CAIRN.INFO : Matières à réflexion

Le leadership mondial en question. L’affrontement entre la Chine et les États-Unis

Pierre-Antoine Donnet – La Tour d’Aigues, Éditions de l’Aube, 2020, 236 pages

1 Pierre-Antoine Donnet a été rédacteur en chef central de l’Agence France-Presse, et correspondant à Pékin et New York. Son nouvel ouvrage a été écrit, pour l’essentiel, avant l’apparition du COVID-19, mais les dynamiques qu’il analyse n’en sont pas pour autant dépassées. Au contraire, la crise sanitaire et ses conséquences dans de nombreux domaines ne devraient rendre que plus vive la problématique centrale de ce livre : la lutte entre la Chine et les États-Unis pour la suprématie mondiale.

2 L’auteur procède méthodiquement, passant en revue plusieurs champs d’affrontement entre les deux superpuissances. L’économie, le commerce, la défense, le spatial ou encore la haute technologie font ainsi l’objet de chapitres dédiés. Un autre chapitre est consacré à la compétition géostratégique entre Washington et Pékin, que l’auteur qualifie de « grand partage du monde ». Les stratégies régionales des États-Unis et de la Chine y sont rappelées en une trentaine de pages, et illustrées de nombreux exemples. L’effort de synthèse est louable, mais peut donner l’impression d’un tour d’horizon trop rapide.

3 Chiffres et statistiques permettent de mesurer l’ampleur de la pénétration chinoise dans les pays du Sud, certains États se retrouvant pris au piège d’une dette grandissante à l’égard de Pékin. Dans la partie consacrée au projet des Nouvelles routes de la soie, le cas du Sri Lanka, incapable de rembourser ses dettes, est notamment évoqué. Les dirigeants chinois n’ont accepté d’effacer l’ardoise de Colombo qu’en échange de la prise de contrôle du port en eau profonde de Hambantota. Cette opération « a permis à la Chine de prendre pied dans l’océan Indien, à quelques centaines de miles de l’Inde, son adversaire historique ». Plus près de nous, Pékin s’intéresse aussi aux ports de Méditerranée, comme en témoignent les accords conclus avec la Grèce en 2016 et l’Italie en 2019.

4 Le dernier chapitre est consacré aux faiblesses de la Chine qui pourraient constituer des freins à son ascension. La dette en fait partie : elle a été multipliée par quatre entre 2008 et 2016, et avoisinerait les 300 % du produit intérieur brut. Au nombre des autres difficultés mentionnées, la démographie : les conséquences de la politique de l’enfant unique vont se faire sentir à long terme, et le vieillissement de la population risque de devenir un « casse-tête pour les caisses de l’État ». La question du mécontentement d’une partie de la population n’est pas éludée, l’auteur soutenant que « la stabilité sociale en Chine n’est pas celle que l’on croit ». Il finit par s’interroger sur la capacité des dirigeants chinois à faire perdurer le régime communiste et, au-delà, à permettre à leur pays de dominer les États-Unis. Se gardant bien de répondre directement à la question, il laisse la parole à différents experts dont les avis ne manquent pas de diverger.

5 « Ma crainte, c’est que le monde d’après ressemble au monde d’avant, mais en pire », déclarait Jean-Yves Le Drian, alors que le COVID-19, parti de Chine, gagnait l’ensemble de la planète. Ce livre ne rassurera pas ceux que cette remarque a inquiétés. Il constitue une bonne introduction à la géopolitique du « monde d’après ». Il n’est pas destiné aux spécialistes, mais pourra donner des clés de compréhension utiles à un large public.

6 Marc Hecker

The Battle for International Law: North-South Perspectives on the Decolonization Era

Jochen von Bernstorff et Philipp Dann (dir.) – Oxford, Oxford University Press, 2019, 496 pages

7 La TWAIL (Third World Approach in International Law, approche tiers-mondiste du droit international) a le vent en poupe depuis quelques années, déclinée le plus souvent dans des ouvrages collectifs fort onéreux.

8 La première étape a consisté à revisiter les fondements du droit international du xi e au xix e siècle, afin de montrer que la plupart de ceux-ci, et notamment la souveraineté, étaient le produit de l’expérience impériale/coloniale, et qu’ils avaient divisé le monde entre « famille des nations civilisées » et « le reste ». Dans un second temps, et avec la participation d’historiens qui ont fouillé les archives, c’est le droit de la guerre (et le droit humanitaire), la création des organisations internationales majeures (Société des Nations unies, Organisation des Nations unies) et le régime international des droits de l’homme qui ont été revisités pour en extraire le substrat impérial/colonial, et pour rappeler les inputs venus de juristes de la « périphérie ». La troisième vague revient sur les combats du Sud dans les années 1960-1970 pour changer les règles du système international. Ces combats semblent avoir été vains, notamment celui du Nouvel ordre économique international, emporté par la vague néolibérale des années 1980.

9 Cet ouvrage collectif revient en introduction sur la chronologie de ce bras de fer Nord-Sud. Puis sont déclinés quelques-uns de ses thèmes majeurs, comme la question raciale, les droits de l’homme, le rôle des firmes transnationales, la reconnaissance des mouvements de libération nationale, l’héritage commun de l’humanité (avec peu de développements, paradoxalement, consacrés à la souveraineté sur les ressources naturelles [1]). L’échec du Sud à peser sur l’évolution des institutions, notamment la Cour internationale de Justice et la Banque mondiale, est ensuite abordé. Enfin, le livre présente certains acteurs, notamment des juristes (R.P. Anand et Mohammed Bedjaoui notamment), mais aussi l’Union soviétique, qui semble aujourd’hui devoir être presque réhabilitée pour son rôle dans les régimes juridiques d’après-guerre et son soutien aux luttes émancipatrices du Sud. On notera la contribution d’Emmanuelle Tourne Jouannet sur Charles Chaumont, qui rappelle le rôle important que des juristes français et francophones ont tenu dans ces débats, notamment dans les années 1970 [2].

10 Ce tour d’horizon est indispensable, non seulement pour les juristes, mais pour les historiens et les politistes. On regrettera que trop peu de contributions utilisent vraiment les archives, et surtout l’importante production historique récente sur ces questions. On regrettera aussi que les pays du Sud ne soient pas plus différenciés, avec une approche de leurs stratégies, mais aussi de leurs coalitions et de leurs rivalités, et que les acteurs politiques n’apparaissent pas davantage. Ce n’est là qu’un appel à travailler sur un grain plus fin.

11 Pierre Grosser

Sécurité/défense

Quagmire in Civil War

Jonah Schulhofer-Wohl – Cambridge, Cambridge University Press, 2020, 318 pages

12 Assistant professor à l’université de Leyde aux Pays-Bas, Jonah Schulhofer-Wohl est l’auteur de plusieurs articles et rapports sur les guerres civiles. Dans cet ouvrage, tiré de sa thèse de doctorat soutenue à l’université de Yale, il déconstruit la notion de « bourbier ».

13 La première partie de ce livre se concentre sur la définition de cette notion. Pour l’auteur, les bourbiers résultent d’une dialectique stratégique entre des parties combattantes. Les protagonistes se trouvent enlisés dans le processus mortifère de la guerre civile, quand la poursuite des dynamiques d’escalade et de destruction apparaît moins coûteuse que le désengagement. La durée d’un conflit ne saurait donc définir à elle seule un bourbier.

14 Plusieurs facteurs favorisent et entretiennent l’enlisement. Outre les dynamiques endogènes du conflit – comme la mainmise d’un belligérant sur des ressources naturelles, ou une zone géographique peu accessible (montagnes, jungle) –, les parties combattantes peuvent bénéficier de l’aide de puissances extérieures pour soutenir leurs opérations dans la durée. L’internationalisation entretient le processus d’escalade en abaissant le coût de la guerre, et tend à complexifier une équation d’ores et déjà difficile à résoudre, où les intérêts des acteurs locaux et de leurs parrains internationaux s’entremêlent.

15 Équation est le mot qui convient pour désigner une démonstration qui s’appuie sur la théorie des jeux et l’équilibre de Nash pour modéliser le piège de l’enlisement. Si l’on peut regretter que la profusion d’équations et de modélisations statistiques rende la lecture de certains passages fastidieuse, cette mise en équations permet à l’auteur d’éclairer les différents choix qui s’offrent aux parties combattantes et à leurs parrains. Il constate d’abord que les belligérants peuvent choisir entre des stratégies non territoriales à bas coût et des stratégies territoriales plus coûteuses. Il observe que les soutiens internationaux n’ont que peu de prise sur le choix de leur protégé en faveur de l’une ou l’autre de ces stratégies.

16 L’ouvrage est organisé autour de plusieurs études de cas. Sur les 158 guerres civiles recensées entre 1944 et 2006, plusieurs ont été emblématiques du phénomène d’enlisement. Les analyses de la guerre civile libanaise (1975-1990) – où l’auteur a conduit plusieurs enquêtes de terrain – et des conflits au Tchad et au Yémen offrent des éléments de comparaison bienvenus. Pour chacun de ces cas, l’auteur s’attache à évoquer le point de vue de toutes les parties prenantes et des puissances internationales parrainant les belligérants, et explore, en outre, l’ensemble des options stratégiques et des décisions prises dans les différentes séquences des conflits (combat, négociation, désescalade). Il évoque notamment un cas paradoxal où la combinaison d’un soutien étranger et d’une stratégie low cost non territoriale pourrait conduire à une situation dans laquelle le meilleur choix pour toutes les parties combattantes serait le statu quo : poursuite des combats sans concession ni escalade. L’éclairage historique et l’analyse comparée permettent de comprendre pourquoi certains conflits tendent vers l’enlisement et d’autres vers une résolution.

17 On ne peut que conseiller la lecture d’un ouvrage qui retiendra l’attention, tant par sa démarche scientifique rigoureuse que par son contenu passionnant, et qui offre des clés de compréhension de nombre de conflits actuels.

18 Morgan Paglia

Les territoires conquis de l’islamisme

Bernard Rougier (dir.) – Paris, Presses universitaires de France, 2020, 416 pages

19 En 2002, Les Territoires perdus de la République – ouvrage dirigé sous pseudonyme par Georges Bensoussan – avait fait grand bruit. Les contributeurs y dénonçaient le recul des valeurs républicaines et la progression de l’antisémitisme dans certains quartiers sensibles. Moins de vingt ans plus tard, ces territoires auraient été conquis par l’islamisme, que Bernard Rougier définit comme « le refus assumé de distinguer l’islam comme religion, l’islam comme culture et l’islam comme idéologie », couplé au « souci de soumettre l’espace social, voire l’espace politique, à un régime spécifique de règles religieuses promues et interprétées par des groupes spécialisés ».

