler l’Iran reste la pierre angulaire des rapprochements variés des différents pays du CCG et notamment l’Arabie saoudite, les EAU et le Bahreïn avec Israël.

16 Les pays du Golfe n’ont pas de stratégies communes pour marquer leur influence depuis la Méditerranée orientale vers son versant occidental. La diffusion de l’influence des pays du Golfe combine investissements financiers, contrats commerciaux, présence d’ONG et relais religieux couplés à des relations personnelles nouées avec des dirigeants du Golfe dont les égos façonnent de plus en plus la politique étrangère de chacun de ces pays.

17 C’est pourquoi le renouveau générationnel du leadership des pays du Golfe provoque des conséquences fâcheuses sur les relations avec les pays de l’espace méditerranéen. Le contexte polarisant et dangereux propagé depuis les Printemps arabes, exacerbé depuis que la crise du Golfe a éclaté le 5 juin 2017, sous-tend la lutte acharnée contre les Frères musulmans, affecte l’ensemble de cet espace. Les pays de la Corne riverains de la mer Rouge [11], l’ensemble de l’Afrique du Nord et les États européens de la rive Sud (France, Italie, Espagne) qui entretiennent des relations stratégiques et de sécurité étroites avec l’Afrique du Nord (initiative 5+5) [12] sont tous affectés par cette nouvelle donne.

18 * * *

19 Jamais les États du Golfe n’ont autant pesé sur l’avenir sécuritaire des pays riverains de la mer Rouge et de la Méditerranée occidentale. Pour autant, leurs stratégies d’influence manquent de cohérence et entrent régulièrement en concurrence les unes avec les autres, à l’image de ce qu’est devenu le CCG depuis la crise de juin 2017. Tant et si bien que même les stratégies apparemment coordonnées (tel que l’axe saoudo-émirati appuyé par l’Égypte face au Qatar et à la Turquie) répondent finalement moins à de véritables stratégies concertées entre blocs opposés qu’à une simple poursuite d’intérêts nationaux.

20 L’espace méditerranéen est traversé par de nouvelles dynamiques d’instabilité et d’insécurité qui relient aussi bien le Maghreb que le Sahel et s’étend jusqu’au Moyen-Orient. De même, l’approche sécuritaire sous-régionale du Golfe a de moins en moins de pertinence et s’étend, elle aussi, par interaction aux enjeux de sécurité au sein de la Corne de l’Afrique, compte tenu du conflit au Yémen (entré en mars 2019 dans sa cinquième année). Ces contextes fragmentés n’incitent pas à percevoir les prémices de discussions concertées pour envisager des actions collectives permettant de stabiliser un espace méditerranéen dont les enjeux de sécurité sont plus que jamais globaux.

Notes

  • [1]
    Beligh Nabli : Géopolitique de la Méditerranée ; Paris, Armand Colin, 2015.
  • [2]
    Abdennour Benantar et Salim Chena : La sécurité en Méditerranée occidentale ; Paris, L’Harmattan, 2015.
  • [3]
    Andrew Scott Cooper : The Oil Kings: How the US, Iran and Saudi Arabia changed the Balance of Power in the Middle East ; Simon and Schuster, 2011.
  • [4]
    Yahia Zubir (Ed.) : The Algerian Foreign Policy, see Fatiha Dazi-Heni, “Algeria’s policy with Gulf states” ; London, Routlege, 2019.
  • [5]
    Claire-Gabrielle Tallon : Al-Jazeera - Liberté d’expression et pétromonarchie ; Paris, PUF, 2011.
  • [6]
    Fatiha Dazi-Héni : « Les diplomaties des monarchies du Conseil de coopération du Golfe dans la crise syrienne », Confluences Méditerranée. La Tragédie syrienne, 89, Printemps 2014, p. 81-94.
  • [7]
    Karen Young et al. : The interventionist turn in Gulf States’Foreign Policies ; The Arab Gulf States Institute in Washington, 2016.
  • [8]
    Le CCG est une instance intergouvernementale créée le 25 mai 1981 lors du Sommet d’Abu Dhabi. Il réunit les six monarchies de la péninsule Arabique : l’Arabie saoudite, Bahreïn, les Émirats arabes unis, le Koweït, Oman et le Qatar. Cette instance connaît une crise sans précédent depuis le 5 juin 2017 lorsque Riyad, Abu Dhabi, Manama et Le Caire décident de rompre leurs relations diplomatiques avec Doha et de décréter un boycott aérien, maritime et terrestre commercial en raison de dissensions qui éclatent sur des accusations d’interférences, de soutien à des groupes terroristes (y compris le courant des Frères musulmans et de supposée collusion avec l’Iran). Voir Fatiha Dazi-Héni : L’Arabie saoudite en 100 Questions, 2018, sur ces divers sujets (Q. 68, 69, 70, 71), p. 222-233.
  • [9]
    Laurent Bonnefoy : La politique étrangère des Émirats arabes unis et l’Islamisme sunnite, note d’analyse n° 8, Observatoire international du religieux, CERI-GSRL/CNRS, avril 2018.
  • [10]
    Theodore Karasik et Giorgo Cafiero : « Libyan general Haftar’s visit to Saudi Arabia », Gulf State Analytics, avril 2019 www.gulfstateanalytics.com .
  • [11]
    Fatiha Dazi-Héni et Sonia Le Gouriellec : La mer Rouge : nouvel espace d’enjeux de sécurité interdépendants entre les États du Golfe et de la Corne de l’Afrique, Note de recherche, mai 2019 www.irsem.fr .
  • [12]
    Abdennour Benantar : « L’initiative 5+5 - Défense : état des lieux » ; Abdennour Benantar et Salim Chena : La sécurité en Méditerranée occidentale, Paris, L’Harmattan, 2015, p. 71-90.
Français

Les pays du Golfe sont présents et actifs dans certains États du pourtour méditerranéen. Cette pénétration s’appuie sur l’Islam et les financements. Mais les efforts se font de façon dispersée, répondant à des objectifs nationaux et s’inscrivant dans un contexte de rivalité entre États du Golfe voulant se constituer une clientèle.

  • Golfe
  • wahhabisme
  • CCG,
  • Frères musulmans
Fatiha Dazi-Héni
Chercheure « Golfe-Péninsule Arabique » à l’IRSEM, enseignante « Monde arabe » à l’IEP de Lille et auteure de L’Arabie saoudite en 100 Questions (Paris, Tallandier, Texto, 2018).
Mis en ligne sur Cairn.info le 17/02/2020
https://doi.org/10.3917/rdna.822.0170
Pour citer cet article
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