CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 L’Alliance entre Dieu et les hommes est une « alliance éternelle », voulue par Dieu pour les hommes, sans réciprocité initiale. Elle n’est donc pas, théoriquement, à l’abri de nos infidélités, et l’homme pourrait rompre ce que Dieu a décidé en usant de sa liberté.

2 Plus charnellement, dans la réalité humaine, l’alliance est souvent associée au mariage. Dans ce cas, l’alliance est établie avec réciprocité, l’union de l’homme et de la femme résultant d’une volonté partagée. Historiquement, au sein de la civilisation d’héritage judéo-chrétien, cette association de volontés a globalement pris deux formes. Une première dans laquelle l’intérêt prime (cette pratique ne survivant que marginalement) et qui caractérise un souhait d’alliance des familles plutôt qu’une volonté des époux, ces derniers s’inscrivant au service d’une cause qui leur est supérieure. Une seconde où l’amour est placé avant tout, omnia vincit amor, et dans laquelle le don de soi apparaît comme primordial. En revanche, là encore, cette union s’inscrit dans un dessein plus grand, celui de Dieu, celui de la pérennité de la lignée ou encore de la société tout entière. Ce modèle prédomine aujourd’hui, résumé dans la formule « mariage d’amour ». Dans les deux cas, il s’agit d’une promesse, si le mariage est scellé « à l’autel », qui engage pour une durée indéterminée. En effet, s’étant jurés fidélité jusqu’à ce que mort s’ensuive et ce pour le meilleur et pour le pire, les époux ne peuvent, comme le dit la formule, « séparer ce que Dieu a uni ». Peut-être qu’un retour à l’étymologie du mot alliance-allier – alligare : attacher à – rendrait d’ailleurs quelques prétendant(e)s… plus conscients de la teneur réelle de leur engagement. Les époux sont des alliés dans la vie, pour la vie et face à un « péril » commun : la vie. Néanmoins, et selon les motivations du mariage évoqué, il est aisé de deviner que l’une de ses formes est peut-être plus facilement transgressée que l’autre… De sa nature et de sa finalité dépendront donc la longévité et la solidité de l’alliance.

3 Le vocable de l’alliance est plus largement utilisé pour décrire d’autres relations humaines, c’est-à-dire des relations réunissant au moins deux entités distinctes (de volume et d’organisation variables). Ces alliances présentent en revanche un caractère beaucoup plus aisément réversible que les alliances évoquées ci-avant. En effet, la plupart du temps, elles ne sont pas prononcées devant Dieu – des exceptions existent néanmoins comme le Saint Empire romain germanique qui établit ce type de modèle en se référant à une forme d’alliance avec le divin.

4 Dans le cas particulier des conflits et au sein du système des relations internationales contemporain, particulièrement anomique, la relation est toujours fondée initialement sur un intérêt et des valeurs en commun. Elle est aussi nouée en vue de se prémunir d’un péril, que celui-ci soit avéré ou à venir. L’alliance militaire peut alors être définie comme un rapprochement politique de valeurs et d’intérêts, prenant généralement la forme d’un traité et cherchant à créer une force supérieure à celle des groupes pris isolément, et ce en vue d’obtenir un effet visant, au besoin, à neutraliser un tiers. Toute alliance militaire est donc l’association d’au moins deux États qui partagent des intérêts et désireux de faire face, ensemble, à une menace réelle ou potentielle attentant ou pouvant attenter à leur sécurité ; elle consiste en une mise en commun de forces militaires dont l’économie générale est que le tout est supérieur à la somme des parties. Pour ce faire, l’alliance « utile » s’articule systématiquement autour d’une puissance fédératrice qui permet d’établir ce nouveau rapport de force. Deux « nains » politiques ne constitueront en effet jamais un géant militaire par le simple fait de s’allier…

5 Les effets recherchés et attendus sont alors de deux natures :

  • Le caractère dissuasif : il s’agit de vaincre la volonté d’un tiers, en l’ayant convaincu ou persuadé… de ne pas aller plus avant dans ses prétentions face à une force qui lui est supérieure.
  • La victoire physique : elle consiste à exploiter la supériorité de l’alliance (en termes de masse ou de technique par exemple) pour vaincre physiquement et/ou moralement un adversaire. Le choc des volontés est, dans cette hypothèse, direct, tout comme le contact physique sur le terrain.

6 L’alliance militaire se construit sur la base de valeurs et d’intérêts partagés. Elle est en ceci plus forte que la coalition car cette dernière n’est construite que « contre » un ennemi ou une menace, elle est donc plus limitée sur le plan temporel. Sans intérêts communs ni menace commune, l’alliance n’aurait logiquement plus lieu d’être et les alliés ne devraient alors pas avoir de scrupules à la quitter puisque, par défaut de raison d’exister, elle devient inepte. Certaines alliances militaires perdurent néanmoins malgré tout. Se pose alors la question de leur possible indissolubilité ou de leur fatale condamnation.

