CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Nous avons appris avec tristesse le décès de Pierre Gothot, survenu le 21 novembre 2022. Toute sa carrière, d’étudiant puis de professeur s’est déroulée à la Faculté de Droit de Liège, où il fut notamment l’élève puis l’assistant de Paul Graulich, qui lui fit aimer le droit international privé et l’incita à porter son regard vers Paris.

2 Cette discipline était enseignée à Paris, depuis le début des années cinquante du siècle passé, par Henri Batiffol. Très proche de lui, la Revue critique avait pour rédacteur en chef Phocion Francescakis, qui eut bientôt repéré Pierre Gothot comme un grand espoir de sa génération. C’est tout naturellement que Francescakis lui demanda son aide pour certains travaux de rédaction de la Revue. Pierre Gothot cosigna même avec lui un assez long article, paru dans la Revue en 1962 (p. 247-282), intitulé « Une réglementation inachevée du divorce international : la loi belge du 27 juin 1960 ».

3 Cette loi avait la particularité de prévoir seulement des cas d’application de la loi belge, avec une exception en faveur de la loi nationale de l’époux demandeur, lorsque celui-ci invoquait une cause déterminée de divorce et que sa loi nationale s’y opposait. Le mot ne fut pas utilisé par les auteurs de l’article, mais on dirait aujourd’hui que cette loi était une loi unilatérale.

4 On le dirait aujourd’hui et sans doute les deux auteurs en étaient-ils déjà parfaitement conscients. Toutefois, pour que le message fût bien reçu et bien compris, il fallait attendre que Pierre Gothot ait écrit son ouvrage majeur sur « Le renouveau de la tendance unilatéraliste en droit international privé ». Celui-ci prit la forme, sous ce titre, de trois articles très denses de pure doctrine, occupant ensemble plus de cent pages de la Revue critique (1971, p. 1 et s., 209 et s. 415 et s.). Le premier de ces articles, qui pourrait bien avoir été le plus lu de la Revue critique des soixante dernières années, se plaçait dans le sillage de l’éminent professeur italien Rolando Quadri et présentait les fondements du système unilatéraliste. Les deux autres, plus proches du droit positif, recherchaient les applications de l’unilatéralisme dans le domaine des lois de police, puis dans le respect des droits acquis. Il est donné à peu d’auteurs de nourrir par leurs travaux la pensée de ceux qui viendront après eux, qu’il s’agisse d’autres auteurs, notamment de thèses de doctorat, de tribunaux ou même de législateurs. Pierre Gothot fut de ceux-là et, pour s’en tenir aux législateurs, la vive querelle née de l’unilatéralisme de l’ex-article 310 du code civil, issu de la loi du 11 juillet 1975 sur le divorce, est restée dans les mémoires de tous les spécialistes.

5 Une autre tâche, qui mobilisa Pierre Gothot dans les années soixante-dix, fut la traduction, avec son ami et collègue de la Faculté de Droit de Liège Lucien François, de la seconde édition, parue à Rome en 1946, de l’ouvrage de Santi Romano « L’ordinamento giuridico ». Cette traduction fut publiée en 1975 par les éditions Dalloz, dans la collection Philosophie du Droit, avec une belle et savante introduction de Phocion Francescakis. L’ordre juridique, que l’on appauvrirait en y voyant seulement un ensemble de règles, s’apparente bien davantage à une institution, à une collectivité générant ses propres règles. L’État en est le meilleur exemple, mais il n’est pas le seul. Il existe en effet des ordres juridiques au-dessus de lui, comme le droit international, ou à côté de lui, comme le droit ecclésiastique, le droit sportif ou encore l’ordre juridique des marchands, qui pourrait avoir généré la lex mercatoria. On sait le profit que Pierre Gothot et après lui les internationalistes de droit privé ont pu tirer, pour le droit international privé, de la seconde partie de l’essai de Santi Romano, consacrée à la pluralité des ordres juridiques et à leurs relations, à partir de la notion de relevance de ces ordres les uns par rapport aux autres, qui se constate dès lors que l’un de ces ordres en considère un autre comme tel.

6 Ces deux travaux majeurs montraient la qualité d’esprit exceptionnelle de Pierre Gothot, son aptitude, faite de de finesse et d’empathie, à comprendre et à analyser la pensée des internationalistes de droit privé du siècle qui l’avait précédé et, au-delà, de comprendre l’origine et l’achèvement de leur pensée, jusqu’à l’enchevêtrement de celle-ci avec celle de leurs contemporains et avec la pensée de ceux qui les ont suivis. Cette recherche était le thème du cours donné par Gothot à l’Académie de droit international de La Haye en 1981, intitulé « Les enseignements des fondateurs du droit international privé français contemporain », malheureusement non publié.

7 Les années soixante et soixante-dix ont été pour le droit international privé deux grandes décennies Gothot. À ce qui a été rappelé ci-dessus, il faut en effet ajouter la participation très active de Pierre Gothot au groupe de travail qui élabora, après l’adhésion du Royaume-Uni à l’Union européenne, la Convention de Rome du 19 juin 1980 sur la loi applicable aux obligations contractuelles. Les dispositions sur les lois de police, en particulier le fameux article 7, doivent beaucoup à son opiniâtreté face à une délégation britannique talentueuse.

8 Les années quatre-vingt virent encore paraître le commentaire, coécrit avec Dominique Holleaux, de la convention de Bruxelles du 27 septembre 1968 (Jupiter, 1985) et le manuel de droit international privé, écrit avec Dominique Holleaux et Jacques Foyer (Masson, 1987). Le décès prématuré de Dominique Holleaux la même année fut vécu comme un drame par tous ses amis, en particulier les coauteurs du Manuel, qui ne voulurent plus ni ne purent continuer sans lui un ouvrage dont il était l’inspirateur.

9 Après cette épreuve, Pierre Gothot semble s’être éloigné progressivement du droit international privé. Ses travaux écrits se limitent à quelques articles sur des auteurs disparus auxquels le liaient des sentiments d’amitié ou de reconnaissance, précisément Dominique Holleaux (Revue critique, 1990.621-656), Henri Batiffol (Travaux du Comité français de dr. int. privé, 1991.21-31) et Phocion Francescakis (sur « La pensée des autres »). Il voulut retrouver, pendant les années qui lui restaient à vivre, ses passions premières qui étaient la littérature, le théâtre et la peinture.

Français
  • GENERALITES
  • In memoriam
  • Pierre Gothot
Paul Lagarde
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Mis en ligne sur Cairn.info le 06/04/2022
https://doi.org/10.3917/rcdip.221.0001
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