CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 La Force de gendarmerie européenne, un instrument de gestion de crise performant et intégrateur pour une nouvelle Europe de la sécurité et de la défense !

2 Soixante-trois ans après l’échec du projet fédéraliste porté par la Communauté européenne de défense, l’armée européenne demeure une chimère qui ne peut s’imaginer qu’à un horizon lointain. D’abord, parce que l’Europe a été créée pour faire la paix et non la guerre. Ensuite, car de nombreux membres de l’UE n’ont pas l’ambition de dépenser de l’argent pour avoir une défense digne de ce nom. Enfin car l’armée, domaine régalien par excellence, est une des dernières capacités de l’indépendance et de la souveraineté des Nations qui ont déjà, pour la plupart, renoncé à leur monnaie avec l’euro, à leurs frontières avec Schengen, à leur économie par la domination allemande. En outre, bon nombre d’États de l’UE participent à une multitude de corps militaires européens et internationaux dont la majorité n’a pas démontré sa vocation opérationnelle : la Pologne ne s’y est pas trompée en retirant sa participation à l’Eurocorps.

3 Mais si la défense européenne au sens strict semble piégée dans les limbes, l’actualité relance la politique commune dans son volet relatif à la sécurité : l’Europe, berceau de la liberté et des démocraties, est infiltrée et frappée sans relâche par le terrorisme et la crise des migrants ne cesse de s’aggraver tant l’espace européen est perméable.

4 Face à des citoyens euro-sceptiques et au-delà des indispensables partages de renseignements criminels et coopérations policières, l’Europe doit démontrer sa capacité à protéger ses enfants et à agir pour contrer la menace : contrôle des frontières extérieures pour freiner les flux massifs d’immigration et capacité de projection de forces armées sur les centres nodaux du terrorisme international. Pour ce faire, les gendarmeries, forces de police à statut militaire, constituent un atout adapté, efficace et fédérateur.

La sécurité et l’approche globale, catalyseurs d’un nouvel élan européen

5 La période des intenses projections de forces militaires des nations occidentales en opérations extérieures semble toucher, du moins temporairement, à sa fin. La « light footprint strategy » domine, les gouvernements ont tiré les leçons des théâtres irakiens et afghans. Les menaces sont hybrides et multiformes, la morphologie des opérations évolue, se complexifie et implique majoritairement des acteurs civils. Certaines Nations craignent également les représailles des organisations terroristes mais aussi, au sein de leurs propres forces, les réactions parfois inappropriées de soldats non-rompus à la basse ou moyenne intensité, susceptibles de jeter l’opprobre sur leur diplomatie. Enfin, les États privilégient actuellement un maintien de leurs armées sur leur territoire national afin d’accroître la protection des populations. Les opérations extérieures connaissent donc un ralentissement et tout engagement doit démontrer au préalable un indéniable bénéfice : c’est ce qu’on appelle le « retour en sécurité intérieure ». Bref, les démocraties modernes préfèrent partager les responsabilités pour moins s’exposer et laisser à l’initiative des forces locales les opérations terrestres. Mais surtout, c’est l’approche globale qui constitue la stratégie plébiscitée : lutte contre la criminalité, justice, assistance humanitaire, rétablissement de la liberté de circulation, soutien aux autorités civiles, démilitarisation, etc.

6 Dans ce contexte transnational et global, seule l’Europe peut apporter une solution crédible. Elle semble se mettre en ordre de bataille, notamment avec l’entrée en vigueur du Traité de Lisbonne et le renforcement de la capacité de gestion de crises de l’UE grâce à la Politique de sécurité et de défense commune (PSDC). Elle s’est également dotée d’un outil diplomatique crédible, le Service européen d’action extérieure (SEAE), dont l’objectif est de renforcer l’efficacité, la cohérence et l’influence de l’Union européenne. Reste à lui greffer un bras armé capable de concrétiser sa volonté politique.