« C’est le mariage qui fait le pouvoir : le chevalier ne convoite une femme que pour les richesses qu’elle peut lui apporter et celui qui réussit un bon mariage se hausse au rang des puissants. »
Georges Duby : Mâle Moyen Âge - De l’amour et autres essais, 2014

7 L’alliance militaire correspond à l’idéal de la force, qu’elle soit force du nombre (généralement) ou encore force des justes (ou des « légitimes »). Fondée sur des données plus structurelles que la coalition, elle relève, par essence, d’un projet de plus long terme. Elle vise à ne pas se concentrer seulement sur la manœuvre d’élimination de la menace mais à créer aussi les conditions d’une action plus efficace. Historiquement et de manière schématique, cela se traduit par un regroupement des volontés politiques et de leurs forces armées destiné à détruire ou dissuader un ennemi commun. En temps de paix, l’alliance se réalise dans la mise en place de procédures, d’états-majors, de dispositifs, d’alignement de visées politiques permettant d’améliorer l’« interopérabilité », c’est-à-dire de créer, à partir d’objets régaliens indépendants, une force dont l’action pourra être perçue par autrui (celui qui est hors de l’alliance) comme unifiée et donc plus forte. En temps de guerre ou de crise, elle prend forme via le déploiement de forces à titre préventif ou d’intervention.

8 Le temps fait alors son œuvre, et toute menace persistante entraîne naturellement une tendance unificatrice qui conduit l’alliance à se renforcer tous les jours un peu plus. En effet : la sécurité née de l’alliance a rejoint ses intérêts ; les fonds investis par les États souverains ne peuvent l’être à perte ; l’outil (les armées) se modèle comme les instruments d’un orchestre pour servir une même partition. L’objectif est bien de suivre une courbe asymptotique qui tend à orienter les armées vers un fonctionnement intégré, le plus opérationnel possible. Ainsi donc, un outil de plus en plus performant, militairement sans comparaison, verrait le jour et serait de facto quasi invincible. Par sa simple existence, cette nouvelle entité apporterait les conditions d’une « pax allianciana », grâce à une force potentielle et un potentiel de forces inégalés. « En être », c’est bénéficier alors, par la force des choses (ou de la chose…), d’une assurance contre la menace.

« Le mariage est la mort morale de toute indépendance. »
Fédor Dostoïevski : Les Démons, 1873

9 L’appartenance à l’alliance devient dans ce cadre un des enjeux pour les forces armées d’une nation, pour la nation elle-même, et un projet politique. Se rendre apte à travailler en commun par la compatibilité des moyens des doctrines, etc., suppose nécessairement de consentir, partiellement ou totalement, à une interdépendance à travers l’alliance, interdépendance qui risque de mener à l’aliénation de ses membres. Les choix d’engagement de l’alliance militaire, résultant certes initialement d’un libre choix politique national, pourraient conduire, à l’échelle de nombre d’États, à une contrainte subie. Pesant sensiblement sur la politique de défense, soucieuse d’honorer les engagements pris, l’alliance enchaînerait et pèserait même donc plus largement sur la politique étrangère.

10 Au-delà de cette relation de dépendance qui reprend finalement l’étymologie de l’alliance (ligare), c’est un système complet et complexe qui se mettrait en place. L’alliance, initialement pragmatique et tournée vers la protection des intérêts communs, association de valeurs communes, cumul de volontés individuelles, pourrait, avec le temps, donner naissance à une forme de volonté supérieure de l’alliance elle-même, une quasi-indépendance de pensée éloignée des problématiques nationales. Resterait-on alors dans la combinaison des intérêts ou créerait-on finalement un intérêt supérieur, celui de l’alliance, dont les États-membres seraient les prisonniers ? La menace est, par exemple, affaire de perception. Celle-ci émise par l’alliance pourrait ne pas être, voire différer totalement de la perception ressentie par chacun de ses membres. Néanmoins, la posture adoptée par le tout engage individuellement les parties, ce qui peut parfois placer ces dernières dans des situations paradoxales voire inextricables.

11 L’alliance mènerait dans ces cas à une aliénation irréversible et il serait alors plausible que des « passagers clandestins » ou « free riders » ne se joignent à l’alliance que pour ce qu’elle offre et non pour ce qu’elle est réellement. Ce serait prendre la dot sans s’acquitter des frais relatifs au contrat.

12 Plus encore, à l’abri, au dedans, certains pourraient aussi chercher à mener à leur guise des actions autonomes, condamnables du point de vue de l’alliance mais non condamnées par souci de cohésion. Il s’agirait alors d’une forme d’approbation silencieuse. L’intégration toujours plus poussée entraîne une dynamique qui rend l’éventualité d’un retrait de plus en plus difficile à envisager. Pourquoi ? Parce que cela équivaudrait à un déni des actions précédentes ; parce que l’abandon de ce mouvement vers l’avant serait considéré comme une faiblesse interne, signal d’un délitement potentiel, d’autant plus vrai lorsque le monde se réarme… La réversibilité de l’alliance militaire serait-elle donc une chimère ?

