CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Parce que les conflits frontaliers avec le Pakistan et la Chine constituent des sources majeures d’incertitude et de vulnérabilité, la vision stratégique indienne est avant tout continentale. Dans ce contexte donnant la part belle aux armées de terre et de l’air, la marine est néanmoins parvenue à trouver son rôle. D’abord en tant que force combattante, lors de la guerre indo-pakistanaise de 1971, puis durant les crises de 1999 et de 2001-2002 (également contre le Pakistan), mais aussi à la faveur de la mondialisation de l’économie indienne, le commerce extérieur et les approvisionnements en énergie du pays – en pleine expansion l’un comme l’autre – s’effectuant essentiellement par voie maritime. Les élites dirigeantes ont ainsi réalisé l’importance des enjeux maritimes en général et du rôle de la marine en particulier. Cette prise de conscience a semblé encore plus marquée depuis que le parti de la droite nationaliste hindou BJP (Bharatya Janata Party - parti du peuple indien) est revenu au pouvoir en mai 2014. De façon symbolique, le Premier ministre Modi a effectué son premier déplacement intérieur à Goa, en juin 2014, pour la mise en service du porte-avions Vikramaditya. En fin observateur de la posture stratégique indienne, Satu Limaye note ainsi : « Il y a un consensus civilo-militaire croissant concernant l’importance des questions maritimes pour le développement de l’Inde, pour sa diplomatie et pour sa sécurité. » [1]

Une vision ambitieuse mais un rythme de modernisation modeste

2 Le budget de la défense indien dépasse rarement 2 % du produit intérieur brut (il est même tombé à 1,6 % pour 2018-2019, soit 46 milliards de dollars). L’Indian Navy (IN) reçoit généralement 15 % de cette enveloppe budgétaire, quand l’armée de terre en absorbe 55 % et l’armée de l’air 22 %, le reste allant pour la Recherche et le Développement [2]. Ces limites financières n’empêchent pas l’IN d’afficher le grand objectif de posséder 200 navires à horizon 2027. Pour l’heure, elle en compte un peu moins de 140, dont 14 sous-marins, 10 destroyers, 14 frégates et un porte-avions [3].

3 En dépit des critiques que ce choix suscite au regard des contraintes budgétaires, la marine reste très attachée à la maîtrise de porte-avions. En l’occurrence, elle possède le Vikramaditya – d’origine russe et équipé de MiG-29K – et attend la livraison, vers 2020, du Vikrant, de construction indienne. Idéalement, elle souhaiterait disposer de trois porte-avions afin de déployer un groupe aéronaval en permanence sur chacune des deux façades maritimes indiennes (le troisième porte-avions permettant de pallier aux longues périodes de maintenance qu’exige ce type d’appareil). Mais faute d’avoir obtenu l’aval du gouvernement, la marine devra se contenter, dans le meilleur des cas, de deux groupes aéronavals centrés autour de deux porte-avions, avec des bâtiments d’escorte de construction locale.

4 L’IN peine à maintenir le niveau de sa force sous-marine, ce qui est d’autant plus préoccupant que les sous-marins chinois ont, eux, une activité croissante en océan Indien. En l’état, cette force comprend 13 appareils conventionnels d’origine allemande et russe, auxquels s’ajoutent désormais des bâtiments français. Le contrat de plus de 3 milliards de dollars passé avec la France en 2005 pour la construction de six « Scorpène » a fini par déboucher sur la mise en service d’un premier sous-marin en décembre 2017 (début 2018, la marine annonçait qu’un deuxième « Scorpène » était en phase d’essais en mer et que la construction d’un troisième était achevée)  [4].