20 Les Territoires conquis de l’islamisme est aussi un ouvrage collectif et plusieurs auteurs – présentés comme des étudiants du Centre des études arabes et orientales de l’université Paris 3 – ont choisi d’écrire sous pseudonyme. Il se divise en trois parties. La première porte sur l’idéologie. Quatre variantes d’islamisme sont distinguées : les Frères musulmans, le Tabligh, le salafisme et le djihadisme. Seul ce dernier appelle ouvertement à la violence, mais les auteurs cherchent à démontrer que les variantes non violentes ne sont pas pour autant bénignes. D’une part, elles sont subversives, dans la mesure où elles portent un discours de rupture avec la société française. D’autre part, il peut exister des formes d’hybridation – dont le « salafo-frérisme » est un exemple – et de continuité entre les différentes formes d’islamisme.

21 La deuxième partie a trait aux « quartiers ». Elle était sans doute la plus attendue, car le travail de terrain devait permettre de fournir des éléments objectifs sur la « prise de contrôle » de certaines banlieues par les islamistes. Or l’approche microsociologique choisie interdit la vue d’ensemble. Des prêcheurs prônent la division et placent la charia au-dessus des lois de la République, mais on ne peut mesurer ni la réception de ces discours, ni l’ampleur du phénomène. Autrement dit, le lecteur constate que des stratégies de rupture, voire de conquête de l’espace social, sont mises en œuvre, sans pouvoir en conclure que certains territoires ont bel et bien été conquis par l’islamisme. Contrôler des mosquées est une chose, prendre le pouvoir dans une ville en est une autre.

22 La troisième et dernière partie est consacrée aux prisons. L’étude des femmes incarcérées pour terrorisme à la maison d’arrêt de Fleury-Mérogis mérite une attention particulière. Son auteur montre notamment que « 34 détenues sur 36 ont été socialisées dans des cercles salafistes prétendument apolitiques avant de basculer dans le jihadisme ». Seules deux détenues peuvent être considérées comme repenties. Les autres font corps et tentent d’imposer leurs normes au reste de l’établissement. Dans une autre contribution, Peter Neumann et Rajan Basra (du King’s College de Londres) élargissent le spectre aux hommes et à d’autres pays d’Europe. Ils analysent les formes d’hybridation qui existent entre terrorisme et criminalité.

23 Les Territoires conquis de l’islamisme a eu un écho médiatique hors normes pour un ouvrage académique, et n’a pas manqué de susciter des réactions hostiles dans le marigot universitaire, certains adversaires n’hésitant pas à brandir le chiffon rouge de l’islamophobie. Au-delà des polémiques, une chose est sûre : l’ouvrage n’épuise pas le sujet de l’islamisme en France, et d’autres enquêtes seront les bienvenues.

24 Marc Hecker

Les espions de l’Élysée. Le président et les services de renseignement

Floran Vadillo et Alexandre Papaemmanuel – Paris, Tallandier, 2019, 328 pages

25 Sous un titre accrocheur – parlera-t‑on désormais des « espions de Charles de Gaulle ou de François Mitterrand » ? –, les auteurs livrent un stimulant essai sur l’évolution des rapports des présidents de la République française à la fonction du renseignement dans les années 2000 de la Ve République. Centré sur la période des trois quinquennats de Nicolas Sarkozy, François Hollande et Emmanuel Macron, l’ouvrage, d’écriture alerte, parfois vive, s’appuie pour l’essentiel sur les entretiens que les principales personnalités publiques, civiles et militaires, ont bien voulu accorder. Floran Vadillo a notamment exercé auprès de Jean-Jacques Urvoas, ministre de la Justice, la fonction de conseiller, en particulier pour les questions de renseignement à l’heure de la fabrication de la loi du 24 juillet 2015 relative au renseignement, puis de sa mise en œuvre.

26 L’interview des acteurs de premier plan présente l’intérêt et les limites du genre : si François Hollande s’est prêté à l’exercice, Nicolas Sarkozy a décliné l’invitation, à laquelle ont répondu Claude Guéant, les premiers coordonnateurs du renseignement, Bernard Bajolet, Ange Mancini, Alain Zabulon, Didier Le Bret, Pierre Bousquet de Florian et le général Christophe Gomart, passé de la Coordination nationale du renseignement (CNR) à la Direction du renseignement militaire (DRM) (2013-2017). De premier intérêt, ces entretiens, cités largement et parfois longuement, donnent chair au livre. Ils exposent une unité de ton de ces acteurs, presque en forme de consensus, qui dessine une analyse commune des changements opérés en 15 ans, tant il est vrai que politique rime d’abord, en France, avec administration.

27 Les deux auteurs rappellent, à juste titre, l’institutionnalisation tardive du renseignement dans l’État en France sous la Ve République. Progressif, ce processus d’institutionnalisation et de légalisation des activités de renseignement remonte en réalité au xix e siècle et à la IIIe République. Les autorités de la IVe République, et les premiers présidents de la Ve République, depuis le général de Gaulle jusqu’à Jacques Chirac, maintiennent les services de renseignement à la lisière de l’action publique, nommant des hommes de confiance, avec des décisions en circuit court faisant monter le renseignement au sommet de l’État et descendre la décision de l’Élysée, sinon de Matignon. Le renseignement a toujours été à l’Élysée dans les faits, du moins et logiquement sous la Ve République, Jacques Foccart étant ici plus central que Michel Debré ou Georges Pompidou dans les années 1960, avec une rupture – plus voulue que réellement mise en œuvre – sous Nicolas Sarkozy, selon les auteurs.

28 Les influences et les modèles n’ont pas manqué pour inspirer la voie française, tiraillée entre le modèle américain du Conseil de sécurité nationale et d’une communauté du renseignement puissante répondant aux défis du terrorisme – les auteurs pointent les différences notables et les jeux d’échelle –, et celui des États européens : jusqu’au projet d’une Europe du renseignement des années 2000. Il s’agit certes d’une politique publique, mais singulière, marquée par un recul de la première essence – militaire – du renseignement, que relativisera toujours la dissuasion nucléaire, par une articulation renforcée entre renseignement et diplomatie, renseignement et économie – à l’heure de la « guerre économique » –, enfin par le paradigme sécuritaire antiterroriste : nouvel horizon (et jusqu’à quand ?) du renseignement. Le livre le montre avec justesse : en 40 ans, le renseignement a changé de nature, non de fonction.

29 Olivier Forcade

Histoire secrète de la DGSE. Au cœur du véritable bureau des légendes

Jean Guisnel – Paris, Robert Laffont, 2019, 384 pages

30 On ne présente plus Jean Guisnel, auteur de nombreux ouvrages sur les questions de défense et de renseignement. Actualité des succès télévisés oblige, ce nouveau livre sur la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE), sous-titré Au cœur du véritable Bureau des Légendes, commence par une cinquantaine de pages sur la saga qui a incontestablement attiré l’attention du grand public, d’un public jeune, et aussi d’un public international, sur les prouesses des services français. Il y est question du réalisme et de la crédibilité de la série, du rapport entre ses auteurs, acteurs, et les services dont le quotidien est ainsi reproduit à l’écran, et plus largement du rapport de l’espionnage à la fiction.

31 Les chapitres qui suivent retracent certains épisodes récents, qui furent délicats et souvent pénibles pour les services français. L’accusation d’espionnage de hauts fonctionnaires au profit de la Chine, la tentative de sauver des otages en Somalie, la présence d’agents français en Libye, les cyberattaques… Le recrutement, l’éthique – et la question des « opérations homo » c’est‑à-dire d’homicide ou d’assassinats ciblés –, enfin le parcours administratif de l’outil français de renseignement, et sa culture, sont ensuite développés. Enfin : quel avenir pour la DGSE dans une époque de contrôle démocratique croissant, mais aussi dans un environnement géopolitique qui n’a rien de tendre ? La question circonscrit le dilemme.

32 Comme souvent, l’ouvrage démystifie le monde du renseignement, mais pour, de fait, confirmer un certain nombre de ses difficultés. La première d’entre elles, pour l’institution en France, est précisément de savoir parler d’elle-même, ou d’en faire parler. Contrairement à la communication bien rodée de la CIA, ou même des services britanniques ou d’autres – y compris dans des régimes plus autoritaires –, la France a longtemps rechigné à parler de sa « part d’ombre ». Même dans des fictions où, le plus souvent, on la caricaturait (comme dans le célèbre OSS 117 avec Jean Dujardin – la série des SAS de Gérard de Villiers n’évoquant presque jamais directement les services français). Les organismes qui auraient eu pour vocation d’ouvrir des passerelles vers d’autres mondes, comme le monde universitaire par exemple, se sont souvent refermés. Ce qui ne fait qu’accentuer la solitude dans l’adversité, que l’ouvrage souligne bien en creux.

33 L’autre défi est bien sûr celui des moyens. Dans un contexte budgétaire difficile, sous l’œil d’opinions intransigeantes et pour lesquelles l’État bénéficie rarement d’une présomption d’innocence, le tout à l’heure de rapports de force internationaux de plus en plus dangereux, les épreuves se multiplient, et l’horizon s’assombrit. Sans se montrer trop pessimiste, l’auteur souligne tous ces dangers.

34 L’un de ses principaux apports est précisément de revenir sur les mérites à double tranchant d’une série comme celle dont Mathieu Kassowitz est le héros. Au-delà des exploits ou turpitudes personnels, il y a le métier, son avenir, ses paramètres administratifs, ses contingences bureaucratiques – très loin de Ian Fleming, plus loin encore du Prince Malko, un peu moins loin de John Le Carré –, qui nécessitent que l’on parle budgets, organigrammes, recrutement… Des sujets peu glamour, mais que Jean Guisnel réussit une fois de plus à rendre incontournables.

35 Frédéric Charillon

Économie

Géopolitique des investissements marocains en Afrique. Entre intérêt économique et usage politique

Ahmed Iraqi – Paris, L’Harmattan, 2020, 152 pages

36 Ahmed Iraqi est professeur en relations économiques internationales à Tanger et président-fondateur du think tank CENTRIS (Centre de recherches internationales et stratégiques). Sa monographie analyse en détail l’ampleur et le profil des investissements directs marocains (IDM) en Afrique. Elle révèle la montée en puissance du Royaume et sa capacité croissante à concurrencer les entreprises multinationales sud-africaines. Une fois surmontées une certaine lourdeur de style et quelques maladresses de présentation, le lecteur découvrira une mine d’informations.

37 En fait, la percée marocaine a été préparée il y a près de vingt ans, à la suite de la montée sur le trône de Mohammed VI. Dans un premier temps, le souverain annule la dette des pays africains les moins avancés. Puis il libéralise les règles permettant aux entreprises marocaines de s’implanter à l’étranger. Du point de vue institutionnel, deux outils sont utilisés. D’une part, l’Agence marocaine de coopération internationale (AMCI) est chargée de la coopération culturelle, scientifique et technique avec l’Afrique. D’autre part, plusieurs entités sont mises en place en vue de favoriser l’expansion économique marocaine ; celles-ci ont été assez récemment fusionnées pour donner naissance à l’Agence marocaine de développement des investissements et des exportations (AMDIE).

