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L’importance du domaine maritime pour Israël

1 La Méditerranée et la mer Rouge sont essentielles pour la sécurité et la prospérité d’Israël. Depuis son indépendance en 1948 et jusqu’à aujourd’hui, les réalités politiques de la région ont fait d’Israël une île économique, 99 % de son commerce étant acheminé par voie maritime. Maintenir les voies de communication en haute mer est donc d’un intérêt stratégique crucial. Alors que la Méditerranée a toujours été la principale voie commerciale d’Israël, ses liens économiques croissants avec l’Asie au cours des dernières années ont également accru l’importance de la mer Rouge.

2 Le domaine maritime revêt un autre aspect important pour Israël – trop souvent négligé par les politiques – il lui permet de compenser son manque de profondeur stratégique. Compte tenu des caractéristiques géographiques d’Israël, ses lignes de front et ses principales villes, ses zones industrielles et ses installations de défense sont proches et imbriquées. La profondeur stratégique qu’offre la Méditerranée jouera un rôle croissant dans la sécurité d’Israël. Les eaux territoriales israéliennes représentent l’équivalent de 16 % de l’ensemble de son territoire. Sa zone économique exclusive (ZEE) couvre 22 000 km2, soit plus que toute sa superficie avant la guerre des Six Jours de 1967. La principale menace qui pèse aujourd’hui sur sa sécurité est l’augmentation considérable du nombre de projectiles balistiques et de roquettes qui frappent son territoire et l’amélioration constante de leur précision, ainsi que les tentatives persistantes de ses adversaires de développer des armes de destruction massive. Ces menaces sont principalement destinées à éroder le moral et la résilience d’Israël. Le domaine maritime lui offre un espace multidimensionnel supplémentaire à partir duquel il peut sécuriser, se défendre et dissuader face à toutes ces menaces.

3 La découverte récente de vastes gisements de combustibles hydrocarbonés dans la ZEE israélienne a encore accru l’importance de l’espace maritime. Ces réserves pourraient assurer sa sécurité énergétique pendant plus de trente ans, réduire sa dépendance à des combustibles plus polluants tout en apportant, grâce aux exportations qui en découleraient, des opportunités économiques et politiques significatives. Cependant, ces découvertes ont également provoqué d’importants désaccords politiques et sécuritaires, qui seront abordés plus loin.

Transformations récentes en Méditerranée orientale

4 La dernière décennie, en particulier depuis le début du « Printemps arabe » en janvier 2011, a été le témoin de transformations importantes en Méditerranée orientale. Du point de vue d’Israël, les plus significatifs sont peut-être les conséquences de la guerre civile syrienne, à savoir l’entrée de la Russie en Méditerranée dans le but de récupérer son statut de puissance mondiale et les actions de l’Iran dans le cadre de l’« Axe de résistance » – une alliance de longue date entre l’Iran, la Syrie et le Hezbollah, entre autres.

5 Le recul de la présence navale américaine en Méditerranée orientale est un processus qui a créé un vide de puissance dans lequel la Russie est récemment entrée. Elle a largement exploité le « pivot vers l’Asie » des États-Unis et le désarroi économique et politique de l’Union européenne pour s’instituer en contrepoids à l’Occident, en Syrie et au-delà. La Russie a pris la direction de la manœuvre, se présentant comme le meilleur arbitre pour résoudre des problèmes régionaux urgents – de la résolution du statut juridique de la mer Caspienne, à la fin de la guerre civile syrienne. Son intervention en Syrie a conféré à la Russie un rôle stratégique crucial dans toute la région : en janvier 2017, Moscou et Damas ont signé des accords visant à étendre les droits de concession de la Russie pour ses installations situées dans le port de Tartous pour une durée de quarante-neuf ans et à lui donner la souveraineté sur ce territoire. Cela indique clairement que la participation de la Russie n’est pas conjoncturelle mais bien une donnée stratégique permanente.

6 Les États-Unis ont annoncé, en décembre 2018, leur intention de retirer leurs troupes de Syrie. Le signal est clair : tant du point de vue américain que russe, la guerre civile syrienne est presque gagnée. Assad reste au pouvoir, mais dépend fortement de la Russie et de l’Iran, qui ont tous deux joué un rôle déterminant dans sa victoire.