5 L’Inde travaille depuis trente ans à la conception d’un sous-marin nucléaire lanceur d’engin, sur le modèle des bâtiments russo-soviétiques de classe « Charlie » ; elle loue d’ailleurs un sous-marin de classe « Akula » à la Russie depuis 2012 pour accompagner son programme. Ces efforts ont abouti à la mise en service d’un premier bâtiment, l’Arihant, en août 2016 et à la mise à l’essai d’un second, l’Arighat, en novembre 2017, possédant chacun une centrale nucléaire de 90 MW et un déplacement en charge de 6 000 tonnes [5]. L’Inde développe dans le même temps des missiles balistiques à lanceur sous-marin (série K) dont le K-15/Sagarika d’une portée de 700 km (testé pour l’heure depuis des barges immergées). L’Inde progresse donc petit à petit dans la réalisation d’un de ses plus grands objectifs stratégiques, celui de la maîtrise d’une triade nucléaire et, en l’occurrence, de son volet sous-marin [6]. Elle a, par ailleurs, entériné en 2015 le projet de constituer une flotte de 6 sous-marins nucléaires d’attaque (SNA) à horizon 2030 [7].

6 L’aéronautique navale, enfin, bénéficie d’équipements modernes, mais importés, tels les drones de reconnaissance Searcher, de conception israélienne, et les avions P-8I Poseidon acquis auprès des États-Unis [8]. L’Inde a été le premier client à l’exportation de Boeing lorsqu’elle a signé le contrat de 2 milliards de dollars pour huit de ces avions en 2009 ; elle a commandé quatre appareils supplémentaires en 2016.

7 De façon générale, la marine répond plutôt mieux que les autres forces armées à l’impératif du « Make in India » du Premier ministre Modi. Les chantiers navals indiens construisent actuellement une trentaine d’appareils qui vont du porte-avions aux sous-marins conventionnels et nucléaires, en passant par des destroyers et frégates furtives. Mais, outre qu’il souffre de nombreux retards, cet ambitieux programme de construction ne permettra pas à lui seul d’atteindre l’objectif de 200 navires pour 2027. L’Inde devra donc continuer à importer une partie de ses équipements navals et elle devra surtout améliorer une politique d’acquisition dont la lenteur constitue aujourd’hui l’un des plus sérieux obstacles à la modernisation militaire.

8 L’IN doit aussi remédier à de graves lacunes en matière d’entraînement et de sécurité car ses bâtiments – notamment ses sous-marins – ont connu de multiples incidents au cours des deux dernières décennies. Le plus grave d’entre eux s’est produit en 2013, avec la perte d’un sous-marin de classe « Kilo » – ainsi que de 18 hommes – dans le chantier naval de Mumbai à la suite d’une erreur humaine. De même, le sous-marin nucléaire Arihant a-t-il connu de sérieuses avaries début 2017 suite, là encore, à une erreur humaine [9].

9 Enfin, la marine doit trouver le bon équilibre entre ses aspirations à la projection de la force et la nécessité de protéger le littoral indien long de quelque 7 500 km. La sécurité des approches maritimes est en effet devenue prioritaire depuis les attentats de novembre 2008, qui ont vu un commando terroriste d’origine pakistanaise prendre d’assaut Mumbai depuis la mer. En l’espèce, des progrès ont été réalisés grâce à l’installation d’équipements radar le long du littoral et aux efforts de coopération entre les diverses agences concernées, l’IN, les garde-côtes et la police maritime (qui dépend des États). Pourtant, le système de sécurité maritime indien continue de pâtir de « lacunes systémiques » d’après l’analyste Abhijit Singh [10].

Contribuer à la sécurité de l’océan Indien et circonscrire l’influence chinoise

10 De façon très nette depuis les années 1990, l’IN se positionne comme puissance incontournable en océan Indien et conduit une active politique de coopération extérieure. Sur un plan bilatéral, elle tient des dialogues maritimes et des manœuvres navales avec bon nombre d’États, à la fois riverains de l’océan Indien et puissances extra-régionales. Ses partenaires privilégiés en l’occurrence sont les États-Unis, la France, le Japon, Singapour, Sri Lanka et Oman. Elle est aussi active dans plusieurs forums multilatéraux tels l’Indian Ocean Naval Symposium qu’elle a contribué à mettre sur pied en 2008 ou la Coopération trilatérale de sécurité maritime avec le Sri Lanka et les Maldives. Elle expérimente enfin des formats mini latéraux avec l’institutionnalisation d’exercices Inde–Japon–États-Unis depuis 2015 et une ouverture ponctuelle au format QUAD (Quadrilateral Defence Coordination Group) accueillant l’Australie.