38 L’activisme économique et commercial du régime chérifien se concrétise également par la signature de traités bilatéraux d’investissement (TBI). Entre 2004 et 2018, les deux tiers des TBI signés par le Maroc l’ont été avec des États africains. Le renforcement des liens diplomatiques a aussi été crucial, puisque l’auteur dénombre plus de 50 visites royales dans 29 pays africains en un peu plus de quinze ans. Ces différents facteurs ont dynamisé la pénétration des IDM sur le continent, ceux-ci représentant en moyenne 60 % de l’ensemble des IDM à l’étranger sur la période 2008-2015.

39 L’analyse de la répartition de ces investissements est très instructive. Les déterminants clés sont la proximité géographique, la francophonie et le culte sunnite malikite. Ils expliquent très largement la forte présence de filiales de groupes marocains en Afrique de l’Ouest. Les pays récipiendaires les plus importants demeurent le Sénégal et la Côte d’Ivoire. En revanche, les grandes entreprises marocaines sont quasiment absentes d’Afrique australe. Ahmed Iraqi souligne que Rabat maintient des relations d’affaires avec les États reconnaissant la République arabe sahraouie démocratique. Néanmoins, les principaux partenaires du Maroc, eux, ne la reconnaissent pas. L’étude sectorielle montre la puissance du secteur bancaire marocain, et l’effet d’entraînement qu’il exerce sur les autres secteurs d’activité, tels les télécommunications, le bâtiment, l’industrie pharmaceutique et l’agro-alimentaire. L’Office chérifien des phosphates a un profil particulier, du fait de son implantation en Afrique centrale et en Afrique de l’Est.

40 Ce livre est précieux, car il illustre remarquablement le développement des échanges Sud-Sud, soutenant l’idée que la globalisation a été bénéfique aux États émergents qui ont su privilégier le soft power et le commerce. On espère que l’auteur actualisera régulièrement ses travaux.

41 Norbert Gaillard

Écologie/planète

Comment l’écologie réinvente la politique. Pour une économie des satisfactions

Jean Haëntjens – Paris, Rue de l’Échiquier, 2020, 160 pages

42 Jean Haëntjens est économiste et urbaniste, spécialisé dans les questions d’aménagement et de développement territorial. Il est conseiller scientifique de la revue Futuribles et membre du comité de rédaction de la revue Urbanisme. Il est aujourd’hui conseiller en stratégies urbaines et directeur du cabinet Urbatopie. Tout au long de sa carrière, il est intervenu dans de nombreuses conférences sur les thèmes de l’urbanisme et du développement des territoires. Il a publié plusieurs articles dans des revues académiques ainsi qu’une dizaine de livres. Dans le présent ouvrage, Jean Haëntjens revient sur les moyens politiques dont disposent nos sociétés démocratiques pour lutter efficacement contre le réchauffement climatique, en proposant un cadre d’analyse original.

43 L’auteur insiste tout d’abord sur l’inertie de notre système économique face à l’urgence climatique, et notamment son incapacité à se réguler lui-même pour limiter les émissions de CO2 à des niveaux en phase avec les objectifs de l’accord de Paris. Face à l’urgence, il explique les limites de notre système politique. Il donne l’exemple de la difficulté à remplacer des actifs hautement émetteurs de gaz à effet de serre : le parc automobile et le parc électrique. Avec une véritable volonté politique, le renouvellement complet de ces parcs ne prendrait qu’en moyenne 10 et 30 ans respectivement, mais il peine à s’imposer du fait de la courte durée des mandats électoraux.

44 Dès le début de son livre, l’auteur met en garde contre le piège de la théorie de la « décroissance » ou de « l’évangélisme économique ». Pour lui, il ne faut pas penser « avec » ou « contre l’économie » mais plutôt « hors de l’économie ». Sa solution : le « système des satisfactions ». Ce système part du postulat que le but d’une société n’est pas de produire de l’argent mais bien des « satisfactions ». Dans ce système, les enjeux de protection de l’environnement s’articulent naturellement avec les objectifs de croissance économique. Les indicateurs traditionnels de mesure des richesses, comme la croissance du produit intérieur brut (PIB), ne sont plus des objectifs en soi, mais deviennent des facteurs parmi d’autres pour améliorer le bien-être des populations, au même titre que la préservation de l’environnement.

45 Après un chapitre théorique – le seul du livre – sur le système de satisfaction, l’auteur aborde des thématiques variées, comme les modes de vie et de consommation contemporains. Ceux-ci doivent changer rapidement pour permettre la transition écologique, face à des tendances de fond qu’il décrit par la suite comme la financiarisation du monde, ou encore le développement du cybercapitalisme. Dans les derniers chapitres de son livre, l’auteur met en avant ses propres solutions, en huit actes, pour mettre en application son « système de satisfaction », qui doit être attractif au regard des besoins matériels de nos sociétés modernes, tout en étant compatible avec les ressources limitées de la planète.

46 Loin de se montrer polémique ou caricatural sur ces sujets sensibles, l’auteur reste toujours objectif dans son analyse, la déroulant de manière claire et précise. La lecture de ce livre est donc recommandée à ceux qui s’intéressent aux enjeux climatiques et politiques, et souhaitent dépasser l’opposition entre la croissance et la décroissance économique sur les sujets écologiques.

47 Hugo Le Picard

Une planète à sauver. Six défis pour 2050

Serge Marti – Paris, Odile Jacob, 2020, 240 pages

48 Cet ouvrage n’est pas une description des défis du futur auxquels la planète va être confrontée, mais plutôt un panorama de l’ensemble des maux frappant déjà nos sociétés, et qui sont amenés à s’aggraver si nous, politiciens, entreprises, citoyens, ne réagissons pas dès maintenant.

49 Le journaliste Serge Marti ouvre son livre par une revue d’actualités s’efforçant de bousculer l’inaction politique des cinquante dernières années sur la question écologique : le mouvement des jeunes pour le climat emmené par Greta Thunberg, l’action en justice « L’Affaire du siècle », ou encore la Convention citoyenne pour le climat. Pour l’auteur, ces différentes actualités témoignent d’un « réveil des consciences », et même d’une « révolte verte » face à un système « productiviste qui saccage la nature ». La « vague verte » qui a touché certaines villes françaises lors des dernières élections municipales semble aller dans le sens de son analyse – pour la France tout du moins.

50 Le cœur de l’ouvrage est sa deuxième partie consacrée aux six défis pour 2050. Cette partie tire sa pertinence des descriptions chiffrées, documentées et riches en exemple de six grandes plaies qui ont déjà commencé à s’abattre sur nos sociétés, et dont nous sommes responsables : le dérèglement climatique, la destruction massive de la biodiversité et des forêts, la forte augmentation de la population et des migrations, la mauvaise gestion et la raréfaction de l’eau potable, la pollution et l’épuisement des sols et terres agricoles ainsi que de la mer et de la vie marine. La description de ces défis est ponctuée par la présentation de solutions, que chaque expert estimera dans son domaine, souvent peu approfondies, parfois superficielles et n’apportant qu’une réponse court-termiste et isolée face à des problèmes globaux aux causes multiples. On doutera, par exemple, de la capacité à compenser la déforestation massive en Amazonie et en Afrique, et de la durabilité des méga-projets de reforestation et de lutte contre la désertification en Chine et au Sahel, appelés « muraille verte ».

51 Si à propos du défi lié à l’agriculture, l’auteur va au-delà des constats et des exemples en donnant sa propre vision de la réponse à apporter – la sauvegarde et le développement de l’agriculture paysanne et écologique –, il faut attendre la troisième et dernière partie pour que Serge Marti nous livre son analyse des responsables de la situation et des solutions globales à mettre en œuvre. On appréciera particulièrement cette dernière partie en ce qu’elle pose les bonnes questions : le capitalisme est‑il compatible avec l’écologie ? Doit‑on adopter un modèle décroissant ? L’écologie est‑elle la seule capable de sauver la planète ? etc. Avec quelques éléments de réponse, notamment à travers la sortie du modèle du capitalisme financier guidé par la rentabilité à court terme, le développement de la « social-écologie » et le changement des modes de consommation.

52 Sans prétendre fouiller en profondeur les multiples sujets qu’il aborde, ce livre donne une vision intégrée et pertinente des menaces qui pèsent non pas sur la planète mais bien sur la vie humaine dans son ensemble, et des pistes de solutions possibles. Menaces auxquelles on devrait aujourd’hui adjoindre la question des pandémies mondiales et de leur gestion, que la crise sanitaire liée au COVID-19 a révélée comme un nouveau défi majeur pour nos sociétés.

53 Aurore Colin

Le choc démographique

Bruno Tertrais – Paris, Odile Jacob, 2020, 256 pages

54 Simple défi ou authentique révolution, crash ou explosion, véritable bombe ou – désormais – plus modérément choc, l’évolution démographique semble exposée aux travers des passions analytiques. Pour autant, Bruno Tertrais tient ici une plume sûre et plus mesurée que le choix éditorial de son titre ne le laisse présager. S’engager dans une démarche prospective relève du défi : si la démographie s’appuie sur des constantes statistiques, elle n’est pas déterministe – comme le rappelle l’auteur – mais probabiliste.

55 Cet ouvrage, tiré d’une monographie de 2018 de l’Institut Montaigne, est sans conteste à lire. D’une part il présente analyse synthétique, chiffrée et actualisée des enjeux politico-démographiques. D’autre part, le propos équilibré laisse le plus souvent place à une disputatio qui amène logiquement à des conclusions plus nuancées que les discours politiques et journalistiques. Sur le plan de la méthode, malgré des choix de données discutables (valeurs relatives créant un biais modérateur contre valeurs absolues à l’effet grossissant, enquêtes confrontées à des données statistiques brutes), le lecteur ne saurait reprocher à l’auteur d’avoir succombé à la facilité ou de mener une réflexion dépourvue de rigueur.

56 Le constat général est d’entrée formulé : vieillissement des pays occidentaux, urbanisation, accroissement rapide de la population africaine, mouvements migratoires et recomposition des populations. Puis l’auteur s’interroge sur un éventuel changement de hiérarchie des puissances. Observant le déclin européen, russe et à terme peut-être chinois, il souligne la fenêtre s’offrant à l’Inde, et reste prudent sur l’avantage comparatif américain. Rejetant le néo-malthusianisme et les crises environnementales qui pourraient en résulter, il avance des solutions possibles aux maux de la croissance démographique, bien que leur efficacité demeure insuffisamment étayée. L’incidence de ces évolutions sur l’« arc de crise » est jugée avec raison, même si le sujet n’est évoqué qu’en quelques pages.