7 L’Iran cherche maintenant à capitaliser sur la victoire d’Assad en renforçant sa présence en Syrie – ce qui constitue une menace pour les intérêts d’Israël, des États arabes sunnites et des États-Unis. L’Iran tente de faire de l’Irak et de la Syrie une zone tampon entre lui et le Moyen-Orient sunnite, tout en utilisant ces États comme base de projection de puissance régionale. Cela inclut la mise en place d’un réseau de forces paramilitaires chiites s’étendant de l’Est de son propre territoire jusqu’à l’Ouest avec le Hezbollah libanais. La question de la présence iranienne en Syrie est devenue un problème majeur et un point de discorde entre Israël et la Russie : alors qu’Israël est préoccupé par cette présence, ainsi que par la perspective d’une augmentation des transferts d’armes au Hezbollah libanais, les responsables russes ont toujours fait comprendre à leurs homologues israéliens qu’ils ne voyaient pas la présence de l’Iran en Syrie comme une menace existentielle. Moscou considère l’Iran comme un acteur régional important et pas nécessairement comme un adversaire. Pourtant, Israël a mené des frappes aériennes contre des cibles iraniennes en Syrie. La Russie et Israël ont conclu des accords prévoyant la déconfliction de l’espace aérien pour ces frappes qui sont nécessaires pour maintenir les armes et le soutien logistique de l’Iran hors de portée du Hezbollah, et ainsi empêcher la mise en place d’une puissance hostile sur sa frontière Nord. Les frappes aériennes se sont poursuivies après l’installation de systèmes antiaériens russes S-300 en Syrie, ce qui a compliqué encore les relations entre Israël et la Russie.

8 Dans le domaine maritime, l’Iran pourrait tenter d’utiliser les bases navales syriennes et yéménites comme points d’appui pour projeter sa puissance en Méditerranée et en mer Rouge, comme le préconisait récemment le général Baqeri, chef d’état-major des forces armées iraniennes. L’Iran considère la mer Rouge comme une zone d’intérêt stratégique en raison de sa volonté de contrôler les principales routes maritimes des approvisionnements en pétrole et en gaz vers l’Ouest. L’Iran utilise déjà des navires pour approvisionner ses mandataires au Yémen au profit de la rébellion Houthis, soit directement, soit via la Somalie, contournant les efforts de la coalition pour intercepter ces moyens. En janvier 2018, les rebelles houthistes ont menacé de bloquer les accès à la mer Rouge. L’Iran a également menacé d’utiliser les Houthis pour nuire aux navires de commerce israéliens dans le détroit de Bab Al-Mandeb. C’est une source de préoccupation pour Israël, puisqu’un tiers environ de ses exportations et importations passent par ces détroits. Cela a conduit le premier ministre israélien à déclarer que : « Si l’Iran tente de bloquer le détroit de Bab Al-Mandeb, je suis convaincu qu’il se trouvera face à une coalition internationale déterminée pour empêcher cela. » En aoûžt 2018, l’Iran a mené un exercice naval dans le golfe Persique, quelques jours à peine avant que les États-Unis ne réimposent les sanctions à l’encontre de Téhéran, dans le but de démontrer leur capacité à bloquer la principale route pétrolière.

9 Sur le front nucléaire, la question se pose de savoir comment l’Iran réagira à la décision américaine d’abandonner le Plan d’action global commun (JCPOA) et de réimposer des sanctions. Les autres États partis du JCPOA, qui y voient un rempart important contre le risque d’une guerre plus large au Moyen-Orient, ont réaffirmé leur attachement à cette initiative. Dans la situation actuelle, l’Iran a trois options : retourner à la table des négociations ; se retirer de l’accord nucléaire ; ou ne pas réagir à cette situation et attendre les prochaines élections présidentielles américaines. L’Iran a déclaré qu’il pourrait quitter le pacte si l’UE ne pouvait pas maintenir ses échanges économiques.

10 La Russie n’est pas la seule grande puissance qui cherche à combler le vide stratégique laissé par les États-Unis : la Chine s’implique de plus en plus en Méditerranée orientale, notamment par le biais de son initiative « Bel and Road »(BRI)). Dans ce cadre, la Chine développe et exploite diverses infrastructures, notamment des ports, dans de nombreux pays méditerranéens. Si les actions de Pékin paraissent essentiellement de nature économique, elles ont également une dimension politique très importante et peuvent être considérées comme des opérations de « soft power ». Les pays participant à la BRI pourraient développer une dépendance économique à l’égard des capitaux chinois, sur lesquels Pékin pourrait s’appuyer pour atteindre ses objectifs. Ces investissements chinois devraient être encore augmentés, compte tenu qu’ils relèvent d’une initiative politique majeure supervisée personnellement par le président Xi : la politique d’intégration civilo-militaire. Le 21 juin 2017, le président Xi a déclaré : « Les idées, décisions et projets d’intégration militaire et civile doivent être pleinement mis en œuvre dans tous les domaines du développement économique national et de la construction de la défense. » Cela démontre l’existence d’un volet militaire de la BRI.

