CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1(1-2) Les règles de droit international privé applicables à la contrefaçon des dessins et modèles communautaires dont il va être question tout au long du présent commentaire sont issues de pas moins de trois règlements européens : le règlement Bruxelles I du 22 décembre 2000, étant précisé que le règlement Bruxelles I bis du 12 décembre 2012 qui lui a succédé ne pouvait jouer en l’espèce, l’instance ayant été introduite avant le 10 janvier 2015 ; le règlement Rome II, dont l’article 8 § 2 prévoit une règle de conflit de lois consacrée aux atteintes aux droits de propriété intellectuelle communautaires à caractère unitaire ; enfin, un texte auquel les lecteurs de cette Revue sont sans doute moins habitués, le règlement CE n° 6/2002 du 12 décembre 2001 sur les dessins et modèles communautaires, lequel contient, outre du droit matériel uniforme, des règles spéciales de droit international privé.

2Une autre particularité du sujet tient au caractère unitaire des dessins et modèles communautaires. Alors que les dessins et modèles nationaux obéissent à une stricte territorialité, les dessins et modèles communautaires sont en principe protégés et soumis au même régime dans l’ensemble de l’Union européenne. Aux termes de l’article 1 § 3 du règlement de 2001, « le dessin ou modèle communautaire a un caractère unitaire. Il produit les mêmes effets dans l’ensemble de (l’Union). Il ne peut être enregistré, transféré, faire l’objet d’une renonciation ou d’une décision de nullité et son usage ne peut être interdit que pour l’ensemble de (l’Union). Ce principe s’applique sauf disposition contraire du présent règlement ». La Cour de justice se réfère à plusieurs reprises à ce caractère unitaire dans l’arrêt Nintendo pour justifier les solutions qu’elle édicte. Il importe dès maintenant de souligner que la plupart des enseignements qui vont être tirés de l’arrêt au sujet des dessins et modèles communautaires valent mutatis mutandis pour les autres titres unitaires, qu’il s’agisse de la marque de l’Union européenne, régie en dernier lieu par le règlement UE n° 2017/1001 du 14 juin 2017, ou du régime communautaire de protection des obtentions végétales, institué quant à lui par le règlement CE n° 2100/94 du 27 juillet 1994, qui a toutefois pour particularité, par rapport aux règlements portant sur les autres titres unitaires, de limiter très fortement le renvoi aux droits nationaux (art. 97). Selon toute vraisemblance, l’interprétation adoptée en l’espèce de la règle de conflit de lois devrait aussi trouver à s’appliquer en cas d’atteinte à un brevet européen à effet unitaire. S’agissant en revanche de la compétence juridictionnelle, le brevet européen à effet unitaire est certes soumis au règlement Bruxelles I bis mais aussi à plusieurs règles qui lui sont propres, de sorte qu’il paraît difficile d’étendre, du moins en totalité, les solutions posées par l’arrêt Nintendo. On pense en particulier à l’article 33, § 1, b) de l’accord du 19 février 2013 relatif à une juridiction unifiée du brevet qui dispose qu’« une action ne peut être exercée contre plusieurs défendeurs que si ceux-ci ont un lien commercial et si l’action porte sur la même contrefaçon alléguée ». Le régime du for des codéfendeurs présente ainsi des différences avec celui prévu par l’article 6 § 1 du règlement Bruxelles I mis en œuvre en l’espèce (P. Véron, Le brevet européen unitaire et la juridiction unifiée du brevet (aspects de droit international privé), TCFDIP 2012-2014. 183, spéc. 201-202).

3Le litige est assez simple. Nintendo, société de droit japonais, est titulaire de plusieurs dessins et modèles communautaires enregistrés qui concernent des accessoires destinés à la console de jeux vidéo Wii. BigBen France, société de droit français, fabrique des accessoires compatibles avec cette console. Elle les vend sur son site internet à des consommateurs établis notamment en France, en Belgique et au Luxembourg. Elle les vend également à sa filiale allemande, la société BigBen Allemagne, qui ne dispose pas de stocks propres de produits. BigBen Allemagne revend ensuite, par l’intermédiaire de son propre site internet, les objets livrés par sa société mère à des consommateurs vivant en Allemagne et en Autriche. Estimant que la commercialisation de ces accessoires violait les droits qu’elle détient en qualité de titulaire de dessins et modèles communautaires, la société Nintendo a agi en contrefaçon devant les juridictions allemandes. Celles-ci ont posé trois questions préjudicielles à la Cour de justice de l’Union européenne. Seules la première et la troisième seront envisagées ici, la deuxième ne portant pas sur le droit international privé. Elles ont respectivement trait au tribunal compétent (I) et à la loi applicable (II).

