CAIRN.INFO : Matières à réflexion

Sur mandat du sous-chef opérations de l’état-major des Armées (EMA), le Commandement pour les opérations interarmées (CPOIA) dirige depuis le mois de septembre 2017 un groupe de travail, chargé d’évaluer dans la durée, l’impact de la numérisation sur le commandement des opérations interarmées. Ce groupe de travail réunit des représentants de la communauté militaire des opérations, de la division cohérence capacitaire de l’EMA, de la DGA et des Armées. Si les premières conclusions de ces travaux seront présentées lors du forum du C2 [1]le 3 mai à Balard, cet article dresse d’ores et déjà un bilan.

1 En 2017, l’université du Missouri a expérimenté un outil d’intelligence artificielle pour l’analyse d’images satellite, l’objectif étant d’identifier des sites de lancement de missiles sol-air en Chine. Après avoir entraîné leurs algorithmes sur un stock de 893 000 images, ceux-ci ont atteint un niveau de succès égal aux analystes humains (90 %) mais en 42 minutes contre 60 heures pour un groupe d’analystes.

2 Si la chaîne de commandement des opérations interarmées est engagée depuis plus de trente ans sur la voie de la numérisation, les perspectives ouvertes par les nouveaux outils sont d’une tout autre nature, notamment celles offertes par l’intelligence artificielle qui pourrait contribuer à réduire le brouillard de la guerre et aider le chef militaire à décider. L’enjeu dépasse la simple question de l’interopérabilité au sein de notre chaîne de commandement des opérations ou avec nos alliés. Il s’agit d’un enjeu de souveraineté d’autonomie stratégique.

3 La chaîne de commandement des opérations interarmées (C2 IA) a atteint un premier degré de maturité numérique qui a permis d’ouvrir des voies qu’il importe d’explorer plus en avant. D’autant plus que la révolution numérique en cours va changer de nature et offrir des opportunités que nous devons saisir.

Un premier degré de maturité numérique

4 La première phase de numérisation a obéi à la règle des 3 V : « volume » avec une augmentation exponentielle du volume de données acquises, traitées (ou à traiter) et partagées au sein de la chaîne C2 IA, « vitesse » avec un doublement de la puissance de calcul des processeurs tous les dix-huit mois et enfin « variété » des données. Cette numérisation peut déjà, dans certains contextes, saturer la chaîne C2 IA, ce qui crée un phénomène d’infobésité, un excès de stockage d’information inutilisée car trop abondante.

5 Mais cette première phase de numérisation du C2 IA a eu l’effet paradoxal de cloisonner l’information au lieu d’améliorer son partage.

6 Les raisons en sont nombreuses mais, globalement, la numérisation s’est construite selon une logique de satisfaction des besoins métiers [2] (logique de bout en bout par silo). Elle s’est développée de manière dispersée avec une multiplication de systèmes d’information, sur des réseaux de différentes catégories de confidentialité, propres à chaque niveau de commandement, à chaque milieu, à chaque métier, répondant à des besoins nationaux, donc parfois peu interopérables avec nos alliés (7 réseaux différents pour certains officiers déployés à Chammal). Cette logique a affaibli la capacité des niveaux stratégique et opératif à jouer leur rôle d’intégrateur.

7 De plus nous n’avons pas tiré toutes les conclusions capacitaires qu’imposaient les possibilités offertes par ces outils numériques ou plutôt l’adaptation sur l’ensemble du spectre capacitaire est plus complexe à mettre en œuvre compte tenu du cycle d’évolution extrêmement rapide de ces nouvelles technologies. Ainsi, l’organisation du C2 n’a pas fondamentalement évolué, restant sur un mode vertical et cloisonné, tandis que le fonctionnement des postes de commandement (PC) évoluait peu, globalement. En outre, même si l’on constate certaines adaptations de structures [3] rendues possibles par les outils numériques, elles ont avant tout été guidées par un souci d’économie des moyens et non d’optimisation du processus. L’organisation en J demeure, quoiqu’une certaine souplesse ait été introduite (cellules Ad Hoc type Strike Cell, organisation en plateaux, etc.) et la manœuvre reste articulée en trois temps tandis qu’un Battle Rhythm toujours plus chronophage rythme le travail des PC.