11 Alors que l’attention est portée sur les actions de l’Iran, l’autre puissance non arabe du Moyen-Orient – la Turquie – est souvent oubliée. Pourtant, elle connaît également une transformation importante, à la fois interne et externe. Sur le plan extérieur, il semble y avoir une réorientation stratégique de la Turquie vers l’Est. Après quelques frictions avec la Russie ces dernières années, elle semble maintenant s’aligner sur cette dernière au détriment des relations avec l’Europe et les États-Unis. La Turquie a ainsi refusé d’obtempérer en novembre 2018, aux pressions américaines pour qu’elle arrête d’importer du pétrole iranien, conformément à la demande du département d’État à ses alliés. Elle a également installé une base à Doha, ce qui la rapproche des États du Golfe et plus particulièrement du Qatar. En contrepartie de quoi, lorsque la Turquie a été menacée de sanctions américaines – qui ont été levées depuis – le Qatar a promis d’y investir 15 milliards de dollars dans le but de limiter l’impact de ces sanctions. Le différend de longue date entre la Turquie, Chypre et la Grèce a récemment pris une dimension maritime importante, à propos de la délimitation de la zone économique exclusive de Chypre, riche en hydrocarbures. Ankara s’oppose fermement aux tentatives de Chypre de mener des explorations pétrolières et gazières dans des eaux controversées, et une intervention navale turque contre les navires d’exploration d’Exxon est tout à fait possible.

12 Israël et la Turquie ont signé un accord global de réconciliation en 2016, mettant fin à une impasse diplomatique de six ans à la suite d’un violent accrochage entre soldats israéliens et radicaux islamistes sur un navire essayant de franchir le blocus sécuritaire devant Gaza. Cependant, les responsables turcs, et en particulier le président Erdogan, ont continué à critiquer Israël même après la signature de l’accord. Le Président turc se considère comme le champion de la défense de la cause palestinienne et a récemment tenu, à deux reprises, des Sommets des États musulmans pour dénoncer la reconnaissance de Jérusalem comme la capitale israélienne.

13 Sur le front Sud, à Gaza, la situation est également relativement tendue. Ces derniers mois, Israël et le Hamas ont connu une série de violences intenses. Des manifestations hebdomadaires à la frontière dégénèrent régulièrement en émeutes et en attaques contre les troupes israéliennes qui s’accompagnent de tentatives d’infiltration et de sabotage de la barrière de sécurité. Le Sud d’Israël a connu des centaines de feux de forêt provoqués par la présence de cerfs-volants et de ballons inflammables lancés depuis Gaza au-dessus de la frontière. Gaza est sous blocus maritime israélien depuis que le groupe terroriste du Hamas a saisi le territoire de l’Autorité palestinienne en 2007. La possibilité d’attaques par un commando naval du Hamas à Gaza a conduit Israël à ériger un barrage maritime. Des négociations indirectes sont en cours entre le Hamas et Israël sous les auspices de l’Égypte et de l’envoyé des Nations unies dans la région ayant pour but de parvenir à un accord pour mettre fin aux tensions. Toutefois, de graves problèmes subsistent, ils concernent l’ensemble du processus en particulier la volonté d’exclure l’Autorité palestinienne en tant que partie prenante de l’accord et sa dépendance vis-à-vis du Qatar, connu pour ses liens étroits avec l’Iran et son soutien au terrorisme comme source de financement pour les projets de développement civils à Gaza.

Implications stratégiques pour Israël

14 Sur la scène syrienne, Israël devrait continuer à protéger ses intérêts stratégiques contre l’Iran, tout en maintenant une coordination opérationnelle et le dialogue au niveau des chefs d’État. La présence russe dans la région étant un phénomène durable, elle devrait figurer en bonne place dans la planification stratégique d’Israël. En ce qui concerne les activités iraniennes liées à Bab Al-Mandeb, Israël devrait procéder à une nouvelle évaluation de ses intérêts en mer Rouge et dans le golfe d’Aden, déployer sa marine en conséquence et appliquer une stratégie maritime appropriée, comprenant la participation à une coalition de nations de la région partageant les mêmes préoccupations. Le Premier ministre Benjamin Netanyahu a proposé la création d’une telle coalition en réponse aux menaces iraniennes de nuire au commerce avec Israël dans la région de Bab Al-Mandeb.