I – Le tribunal compétent

4Le règlement sur les dessins et modèles communautaires a le statut de lex specialis par rapport au règlement Bruxelles I (point 42 de l’arrêt Nintendo, renvoyant à CJUE 13 juill. 2017, aff. C-433/16, BMW, D. 2017. 1537 ; ibid. 2069, obs. S. Bollée ; ibid. 2018. 978, obs. F. Jault-Seseke ; ibid. 1566, obs. J.-C. Galloux et P. Kamina ; Europe 2017. Comm. 392, obs. L. Idot ; Procédures 2017. Comm. 237, obs. C. Nourissat ; en droit des marques, v. not. l’arrêt Coty Germany évoqué infra II, A, 1). Suivant l’article 79 du règlement sur les dessins et modèles communautaires, à moins que celui-ci n’en dispose autrement, le règlement Bruxelles I est applicable aux procédures relatives à de tels dessins et modèles. Le texte vise plus exactement la convention de Bruxelles du 27 septembre 1968 et non le règlement Bruxelles I, mais, selon l’article 68 de ce dernier, dans la mesure où la convention a été remplacée par le règlement, toute référence faite à la première doit s’entendre d’une référence faite au second.

5Parmi les règles de compétence spécifiques édictées par le règlement sur les dessins et modèles communautaires, celles prévues à l’article 82 ont vocation à couvrir, entre autres, l’action en contrefaçon. Elles confèrent au demandeur une option. La première branche de celle-ci s’articule autour de critères hiérarchisés : sont désignés, par principe, les tribunaux des dessins ou modèles communautaires de l’État membre sur le territoire duquel le défendeur a son domicile ou, s’il n’est pas domicilié dans un État membre, de l’État membre sur le territoire duquel il dispose d’un établissement (art. 82, § 1) ; si le défendeur n’a ni son domicile ni un établissement dans un État membre, sont compétents les tribunaux de l’État membre sur le territoire duquel le demandeur a son domicile ou, à défaut de domicile dans un État membre, de l’État membre sur le territoire duquel il a un établissement (art. 82, § 2) ; enfin, lorsque les parties ont leurs domiciles et leurs établissements dans des pays tiers, le litige doit être porté devant les tribunaux du siège de l’OHMI (Office de l’harmonisation dans le marché intérieur), devenu EUIPO (Office de l’Union européenne pour la propriété intellectuelle), c’est-à-dire les tribunaux espagnols, le siège de l’Office étant situé à Alicante (art. 82, § 3). Quant à la seconde branche de l’option, elle permet au demandeur de saisir les juridictions de l’État membre sur le territoire duquel le fait de contrefaçon a été commis ou menace d’être commis (art. 82, § 5).

6En l’espèce, la compétence du juge allemand à l’égard de BigBen Allemagne est fondée sur le premier de ces critères, puisque le domicile de la société est situé Outre-Rhin. La question se pose de savoir si le juge allemand peut également connaître des demandes formées contre la société mère du groupe dont le siège est en France. Le règlement sur les dessins ou modèles communautaires est muet sur ce point. Il convient donc de se tourner vers les dispositions du règlement Bruxelles I et, plus précisément, vers son article 6, § 1 (règl. Bruxelles I bis, art. 8, § 1). Si l’article 79, § 3, du règlement sur les dessins ou modèles communautaires écarte expressément certaines dispositions du règlement Bruxelles I, l’article 6, § 1, n’en fait pas partie. Il peut donc a priori être mis en œuvre dans le contentieux se rapportant à de tels dessins ou modèles. L’article 6, § 1, permet, s’il y a plusieurs défendeurs, de les attraire tous devant le tribunal du domicile de l’un d’eux. L’établissement d’une telle compétence obéit cependant à plusieurs conditions que l’arrêt commenté s’emploie à préciser (A). La Cour était également interrogée sur l’étendue du pouvoir juridictionnel conféré au juge saisi à ce titre (B).

A – L’établissement de la compétence fondée sur l’article 6, § 1, du règlement Bruxelles I

7Pour que des codéfendeurs puissent être assignés devant le même juge, il est nécessaire, suivant l’article 6, § 1, « que les demandes soient liées entre elles par un rapport si étroit qu’il y a intérêt à les instruire et à les juger en même temps afin d’éviter des solutions qui pourraient être inconciliables si les causes étaient jugées séparément ». Il faut, en d’autres termes, que ces demandes soient connexes. Il ne suffit pas, à cet égard, qu’il existe une divergence dans la solution des litiges : cette divergence doit s’inscrire en outre dans le cadre d’une même situation de fait et de droit. La solution est constante depuis l’arrêt Roche Nederland (CJCE 13 juill. 2006, aff. C-539/03, Roche Nederland, D. 2007. 342, obs. J. Raynard ; Rev. crit. DIP 2006. 777, étude M. Wilderspin ; RTD eur. 2007. 679, obs. J. Schmidt-Szalewski ; Propr. intell. 2006, n° 21, p. 471, note J.-C. Galloux ; Europe 2006. Comm. 299, n° 2, obs. L. Idot ; M. Vivant [dir.], Les grands arrêts de la propriété intellectuelle, 2e éd., Dalloz, 2015, n° 13, 1re esp., note T. Azzi, cités ci-après « GAPI »). Dans la décision commentée, la Cour examine d’abord la situation de droit (1) puis la situation de fait (2).