57 La question migratoire demeure centrale dans l’étude. Les présupposés sont utilement démystifiés et les enjeux appréhendés sans coquetterie intellectuelle. En ressort notamment une réflexion judicieuse sur les rapports entre stocks et flux de populations. De même, la corrélation entre le rejet de l’immigration et la perception locale de ce qu’elle est au niveau national est passionnante : elle témoigne de la difficulté d’articuler le traitement statistique à vocation objective à la subjectivité des peuples. En revanche, quelques propositions mériteraient d’être approfondies. Comme souvent, les effets cumulatifs – y compris générationnels – des mouvements migratoires, suivis d’installations temporaires ou définitives, ne sont qu’effleurés. L’impact du droit du sol sous toutes ses formes n’est pas abordé alors qu’il est le premier vecteur des recompositions de population. Ainsi il est peu pertinent d’analyser séparément les politiques migratoires des États membres de l’Union européenne, dès lors que les traités et la jurisprudence de la Cour de Justice de l’Union européenne promeuvent une conception extrêmement accueillante de la « citoyenneté » européenne et des droits qui en découlent.

58 Toutes les nuances de gris de la réalité ne ternissent pas la clarté de l’ouvrage de Bruno Tertrais. Elles conduisent au contraire à juger que les changements démographiques ne s’accompagnent pas systématiquement de progrès ou de désastres, mais produisent simultanément des effets positifs et négatifs.

59 Gaylor Rabu

Numérique

Mémoires vives

Edward Snowden – Paris, Seuil, 2019, 384 pages

60 Les Mémoires vives du jeune Snowden – inconnu avant ses premières leaks de juin 2013 – ne sont pas une collection de secrets d’État, mais le récit d’une trajectoire individuelle, de l’enfance en Caroline du Nord jusqu’à l’exil forcé à Moscou.

61 Le premier quart de l’ouvrage, consacré à la vie personnelle du jeune Snowden, né au début des années 1980, a surtout le mérite de dresser un parallèle entre l’enfance d’un rejeton de famille conservatrice et l’essor de l’informatique domestique. Au milieu des années 1990, la découverte de l’internet devient la principale occupation de Snowden qui, de geek en herbe, se mue en pirate informatique imprégné d’idéologie libertaire, voire libertarienne : « Je considère que les années 1990 ont engendré l’anarchie la plus agréable et la plus réussie que j’ai connue. »

62 Les attentats du 11 septembre 2001 traumatisent le jeune homme, qui soutient sans ambages la « guerre contre le terrorisme » décrétée par George W. Bush. Ce sera là « le plus grand regret de [sa] vie ». Sa carrière militaire brisée par une blessure lors d’un exercice, Snowden s’oriente vers le renseignement, où il travaille comme employé de la Central Intelligence Agency (CIA), puis comme sous-traitant de la National Security Agency (NSA), occupant des postes d’administrateur système et d’ingénieur système. À la NSA, ce sont ces fonctions au cœur des réseaux qui lui autoriseront un accès très large à des documents internes.

63 Le récit, qui narre sa prise de conscience, passe par Genève, Tokyo, puis Hawaï, où il est affecté début 2012, et prend la décision qui va changer sa vie : « Une exposition totale de l’intégralité de l’appareil de surveillance de masse. » Ce sont là les pages les plus intéressantes du livre : l’auteur y expose ses ressorts, heurté qu’il est par les pratiques de l’État qu’il souhaitait servir, ainsi que les procédés de surveillance numérique globale mis en place par Washington. StellarWinds, CowBells, Turbulence, XKeyScore, etc. : les noms des opérations de surveillance sont connus depuis les révélations de documents secrets à la presse dès juin 2013. Leur description permet surtout de prendre la mesure du concentré de puissance que confère aux États-Unis l’hégémonie sur l’internet.

64 Le propos de Snowden sur ces programmes ne vise pas tant à effrayer le lecteur, qu’à faire œuvre de pédagogie sur des sujets en apparence arides. On y apprend, notamment, les techniques employées par les services américains pour collecter les données personnelles de presque n’importe quel individu dans le monde.

65 Dans la dernière partie, l’histoire s’accélère, rocambolesque : il y a Hong Kong, d’où Snowden se révèle au monde après les premiers articles du Guardian et du Washington Post, puis la fuite, l’atterrissage à Moscou, censé n’être qu’une étape sur la route de Quito, en compagnie de la journaliste Sarah Harrison, figure de WikiLeaks. Snowden, qui n’a jamais caché avoir été approché par le renseignement intérieur russe, raconte l’« offre d’engagement » qui lui est alors faite, à laquelle il coupe court. Il a d’ailleurs assuré ne jamais avoir transmis aux Russes la moindre information. Il découvre alors que les États-Unis ont annulé son passeport, le bloquant en Russie, où il se trouve toujours. À Moscou, il assure vivre des cachets de conférences qu’il donne à distance et dans lesquelles il milite contre les pratiques de surveillance et de censure des États.

66 Julien Nocetti

Europe

The Brussels Effect: How the European Union Rules the World

Anu Bradford – New York, Oxford University Press, 2020, 424 pages

67 Anu Bradford revisite, actualise et réhabilite la puissance normative de l’Europe. Il fallait pour cela que se conjuguent en une seule personne l’expertise et le recul d’un professeur de droit à l’université de Columbia, et une expérience concrète de la réalité européenne. D’origine finlandaise, Anu Bradford a exercé des responsabilités en Europe, notamment au Parlement européen, au Parlement finlandais, ainsi qu’au conseil d’administration du Fonds finlandais pour l’innovation.

68 Son ouvrage s’inscrit résolument à contre-courant du débat relatif au déclin de l’influence internationale de l’Union européenne (UE), dont les protagonistes se plaisent à souligner la faiblesse militaire, le déclin de puissance économique, et le manque d’unité. L’auteur nous rappelle qu’à travers « l’effet Bruxelles », l’UE dispose d’un moyen d’influence unique dans la conduite des affaires mondiales, qui reste pleinement pertinent, et auquel les marchés, les États, les institutions internationales peuvent difficilement se soustraire.

69 « L’effet Bruxelles » est donc le terme choisi pour décrire le pouvoir unilatéral dont dispose l’UE pour réguler les marchés sur le plan global. Par ce moyen, elle peut adopter directement des réglementations, qui ont pour effet de façonner l’environnement des affaires, ainsi que des pans entiers de la réglementation du commerce mondial. L’UE prend donc la place d’« une autorité régulatrice hégémonique globale », dont la réglementation s’impose dans la vie des marchés. Pour cela, plusieurs conditions doivent être réunies : la taille du marché européen est une condition importante mais pas suffisante, car elle doit s’accompagner de la capacité de régulation ainsi que de la volonté politique de générer des règles contraignantes. L’effet est optimal quand l’UE réglemente des marchés inélastiques : par exemple dans le domaine des biens de consommation. Enfin, les standards européens deviennent globaux quand une entreprise décide d’adopter cette norme comme standard unique parce que l’avantage de l’unicité l’emporte sur celui de la segmentation.

70 La démarche adoptée par l’auteur doit aussi être soulignée : elle développe sa démonstration de façon articulée et nuancée, dans un style très épuré. Dans une première partie, elle expose les fondements théoriques de « l’effet Bruxelles ». Dans une deuxième, elle démontre et illustre de façon empirique comment s’exerce cette influence à travers des études de cas : les règles de concurrence, l’économie numérique, la santé et la sécurité des consommateurs, ou encore les règles environnementales. Enfin, elle s’efforce dans une troisième partie de dresser un bilan de « l’effet Bruxelles », et s’interroge sur ce qui pourra résulter à terme des redistributions de puissance en cours sur le plan global, des innovations technologiques, ou encore des risques de fragmentation interne de l’UE.

71 Même si l’avenir de « l’effet Bruxelles » est difficile à prévoir, il a déjà démontré sa résilience. Beaucoup dépendra de la façon dont les bienfaits qu’il apporte en termes de sécurité et de qualité de vie seront reconnus et valorisés sur le plan global, par rapport aux résistances qu’il génère, en apparaissant comme l’expression d’un impérialisme réglementaire, comme un obstacle à l’innovation et un protectionnisme déguisé. « L’effet Bruxelles » sera‑t‑il évincé par « l’effet Pékin » ?

72 Éric-André Martin

France and the german question, 1945-1990

Frédéric Bozo et Christian Wenkel (dir.) – Oxford, Berghahn Books, 2019, 308 pages

73 On ne compte plus les livres sur les relations franco-allemandes. Celui qu’ont dirigé Frédéric Bozo et Christian Wenkel se démarque tout d’abord parce qu’il ne traite de la position (ou des positions) de la France face à la « question allemande » que depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale jusqu’à la fin du conflit Est-Ouest. L’approche des deux directeurs de cet ouvrage, qui enseignent l’histoire contemporaine à l’université Paris 3 Sorbonne Nouvelle (F. Bozo) et à l’université d’Artois (C. Wenkel), arrive à point nommé, nombre de spécialistes s’interrogeant aujourd’hui sur le retour, voire la permanence d’une question allemande (voir par exemple : Robert Kagan, « The Next German Question », Foreign Affairs, mai-juin 2019). On avait donc tort de penser que l’unification avait enterré la question allemande. Mais si retour il y a, il n’est pas dû à une fracture allemande, mais à des fractures européennes, économiques, institutionnelles et politiques, ainsi qu’à l’affaiblissement relatif de la France et de la Grande-Bretagne.

74 D’où la nécessité, pour mieux en comprendre les origines, de placer la question allemande dans son contexte véritable : celui de la division allemande et de la division Est-Ouest – contexte très différent de celui que nous vivons actuellement. Réunissant les travaux d’une quinzaine d’historiens, l’ouvrage se divise en six grandes parties, consacrées à la période de la sortie de la Seconde Guerre mondiale, à la naissance du système des deux blocs, à la politique de De Gaulle, à l’Ostpolitik, aux changements intervenus durant les années 1980, enfin à l’effondrement du système Est-Ouest. Chaque partie se composant de deux à trois articles, les directeurs de l’ouvrage parviennent à analyser de façon à la fois synthétique et assez exhaustive la problématique de la question allemande et des défis qu’elle a lancés à la diplomatie française durant cette période. La chronologie des événements est respectée, mais cet aspect passe élégamment à l’arrière-plan, chaque contribution ayant sa logique propre.

75 On a là droit à une approche globale assez originale, l’ennui d’une énième analyse bilatérale des relations franco-allemandes (fût-ce sous l’angle de la politique française face à la « question allemande ») étant écarté par le cadre presque systématiquement trilatéral des contributions. Ainsi le rapport entre la France et la question allemande est‑il analysé en tenant compte du contexte de la construction européenne, de la sécurité transatlantique et de la politique à l’Est, ou bien des triangles que la France et l’Allemagne de l’Ouest formaient jadis avec des pays tiers comme la Grande-Bretagne, les États-Unis, l’Autriche, la Pologne, ou l’URSS, voire même la République démocratique allemande (RDA).

76 Enfin, cet ouvrage présente aussi des problématiques plus rarement analysées, mais riches en informations, comme les divergences franco-allemandes au sujet d’une éventuelle monnaie commune dans les années 1970, ou bien les rapports et échanges entre François Mitterrand et Willy Brandt. Pour prendre toutes les dimensions de l’attitude française face à la question allemande, l’ouvrage de Frédéric Bozo et Christian Wenkel est indispensable.

