CAIRN.INFO : Matières à réflexion

Au sein de la Marine nationale, le Centre d’expérimentations pratiques de l’aéronautique navale (CEPA) et le Centre d’expertise des programmes navals (CEPN), centres experts des domaines aéromaritime et naval, tiennent une place essentielle pour introduire dans la Marine une boucle adaptative de temps court des moyens et des équipements, au plus proche des utilisateurs opérationnels. C’est en ce sens qu’ils sont catalyseurs d’innovation, à fin opérationnelle.

1 On a beaucoup écrit sur la génération Y et philosopher sur elle signifie qu’on n’en fait pas partie. Ces jeunes gens ont toujours connu les réseaux sociaux ; faites le test autour de vous, et ces jeunes trentenaires vous confirmeront tous une nouvelle façon d’aborder le monde professionnel : ils aiment percevoir la globalité des projets auxquels ils contribuent, échangent les informations de manière horizontale, cherchent leur épanouissement non plus dans la stabilité de l’emploi mais dans l’impression que toutes leurs compétences sont utilisées par l’entreprise et s’y développent. Ils s’accomplissent dans le défi du progrès individuel par l’enrichissement permanent de leurs connaissances.

2 La Marine ne se réduit pas à des bateaux et des aéronefs. C’est avant tout un équipage de 40 000 marins, pour une bonne part membres de cette génération Y. Ces marins ont les mêmes moteurs que les autres Français : ils veulent s’épanouir dans une structure professionnelle qui permet l’éclosion du meilleur d’eux-mêmes, sans que les processus ne brident les champs du possible. Et qui, si ce n’est les armées, tout particulièrement la Marine, ne possède pour ce faire depuis des siècles la culture de l’innovation ?

3 Alors que le bâtiment de projection et de commandement (BPC) [1]Dixmude est déployé en mission, le drone S100 (Schiebel) va y mener une troisième campagne d’expérimentations opérationnelles. Suite logique d’une longue prospective commencée par le CEPA il y a plus de vingt ans (!) avec le drone Vigilant de la catégorie VTOL (Vertical Take-off and Landing), poursuivie avec le S100, elle s’inscrit dans le cadre du développement des nouvelles capacités opérationnelles des trois BPC.

4 Ce projet vise un double objectif d’acquisition d’une première capacité opérationnelle de drone, dès aujourd’hui nécessaire pour compléter la composante « hélicoptères embarqués », et de première exploitation opérationnelle de ce type de moyen, à ce jour inconnu dans la Marine nationale. Cette expérience permettra d’affiner l’expression de besoin du vecteur dont la Marine veut se doter très largement, tout en donnant à l’industrie de défense le temps de se structurer pour y répondre. Fruit d’une longue anticipation commencée par le CEPA et pilotée aujourd’hui par le tandem DGA-EMM, elle permet aussi à l’aéronautique navale de mesurer les ruptures apportées par le futur système, d’identifier les modifications d’organisation nécessaires à son accueil et d’élaborer des procédures d’emploi qui hâteront son rendu opérationnel au jour de sa mise en service.

5 Les premiers résultats de cette expérimentation sont riches sur le plan technique, et opérationnellement probants. Ils montrent que la trajectoire suivie est la bonne même si son tempo est jugé trop lent ; car les bâtiments déployés en opérations aéromaritimes trépignent en attendant un moyen aujourd’hui indispensable à l’élaboration d’une situation tactique maritime à hauteur des menaces rencontrées et des objectifs poursuivis.

6 Outre ce rôle d’incubateur illustré par le drone VTOL, les centres experts sont constitués de marins dont le parcours professionnel leur permet de comprendre de façon approfondie le retour d’expérience des unités en opération. Ils comptent également un nombre significatif d’agents civils dans des fonctions plus techniques ou scientifiques nécessaires à l’aboutissement des projets d’adaptation des matériels. Le défi relevé est en effet l’animation d’une boucle adaptative du temps court, pour maintenir « up to ops » (par analogie avec « up to date », mais sans effet de mode) les matériels en service, en innovant par de nouvelles procédures d’emploi, par l’adjonction de nouveaux équipements de mission ou par la modernisation de fonctionnalités existantes. Ce faisant, il ne s’agit pas de remettre en cause la longue vie programmatique des équipements militaires sur laquelle veillent l’EMA et la DGA, mais d’assurer en complément une mise à hauteur continuelle des matériels, abordable tant sur les plans techniques que financiers, en lien plus direct avec les forces engagées en opérations. Il en va aussi de leur succès.