7 Pour autant, il convient de ne pas retomber dans les vieux travers d’une Europe « à tout prix » mais d’appliquer les célèbres recommandations de Robert Schuman : « L’Europe ne se fera pas d’un coup, ni dans une construction d’ensemble : elle se fera par des réalisations concrètes créant d’abord une solidarité de fait. » En d’autres termes, il s’agit de développer de façon pragmatique et opérationnelle l’instrument, qui doit reposer sur des bases solides et des projets cohérents, dont les bénéfices indiscutables doivent rapprocher les peuples européens. L’enjeu consiste donc à identifier une force européenne professionnelle, fiable, pragmatique, raisonnable, capable d’assurer la coordination d’une action globale et qui présente des garanties de succès.

La gendarmerie, un modèle polyvalent adapté au contexte actuel

8 « La sécurité intérieure et la sécurité extérieure doivent former un tout. La gendarmerie, forte de son statut militaire, illustre bien cette continuité nécessaire de notre action. Elle représente un trait d’union entre les efforts civils et militaires. » [1]

9 Née en France au Moyen- ge et désignant une troupe de « gens armés », soldats de la loi rendant la justice, une gendarmerie est une force de police à statut militaire, capable d’évoluer dans un continuum paix-crise-guerre, d’assurer la stabilisation de zones de tension et de remplir des missions de sécurité publique générale, de maintien et de rétablissement de l’ordre, voire de combat, sur les territoires nationaux comme à l’étranger. Ce concept a rayonné, si bien que plusieurs dizaines de gendarmeries existent à travers le monde, empruntant la même matrice que la gendarmerie française, et se révèlent ainsi comparables et interopérables.

10 Véritable interface entre la défense, la justice, la sécurité intérieure et la sécurité extérieure, les gendarmeries sont aujourd’hui majoritairement composées d’officiers et de sous-officiers, finement sélectionnés et souvent titulaires de diplômes universitaires. Au contact quotidien des citoyens et disposant de pouvoirs judiciaires, ces militaires sont conscients des enjeux globaux et en particulier politiques – et diplomatiques en cas de projection à l’étranger – et veillent à adopter un comportement adéquat. Cette fiabilité constitue indéniablement un atout majeur.

11 De manière générale, l’approche privilégiée par les gendarmeries est indirecte et se révèle donc en phase avec la nouvelle stratégie mentionnée précédemment. Fortes de leurs expériences, elles sont spécialement adaptées à la conduite d’une action globale : soutenir les États en place, garantir la sécurité et l’ordre public, opérer comme police des frontières, exécuter des tâches judiciaires, collecter et exploiter des renseignements, former et accompagner les forces de sécurité intérieure, favoriser les partenariats avec tous les acteurs, qu’ils soient institutionnels (justice, éducation, défense, économie) ou non (associations, ONG). La gendarmerie française a participé à de nombreuses missions de stabilisation et de gestion des crises extérieures. Le théâtre afghan [2] a mis en lumière son aptitude à intervenir dans le domaine de la lutte contre-insurrectionnelle : occupation du terrain par l’action des POMLT (Police Operational Mentor and Liaison Team), proximité avec la population afghane permettant de gagner la confiance et de recueillir des informations, intégration au sein des états-majors locaux et mentoring, formation d’enquêteurs, etc. Citons le lieutenant-général William B. Caldwell en 2010, alors responsable de la formation de la police et de l’armée afghanes et ancien chef de la 82e division aéroportée : « Il y a chez eux quelque chose qui fait toute la différence et que je ne parviens à trouver ni dans les unités de police ni dans les sociétés militaires privées. »

12 Au niveau européen, sept pays de l’UE disposent de gendarmeries (France, Italie, Espagne, Portugal, Pays-Bas, Roumanie, Pologne), unifiées au sein de la Force de gendarmerie européenne (FGE ou EuroGendFor). Elle répond aux critères pour devenir l’instrument européen recherché.

La Force de gendarmerie européenne, un outil puissant qu’il convient de développer

13 Fruit d’une initiative française, elle est officiellement créée le 18 octobre 2007 par le Traité de Velsen (Pays-Bas). Elle se concrétise par un état-major permanent et projetable de type Otan basé à Vicenza (Italie) dont l’expertise réside dans le commandement et la planification, et par une capacité fournie par les États-membres à déployer 800 gendarmes dans les trente jours et jusqu’à 2 300 au-delà.