81. S’agissant de la situation de droit, elle commence par rappeler, pour mieux la repousser ensuite, l’interprétation stricte consacrée par l’arrêt Roche Nederland. L’affaire Roche Nederland concernait un brevet européen. Plusieurs sociétés appartenant à un même groupe, implantées dans différents pays européens, avaient été assignées en contrefaçon par les titulaires du brevet. Chacune se voyait reprocher d’avoir exploité sans autorisation l’invention brevetée dans son pays d’établissement. Contrairement à un titre unitaire de propriété industrielle, le brevet européen, une fois délivré, éclate en un faisceau de brevets nationaux, chaque brevet national étant régi par la loi du pays pour lequel il a été délivré. Les agissements des sociétés impliquées devaient ainsi être appréciés selon des lois différentes. Ce morcellement a conduit la Cour à exclure l’existence d’une même situation de droit et, partant, à repousser le jeu de l’article 6, § 1.

9Dans l’hypothèse d’un dessin ou modèle communautaire, la situation est différente. Lorsque plusieurs personnes sont assignées en contrefaçon pour avoir porté atteinte à un tel titre de propriété industrielle, leur comportement est en principe évalué selon les mêmes règles de droit, lesquelles sont précisément tirées du règlement de 2001 sur les dessins et modèles communautaires. Ainsi, l’article 88, § 1, du règlement prévoit, sous l’intitulé « droit applicable », que « les tribunaux des dessins et modèles communautaires appliquent les dispositions du présent règlement ». Les demandes formées contre les codéfendeurs dans une telle configuration s’inscrivent donc de prime abord dans une même situation de droit. La jurisprudence française a déjà eu l’occasion de se prononcer en ce sens (Com. 5 avr. 2016, n° 13-22.491, Decathlon c/ Lidl, D. 2016. 846 ; ibid. 2031, obs. L. d’Avout ; ibid. 2017. 1022, obs. F. Jault-Seseke ; Dalloz IP/IT 2016. 305, obs. T. Azzi ; JDI 2016. Comm. 17, note V. Parisot ; CCE 2017. Chron. 1, n° 7, obs. M.-É. Ancel). La Cour de justice semble partager cette analyse (points 47 s. de l’arrêt rapporté).

10La difficulté vient du fait que certaines questions relatives aux dessins et modèles communautaires ne sont pas régies par le règlement de 2001, lequel renvoie alors au droit national. Ainsi, l’article 88, § 2, du règlement énonce que « pour toutes les questions qui n’entrent pas dans le champ d’application du présent règlement, le tribunal des dessins et modèles communautaires applique son droit national, y compris son droit international privé ». S’agissant plus particulièrement des sanctions de la contrefaçon, l’article 89, § 1, d), prévoit la possibilité pour le juge national de rendre, outre une ordonnance interdisant au défendeur de poursuivre les actes de contrefaçon et une ordonnance de saisie, prévues toutes deux expressément par le règlement, « toute ordonnance infligeant d’autres sanctions indiquées dans le cas d’espèce et prévues par la loi, y compris le droit international privé, de l’État membre dans lequel les actes de contrefaçon ou de menace de contrefaçon ont été commis ». En l’espèce, certaines demandes formulées par Nintendo portent sur la fourniture par les défenderesses de renseignements, de compte et de documents, sur l’indemnisation de la contrefaçon, sur la destruction et le rappel des produits en cause, sur le remboursement des frais d’avocats ainsi que sur la publication du jugement. Ces mesures annexes ne sont pas prévues par le règlement. Elles sont donc régies par les lois nationales applicables, de sorte que leur régime est susceptible de varier d’un État à l’autre.

11La Cour de justice considère néanmoins que les demandes formulées à l’égard des défenderesses relèvent de la même situation de droit. Peu importe, selon elle, la source des mesures sollicitées. Qu’il s’agisse de mesures prévues par le règlement ou par le droit national, seule compte leur finalité commune : l’action en contrefaçon vise à protéger le droit exclusif d’utiliser le dessin ou modèle communautaire, lequel produit les mêmes effets sur l’ensemble du territoire de l’Union (point 49). En d’autres termes, c’est tout simplement parce que le litige porte sur un titre unitaire européen que la Cour estime remplie la condition relative à la même situation de droit. Il paraît possible d’en déduire que tout litige se rapportant à un dessin ou modèle communautaire respecte automatiquement cette condition, quand bien même il impliquerait comme ici la mise en œuvre de normes nationales.