8 Cependant, nous disposons aujourd’hui d’outils numériques performants apportant une aide précieuse à la planification et la conduite des opérations. Ainsi, la combinaison IGEOSITE/JOCWATCH/JCHAT permet de disposer d’une COP (Common Operational Picture) qui fusionne automatiquement une partie des données opérationnelles. Ces outils agrègent également des données provenant d’autres bases de données (DRM), contribuant à constituer une sorte de Datalake[4] opérationnel.

9 Ainsi, malgré les réserves exprimées, cette première phase de la numérisation permet aujourd’hui de disposer d’une vision partagée de la situation opérationnelle, du niveau stratégique au niveau tactique, d’accélérer le processus décisionnel, de renforcer le principe de subsidiarité et d’apporter une aide incontestable dans de nombreux domaines (analyse systémique, ciblage, renseignement, etc.). Elle a ouvert des voies qu’il importe d’explorer plus en avant.

De la transformation à la révolution numérique ?

10 Compte tenu d’un développement accéléré ces dernières années des capacités de calcul, de stockage et l’émergence de nouvelles technologies, stimulées par l’hyper connectivité (i.e. téléphonie mobile), le commerce électronique et les réseaux sociaux, on peut, sans verser dans l’excès, parler d’une révolution numérique, dont certains piliers auront un impact fort sur le C2 IA notamment l’intelligence artificielle (IA), le Big Data, l’Internet des objets et les technologies immersives.

11 Big Data et IA sont indissociables. Le Big Data désigne des ensembles de données devenus si volumineux qu’ils dépassent l’intuition et les capacités humaines d’analyse, et même celles des outils informatiques classiques de gestion de base de données ou de l’information [5]. L’IA, terme générique désignant plusieurs techniques informatiques, est la « recherche de moyens susceptibles de doter les systèmes informatiques de capacités intellectuelles comparables à celles des êtres humains » [6]. Elle apporte donc des solutions aux défis posés par le Big Data. L’IA perçoit l’environnement, l’analyse et peut proposer ou prendre une décision en conséquence. Mais surtout, dans le cas de l’IA dite « forte », elle apprend et s’auto-adapte. Une IA s’appuie donc sur des données d’apprentissage pour ajuster ses algorithmes de prédiction ou de discrimination. Plus le volume de données (Big Data) d’apprentissage sera important, plus l’IA sera performante. Si le lot de données d’apprentissage appartient à un contexte qui n’est plus d’actualité, les résultats de l’IA seront inadaptés.

12 Si l’IA surclasse aujourd’hui l’homme dans des domaines très précis et ciblés [7], elle n’est pas encore capable d’analyser des problèmes globaux et complexes. Cependant, IA et Big Data ouvrent la perspective d’une autonomisation des systèmes physiques et numériques, c’est-à-dire leur capacité à agir sans intervention humaine. Dès lors, le positionnement relatif des hommes et des IA se pose, l’esprit critique apporté par l’homme vis-à-vis des résultats fournis par des IA demeurant indispensable pour des questions éthiques, politiques et juridiques. IA et Big Data ne peuvent donc pas remplacer les capacités de raisonnement, de jugement et de décision mais vont améliorer la réflexion et la décision qui doit rester humaine.

13 Dans un autre domaine, les technologies immersives (réalité virtuelle [8] et augmentée [9]), couplées aux technologies 3D, offrent un nouveau moyen de communiquer, de partager l’information ou de bénéficier d’assistance et de formation à distance. Elles seront un moyen totalement nouveau de préparer la mission de façon immersive, de donner des ordres et d’adresser des comptes rendus, voire de prédire des situations opérationnelles à venir.