11 Depuis 2015, l’IN a aussi commencé à revendiquer un rôle de « net security provider », autrement dit de force prête à endosser des missions d’intérêt général en océan Indien [11]. Comme l’explique l’amiral Lanba, chef d’état-major de la marine : « L’Indian Navy est profondément consciente de son rôle de protection de la stabilité régionale et prend les mesures adéquates pour s’assurer que l’environnement maritime demeure libre de toutes les menaces possibles. » [12] À cet égard, elle a renforcé sa présence dans l’océan Indien, en déployant en permanence 12 à 15 bâtiments de surface le long des routes maritimes et à l’approche du détroit de Malacca et du golfe Persique. Ses avions Poseidon-8I effectuent de surcroît des missions de surveillance quotidiennes [13]. L’IN a aussi renforcé ses activités de renforcement de capacités (capacity-building) auprès de Maurice, des Seychelles, du Sri Lanka et des Maldives. Cela passe par le don ou la vente à taux préférentiels d’équipements (généralement des avions Dornier ou des patrouilleurs de classe « Baracuda »), ainsi que par une participation à la surveillance des zones économiques spéciales de ces États insulaires.

12 Le gouvernement Modi travaille par ailleurs à l’édification d’un réseau de surveillance de la situation maritime à l’échelle de l’océan Indien, en positionnant l’Inde dans un rôle de centralisateur des informations. Il a ainsi inauguré fin 2014 un centre d’analyse et de gestion de l’information (IMAC – Information Management and Analysis Centre) pour surveiller en temps réel les mouvements des navires marchands et évaluer les menaces en mer. Dans le même temps, il a installé des systèmes radars de surveillance côtière à Sri Lanka, aux Maldives, à Maurice et aux Seychelles et a conclu des accords avec divers partenaires – tels la France, Singapour et l’Australie – pour le partage d’information en temps réel sur les mouvements des navires marchands dans la région.

13 Enfin, dans une impulsion assez nouvelle, le gouvernement Modi a négocié l’ouverture de points d’accès pour l’IN, susceptibles d’accroître sa portée opérationnelle. Dès 2015, il a conclu deux accords pour la construction de base aux Seychelles et à Maurice (respectivement sur les îles Asomption et Agalega) [14]. Début 2018, il a obtenu d’Oman un accès au port de Duqm. Entre-temps, il a aussi finalisé des accords d’ouverture réciproque des bases navales à des fins de ravitaillement et de soutien logistique avec ses plus proches partenaires : les États-Unis (2016), Singapour (fin 2017) et la France (mars 2018).

14 Tout en inscrivant ces diverses impulsions dans sa nouvelle mission de « net security provider », l’IN cherche aussi à contenir l’influence grandissante de la Chine en océan Indien. L’Inde est en effet hostile au concept chinois des nouvelles routes maritimes de la soie et à ses divers projets d’infrastructures en océan Indien. Elle constate avec inquiétude que ces projets d’infrastructures endettent lourdement ses voisins d’Asie du Sud, qu’ils sont susceptibles de passer sous le contrôle d’entreprises chinoises, à l’instar des ports d’Hambantota au Sri Lanka et de Gwadar au Pakistan (pour respectivement 99 et 40 ans) et qu’ils permettent à Pékin d’exercer une sorte de « droit de regard » dans les affaires régionales. L’exemple des Maldives est ici éclairant : l’Inde, qui avait autrefois la haute main sur cet archipel, n’a rien pu faire lors de la crise institutionnelle du début 2018, la Chine l’ayant clairement dissuadée d’envisager toute intervention contre le président Yameen, qu’elle protège [15].