12La juridiction de renvoi mettait en avant un autre élément au soutien de l’existence d’une même situation de droit. Les moyens de lutte contre la contrefaçon ont été largement harmonisés grâce à l’importante directive CE n° 2004/48 du 29 avril 2004 relative au respect des droits de propriété intellectuelle. Or la plupart des mesures annexes réclamées par Nintendo, si elles sont absentes du règlement sur les dessins et modèles communautaires, sont en revanche prévues par cette directive, de sorte que les législations nationales des États membres ont, en ce qui concerne ces mesures, des contenus très proches générant, selon la juridiction de renvoi, une même situation de droit. La Cour de justice, sans faire expressément sienne cette analyse, ne l’écarte pas non plus (points 48 et 49). Dans la mesure où la directive n° 2004/48 couvre tous les droits de propriété intellectuelle, une telle analyse, à la supposer acquise, devrait valoir pour l’ensemble de ces droits : droits nationaux, qu’il s’agisse au demeurant de droits de propriété industrielle ou de droits de propriété littéraire et artistique ; titre unitaire comme en l’espèce ; brevet européen comme dans l’affaire Roche Nederland.

13En réalité, au-delà de ces justifications particulières, l’arrêt commenté confirme une tendance plus générale : dans la majorité des cas, si l’on met de côté l’affaire Roche Nederland, le fait que les demandes formées contre différents codéfendeurs puissent être régies par des législations nationales différentes n’est pas, en soi, considéré par la jurisprudence comme un obstacle à l’application de l’article 6, § 1. La Cour de justice l’a par exemple admis dans l’arrêt Painer à propos d’une atteinte au droit d’auteur, puis dans l’arrêt Cartel Damage Claims (CDC) Hydrogen Peroxide au sujet d’une infraction au droit de la concurrence (CJUE 1er déc. 2011, aff. C-145/10, Painer, D. 2012. 471, obs. J. Daleau, note N. Martial-Braz ; ibid. 1235, obs. F. Jault-Seseke ; ibid. 2836, obs. P. Sirinelli ; RTD com. 2012. 109, 118, 120, obs. F. Pollaud-Dulian ; Propr. intell. 2012, n° 42, p. 30, obs. A. Lucas ; RIDA 2012, n° 232, p. 479, obs. P. Sirinelli ; CCE 2012. Comm. 26, note C. Caron ; Europe 2012. Comm. 112, obs. L. Idot ; GAPI, n° 13, 2e esp., note T. Azzi, et n° 22, 3e esp., note S. Carre ; CJUE 21 mai 2015, aff. C-352/13, CDC Hydrogen Peroxide, AJCA 2015. 382, obs. A.-M. Luciani ; Europe 2015. Comm. 287, obs. L. Idot ; Procédures 2015. Comm. 225, obs. C. Nourissat ; CCC 2015. Comm. 211, obs. G. Decocq). La Cour de cassation française considère elle aussi que la pluralité de lois applicables n’interdit pas le jeu de l’article 6, § 1 (v. hors propriété intellectuelle, Civ. 1re, 26 sept. 2012, n° 11-26.022, Rothschild, D. 2012. 2876, note D. Martel ; Rev. crit. DIP 2013. 256, note D. Bureau ; JDI 2013. 175, note C. Brière ; rappr. à propos de copies de créations de mode, Com. 26 févr. 2013, n° 11-27.139, Pucci c/ H&M, D. 2013. 1510, obs. F. Jault-Seseke ; Rev. crit. DIP 2013. 922, note T. Azzi ; RTD com. 2013. 295, obs. F. Pollaud-Dulian ; Propr. intell. 2013, n° 47, p. 206, obs. A. Lucas ; CCE 2014. Étude 1, n° 10, obs. M.-É. Ancel : l’arrêt admet l’application de l’art. 6, § 1, en soulignant « l’absence d’harmonisation du droit d’auteur et de la concurrence déloyale au sein de l’Union »). À s’en tenir à la propriété intellectuelle, l’interprétation stricte de la condition tenant à l’existence d’une même situation de droit semble dès lors avoir vocation à ne s’appliquer qu’en cas d’atteinte à un brevet européen et à condition que les circonstances soient semblables à celles de l’affaire Roche Nederland. Or, à bien y regarder, rien ne permet de justifier le traitement ainsi réservé à cette catégorie particulière de litiges (pour plus de détails, v. notre étude, La Cour de justice et le droit international privé ou l’art de dire parfois tout et son contraire, in Les relations privées internationales – Mélanges en l’honneur du professeur Bernard Audit, LGDJ, 2014, p. 43). Aussi serait-il souhaitable que la Cour de justice opère un revirement clair et complet de jurisprudence en abandonnant définitivement cette interprétation stricte, y compris dans le contentieux des brevets européens (V. en dernier lieu A.-C. Chiariny, Un point sur l’application de l’article 8-1 du règlement Bruxelles I bis aux contentieux en contrefaçon plurilocalisés (10 ans après l’affaire Roche) à la veille de l’accord sur la Juridiction unifiée des brevets, Rev. crit. DIP 2017. 357).