14 Il est difficile d’estimer d’emblée toutes les possibilités de ces technologies dont certaines, au premier abord, peuvent sembler sans application pour le C2 IA (cas de l’impression en 3D par exemple, dont les applications militaires déjà identifiées sont d’ordre logistique). Il convient cependant de rester ouvert à toute innovation dont on ne mesure pas initialement le potentiel.

15 Enfin, la caractéristique principale de ces nouvelles technologies numériques est un cycle d’innovation extrêmement rapide, guidé par l’usage, qui nécessite de faire preuve d’agilité intellectuelle et de mettre en place des structures et des procédés permettant de détecter très rapidement des technologies potentiellement intéressantes pour le C2 IA, de les expérimenter sans délais puis de les déployer le cas échéant.

Quelles possibilités pour le Commandement interarmées des opérations ?

16 La révolution numérique devrait permettre une compréhension plus juste et plus rapide des situations et des dynamiques en cours sur les théâtres d’opérations, sur des espaces de plus en plus vastes et interdépendants (y compris espace exo-atmosphérique et cyberespace). Dans le même temps elle devrait libérer les acteurs de la chaîne de commandement de la multitude actuelle de tâches ancillaires et chronophages, leur permettant ainsi de se concentrer sur celles à haute valeur ajoutée, c’est-à-dire la réflexion et la prise de décision. On assistera donc à une compression du temps, de l’espace et à une concentration de l’intelligence.

17 De manière très concrète, la révolution numérique va permettre de filtrer, valoriser, exploiter, distribuer les données, pour décider plus vite tout en réduisant l’incertitude.

18 Filtrer automatiquement les données sera tout d’abord indispensable pour limiter les risques de saturation des réseaux et de saturation cognitive des acteurs de la chaîne de commandement des opérations. Cela doit permettre de faire le tri entre le bruit ambiant et les données pertinentes pour la planification et la conduite des opérations même s’il est illusoire aujourd’hui d’espérer un tri parfait.

19 Puis il faudra valoriser les données en les nettoyant, les structurant et les stockant. C’est une condition indispensable pour ensuite les exploiter et les distribuer. Cela doit également permettre d’éviter les pertes de mémoire actuelles, notamment lors de relèves sur les théâtres d’opérations. Cette phase de transformation de données brutes en informations utiles à la prise de décision pourra s’appuyer sur des technologies utilisant le cloud[10]. Cette étape est également primordiale car le développement d’outils d’analyse utilisant l’intelligence artificielle repose sur l’accès à des bases de données structurées et en quantité suffisante. Si nous n’entraînons pas nos systèmes sur des données opérationnelles pertinentes, nous ne disposerons pas d’outils adaptés à nos besoins.

20 Il s’agira ensuite d’exploiter ces données grâce à des outils d’analyse qui permettront de procurer du sens aux masses de données collectées et déjà triées au niveau des capteurs, puis de les distribuer en adressant les bonnes informations aux bonnes personnes.

21 L’ensemble de ce processus (filtrer, valoriser, exploiter, distribuer) doit n’avoir qu’un seul objectif, aider à la prise de décision.

22 Il va impacter tout le cycle opérationnel :

  • En anticipation et en planification, le croisement de données anciennes et d’éléments nouveaux [11], de données issues de sources ouvertes, des opérations et du renseignement, permettra de conduire de véritables analyses systémiques tout en développant le travail collaboratif. Cela devrait nous conférer une véritable capacité à comprendre la complexité des situations et les dynamiques en cours. Géomatique [12] et autres outils de visualisation permettront d’appréhender rapidement les résultats des outils d’analyse de données, tandis que la vision sera partagée au sein des PC et entre les niveaux. Les outils d’analyse pourront développer nos capacités prédictives (que va-t-il se passer ? Quels effets nos actions vont produire ?), voire prescriptives (que devrions-nous faire ?) et enfin, pédagogiques (qu’aurions-nous dû faire ? Comment mieux nous préparer ?).
  • En conduite, la mise à jour exhaustive de la situation (amie, ennemie, environnement) en temps réel, la rapidité d’élaboration et de la transmission des ordres et des comptes rendus contribueront à accélérer le tempo de la manœuvre, du cycle décisionnel et à optimiser la combinaison et la synchronisation des effets.