« Le mariage est la cause principale du divorce. »
Attribué à Oscar Wilde

13 Tandis que des États pourraient accepter une perte de prérogatives nationales – se plaçant dans une situation de confort, ou procédant d’un esprit de reproduction, ou même d’un choix délibéré – pourrait-on envisager que l’alliance ait pris une ampleur telle qu’elle puisse chercher à uniquement assurer sa propre survie et ce, allant même jusqu’à en perdre sa propre nature et sa propre substance ? Son existence remise en question par l’absence conjoncturelle de menace commune, par de nouveaux choix politiques, par la fin d’un consensus sur le sujet des valeurs, l’alliance pourrait-elle être rompue ou, étant allée trop avant, organiserait-elle une lutte pour sa survie, révisant ses principes et ses modes d’action pour assurer une nouvelle légitimité et donc une nouvelle pérennité ?

14 L’alliance pourrait être poussée à considérer que le fait de faire partie d’elle est créateur de force et de sécurité. Créant de la sécurité en son sein, agrandir l’alliance c’est agrandir l’accès à la sécurité. Il existerait alors un besoin impérieux d’appartenance. Le problème est que cette motivation, établie comme exclusive, mènerait à un affaiblissement des alliés, puisque ce n’est plus le fond, les valeurs, l’intérêt ou la menace qui importent, mais seule l’assurance procurée. Toute intervention de l’alliance ne pouvant s’appuyer que sur un socle solide, ce socle amoindri au mieux, affaibli au pire, conduirait de facto au recours à des coalitions ad hoc, coalitions qui regroupent selon une vision pragmatique des forces motivées et adaptées aux seuls enjeux du moment.

15 Dans le même temps, l’alliance reste exclusive. C’est-à-dire que les non contractants sont relégués au second plan. Cela génère parfois une réaction de contre-alliance, de quelque nature qu’elle soit, et ceci est aussi vrai malgré la mise en place de mécanismes que l’on pourrait imaginer plus souples, telles que les inclusions partielles ou associations, toutes deux éventuellement réversibles. La décision politique d’être de la partie, même partiellement, conduirait les États à choisir un « camp », situation parfois intenable sur la scène internationale. Les États se sentiraient-ils alors forcés à subir le dilemme manichéen d’appartenance ?

16 La défection devrait pouvoir être acceptée avec souplesse pour que l’alliance puisse porter un sens, une finalité. En effet, reconnaître que la tentative d’établissement, « envers et contre tout », d’une vision commune peut s’avérer être une gageure, serait même salvateur, puisque non seulement cela rétablirait un noyau fort et crédible gage d’une réelle liberté d’action, mais cela serait aussi et surtout reconnaître que les intérêts ou les valeurs partagées à un moment de l’histoire peuvent ne plus l’être à un autre. Il s’agirait alors d’un acte de courage et de vérité, signe de vitalité de la part de l’alliance.

17 Vouloir à tout prix maintenir une alliance militaire est cependant, comme nous l’avons vu, une éventualité résultant d’une multiplicité de facteurs et de comportement… Cela ne doit en revanche pas obérer la capacité à s’interroger sur le bien fondé de l’alliance militaire et de la volonté initiale qui la sous-tend, i.e. se reposer les questions à l’origine de sa genèse. Vis-à-vis d’une alliance militaire, une alliance permanente serait un autre projet dont les visées seraient autres que la seule création d’une métapuissance ou d’un outil de régulation des relations internationales. Penser une alliance immortelle, c’est penser une autre alliance qui ne correspond plus à la réalité. Cette alliance ne serait effectivement plus, ni naturellement ni fonctionnellement, une alliance militaire au sens propre du terme.

18 Voir l’alliance militaire comme immortelle serait donc se tromper, par choix délibéré ou par naïveté. La repenser serait en revanche… la renforcer. Voilà ce qu’exprimait déjà la formule « No entanging alliance » [1] prononcée par George Washington le 19 septembre 1796.

Notes

  • [1]
    « Pas d’alliance intangible. »
Français

Le mobile d’une alliance militaire contient beaucoup d’ambiguïtés par rapport à la signification spécifique contenue dans l’idée d’alliance. Participer à ce type de relations entre États signifie un certain renoncement au risque d’affaiblir la finalité d’une alliance fondée sur une défense commune.

English

A Military Alliance—for Better or Worse?

Motives for a military alliance have in them many ambiguities when compared with the specific meaning as stated in the concept of the alliance. Participation in this type of relationship between states means a degree of acceptance of the risk of weakening the ultimate aim of an alliance founded on common defence.

Hubert Morot
Chef de bataillon, officier stagiaire de la 24e promotion de l’École de Guerre (« Général Gallois »).
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 17/02/2020
https://doi.org/10.3917/rdna.803.0073
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