142. La Cour examine ensuite la condition tenant à l’existence d’une même situation de fait. Elle considère que celle-ci doit être regardée comme remplie dès lors que les défenderesses sont des sociétés appartenant à un même groupe qui ont agi de manière identique ou similaire, conformément à une politique commune élaborée par une seule d’entre elles, circonstances qu’elle impose à la juridiction de renvoi de vérifier. La Cour avait déjà retenu – très timidement – une telle interprétation dans l’arrêt Roche Nederland (points 34 et 35). Il ressort de la jurisprudence postérieure que l’appartenance des défendeurs à un même groupe de sociétés constitue une hypothèse privilégiée d’application de l’article 6, § 1, ce que l’arrêt rapporté ne fait donc que confirmer (v. not. Com. 26 févr. 2013 et 5 avr. 2016, préc. ; v. aussi à propos d’un brevet européen, mais dans une configuration différente de celle de l’affaire Roche Nederland, CJUE 12 juill. 2012, aff. C-616/10, Solvay, D. 2013. 1503, obs. F. Jault-Seseke ; Rev. crit. DIP 2013. 472, note É. Treppoz ; RTD eur. 2012. 957, obs. É. Treppoz ; Europe 2012. Comm. 413, obs. L. Idot).

B – L’étendue de la compétence fondée sur l’article 6, § 1, du règlement Bruxelles I

15L’arrêt Nintendo donne à l’article 6, § 1, une très large portée, tant en ce qui concerne les faits dont le juge peut connaître (1) que les mesures qu’il est susceptible de prononcer (2).

161. Le raisonnement suppose de partir du principe que les sociétés du groupe BigBen ont bien agi de manière identique ou similaire conformément à une politique commune. Dans de telles circonstances, l’existence d’une même situation de fait doit, selon la Cour, comprendre « tous les agissements des différents défendeurs, y compris les livraisons effectuées par la société mère pour son propre compte, et ne pas se limiter à certains aspects ou certains éléments de ceux-ci » (point 52). Les faits reprochés aux sociétés appartenant à un même groupe doivent ainsi être appréciés de manière globale, peu important qu’un seul défendeur soit concerné par certains des actes critiqués par le demandeur. Il en résulte, en particulier, que la compétence à l’égard du défendeur assigné sur le fondement de l’article 6, § 1, s’étend à l’ensemble des agissements de ce dernier, même s’ils n’impliquent pas tous l’autre défendeur, seul domicilié dans le ressort du tribunal saisi. Le juge allemand, à supposer l’existence d’une même situation de fait avérée, devra donc statuer sur les livraisons de produits prétendument contrefaisants effectuées par BigBen France non seulement à BigBen Allemagne, mais aussi aux consommateurs français, belges et luxembourgeois.

172. La Cour s’interroge ensuite sur la portée géographique des mesures susceptibles d’être adoptées par les juridictions nationales. Utilisant un raisonnement par analogie, elle s’appuie sur l’arrêt DHL Express France rendu à propos, non d’un dessin ou modèle communautaire, mais d’une marque communautaire (CJUE 12 avr. 2011, aff. C-235/09, DHL Express France, D. 2011. 1135 ; ibid. 2442, obs. L. d’Avout ; ibid. 2012. 1238, obs. F. Jault-Seseke ; RTD eur. 2011. 847, obs. É. Treppoz ; Europe 2011. Comm. 228, obs. L. Idot). Selon ce précédent, la portée des mesures prises par les juridictions nationales est déterminée tant par l’étendue territoriale du droit de propriété intellectuelle qu’elles visent à protéger que par la compétence territoriale du tribunal qui les ordonne.

18La Cour s’attache donc, en premier lieu, à déterminer l’étendue territoriale des droits octroyés au titulaire d’un dessin ou modèle communautaire. En tant que titre unitaire européen, un dessin ou modèle communautaire confère en principe à son bénéficiaire une protection uniforme qui s’étend à l’ensemble du territoire de l’Union.