77 Hans Stark

États-Unis

Des démocrates en Amérique. L’heure des choix face à Trump

Célia Belin – Paris, Fayard, 2020, 288 pages

Génération Ocasio-Cortez. Les nouveaux activistes américains

Mathieu Magnaudeix – Paris, La Découverte, 2020, 288 pages

78 Alors que l’hypothèse d’une victoire du candidat démocrate en novembre 2020 n’est plus à exclure, deux ouvrages nous renseignent utilement sur les évolutions récentes de la gauche américaine.

79 Dans le premier, Célia Belin, chercheuse française à la Brookings Institution, combine travail universitaire et enquête de terrain. Elle développe son analyse, déjà présentée dans Le Débat en février 2020, d’un électorat démocrate engagé sur différents objectifs, sans doute complémentaires : pour les partisans des radicaux Elizabeth Warren ou Bernie Sanders, il faut reconquérir les classes moyennes séduites par Donald Trump, en remettant la lutte contre les inégalités au cœur du projet démocrate. La gauche progressiste met, pour sa part, l’accent sur une défense systémique des minorités raciales et sexuelles. Les centristes, quant à eux, cherchent à réformer les institutions, à la fois pour réconcilier une opinion publique par trop polarisée, et pour que les futures élections ne puissent être « volées » par les Républicains, comme le fut celle de 2016. Enfin, nombre d’électeurs démocrates se concentrent sur l’unique objectif de battre Trump en novembre prochain, et se limitent pour cela à des calculs tactiques : trouver le meilleur candidat, la meilleure vice-présidente, faire campagne plutôt dans la région des Grands Lacs ou plutôt au Sud. Ces excellentes analyses sont nourries des échanges et des observations que l’auteur a pu glaner dans ses déplacements lors des primaires démocrates au printemps 2020.

80 Mathieu Magnaudeix, correspondant de Médiapart aux États-Unis, s’intéresse, lui, aux militants de la gauche du parti. Chaque chapitre de son ouvrage fait le récit d’une rencontre avec les activistes d’une cause particulière, souvent jeunes mais parfois vétérans. Égérie de cette mouvance, élue en novembre 2018 à la surprise de l’establishment démocrate, Alexandria Ocasio-Cortez (AOC) voit son parcours retracé en détail. Lui succèdent les portraits de militants de la cause afro-américaine, autour du mouvement Black Lives Matter ; d’activistes écologistes, notamment ceux d’Extinction Rebellion ; de féministes, dont les organisatrices de la Marche des femmes de janvier 2017 ; de soutiens aux migrants et réfugiés illégaux aux États-Unis ; de militants queer liés à la cause LGBT ; de partisans d’une refondation économique totale, dans la lignée du mouvement Occupy Wall Street de 2011…

81 Puisque les différents types de discrimination se croisent comme à un carrefour (intersection) pour chaque individu, il faut lutter pour toutes les causes en même temps : c’est la logique de la théorie de l’« intersectionalité ». Clairement militant, l’ouvrage de Magnaudeix souligne la vigueur, mais aussi l’optimisme, de ces différents mouvements, et présente en annexe trois modes d’emploi pour organisateurs de mouvements sociaux – fort utiles pour qui voudrait faire la révolution…

82 Ce que l’on conclut de ces deux lectures, c’est à quel point le projet de mondialisation libérale auquel les Démocrates adhèrent depuis les années 1980 bat désormais en retraite devant la demande de justice sociale émanant de la gauche du parti. Si Joe Biden est élu, il sera sommé par cette catégorie d’électeurs de mettre fin au nouveau gilded age (la période de grandes inégalités et de corruption des années 1870-1900) que connaissent les États-Unis aujourd’hui.

83 Laurence Nardon

Exit from Hegemony: The Unravelling of the American Global Order

Alexander Cooley et Daniel Nexon – Oxford, Oxford University Press, 2020, 256 pages

84 La présidence de Donald Trump a vu se multiplier les ouvrages et articles traitant du déclin des États-Unis sur la scène internationale. Comme le rappellent les auteurs, l’idée n’est pas nouvelle : depuis 1945, elle est même régulièrement mise à jour lors de périodes de troubles politiques, économiques et stratégiques, et ces prédictions se sont révélées peu probantes. Pourtant, cet ouvrage offre une réflexion originale sur la fin de l’hégémonie américaine et sur les différents facteurs internes et externes qui l’expliquent. Écrite avant la crise du COVID-19, l’analyse des deux auteurs se veut ancrée dans l’actualité : si Donald Trump n’est qu’un symptôme de la crise actuelle, sa présidence permet largement d’expliquer pourquoi – cette fois-ci – l’incapacité des États-Unis à garder leur rôle d’hegemon est bien réelle.

85 La thèse s’articule en huit chapitres plus ou moins théoriques. Après avoir détaillé les raisons historiques et structurelles du « système hégémonique américain » et de sa déchéance, Alexander Cooley et Daniel Nexon soulignent l’abandon par l’administration Trump des principes fondateurs de l’ordre international post-guerre froide qui ont permis aux États-Unis de profiter d’une situation d’hégémonie incontestée pendant près de trente ans. Ils éclairent les éléments singuliers de cette destruction made in America : alors que les prédécesseurs de Donald Trump ont souvent ignoré et affaibli les valeurs et normes libérales à l’international, le président actuel est le seul à fonder sa politique étrangère sur leur critique systématique et explicite.

86 Le dernier chapitre propose une intéressante prospective sur l’ordre international qui surgira de cette période de transition. Trois scénarios sont étudiés : le plus détaillé concerne l’émergence d’une nouvelle bipolarité entre les États-Unis et la Chine ; le second expose l’hypothèse d’une multipolarité « réaliste », organisée autour de sphères d’influence ; le dernier dessine une forme d’ordre libéral – au moins pour les piliers économiques et intergouvernementaux –, gouverné par un système oligarchique. Dans tous les cas, les auteurs rejettent l’idée d’un retour possible à un ordre libéral organisé autour de l’hégémonie américaine.

87 Il est parfois difficile de savoir si l’ambition du livre est de démontrer la fin de l’ère post-1989, ou celle de l’ordre post-1945. L’argumentation est toutefois convaincante lorsqu’elle met en lumière l’affaiblissement rapide des mécanismes et infrastructures soutenant l’hégémonie américaine dans le monde. Tous les ingrédients – au moins théoriques – d’un changement de paradigme semblent en effet réunis et gagnent en intensité durant l’administration Trump.

88 Les critiques portées à l’encontre du président américain et de la politique étrangère de son administration sont connues et peuvent sembler peu originales. La comparaison avec Mikhaïl Gorbatchev mérite néanmoins d’être notée. Et ces critiques se révèlent enfin utiles pour mieux comprendre ce qui distingue le trumpisme des administrations précédentes, et déconstruisent en partie l’idée d’une continuité forte avec Barack Obama ou George W. Bush.

89 Les recommandations finales s’avèrent assez prévisibles – investir dans la recherche et les infrastructures, renforcer la coordination avec des alliés partageant les mêmes valeurs… –, mais l’ouvrage est un sérieux ajout à la littérature sur la fin de l’ordre libéral international, et il alimentera bien les débats sur le rôle futur des États-Unis.

90 Martin Quencez

Afrique

Une guerre perdue. La France au Sahel

Marc-Antoine Pérouse de Montclos – Paris, JC Lattès, 2020, 200 pages

91 Dans cet essai, Marc-Antoine Pérouse de Montclos, spécialiste des conflits, du Nigeria, de Boko Haram, tente de dresser le bilan de l’action de la France au Sahel, en particulier de sa lutte contre le terrorisme depuis l’intervention de l’opération Serval. Comme on l’aura deviné avec le titre, la tonalité est résolument pessimiste. L’auteur pense en effet que les effets négatifs de l’action antiterroriste française au Sahel dépassent ses conséquences positives.

92 Une approche par trop sécuritaire, une méconnaissance, ou tout du moins une sous-évaluation des problèmes politiques des États comme des enjeux de pouvoirs locaux, une coopération qui parfois contribue involontairement, comme c’est le cas au Tchad, à maintenir un régime kleptocratique en place : le diagnostic est sévère. Le livre s’attache d’abord au Mali, puis élargit sa réflexion au Sahel, appuyant sa démonstration de multiples pas-de-côté historiques ou géographiques (débat sur le djihadisme, Kenya, Soudan, Nigeria…).

93 La partie centrale du livre – « Les erreurs de diagnostic » – est la plus stimulante. Consacrée à l’analyse des causes profondes de la conflictualité au Sahel, elle parle évidemment de la France et, au-delà, de l’ensemble de la communauté internationale. Parmi les biais d’analyse, l’auteur pointe la « labellisation terroriste » des conflits, qui a « favorisé des mécanismes qui ont contribué à entretenir et exacerber les conflits » – à travers la militarisation outrancière de la réponse ; des partenaires techniques et financiers qui ferment les yeux sur les dérives multiples des régimes politiques, au motif que ceux-ci combattent un « péril global » ; la survalorisation du djihad globalisé dans l’analyse des conflits ; la pauvreté invoquée comme facteur direct des conflits, alors que la relation pauvreté-conflit est à resituer dans des configurations plus complexes et labiles, et est toujours médiée par d’autres facteurs ; la survalorisation du facteur religieux au détriment des dynamiques sociales et politiques ; les limites des approches de « déradicalisation »…

94 Au total, cet essai vaut mieux que son titre, et que certaines de ses pages, inutilement polémiques. Marc-Antoine Pérouse de Montclos pointe avec justesse à la fois les erreurs d’analyse et de réponses politiques aux phénomènes combattus. Si une approche par trop militarisée peut apporter quelques améliorations ponctuelles et des répits politiques, les interventions internationales risquent de contribuer in fine à allonger les durées des conflits, ce qui ternit, et ternira, l’image de la communauté internationale.

95 L’ouvrage ouvre enfin un débat plus vaste, sur les politiques de la communauté internationale qui contribuent à maintenir, sinon des régimes, du moins des ordres politiques contestés par des segments de plus en plus larges des opinions publiques sahéliennes. Les violences, et les conflits que l’on labellise « terroristes » ne sont qu’un des aspects des transformations de ces ordres politiques qui sont en train de maturer, avec probablement de nouveaux types de dirigeants et surtout de nouvelles sources de légitimité. Ces questionnements rejoignent d’anciens travaux de l’auteur, où il montrait que les interventions extérieures avaient plutôt tendance à allonger les cycles de conflits en bridant les processus historiques à l’œuvre.

96 Alain Antil

Victoire dans les dunes. L’enlisement de la crise sahélienne n’est pas inéluctable : l’exemple mauritanien

M. Mokhtar Ould Boye et Charles Michel – Paris, L’Harmattan, 2020, 210 pages

97 Coincée entre ses puissants voisins du Nord (l’Algérie et le Maroc) et son bouillonnant voisin de l’Est (le Mali), l’immense Mauritanie a parfois été un peu oubliée de l’actualité internationale. Confrontée durant des années à l’instabilité politique et à l’insécurité endémique de la bande saharo-sahélienne, cette république – islamiste dès son indépendance – fait pourtant figure d’exemple en ayant triomphé des groupes armés terroristes qui sévissaient sur son sol depuis 2005.