15 Israël participe à la BRI par le biais de la construction et de l’exploitation prévue du nouveau port de Haïfa par la Chine. Il doit définir le niveau auquel il souhaite que la Chine soit impliquée dans son économie tout en préservant ses intérêts de sécurité. Il devrait mettre en place un comité gouvernemental chargé d’examiner les implications stratégiques des investissements étrangers, qui tiendrait compte des enjeux cruciaux que sont les infrastructures portuaires pour sa sécurité et son économie, ce qui rendrait problématique son exploitation à long terme par une entité étrangère. La découverte et la mise en valeur de ressources en hydrocarbures soulèvent trois questions essentielles qu’Israël devra aborder : comment sécuriser ses plateformes offshore ; comment résoudre les conflits de délimitation dans sa ZEE ; et où exporter son gaz naturel ?

16 Israël est depuis longtemps la cible d’attaques terroristes. L’extraction du gaz naturel, qui revêt une importance stratégique, représente une nouvelle cible potentielle pour les terroristes cherchant à nuire à l’économie et aux infrastructures israéliennes. La logistique de l’exploration et de la mise en valeur au large des côtes, ainsi que les besoins logistiques relativement limités nécessaires pour mener des attaques terroristes, compliquent encore plus le maintien de la sécurité en mer. Un réseau d’approvisionnement en gaz stable est nécessaire pour un marché efficace, une économie en croissance et la sécurité énergétique en général. Pour sécuriser les installations de production de gaz, le gouvernement israélien a approuvé en 2014 l’acquisition de quatre nouveaux navires afin de protéger les plateformes de production éloignées des côtes. Ce marché a été approuvé pour répondre aux besoins des plateformes de production situées à 120 km des côtes. Récemment, le ministère de la Défense a préconisé que la principale plateforme de production soit située à 10 kilomètres du littoral afin de lui offrir une protection optimale. Ce changement peut nécessiter une réévaluation du plan de défense actuel. Dans tous les cas, il est essentiel de créer une redondance dans la distribution de gaz afin de garantir un approvisionnement constant répondant aux besoins de l’industrie israélienne.

17 Israël et le Liban ont des revendications concurrentes sur 330 milles carrés, potentiellement riches en hydrocarbures, où leurs prétentions de ZEE se chevauchent. Ce différend pourrait potentiellement faire de la Méditerranée orientale un nouvel espace de conflit violent entre Israël et le Hezbollah. Cette situation a entraîné plusieurs années de défiance, les responsables des deux côtés promettant de protéger leurs ressources et se mettant en garde contre toute violation. Des nouvelles propositions américaines en sous-main permettent d’envisager la possibilité d’un accord partiel.

18 Compte tenu de la situation géopolitique et des conditions prévisibles des marchés dans les années à venir, le gouvernement israélien et les sociétés gazières devraient concentrer leurs efforts sur le développement du marché local et régional du gaz (Jordanie et Égypte), au lieu de rechercher de nouveaux marchés d’exportation. Le gouvernement israélien devrait également encourager l’utilisation du gaz naturel dans divers secteurs de son économie par des mesures incitatives, et en particulier en simplifiant la réglementation, afin de faciliter la connexion des utilisateurs existants au réseau de gaz.

19 En conclusion, la Méditerranée et la mer Rouge ont toujours été – et continuent d’être – un élément crucial de la sécurité nationale d’Israël. Pour utiliser ces espaces maritimes à son avantage, Israël devrait prendre conscience de l’importance de son domaine maritime et élaborer une politique et une stratégie appropriées, en adaptant notamment ses capacités humaines et institutionnelles pour pouvoir l’exploiter dans tous les domaines.

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Pour Israël, la Méditerranée est un enjeu majeur pour de multiples raisons dont la profondeur stratégique qu’elle offre. La découverte d’hydrocarbures rajoute une dimension avec des avantages économiques et des contraintes liées à la protection des moyens d’exploitation. Israël doit mieux prendre en compte cette approche maritime.

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Shaul Chorev
Professeur, ancien amiral, chef du Centre de recherche sur les politiques et stratégies maritimes de Haïfa, correspondant de l’Institut FMES dans le cadre de ses relations transméditerranéennes.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 17/02/2020
https://doi.org/10.3917/rdna.822.0164
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