19S’agissant, en second lieu, de la portée territoriale de la compétence du juge saisi, la Cour estime qu’elle ne comporte, en l’espèce, aucune restriction au sein de l’Union. Le cas de chaque défendeur doit être envisagé séparément :

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  • à l’égard, d’abord, de la société BigBen Allemagne, la compétence du juge allemand repose sur l’article 82, § 1, du règlement sur les dessins ou modèles communautaires, qui fixe comme critère le domicile du défendeur. Cette disposition, comme du reste les paragraphes 2 et 3 de l’article 82, institue une compétence globale au profit du juge qu’elle désigne, lequel peut donc statuer sur les faits de contrefaçon commis ou menaçant d’être commis dans n’importe quel État membre (art. 83, § 1). En revanche, l’article 82, § 5 – non appliqué en l’espèce –, qui vise le juge de l’État membre sur le territoire duquel le fait de contrefaçon a été commis ou menace d’être commis, ne crée qu’une compétence locale : le tribunal saisi peut uniquement connaître des faits commis sur le territoire de l’État membre dans lequel il est situé (art. 83 § 2) ;
  • à l’égard, ensuite, de la société BigBen France, la compétence du juge allemand résulte de l’article 6, § 1, du règlement Bruxelles I. L’arrêt précise qu’« il ne ressort ni du libellé de l’article (…) ni de la jurisprudence de la Cour y afférente que les juridictions qui ont été valablement saisies en vertu dudit article (…) voient ensuite leur compétence territoriale limitée à l’égard du défendeur non domicilié dans l’État membre du for » (point 63). Cette précision importante doit être mise en parallèle avec le principe selon lequel ces juridictions sont compétentes pour statuer sur l’ensemble des faits imputés audit défendeur (supra I, B, 1). Par ce double refus de limiter les pouvoirs du juge, la Cour apporte une réponse convaincante à une question sur laquelle le plus grand désordre règne actuellement en France. Dans un premier temps, la première chambre civile de la Cour de cassation avait admis que le juge français, saisi en vertu de l’article 6, § 1, pouvait statuer sur l’ensemble des actes réalisés par le défendeur non domicilié en France, y compris ceux perpétrés à l’étranger (Civ. 1re, 6 mai 2003, n° 01-01.774, Dargaud, RTD com. 2004. 281, obs. F. Pollaud-Dulian ; Gaz. Pal. 16-18 nov. 2003. 22, note M.-L. Niboyet ; LPA 7 juin 2004, p. 3, note C. Brière). Mais, dans un deuxième temps, la même formation avait adopté une interprétation opposée, estimant que la compétence du juge français se limitait en pareil cas aux faits commis sur le territoire national (Civ. 1re, 22 mars 2012, n° 11-12.964, D. 2013. 1503, obs. F. Jault-Seseke ; Rev. crit. DIP 2012. 911, note O. Boskovic ; dans le même sens, v. not. Paris, pôle 5, ch. 2, 16 déc. 2016, n° 16/02794, Propr. intell. 2017, n° 63, p. 62, obs. A. Lucas). La jurisprudence de la Cour de justice n’invitait pourtant pas à retenir cette interprétation stricte, qui revient à retirer à l’article 6, § 1, l’essentiel de son intérêt (v. pour d’autres critiques O. Boskovic, op. cit.). La chambre commerciale de la Cour de cassation s’est, quant à elle, récemment prononcée en faveur de la première interprétation, en reconnaissant que le juge français pouvait connaître d’actes survenus à l’étranger (Com. 20 sept. 2016, n° 14-25.131, Pucci c/ H&M, D. 2016. 1938 ; ibid. 2484, obs. Centre de droit de la concurrence Yves Serra ; ibid. 2017. 1011, obs. H. Gaudemet-Tallon et F. Jault-Seseke ; ibid. 2054, obs. L. d’Avout et S. Bollée ; RTD com. 2016. 755, obs. F. Pollaud-Dulian ; JCP 2016. 1365, note M.-É. Ancel ; CCE 2017. Chron. 1, n° 7, obs. M.-É. Ancel ; RLDI n° 134, 1er févr. 2017, note M. Minois ; Propr. intell. 2017, n° 62, p. 40, obs. A. Lucas : l’arrêt ajoute qu’il importe peu que le codéfendeur d’ancrage établi en France n’ait lui-même commis aucun fait dommageable à l’étranger ; pour une lecture de la décision davantage axée sur des motifs procéduraux, v. les obs. de M.-É. Ancel). L’arrêt Nintendo valide donc salutairement cette approche (rappr. depuis, Civ. 1re, 26 sept. 2018, n° 16-18.686, Pucci c/ H&M, Dalloz IP/IT 2019. 104, obs. E. Treppoz ; CCE 2019. Chron. 1, nos 4 et 11, obs. M.-É. Ancel).

21Le raisonnement issu de la jurisprudence DHL Express France que la Cour de justice utilise par analogie dans l’arrêt Nintendo vaut, selon celle-ci, quelles que soient les mesures sollicitées par le demandeur (points 55 s.). La Cour ne fait à cet égard aucune distinction entre les mesures uniformes prévues par les règlements instituant des titres unitaires de propriété intellectuelle et les mesures annexes qui sont du ressort des législateurs nationaux, puisque toutes contribuent à garantir une protection efficace desdits titres sur l’ensemble du territoire de l’Union.