98 C’est cette « approche mauritanienne » de sécurité qui est décryptée par les colonels Mokhtar Ould Boye et Charles Michel. S’appuyant sur leur expérience opérationnelle et leur connaissance de la région, ces officiers offrent, par leurs regards croisés de Mauritanien et de Français, une lecture éclairante de la stratégie adoptée par la Mauritanie, dans sa complexité et sa spécificité.

99 Constitué de trois chapitres de tailles inégales, l’ouvrage fait judicieusement la part belle, dans sa première partie, à la compréhension du phénomène terroriste de la région. « Le Sahara n’a jamais été un espace de quiétude et de paix absolues », rappellent les auteurs qui évoquent – bien avant l’intégrisme – comment l’exode rural, la transition démographique, le désenchantement de la jeunesse et surtout la pénurie d’État ont alimenté le recrutement terroriste. Dans ces immensités délaissées, carrefours de trafics en tous genres (notamment drogue et armes), les djihadistes refoulés des crises algériennes, afghanes ou libyennes trouvent, à la fin des années 1990, un terreau idéal.

100 La deuxième partie développe la stratégie globale et adaptée que la Mauritanie a progressivement mise en place pour faire face aux actions terroristes sur son sol entre 2005 et 2011. S’appuyant sur un islam rigoureux et tolérant, c’est sur le terrain théologique que le premier combat va être mené, par des imams fidèles à la République, diffusant un contre-argumentaire religieux aux théories salafistes. Sur le plan sécuritaire, les moyens sont donnés aux armées, incluant recrutement et fidélisation par la valorisation des soldes, en plus d’achats d’équipements (avions de combat légers, véhicules 4 × 4, etc.). Surtout, la Mauritanie puise sa force dans sa géographie et sa population. Le renseignement y est développé : les routes traditionnelles de transit sont étroitement surveillées, tandis que des pans entiers de désert deviennent interdits. L’adhésion des peuples est gagnée par une politique volontariste d’aménagement du territoire qui réaffirme le rôle de l’État.

101 Le troisième chapitre aborde plus particulièrement le rôle du Collège de défense du G5-Sahel, partie intégrante de cette stratégie. Cette école de guerre multinationale a vocation à fournir aux pays du G5 (Burkina Faso, Mali, Mauritanie, Niger et Tchad) les dirigeants militaires de demain. Former collégialement ces officiers aux meilleurs standards antiterroristes participe activement à resserrer les rangs des différents pays de la région contre une menace commune.

102 Somme toute, ce livre rend espoir en un Sahel enfin stabilisé. Rien n’est inéluctable, si une volonté politique indéfectible s’appuie sur les énergies locales pour appliquer fermement une stratégie adaptée. On pourra peut-être reprocher un propos très bienveillant à l’égard de l’ancien président Azziz, mais son caractère interculturel est indispensable à quiconque, expert ou néophyte, entend comprendre la complexité de la situation au Sahel et les possibles voies de sorties de crise.

103 Serge Caplain

Retour d’histoire. L’algérie après Bouteflika

Benjamin Stora – Paris, Bayard, 2020, 166 pages

104 Le nouveau livre de Benjamin Stora est pour l’essentiel une réflexion sur le Hirak, qui s’est développé spontanément depuis le 22 février 2019, sur tout le territoire algérien, et dont la mobilisation se poursuit, en dépit d’un certain essoufflement. Il s’agit d’une mise en perspective de « la grande secousse » qui affecte ce pays et apparaît, selon l’auteur, comme un « seuil » important dans son histoire. « Raconter une révolution encore en acte, quasiment en temps réel et en direct, n’est pas une tâche facile », reconnaît‑il. Mais Benjamin Stora a pu appréhender l’acte I – la chute de Bouteflika – et l’acte II – l’élection du président Tebboune – de cette révolution inachevée.

105 L’auteur retrace la montée vers le pouvoir de Bouteflika et sa chute brutale. Véritable « revenant » après un exil forcé, il se fait élire président en 1999 dans des conditions controversées, avec l’appui de l’armée. L’accord secret avec l’Armée islamique du salut, suivi du référendum sur la concorde civile dès 1999, puis l’adoption de la Charte pour la paix et la réconciliation en 2005, font du nouveau président celui qui a mis fin à une guerre civile particulièrement cruelle. Mais, dès le troisième mandat, entamé en 2009, apparaissent des fissures. Les unes sont liées à son état de santé, ponctué notamment par l’AVC de 2013 qui conduit de fait à une vacance de pouvoir de plus en plus manifeste. Mais d’autres facteurs jouent, comme l’arrivée d’une génération qui n’a pas connu la guerre d’indépendance, et un essoufflement évident de la vie politique. Après un quatrième mandat obtenu alors que Bouteflika est déjà rivé à son fauteuil roulant, l’annonce d’un cinquième mandat est « l’humiliation de trop » qui déclenche, début 2019, des manifestations d’une ampleur inconnue jusqu’alors. Tout laisse à penser que le clan présidentiel a voulu passer en force, comme semble le montrer la position de l’armée et de la puissante organisation des moudjahidines. Le président est lâché par le chef de l’armée, le général Gaïd Salah, qui le contraint à la démission le 2 avril.

106 On lira avec intérêt les passages consacrés à la mémoire. D’abord celle des Algériens eux-mêmes, qui questionnent le narratif officiel dès les années 1990, réhabilitant certaines grandes figures comme Ferhat Abbas ou Messali Hadj. Mais l’ombre de l’histoire plane également sur les relations entre l’Algérie et la France : « mémoires sous tensions », en dépit de la tentative du président Chirac pour trouver un accord sur un traité de réconciliation. Les sept années de guerre continuent à être écrites de façon controversée, et la sortie de la « rumination du passé » reste difficile.

107 Si le Hirak a contribué à la chute de Bouteflika, il n’a pu empêcher l’élection présidentielle de décembre 2019. En fait, les manifestants s’en prennent au système lui-même, mettant directement en cause le pouvoir de l’armée. La mort du général Salah, l’élection d’Abdelmadjid Tebboune et la crise du coronavirus ont défini une nouvelle donne et freiné la mobilisation. L’avenir demeure incertain. Le mouvement est loin d’être apaisé, même si son manque de structuration et son « dégagisme » outrancier affectent sa crédibilité. De son côté, le pouvoir entend préserver un système de gouvernance verrouillé par l’armée. L’auteur esquisse des pistes d’une sortie de crise qui demeure problématique.

108 Denis Bauchard

Your Sons are at Your Service: Tunisia’s Missionaries of Jihad

Aaron Y. Zelin – New York, Columbia University Press, 2020, 400 pages

109 Cet ouvrage est indispensable pour quiconque s’intéresse à l’étude du djihadisme et cherche à comprendre pourquoi autant de Tunisiens, pourtant réputés pacifiques et vivant en démocratie depuis 2011, ont, entre 2012 et 2019, grossi les rangs des groupes islamistes armés, notamment en Irak et en Syrie.

110 Aaron Y. Zelin livre ici une somme considérable d’informations difficilement accessibles. Outre son examen quasi exhaustif de la littérature en langue anglaise et arabe sur la question, l’auteur a archivé près de 18 000 documents informatiques sur l’organisation salafiste-djihadiste tunisienne, Ansar al Charia Tunisie (AST) : communiqués, enregistrements audio et vidéos, essais, analyses, photos sur les réseaux sociaux. Il a également effectué plusieurs séjours de terrain en Tunisie au cours desquels il a rencontré des militants d’AST ainsi que des combattants étrangers tunisiens de retour de Syrie.

111 En dépit de sa richesse, l’ouvrage souffre d’un certain nombre de défauts qui peuvent rendre sa lecture laborieuse. L’introduction, assez théorique, tente d’insérer de manière artificielle la recherche dans un champ académique (la sociologie des mouvements sociaux). L’auteur y déploie quelques concepts, qu’il perd par la suite. La tendance est à noyer le lecteur sous un flot d’informations précises mais souvent peu utiles, tirées de fiches élaborées par des juges d’instruction et des spécialistes du renseignement. Le livre pèche ainsi par un mélange des genres, entre travail académique (l’ouvrage est tiré d’une thèse de doctorat) et expertise antiterroriste.

112 En outre, l’auteur a tendance à omettre systématiquement les travaux francophones sur la Tunisie et à se positionner en surplomb par rapport à son objet d’étude. Peu de place est laissée à l’accidentel dans l’itinéraire des djihadistes tunisiens et la constitution de leurs réseaux. Tout semble faire écho à une logique inéluctable, et le contresens anachronique n’est pas loin, notamment lorsque l’auteur surestime le rôle international de certaines figures djihadistes tunisiennes des années 1980-2000, simplement parce que ces dernières sont influentes dans l’AST et l’État islamique dans la seconde moitié des années 2010.

113 Enfin, l’auteur recourt à des sources disparates, à la fiabilité variable. Il tend à baser des points essentiels de son argumentaire sur des sources discutables (comme des informations fuitées de l’État islamique, ou des communiqués du ministère de l’Intérieur tunisien), ce qu’il fait oublier par ailleurs en s’attardant sur des détails tirés de sources de première main de qualité, lesquelles n’apportent que peu à la réflexion, mais montrent qu’il connaît le sujet mieux que quiconque…

114 La prétention historiographique est ainsi quelque peu excessive, d’autant plus que nombre d’éléments sur le sujet sont loin d’être déclassifiés. Il est difficile de décrire avec autant d’assurance le djihadisme des années 1980 et des années 2010, ce que l’auteur fait pourtant, comme si son travail de recherche avait pour ambition de clôturer définitivement la question des Tunisiens et du djihad.

115 En dépit de ces faiblesses, cet ouvrage vaut le détour : près d’une décennie de recherches extrêmement chronophages est ici généreusement livrée, au spécialiste comme au non spécialiste. La lecture de ce livre dense et passionnant devrait susciter quelques vocations « djihadologistes ».

116 Michaël Ayari

Understanding South Africa

Carien du Plessis et Martin Plaut – Londres, Hurst, 2019, 316 pages

117 Carien du Plessis et Martin Plaut proposent ici un ouvrage de vulgarisation au titre ambitieux, supposé permettre la compréhension de l’Afrique du Sud. Comprendre un pays si vaste, riche et divers en moins de 350 pages est un pari osé.

118 Journalistes de formation, ils font un usage récurrent de l’anecdote pour soutenir certains propos, plutôt que de faire reposer l’analyse sur l’abondante littérature scientifique existante. Par ailleurs, leur bienveillance à l’égard de l’ancienne leader du principal parti d’opposition, Helen Zille, qui avait vanté les externalités positives de l’apartheid, leur déconsidération des récentes mobilisations étudiantes qui réclamaient la décolonisation des enseignements, ou encore les nombreuses citations de Gareth Van Onselen, éditorialiste de la droite libérale, interrogent la neutralité de leurs argumentations.