7 C’est par exemple pour le CEPA en moins d’un an, le développement, l’intégration et la production en cinq exemplaires d’une console de guerre électronique modernisant les capacités d’interception électromagnétique de l’Atlantique 2 (ATL 2) au bénéfice du renseignement militaire interarmées. C’est pour le CEPN l’essai et la navalisation d’un système de séparation d’eaux de cales, initialement destiné au traitement des marées noires, afin de remplacer les installations actuelles désuètes.

Les compétences des centres experts, leviers d’innovation pour la Marine

8 Dans le domaine de l’informatique, le CEPN dispose d’une division d’ingénierie permettant la conception et la production de logiciels pouvant faire appel à l’intelligence artificielle ou au traitement de big data (métadonnées). À titre d’exemple, le logiciel Euterpe de suivi de l’activité des forces était inadapté aux particularités de chaque type d’utilisateur. Le CEPN l’a refondu en produisant plusieurs versions différentes, chacune adaptée à une utilisation, mais alimentant une base de données unique. Ce développement a été mené par un officier ancien utilisateur, en boucle courte, procédé très vertueux.

9 Quant à lui, le CEPA a une approche très intégrée de sa contribution à l’innovation opérationnelle ; le développement du système d’interception de radars d’intérêt des hélicoptères Panther l’illustre entièrement. Partant du besoin depuis longtemps exprimé d’équiper les hélicoptères de la Marine d’un système d’autoprotection contre les systèmes sol-air, le CEPA a intégré, comme optionnels, des équipements initialement acquis dans le cadre du programme de modernisation du Panther mais finalement exclus, pour des raisons financières, du périmètre final de rénovation industrielle. Fruit du travail successif de ses bureaux d’études mécanique et électrique, un prototype d’installation a été conçu puis intégré à l’aéronef. En parallèle, le groupe de prototypage logiciel a développé une interface homme-machine pour exploiter au mieux l’information, et les experts en guerre électronique ont adapté des bibliothèques de données nécessaires à un emploi aisé pour un équipage réduit, non expert du domaine. Au bilan, l’expérimentation opérationnelle par deux fois répétée, au large de la Libye puis de la Syrie, a permis non seulement d’améliorer l’intégration de l’optionnel de mission, mais aussi d’atteindre immédiatement au sein des forces l’effet recherché. Plus que cela, en adjoignant à l’expérimentation un soutien opérationnel à distance, le système reprogrammable en cours de déploiement autorise une exploitation non-temps réel des informations recueillies dont la plus-value dépasse la conduite du vol, l’exploitation tactique du bâtiment porteur ou l’analyse opérative de la seule force navale : les interceptions faites le long des côtes, voire dans les terres, peuvent également relever du renseignement stratégique.

10 Pour aller plus loin, il faut maintenant envisager une exploitation informatique différée de l’ensemble des capteurs (EM, radar, IR, sonar) des différents porteurs (air, surface, sous-marin, terre) : voici une masse d’informations que le développement d’une plateforme de traitement des métadonnées opérationnelles nous permettrait d’explorer. C’est une des nombreuses briques que les centres experts sont en train d’édifier actuellement, en lien avec le Centre de renseignement de la Marine (CR Mar), dans le cadre de la démarche de transformation numérique, afin d’utiliser au mieux les techniques de big data au profit de la perception de la situation tactique et stratégique.

De la notion de « fab lab » à la réalisation concrète Navy Lab : l’innovation opérationnelle fleurit mieux sur le terrain

11 Pour soutenir l’innovation, beaucoup misent sur la notion de « fab lab ». Ce concept, initialement issu de la culture du logiciel libre, consiste à mettre à disposition des petites entreprises, voire d’entrepreneurs individuels, des outils et des savoirs, ainsi que des briques technologiques libres de droits : des « biens communs informationnels ». Cette culture du partage est au cœur d’une vision très moderne de l’économie manufacturière, où l’innovation est valorisée davantage que le patrimoine intellectuel de l’entreprise.

12 Les structures de ce type accueillent des outils collaboratifs numériques : serveurs informatiques de modélisation, imprimantes 3D de fabrication… Dans le domaine de l’économie maritime, le Pôle mer Méditerranée, association d’entreprises de toutes tailles, a ainsi créé le Sea Lab ; et au sein du ministère des Armées, plusieurs projets voient le jour pour autoriser cette collaboration entre les entreprises et l’État, lequel agit à la fois comme régulateur de l’économie et client final de l’industrie d’armement.