22L’arrêt Nintendo consacre finalement, à tous points de vue, une interprétation très souple de l’article 6, § 1. La Cour de justice facilite ainsi le regroupement du contentieux et, partant, améliore la lutte contre la contrefaçon. Un regard plus critique doit être porté sur le sort que la décision réserve à la règle de conflit de lois.

II – La loi applicable

23Les mesures annexes réclamées par Nintendo ne sont pas prévues par le règlement sur les dessins et modèles communautaires et relèvent en conséquence, nous l’avons vu, des législations nationales, comme plus généralement l’ensemble des questions non régies de manière autonome par le règlement. Les articles 88, § 2 et 89, § 1, d) de celui-ci renvoient plus précisément au droit national des États membres, « y compris (leur) droit international privé ». Or, les États membres, à l’exception du Danemark, partagent désormais la même règle de conflit de lois en matière de contrefaçon des titres unitaires de propriété intellectuelle. Celle-ci figure à l’article 8, § 2, du règlement Rome II. Le renvoi opéré par le règlement sur les dessins et modèles communautaires au droit international privé national doit donc être compris comme un renvoi à l’article 8, § 2, lequel énonce qu’« en cas d’obligation non contractuelle résultant d’une atteinte à un droit de propriété intellectuelle communautaire à caractère unitaire, la loi applicable à toute question qui n’est pas régie par l’instrument communautaire pertinent est la loi du pays dans lequel il a été porté atteinte à ce droit ». Interrogée pour la première fois sur l’interprétation de ce texte, la Cour considère qu’il désigne la loi du pays dans lequel le fait générateur de la contrefaçon s’est produit (A). Elle propose ensuite des directives relatives à la détermination précise de cette loi (B).

A – La désignation de la loi du fait générateur

24Délivrant une interprétation « autonome et uniforme » de l’article 8, § 2 (point 94), la Cour estime qu’en présence d’un délit complexe, l’expression « loi du pays dans lequel il a été porté atteinte (au) droit » renvoie à la loi du fait générateur de la contrefaçon et non à la loi du lieu où celle-ci « produit ses effets », c’est-à-dire à la loi du dommage, autrement qualifiée de lex loci damni (point 95). La démonstration repose sur deux arguments d’inégale valeur.

251. Le premier est de nature linguistique. L’expression « pays dans lequel il a été porté atteinte (au) droit » utilisée dans la version française de l’article 8, § 2, est assez vague, de sorte qu’elle peut à première vue désigner aussi bien le pays du fait générateur que celui du dommage (en faveur du premier rattachement, v. M. Audit, S. Bollée et P. Callé, Droit du commerce international et des investissements étrangers, 2e éd., LGDJ, 2016, n° 458 ; en faveur du second, v. notre étude, Atteintes aux droits de propriété intellectuelle et conflits de lois : de l’utilité de l’article 8 du règlement Rome II, Propr. intell. 2009, n° 33, p. 324, spéc. p. 332 s.). La Cour relève que les versions rédigées dans d’autres langues privilégient la loi du fait générateur. Elle mentionne les versions espagnole, allemande, italienne, lituanienne, néerlandaise, portugaise, slovène et suédoise, lesquelles renvoient à la loi du pays où « la violation a été commise », ce qui correspond, en effet, davantage au fait générateur qu’au dommage. La Cour cite également la version anglaise, qui vise la loi du pays « dans lequel l’acte de contrefaçon a été commis » (« in which the act of infringement has been committed »). La même expression est utilisée au sujet de la compétence judiciaire par l’article 82, § 5, de la version anglaise du règlement sur les dessins et modèles communautaires, disposition qui, dans sa version française, se réfère aux tribunaux de l’État membre « sur le territoire duquel le fait de contrefaçon a été commis », formule bien plus précise que celle figurant dans la version française de l’article 8, § 2, du règlement Rome II. L’article 89, § 1, d) du règlement sur les dessins et modèles communautaires, déjà évoqué, utilise une terminologie quasiment identique puisqu’il vise « l’État membre dans lequel les actes de contrefaçon ou de menace de contrefaçon ont été commis ». Le règlement sur la marque de l’Union européenne emploie un vocabulaire semblable (art. 93, § 5 règl. n° 40/94 du 20 déc. 1993, devenu art. 125, § 5, règl. n° 2017/1001 du 14 juin 2017). La Cour de justice a jugé, à propos de cet instrument, que le facteur de rattachement tenant à la commission des actes de contrefaçon se rapportait « à un comportement actif de l’auteur de cette contrefaçon » et que, dès lors, il visait « le territoire de l’État membre où l’événement qui est à l’origine de la contrefaçon alléguée est survenu ou risque de survenir et non le territoire de l’État membre où ladite contrefaçon produit ses effets » (CJUE 5 juin 2014, aff. C-360/12, Coty Germany, D. 2015. 240, obs. N. Martial-Braz et C. Zolynski ; ibid. 1064, obs. F. Jault-Seseke ; Rev. crit. DIP 2015. 190, note C. Laurichesse ; RTD eur. 2014. 95 et 960, obs. É. Treppoz ; Europe 2014. Comm. 363, obs. L. Idot ; Procédures 2014. Comm. 266, obs. C. Nourissat ; CCE 2015. Chron. 1, n° 5, obs. M.-É. Ancel). Au vu de ces éléments, il est cohérent d’admettre que l’article 8, § 2, du règlement Rome II vise lui aussi le fait générateur. Cependant, de là à approuver un tel rattachement, il y a un pas que nous ne franchirons pas.