119 Si l’ouvrage est à l’évidence insuffisant pour « comprendre » l’Afrique du Sud, il peut pourtant s’avérer utile pour un lecteur non familier du pays qui souhaiterait en saisir certains enjeux. Les chapitres abordent les grandes thématiques de l’Afrique du Sud contemporaine : la corruption, la question foncière, la situation économique, la justice, etc. La plupart de ces chapitres donnent un aperçu concret et référencé (une bibliographie complète par thématique aurait néanmoins été bienvenue). Ils n’évitent toutefois pas la généralisation, et certaines thématiques sont traitées de manière superficielle. Ainsi, dans la partie historique, plusieurs siècles de l’histoire précoloniale sont quasiment éludés, alors que la guerre des Boers est traitée sur plusieurs pages. Les parties suivantes, sur l’African National Congress (ANC) et l’opposition, souffrent d’une approche événementielle de l’histoire, qui conduit les auteurs à accumuler dates, événements et noms de personnages historiques, sans que nulle mise en perspective ne permette de saisir les nuances et les dynamiques sociales de l’évolution du pays.

120 On s’étonne également que la partie sur l’éducation n’aborde pas la question des langues, dans un pays qui compte onze langues officielles. Celle sur « la violence politique dans une société violente » se concentre essentiellement sur ce que les auteurs considèrent comme de la violence politique (la mobilisation des ressources étatiques par le parti au pouvoir), et omet de proposer au lecteur des clés de compréhension des ressorts de la violence dans la société elle-même, ainsi que d’évidentes continuités avec la période d’apartheid.

121 Le rôle de l’Afrique du Sud comme puissance africaine, sur le continent et dans les relations internationales, ne fait pas partie des thématiques que les auteurs ont jugé utile de traiter. Il en va de même pour l’état du système de santé, qui permet pourtant d’éclairer certaines spécificités du développement de l’Afrique du Sud contemporaine. Cela est d’autant plus regrettable que, depuis la publication de cet ouvrage, l’épidémie du COVID-19 a eu des impacts sanitaires et sociaux-économiques considérables en Afrique du Sud. Le pays, déjà en difficulté économique avant la crise, risque de subir des chocs violents, qui reconfigureront un certain nombre de dynamiques déjà à l’œuvre.

122 Bien des aspects abordés dans cet ouvrage devront ainsi être complétés par de nouvelles perspectives et de nouvelles approches. Mais c’est bien l’accumulation et la confrontation de celles-ci qui doivent permettre à chacun d’envisager une meilleure compréhension de l’Afrique du Sud.

123 Victor Magnani

Djibouti, la diplomatie de géant d’un petit état

Sonia Le Gouriellec – Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2020, 230 pages

124 L’auteur, spécialiste des questions de défense et de la Corne de l’Afrique, aborde ici le contraste saisissant entre le poids économique et démographique – très secondaire – de Djibouti, et la place qu’occupe ce pays dans les relations internationales. Sonia Le Gouriellec inscrit d’emblée son analyse dans le courant de recherche qui s’intéresse à la place internationale et à la diplomatie des petits États.

125 Djibouti bénéficie, il est vrai, d’une situation géographique exceptionnelle : port en eau profonde à l’entrée de la mer Rouge, sur la route maritime la plus importante du monde ; hub de la lutte contre la piraterie au large des côtes de la Corne de l’Afrique, piraterie contre laquelle coopèrent Européens, Asiatiques et Américains ; pays d’accueil de bases militaires française, américaine, chinoise et japonaise (la seule hors de leur territoire national, pour les deux pays asiatiques) ; point de contact important entre la péninsule arabique et le continent africain ; point de passage quasi exclusif – surtout depuis l’indépendance érythréenne – des échanges du géant éthiopien ; point nodal de la Belt and Road Initiative (BRI) chinoise ; ou encore base d’appui de l’Arabie Saoudite dans sa guerre au Yémen…

126 Sonia Le Gouriellec montre l’habileté de la diplomatie djiboutienne à multiplier coopérations et dépendances, afin d’éviter les parrainages par trop étouffants, comme celui, hier, de la France, ou aujourd’hui, de la Chine (Pékin détenant deux tiers des dettes djiboutiennes). Djibouti n’hésite pas à engager des bras de fer avec d’importants partenaires, comme l’illustre le non-renouvellement du contrat de gestion du port de Doraleh avec la société émiratie Dubai Ports World (DPW).

127 La situation du pays ne lui offre certes pas que des atouts. L’auteur replace, dès le début de son ouvrage, Djibouti dans le « complexe régional de sécurité », en s’appuyant avec raison sur les travaux de Barry Buzan. Les fractures sécuritaires régionales sont nombreuses, et Djibouti a dû en effet composer avec la rivalité entre Éthiopie et Somalie (dont le point d’orgue a été la guerre de l’Ogaden), puis avec les tensions/conflits qui déchirent les deux ensembles (éclatement de la Somalie, indépendance de l’Érythrée…), et ce en sa double qualité de pays voisin mais aussi de pays dont une partie de la population appartient à l’ensemble humain somali. Malgré tout, le pays a pu éviter d’importer le conflit sur son territoire. Dans son environnement direct : le terrorisme (Al-Qaïda dans la péninsule arabique, les Shebabs en Somalie), la piraterie maritime, ou la guerre au Yémen…

128 Sonia Le Gouriellec revient également sur le fort contraste existant entre tant d’opportunités liées à la position stratégique de Djibouti et des performances économiques et démocratiques particulièrement calamiteuses. Elle souligne, même si l’analyse du système politique djiboutien n’est pas au cœur de son ouvrage, le caractère autocratique, clientéliste, corrompu, et parfois violent avec les opposants, d’un régime qui n’a connu que deux présidents (Hassan Gouled Aptidon et Ismaïl Omar Guelleh) depuis son indépendance de 1977.

129 L’auteur nous livre ici une réflexion à la fois fouillée et pédagogique sur la diplomatie de ce petit État, agrémentée de références littéraires tombant toujours à point nommé.

130 Alain Antil

Moyen-Orient

Salman’s Legacy: the Dilemmas of a New Era in Saudi Arabia

Madawi Al Rasheed (dir.) – Londres, Hurst, 2020, 384 pages

131 L’ouvrage dirigé par Madawi Al Rasheed, historienne reconnue et opposante notoire du royaume saoudien, a le mérite d’éviter le piège du choix entre les deux écoles qui s’opposent sur l’analyse de ce pays. Les tenants de la thèse sur la résilience du Royaume soulignent sa capacité à affronter les défis, quand les « collapsologues » spéculent sur la disparition imminente de la maison Al-Saoud. Cette controverse s’impose de nouveau depuis que le roi Salmane a dérogé aux mécanismes de la succession, en privilégiant son lignage au détriment de celui des autres descendants directs du roi fondateur.

132 L’ouvrage éclaire les composantes de la trajectoire contemporaine du Royaume afin d’évaluer les défis actuels, mais de façon inégale dans les trois parties qui le composent.

133 La première partie est la plus aboutie, avec cinq chapitres consacrés aux relations entre État et société. G. Gause y étudie les trois composantes fondamentales qui ont assuré la stabilité du régime : les réseaux de patronage pétroliers, l’establishment religieux, et la cohésion de la famille royale. À cela s’ajoute le soutien américain au régime. M. Al Rasheed étudie avec beaucoup d’originalité la succession, élément crucial du régime, en soulignant comment l’ambiguïté qui règne autour du processus génère une mystique de la monarchie et contribue à amplifier toutes sortes de rumeurs et d’incertitudes. S. Hertog revisite, quant à lui, la redistribution économique à l’aune de la chute des cours pétroliers, à partir de la fin 2014 et des réformes de Mohammed Ben Salmane (MBS). S. Alamer examine deux mobilisations régionalistes à Qatif (ville chiite de l’Est) et à Buraydah (fief wahhabite de la région centrale), déconstruisant les revendications sectaires qui ne sont, selon lui, pas déterminantes dans la construction de ces identités régionalistes. N. Doaiji conclut cette passionnante partie en étudiant l’émancipation du féminisme saoudien de la tutelle étatique, dans le contexte des printemps arabes, parallèlement aux campagnes menées par l’Association pour les droits civiques et politiques (HASM) à partir de 2011.

134 La partie sur le religieux est plus contrastée. Deux chapitres relatent – une énième fois – la genèse du terme « salafisme » et du wahhabisme transnational, sans apport substantiel. Le chapitre très stimulant de C. Bunzel alerte sur l’adoption manifeste par l’État islamique d’une posture wahhabite, alors que le Royaume, sous l’impulsion de MBS, s’en écarte nettement. Ceci amène l’auteur à craindre une potentielle instabilité dans le pays. La contribution de N. Samin, qui explore le sens de la poésie djihadiste dans un contexte tribal où la tension est forte entre identités tribale, islamique et nationalisme, est tout aussi saisissante.

135 La dernière partie, consacrée aux relations internationales, est quelque peu sommaire, à l’image de la présentation de la vision du monde du roi et de son fils qu’en fait M. Al Rasheed. L’originalité vient ici de T. Mattiesen, qui s’intéresse au rôle rarement évoqué du Royaume comme l’un des pivots de la stratégie américaine durant la guerre froide. Enfin, le chapitre de N. Tamimi sur la relation sino-saoudienne et son analyse prospective, à l’aune de la relation avec les États-Unis, retient particulièrement l’attention.

136 Cet ouvrage s’avère fort utile pour comprendre le royaume du roi Salmane et de son imprévisible dauphin.

137 Fatiha Dazi-Héni

Russie

Les hommes de Gorbatchev. Influences et réseaux (1956-1992)

Sophie Momzikoff-Markoff – Paris, Éditions de la Sorbonne, 2020, 358 pages

138 Tiré d’une thèse soutenue en 2015 à l’université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne et structuré en huit chapitres chronologiques, cet ouvrage traite de la perestroïka gorbatchévienne et plus particulièrement de la « nouvelle pensée », c’est-à‑dire de l’ensemble des principes et pratiques qui dominèrent la politique extérieure du dernier secrétaire général du Parti communiste d’Union soviétique (PCUS). Lancée à partir de 1986, cette nouvelle pensée contribua, en quelques années seulement, à l’émergence de relations internationales fondées sur un dialogue apaisé entre Est et Ouest, à la promotion de mesures de désarmement, et en fin de compte à la remise en cause de la guerre froide : autant d’éléments qui valurent à Mikhaïl Gorbatchev le Prix Nobel de la paix en 1990. C’est dire son importance.