13 L’exemple précédemment cité relatif au Panther illustre que l’innovation opérationnelle doit être réalisée au plus proche de l’utilisateur. L’état d’esprit de la génération à venir l’illustre : les bonnes idées ne viennent pas des grands conseils d’administration, mais du terrain où l’information circule en boucle courte. Cette boucle inclut le monde civil auquel la génération actuelle est connectée. À titre d’exemple, le logiciel ATL Concept développé en interne par un marin [2] il y a une dizaine d’années, a besoin d’un renouveau ; son « réseau » va conduire le CEPA à évaluer prochainement un logiciel développé par une PME, dans le but de signer un contrat de co-développement de son volet aéromaritime.

14 C’est dans ce contexte que pour catalyser encore mieux les initiatives individuelles, la Marine conduit, dans le cadre de la démarche interministérielle de transformation numérique, le projet Navy Lab. Il s’agit de déployer au plus près des unités opérationnelles des kits de développements informatiques équipés d’outils du catalogue du ministère. Ainsi, chaque marin qui identifie des améliorations possibles par l’usage de logiciels disposera de moyens professionnels et d’un cadre technique adéquat pour développer lui-même les outils manquants. Alors qu’il se concentrera sur son projet, le CEPN le guidera vers l’homologation de son innovation et son hébergement sur les serveurs du ministère pour la rendre accessible à l’ensemble de la Marine et éligible à un MCO professionnel. Il s’appuiera pour cela sur la future plateforme d’homologation marine du système d’information unique des armées (SIA) qui sera située sur le site de DGA Techniques navales de Toulon. Le matériel Navy Lab est en outre le même que celui qui constituera le SIA à terme. Les innovations ont donc vocation à cohabiter avec les applications majeures acquises dans le cadre de ce programme d’armement. C’est donc bien tout un écosystème agile que la marine veut déployer, pour laisser les innovateurs se concentrer le plus possible sur la réalisation de leur idée.

L’innovation opérationnelle dans le contexte des opérations d’armement du ministère

15 L’innovation foisonnante est donc un état d’esprit qui nécessite la mise en place de démarches ad hoc que ne couvre pas complètement l’organisation actuelle du ministère. Mais il serait aussi naïf d’imaginer que cela pourrait se limiter à acheter sans une stratégie globale d’acquisition. En effet, l’achat de matériels par l’État est tout d’abord encadré par une loi qui vise à garantir l’équité entre les compétiteurs. Dans ce cadre, la DGA définit pour l’armement une politique industrielle consistant à accompagner la structuration de certains secteurs technologiques, afin d’assurer à la France son autonomie stratégique. Il s’agit de la constitution de la base industrielle et technologique de défense (BITD). Cette politique est nécessairement de long terme et ne peut souffrir d’improvisation. Au sein du ministère, son objectif final est bien militaire : pour certains domaines, la notion est évidente (stratégie nucléaire, renseignement), pour d’autres elle l’est moins (cyberconfiance, petits drones). Dans tous les cas, il est évident qu’une vision de long terme ne peut se cantonner à l’horizon des étagères.

16 Alors, comment éviter le grand écart entre le besoin d’innovation des armées, en phase avec la soif d’agilité de la génération Y, et les processus qui ont fait leurs preuves au sein de la famille X ?

17 Dans un cadre contractuel à gros enjeux, l’innovation est forcément un facteur de risque : pour le contractant, car il s’expose à la double difficulté de la spécification et de la qualification ; pour les gros industriels, car l’introduction d’une innovation performante conduit avec une certaine probabilité à des dépassements de budgets ou de calendrier. En fait, ce sont surtout les utilisateurs finaux, demandeurs de performance et les PME en mal d’existence à l’ombre des intégrateurs, qui ont intérêt à promouvoir l’innovation.

18 Dans ce rôle de compréhension et de réponse aux demandes pressantes de l’utilisateur final, l’action des centres experts est pour le moment contrainte par des outils administratifs répondant chacun dans leur domaine à des besoins compris, mais distillant aussi une forme d’attentisme ou de fatalisme aux niveaux subalternes. De la massification des finances pour leur meilleur contrôle et un emploi optimisé, à la judiciarisation de l’action qui se traduit par le développement et la prééminence des processus au détriment de la responsabilité des acteurs, la subsidiarité est mise à mal : il ne demeure que celle qui est encapsulée de façon hermétique dans le périmètre intangible d’un écrit réglementaire.

19 Tout entrepreneur comprend que l’agilité est nécessaire au succès de l’action, car c’est le terrain qui la commande. Or, l’innovation requise pour adapter nos moyens à la réalité des opérations est pour le moment entravée par des barrières lointaines et inadaptées à une réalité dont la mutation s’accélère. L’exemple des drones est éloquent : alors que nous avons les plus grandes difficultés à nous équiper de mini-drones par ailleurs vendus dans le commerce, nos ennemis en Syrie adaptent sans vergogne les leurs et engagent sur le terrain une bataille technologique et organisationnelle qui bouscule nos soldats.