23 Big Data, IA et technologies immersives ne remplaceront jamais l’humain. Mais la compression de l’espace et du temps, la concentration de l’intelligence vont permettre à tous les acteurs de la chaîne du commandement des opérations de se concentrer sur les tâches à haute valeur ajoutée et au chef de décider rapidement tout en ayant une meilleure compréhension de la situation. Au final, ces outils technologiques doivent redonner au niveau opératif et stratégique leurs capacités d’intégration et de combinaison des effets.

24 Au-delà de ces perspectives, il faut maintenant s’attacher à estimer l’impact des possibilités qu’offre le numérique sur tout l’éventail capacitaire du C2 et s’organiser dès à présent pour en capter toutes les potentialités. Mais sans attendre, on peut considérer que la phase de valorisation des données (nettoyer, structurer, stocker) est la première étape sur laquelle nous devons sans tarder concentrer tous nos efforts car elle conditionne le succès de la transformation numérique du commandement des opérations interarmées. Succès que l’on peut considérer comme un enjeu de souveraineté et d’autonomie stratégique car, à moyen terme, seules les pays maîtrisant en national ces technologies compteront militairement et auront notamment la capacité à fédérer des coalitions.

Notes

  • [1]
    C2 : Command and Control. Acronyme désignant communément la chaîne de commandement des opérations.
  • [2]
    Notamment du fait de l’absence d’historicité pour l’interarmées dans le domaine des opérations dont l’interarmisation a véritablement débuté à l’issue de la première guerre du Golfe.
  • [3]
    Barkhane : pas de LCC-commandement de composante terrestre et JFAC-structure commandement de composante aérienne en reach back.
  • [4]
    Datalake : littéralement lac de données, méthode particulière de stockage des données.
  • [5]
    Wikipédia.
  • [6]
    Wikipédia.
  • [7]
    Quelques réalisations emblématiques : IBM/Watson (2013), participe à un jeu télévisé type « Questions pour un champion » qu’il remporte face aux meilleurs humains ; Facebook/Deepface (2015), reconnaît 97 % des personnes sur photos, similaire au score des humains ; Google Deep Mind/Alphago (2016), bat les meilleurs humains au jeu de go.
  • [8]
    Wikipédia : technologie informatique qui simule la présence physique d’un utilisateur dans un environnement artificiellement généré par des logiciels, environnement avec lequel l’utilisateur peut interagir.
  • [9]
    Wikipédia : superposition de la réalité et d’éléments (sons, images 2D, 3D, vidéos, etc.) calculés par un système informatique en temps réel.
  • [10]
    Selon le National Institute of Standards and Technology (NIST), le cloud computing se définit comme le modèle informatique qui permet un accès pratique et à la demande, par le réseau, à un ensemble partagé de ressources informatiques configurables (serveurs, stockage, applications et services) qui peuvent être rapidement provisionnées et mises à disposition avec un minimum d’effort de gestion ou d’interaction avec le fournisseur de service.
  • [11]
    Le journal Le Temps (Suisse) a créé un algorithme qui corrèle des articles anciens avec l’actualité et suggère la republication des bons articles partant du postulat qu’un bon article conserve sa pertinence dans un contexte donné. Il en va de même avec les données opérationnelles.
  • [12]
    La géomatique regroupe l’ensemble des outils et méthodes permettant d’analyser et d’intégrer des données géographiques.
Français

Le numérique et en particulier l’intelligence artificielle modifient profondément l’organisation et le fonctionnement des postes de commandement. La révolution numérique accélère et augmente les capacités de traitement des données, offrant dès lors de nouvelles opportunités pour accroître l’efficacité du C2.

Éric Ozanne
Colonel, adjoint emploi et chef de la division emploi, Commandement pour les opérations inter-armées.
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 17/02/2020
https://doi.org/10.3917/rdna.809.0059
Pour citer cet article
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