139 Loin de se contenter de cerner la nature et l’ampleur de cette nouvelle pensée, l’ouvrage a cherché à en retrouver les origines et à en retracer la genèse. Car si la personnalité du secrétaire général a joué un rôle majeur dans son élaboration et sa mise en œuvre, les thèses qu’il énonce en 1986 n’étaient pas toutes inédites. Pour certaines, elles ont commencé à circuler dès les années 1970, de manière discrète et à l’insu de l’opinion, dans des groupes fermés et des réseaux proches du pouvoir. D’où l’intérêt, pour l’historien, de revenir avec précision sur les instances et les individus qui, en amont de la Perestroïka, ont esquissé, soutenu ou appelé de leurs vœux l’élaboration d’un projet diplomatique nouveau.

140 Pour ce faire, Sophie Momzikoff-Markoff a recours à un beau corpus d’archives, parmi lesquelles celles du PCUS, de la Fondation Gorbatchev, ou encore celles de l’Académie des sciences, auxquelles se sont ajoutés des fonds conservés aux États-Unis (ainsi des archives Volkogonov à Washington). Ces sources très diverses lui ont permis de bien approcher la nature et le fonctionnement des réseaux scientifiques et académiques qui, à partir de 1956, ont émergé dans le sillage du xx e Congrès et formé peu à peu une nouvelle « intelligentsia internationale ».

141 Apparemment très diverse, composée de consultants, de directeurs d’instituts rattachés au PCUS, de journalistes et d’universitaires, cette intelligentsia fait l’objet d’une analyse qui retrace de près le parcours de treize de ses représentants, au nombre desquels : Georgi Arbatov, Valentin Faline, Evgueni Primakov, ou encore Vadim Zagladine. Or, le suivi précis de ces treize destins qui n’ont cessé de s’entrecroiser est éloquent : leurs lieux de formation et d’apprentissage, leurs diplômes, leurs réseaux d’amitié dessinent un groupe éduqué qui, au-delà de son apparente diversité, apparaît relativement homogène.

142 Née dans les années 1920, formée à la MGU (Université de Moscou) ou au MGIMO (Institut d’État des relations internationales de Moscou), cette génération qui prend très tôt ses distances par rapport à la vulgate marxiste-léniniste fait ses premières armes dans les années 1970, pesant alors sur les dossiers diplomatiques les plus brûlants (dialogue stratégique avec les États-Unis, conférence d’Helsinki, question allemande…), et c’est tout naturellement que, visant à remettre en cause les poncifs, sinon les mythes, qui jusqu’alors encadraient l’action diplomatique soviétique, elle contribua à la révolution orchestrée par Gorbatchev sur le plan international. Tout le mérite de l’ouvrage est de l’avoir sortie de l’ombre.

143 Marie-Pierre Rey

Asie

Le Japon dans le monde

Guibourg Delamotte (dir.) – Paris, CNRS Éditions, 2019, 256 pages

144 Dirigé par Guibourg Delamotte, maître de conférences au département d’études japonaises à l’Institut national des langues et civilisations orientales (INALCO), cet ouvrage collectif vise à analyser le rayonnement du Japon dans le monde et à en dégager les limites.

145 Sa première partie porte sur les paramètres intérieurs – politiques, économiques et sociaux. Arnaud Grivaud et Xavier Mellet démontrent, en s’appuyant sur le fonctionnement de la démocratie représentative, que le système politique japonais est hybride, composé d’éléments communs à d’autres démocraties et d’éléments propres. Adrienne Sala s’intéresse à l’économie japonaise qui, après la croissance des années 1950 à 1990 puis la stagnation des années 1990 à 2000, fait désormais face aux défis majeurs de la hausse de la dette publique et du déclin démographique. Robert Dujarric et Ayumi Takenaka décrivent le paradoxe d’un Japon économiquement puissant mais qui résiste encore à la mondialisation sociétale, et a du mal à se libérer de certaines normes héritées du passé, tel le respect de l’« ancienneté ».

146 La deuxième partie traite des défis sécuritaires. Valérie Niquet explique que le Japon se trouve dans un environnement instable et dangereux face aux menaces nord-coréennes surtout, mais aussi chinoises, et expose les différentes réponses, plus ou moins réalistes, qui sont envisagées, tel le renforcement des relations avec les États-Unis ou avec d’autres États. Céline Pajon analyse cette alliance nippo-américaine qui, mise à l’épreuve depuis l’arrivée au pouvoir de l’imprévisible Donald Trump, a tendance à se rééquilibrer en donnant plus de poids au Japon, lequel va jusqu’à agir de manière autonome, notamment en matière commerciale et diplomatique. Dans un chapitre un peu lourd – trois fois plus long que les autres –, Fabien Fieschi étudie les bonnes relations entre l’Union européenne et le Japon, consolidées par la signature des accords de partenariat stratégique et économique en 2018, dont l’avenir, plutôt prometteur, dépendra tout de même des politiques menées par d’autres États, tels les États-Unis et la Chine.

147 La troisième et dernière partie est consacrée aux moyens diplomatiques mis en œuvre. Marianne Péron-Doise explique que la défense japonaise est renforcée, en termes budgétaires et capacitaires, par un gouvernement qui insiste sur les menaces croissantes, la plupart des citoyens restant, tout en ayant conscience de l’évolution de l’environnement stratégique, opposés à l’envoi de militaires japonais sur le terrain. Sarah Tanke, dans un chapitre à la structure étonnante, sans introduction ni présentation des problématiques, présente notamment les objectifs des activités du Japon dans les instances onusiennes, ce travail lui permettant de légitimer son action internationale. Marylène Gervais examine les atouts et les limites du soft power du Japon, qui pourrait selon elle en tirer davantage parti en faisant mieux connaître d’autres domaines d’expertise, de manière à augmenter son influence dans le monde.

148 L’ouvrage, qui fournit des analyses pertinentes sur des thèmes variés et complémentaires, offre néanmoins un tableau qui peut paraître incomplet. Certaines questions importantes, voire prioritaires, comme les enlèvements de Japonais par la Corée du Nord, les relations nippo-russes, ou encore les liens avec l’Inde ou l’Afrique, auraient par exemple mérité d’être (davantage) étudiées.

149 Jean-François Heimburger

Notes

  • [1]
    Voir C. R. W. Dietrich, Oil Revolution: Anticolonial Elites, Sovereign Rights, and the Economic Culture of Decolonization, New York, Cambridge University Press, 2017.
  • [2]
    J. Adda et M.-C. Smouts, La France face au Sud. Le miroir brisé, Paris, Karthala, 1989.
  1. Le leadership mondial en question. L’affrontement entre la Chine et les États-Unis
    1. Pierre-Antoine Donnet - La Tour d’Aigues, Éditions de l’Aube, 2020, 236 pages
  2. The Battle for International Law: North-South Perspectives on the Decolonization Era
    1. Jochen von Bernstorff et Philipp Dann (dir.) - Oxford, Oxford University Press, 2019, 496 pages
  3. Sécurité/défense
    1. Quagmire in Civil War
      1. Jonah Schulhofer-Wohl - Cambridge, Cambridge University Press, 2020, 318 pages
    2. Les territoires conquis de l’islamisme
      1. Bernard Rougier (dir.) - Paris, Presses universitaires de France, 2020, 416 pages
    3. Les espions de l’Élysée. Le président et les services de renseignement
      1. Floran Vadillo et Alexandre Papaemmanuel - Paris, Tallandier, 2019, 328 pages
    4. Histoire secrète de la DGSE. Au cœur du véritable bureau des légendes
      1. Jean Guisnel - Paris, Robert Laffont, 2019, 384 pages
  4. Économie
    1. Géopolitique des investissements marocains en Afrique. Entre intérêt économique et usage politique
      1. Ahmed Iraqi - Paris, L’Harmattan, 2020, 152 pages
  5. Écologie/planète
    1. Comment l’écologie réinvente la politique. Pour une économie des satisfactions
      1. Jean Haëntjens - Paris, Rue de l’Échiquier, 2020, 160 pages
    2. Une planète à sauver. Six défis pour 2050
      1. Serge Marti - Paris, Odile Jacob, 2020, 240 pages
    3. Le choc démographique
      1. Bruno Tertrais - Paris, Odile Jacob, 2020, 256 pages
  6. Numérique
    1. Mémoires vives
      1. Edward Snowden - Paris, Seuil, 2019, 384 pages
  7. Europe
    1. The Brussels Effect: How the European Union Rules the World
      1. Anu Bradford - New York, Oxford University Press, 2020, 424 pages
    2. France and the german question, 1945-1990
      1. Frédéric Bozo et Christian Wenkel (dir.) - Oxford, Berghahn Books, 2019, 308 pages
  8. États-Unis
    1. Des démocrates en Amérique. L’heure des choix face à Trump
      1. Célia Belin - Paris, Fayard, 2020, 288 pages
    2. Génération Ocasio-Cortez. Les nouveaux activistes américains
      1. Mathieu Magnaudeix - Paris, La Découverte, 2020, 288 pages
    3. Exit from Hegemony: The Unravelling of the American Global Order
      1. Alexander Cooley et Daniel Nexon - Oxford, Oxford University Press, 2020, 256 pages
  9. Afrique
    1. Une guerre perdue. La France au Sahel
      1. Marc-Antoine Pérouse de Montclos - Paris, JC Lattès, 2020, 200 pages
    2. Victoire dans les dunes. L’enlisement de la crise sahélienne n’est pas inéluctable : l’exemple mauritanien
      1. M. Mokhtar Ould Boye et Charles Michel - Paris, L’Harmattan, 2020, 210 pages
    3. Retour d’histoire. L’algérie après Bouteflika
      1. Benjamin Stora - Paris, Bayard, 2020, 166 pages
    4. Your Sons are at Your Service: Tunisia’s Missionaries of Jihad
      1. Aaron Y. Zelin - New York, Columbia University Press, 2020, 400 pages
    5. Understanding South Africa
      1. Carien du Plessis et Martin Plaut - Londres, Hurst, 2019, 316 pages
    6. Djibouti, la diplomatie de géant d’un petit état
      1. Sonia Le Gouriellec - Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2020, 230 pages
  10. Moyen-Orient
    1. Salman’s Legacy: the Dilemmas of a New Era in Saudi Arabia
      1. Madawi Al Rasheed (dir.) - Londres, Hurst, 2020, 384 pages
  11. Russie
    1. Les hommes de Gorbatchev. Influences et réseaux (1956-1992)
      1. Sophie Momzikoff-Markoff - Paris, Éditions de la Sorbonne, 2020, 358 pages
  12. Asie
    1. Le Japon dans le monde
      1. Guibourg Delamotte (dir.) - Paris, CNRS Éditions, 2019, 256 pages
Marc Hecker
Pierre Grosser
Morgan Paglia
Olivier Forcade
Frédéric Charillon
Norbert Gaillard
Hugo Le Picard
Aurore Colin
Gaylor Rabu
Julien Nocetti
Éric-André Martin
Hans Stark
Laurence Nardon
Martin Quencez
Alain Antil
Serge Caplain
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Mis en ligne sur Cairn.info le 07/09/2020
https://doi.org/10.3917/pe.203.0202
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