14 Cet outil de gestion de crise a vocation à servir prioritairement la PSDC de l’UE mais peut également être engagé dans d’autres cadres tels l’Otan, l’ONU, l’OSCE ou toute coalition ad hoc. Déployable sous commandement civil ou militaire, la FGE se situe donc précisément à la convergence des nouveaux objectifs européens et des moyens aptes à résoudre des conflits. Son action est multiple et son éventail d’intervention demeure très large, à l’instar des gendarmeries qui la composent. S’appuyant sur leurs savoir-faire, la FGE constitue l’intégrateur naturel de la défense, de la justice et de la sécurité intérieure de l’espace européen.

15 Progressivement, la FGE est devenue le cadre d’engagement principal des gendarmeries européennes et exploite la valeur ajoutée du modèle de police à statut militaire. Elle répond ainsi aux critères requis : réactivité, performance, large éventail d’engagement, coût maîtrisé [3], fiabilité, professionnalisme. Ses engagements passés ou actuels sont concrets [4] (Afghanistan, Bosnie-Herzégovine, Haïti, République centrafricaine, Mali, Libye, etc.) mais encore trop modestes.

16 Des développements sont donc nécessaires pour pleinement optimiser les plus-values concrètes offertes par la FGE, à savoir d’une part sa capacité à mener une action globale grâce au concept même de gendarmerie, d’autre part son aptitude à fédérer grâce à son positionnement comme véritable pivot entre les problématiques intérieures et extérieures de l’Europe mais également entre les milieux militaires, judiciaires, policiers et civils. Ainsi, il semble important que la FGE soit officiellement reconnue comme l’instrument principal de la PSDC, qu’elle devienne le cœur de sa force de réaction rapide et qu’elle dispose d’une représentation permanente à Bruxelles. En outre, un rapprochement pourrait utilement s’opérer avec le domaine de la Justice et des Affaires intérieures de l’UE et des synergies pourraient être explorées avec l’agence Frontex. Il conviendrait également de développer sa capacité de fourniture d’une expertise purement policière au sein des opérations civiles et militaires menées par l’UE : collecte, analyse et valorisation du renseignement criminel, investigations spécialisées (techniques d’identification criminelle, cybercriminalité, etc.).

17 Identifiée comme force assurant le lien entre sécurité intérieure et sécurité extérieure de l’Union européenne, forte d’une visibilité suffisante, portée par une réelle volonté politique, la FGE démontrera l’amplitude de son efficacité aux peuples européens, qui pourront pleinement mesurer les bénéfices en termes de protection.

Conclusion

18 Tandis que les tensions géopolitiques sont prégnantes, que des questions se posent quant à l’avenir de l’Otan, que les Britanniques quittent l’UE, que la pression migratoire augmente, que le terrorisme frappe le continent, l’Europe est à une période cruciale de son histoire. Dans un contexte de menaces protéiformes, les crises changent de nature, mutent et imposent une approche globale.

19 Il se trouve que cette approche est au cœur des compétences des gendarmeries qui sont capables d’embrasser un large éventail de missions, de nouer des liens avec les populations et les forces de police locales, et de participer ou de conduire des opérations avec des unités à statut civil aussi bien que militaire du fait de leur culture originelle bicéphale. Le concept de gendarmerie, force de police à statut militaire, démontre ainsi toute sa pertinence face à des problématiques pluridimensionnelles.

20 Les attentes des Européens donnent toujours à la PSDC le maximum d’adhésion. C’est donc bien une Europe de la sécurité et de la défense qui pourrait être un moteur d’une Union repensée. Le succès de ce projet repose sur son pragmatisme, sur sa capacité à limiter les coûts, en particulier en mutualisant les moyens, et surtout sur un bénéfice certain pour les États-membres en termes de sécurité intérieure (juguler le terrorisme, les grands trafics illicites et les filières de l’immigration illégale). La bande sahélo-saharienne et les frontières européennes constituent autant de zones et d’enjeux qui justifient la pertinence d’engagements accrus de la FGE.