15 * * *

16 La présence de la Chine en océan Indien prend de surcroît un tour très militaire, comme en témoignent l’ouverture de sa base navale à Djibouti et les incursions de plus en plus fréquentes de ses sous-marins dans le golfe du Bengale et en mer d’Arabie. Face à ces avancées, l’IN tente d’améliorer ses capacités de lutte anti-sous-marines, de renforcer ses équipements militaires sur les îles Andaman et Nicobar et d’intensifier les déploiements en mer de Chine méridionale dans l’espoir de porter, à son tour, la pression sur Pékin. Elle s’efforce surtout d’occuper l’espace en océan Indien et de décupler ses capacités de surveillance et de patrouilles, et, compte tenu de ses contraintes capacitaires, cela passe nécessairement par une politique de coopération bilatérale et multilatérale renforcée avec ses plus proches partenaires.

Notes

  • [1]
    Satu Limaye : « Weighted West, Focused on the Indian Ocean and Cooperating across the Indo-Pacific: The Indian Navy’s New Maritime Strategy, Capabilities, and Diplomacy », CNA, avril 2017.
  • [2]
    Laxman K. Behera : « Defence Budget 2018-2019: The Imperative of Controlling Manpower Cost », IDSA Issue Brief, 5 février 2018.
  • [3]
    Sushant Singh : « Indian Navy well prepared for countering any threat, within IOR and beyond: Chief of Naval Staff Admiral Sunil Lanba », The Indian Express, 2 décembre 2017.
  • [4]
    Indian Navy : « Third Scorpène Submarine “Karanj” Launched at Mazagon Docks », Press release, 31 janvier 2018.
  • [5]
    Dinakar Peri, Josy Joseph : « INS Arihant left crippled after “accident” 10 months ago », The Hindu, 8 janvier 2018.
  • [6]
    Une vraie capacité de seconde frappe nécessiterait néanmoins des sous-marins dotés d’une charge de déplacement de 10 000 à 12 000 t., d’une centrale de 200 MW et porteurs de missiles balistiques de 4 000 à 8 000 km. L’Inde n’aura pas cette capacité avant au moins dix ans. Gaurav Kampani : « India’s Nuclear Trajectory: New Directions Amid Enduring Myths », in Ganguly S., M. Pardesi et N. Blarel, The Oxford Handbook of India’s National Security, Oxford University Press, New Delhi, 2018.
  • [7]
    Manu Pubby : « With six new nuclear attack submarines, India officially opens up on its undersea aspirations », The EconomicTimes, 16 juillet 2015.
  • [8]
    IN : « Navy’s Long Range Maritime Patrol Aircraft Boeing P-8I Dedicated to the Nation », Press Release, 13 novembre 2015.
  • [9]
    Dinakar Peri, Josy Joseph, op. cit.
  • [10]
    Abhijit Singh : « India’s coastal security paradox », ORF Special Report, n° 52, 14 décembre 2017.
  • [11]
    IN : Ensuring secure seas: India maritime security strategy ; Ministry of Defence, New Delhi, 2015.
  • [12]
    Sushant Singh, op. cit.
  • [13]
    Dinakar Peri : « Navy steps up patrolling of Indian Ocean Region », The Hindu, 5 novembre 2017.
  • [14]
    Le projet sur l’île de l’Assomption est bloqué depuis le début de l’année 2018, les partis d’opposition au Parlement seychellois menaçant de bloquer sa ratification.
  • [15]
    Sanjeev Miglani, Shihar Aneez : « Asian giants China and India flex muscles over tiny Maldives », Reuters, 7 mars 2018.
Français

La marine indienne, confrontée au Pakistan et surtout à la Chine, affiche des ambitions certaines mais des moyens modestes et une modernisation en suspens face à des difficultés techniques. New Delhi veut pouvoir surveiller ses espaces maritimes mais aussi contrer l’influence croissante de Pékin et préserver ses intérêts stratégiques.

Isabelle Saint-Mézard
Chercheure Centre Asie Ifri.
Mis en ligne sur Cairn.info le 17/02/2020
https://doi.org/10.3917/rdna.812.0117
Pour citer cet article
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