20 L’innovation peut être schématisée de la façon suivante au sein du ministère : l’une, stratégique et de long terme, est lourde car elle nécessite des moyens financiers importants et se déploie à travers des projets complexes et structurants. Elle est souvent le fruit de la lente maturation d’innovations plus simples, d’origine industrielle. Elle est l’apanage d’une organisation puissante et centrale pour répondre à l’ambition nationale. Le tandem DGA/EMA l’incarne conjointement et ce niveau d’innovation se concrétise dans les opérations d’armements.

21 À l’autre bout du spectre, la nécessaire adaptation réactive de nos matériels nécessite le développement d’un esprit d’innovation opérationnelle, qu’un principe de précaution dévoyé, au moins par son interprétation populaire, étouffe, et qu’une organisation centrale pétrifie. Stimulante pour le personnel, immédiatement intégrable, légère, il faut rendre cette innovation plus accessible aux centres experts qui doivent pouvoir répondre aux « urgences adaptations matériels » (UAM) : rapides, simples et peu onéreuses car non liées principalement à des acquisitions, répondant à des besoins urgents du terrain, nourries par l’innovation horizontale, n’excluant pas l’intégration d’équipements nouveaux, elles ne doivent pas remettre en cause les programmes d’armements connexes. Limitées au périmètre du milieu de chaque armée, elles seraient ordonnées par les chefs d’état-major d’armée dont ce serait une prérogative (qui ne peut s’exercer sans l’attribution de crédits), et conduites en dehors de la comitologie d’investissement des programmes d’armement, dimensionnée pour maîtriser des risques autrement plus complexes.

L’innovation opérationnelle et le concept d’« urgence adaptation matériel »

22 Ainsi, le dynamisme de l’innovation opérationnelle, bottom-up, nécessite une révision de notre organisation, un découplage des boucles adaptatives temps court à déléguer aux armées, responsables de la préparation opérationnelle. En effet, la longue vie des équipements (cinquante ans entre l’expression de besoin et le retrait du service), est émaillée de rénovations à mi-vie (dans la Marine, bâtiments les plus en pointe) ou du développement de standards successifs (cas emblématique mais non général du Rafale). Or, l’un et l’autre ne répondent pas, sans un complément, au rythme soutenu des opérations dont les caractéristiques changent plus rapidement que notre organisation actuelle ne sait ajuster le matériel.

23 Afin de s’adapter au rythme moderne de l’enchaînement des opérations extérieures (et intérieures), il faut remettre l’innovation au cœur, donc au rythme de celles-ci. C’est notamment dans la Marine la mission du CEPA comme du CEPN. Cela nécessite une réforme : décharger la gouvernance des programmes d’armement du bas du spectre aurait deux vertus ; d’une part, de concentrer la haute gouvernance sur les opérations d’armements stratégiques, et d’autre part, de responsabiliser les chefs d’état-major d’armées en charge de la préparation des forces. Par le biais de leurs centres experts, l’innovation opérationnelle, intégrée au concept d’UAM requis par le rythme des opérations, compléterait l’innovation stratégique intégrée aux grands programmes pour accroître l’efficacité des équipements en service. Ce découplage du haut et du bas du spectre de la vie des matériels, à organiser soigneusement pour éviter une désynchronisation entre programmes et UAM, stimulerait tout à la fois l’innovation des PME et des grands groupes, et améliorerait l’efficacité opérationnelle de nos forces… tout en fidélisant la génération Y.

Notes

  • [1]
    Au nombre de trois : Mistral, Tonnerre et Dixmude.
  • [2]
    Logiciel apportant des informations et des aides aux opérateurs non disponibles dans le système de combat natif.
Français

La Marine dispose de centres experts qui contribuent directement au processus d’innovation opérationnelle : le Centre d’expérimentations pratiques de l’aéronautique navale (CEPA) et le Centre d’expertise des programmes navals (CEPN). S’appuyant sur une expertise « terrain », ces organismes permettent une meilleure réactivité pour conduire des programmes innovants, à condition que l’on lève certaines pesanteurs bureaucratiques.

Benoît Hédé-Haüy
Capitaine de vaisseau, commandant et directeur du CEPA/10S
Nicolas Ciaravola
Capitaine de vaisseau, directeur du CEPN
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 17/02/2020
https://doi.org/10.3917/rdna.809.0065
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