21 À la croisée des mondes militaires, policiers, judiciaires et civils, apportant un savoir-faire intrinsèque en matière de planification des opérations, la FGE unit les sept gendarmeries européennes et se révèle être un outil rationnel et pertinent : elle dispose du potentiel pour concrétiser la capacité d’action de l’Union européenne dans les théâtres afin de participer à la sécurité intérieure du continent et la protection de ses populations. Célébrant prochainement son dixième anniversaire de création officielle, éprouvée sur de nombreux conflits, la FGE symbolise ainsi la synergie civilo-militaire et peut constituer le vecteur d’une Europe de la sécurité rénovée, pragmatique et efficace. Reste désormais à en faire officiellement l’instrument principal de gestion de crise de l’Europe et réduire les dissonances internes en termes de politique extérieure.

Notes

  • [1]
    M. Jean-Pierre Raffarin, Premier ministre, ouverture de la session nationale de l’IHEDN, le 14 septembre 2002.
  • [2]
    Rapport parlementaire n° 744 sur le retrait d’Afghanistan, députés Philippe Meunier et Philippe Nauche, 26 février 2012 : « Déployés à partir de 2009 pour répondre aux faiblesses des forces de sécurité afghanes, les détachements de gendarmerie ont fait la preuve de leur efficacité sur le terrain et, surtout, de leur utilité pour le pouvoir politique en tant que force militaire. Au même titre que leurs camarades en charge des ELTO, les gendarmes ont assuré une mission de formation dans des conditions éprouvantes : relatif isolement, mobilisation élevée, situation sécuritaire dégradée. Pour réussir l’exercice, ils ont assuré des missions de terrain, encourant des risques importants. Le statut militaire des gendarmes assure leur polyvalence et garantit l’efficacité de leur organisation. Il a facilité la collaboration avec les armées, facilitant la coordination des missions, notamment en Surobi-Kapissa, mais également le soutien de l’ensemble des postes qu’ils occupaient. Cette mission a également confirmé que ce statut leur permet de faire face à un éventail très large de missions, allant de celles de police de basse intensité à des situations plus périlleuses proches du combat. C’est parce qu’ils y sont préparés tout au long de leur carrière, par exemple par leurs missions outre-mer et notamment en Guyane dans le cadre de l’opération Harpie, que les gendarmes ont su s’adapter rapidement au théâtre. Le retour d’expérience est donc très bon de ce point de vue. »
  • [3]
    « Comptabilité de l’Eurogendfor : audit du budget de 2015, le budget de la FGE par des contrôleurs de la Commission financière » (www.eurogendfor.org/).
  • [4]
    Rapport parlementaire n° 744 sur le retrait d’Afghanistan, députés Philippe Meunier et Philippe Nauche, 26 février 2012 : « En visite dans le Wardak, les Rapporteurs ont rencontré les partenaires afghans qui ont manifesté leur grande satisfaction vis-à-vis du travail accompli avec les gendarmes européens. Cette action est d’autant plus méritoire qu’elle est conduite dans une zone relativement isolée et réputée peu sûre. Sur le terrain, les policiers formés par la FGE donnent entière satisfaction aux autorités afghanes. Ils bénéficient d’un aguerrissement sans commune mesure avec le travail proposé dans le cadre d’EUPOL. Le transfert de responsabilité de l’école du Wardak, prévu pour le printemps 2013, interviendra donc au bon moment du point de vue opérationnel, parachevant une mission exemplaire. »
Français

Les gendarmeries constituent un outil très pertinent à travers la Force de Gendarmerie européenne (FGE) pour la gestion de crise, en apportant une expertise et des savoir-faire uniques permettant de façon pragmatique des engagements pour renforcer la sécurité en Europe.

English

Can Gendarmeries Contribute to Saving Europe?

The European Gendarmerie Force (EUROGENDFOR) demonstrates the relevance and usefulness of gendarmeries in crisis management through the unique expertise and knowhow they bring into play. They represent a pragmatic manner of force commitment to strengthening security in Europe.

Pierre-Yves Bardy
Lieutenant-colonel, officier de gendarmerie, stagiaire de la 24e promotion de l’École de Guerre « Général Gallois ».
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 17/02/2020
https://doi.org/10.3917/rdna.803.0067
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour Comité d’études de Défense Nationale © Comité d’études de Défense Nationale. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
keyboard_arrow_up
Chargement
Chargement en cours.
Veuillez patienter...