262. Le second argument mis en avant par la Cour s’avère nettement plus contestable. Règle de conflit générale en matière d’obligations non contractuelles, l’article 4 du règlement Rome II désigne par principe la loi du dommage et exclut explicitement la loi du fait générateur. Le considérant 16 du règlement justifie la primauté accordée à la première en soulignant notamment le juste équilibre créé entre les intérêts de la personne dont la responsabilité est invoquée et ceux de la personne lésée. Les articles 5 et suivants prévoient des règles de conflit particulières pour certains délits spéciaux, dont les atteintes aux droits de propriété intellectuelle. Or le considérant 19 précise que ces règles spécifiques couvrent « des faits dommageables pour lesquels la règle générale ne permet pas de trouver un équilibre raisonnable entre les intérêts en présence ». La Cour en déduit que l’article 8, § 2, doit nécessairement désigner une loi différente de celle désignée par principe par l’article 4 : il ne peut donc s’agir que de la loi du fait générateur (point 98). Tirant l’essentiel de sa substance d’une interprétation littérale du considérant 19, ce raisonnement purement binaire appelle d’importantes réserves.

27Certes, en premier lieu, la lecture des autres considérants du règlement montre que la « règle générale » à laquelle se réfère le considérant 19 est bien la lex loci damni. Cependant, l’article 4 du règlement place, quant à lui, sous l’intitulé « règle générale », non seulement cette règle de conflit (art. 4, § 1), mais aussi les deux exceptions dont elle est assortie, lesquelles désignent respectivement la loi du pays dans lequel résident, le cas échéant, l’auteur et la victime du délit (art. 4, § 2) et la loi du pays qui entretient des liens manifestement plus étroits avec la situation (clause d’exception de l’art. 4, § 3). Il existe donc une contradiction entre le préambule du règlement et le règlement lui-même sur les contours de la notion de « règle générale ». Dans ces conditions, le second devrait à notre sens l’emporter (sur la valeur normative douteuse des considérants, v. S. Lemaire, Interrogations sur la portée juridique du préambule du règlement Rome I, D. 2008. 2157). Dès lors, si les articles 5 et suivants sont bien des dérogations à l’article 4, il peut s’agir de dérogations à l’un ou l’autre des trois critères de rattachement qu’il édicte et pas nécessairement au seul paragraphe premier visant la loi du dommage. Sous cet angle, l’article 8, § 2, se présente déjà, en soi, comme une dérogation, puisqu’il ne prévoit pas la compétence de la loi du pays de résidence des parties et qu’il ne comporte pas de clause d’exception. Rien n’oblige, dès lors, à considérer en plus qu’il renvoie à la loi du fait générateur. En d’autres termes, il dérogerait à l’article 4 même s’il désignait la loi du dommage.

28En deuxième lieu, la lecture des règles de conflit spéciales édictées par les articles 5 et suivants du règlement montre qu’en réalité, contrairement à ce que semble postuler l’interprétation retenue en l’espèce du considérant 19, toutes n’excluent pas la lex loci damni, bien au contraire. Ainsi, l’article 5 relatif à la responsabilité du fait des produits accorde à celle-ci un rôle subsidiaire (art. 5, § 1, c). De même, l’article 7 renvoie expressément à l’article 4, § 1, en matière d’atteinte à l’environnement, à moins que le demandeur ne préfère s’en remettre à la loi du fait générateur. Le démenti le plus fort réside cependant dans l’article 6 relatif à la concurrence déloyale et aux actes restreignant la libre concurrence. Lorsqu’il ne renvoie pas explicitement à l’ensemble de l’article 4 (art. 6, § 2), ce texte prévoit des critères de rattachement qui correspondent peu ou prou à la loi du dommage (art. 6, § 1 et 3). À tel point, d’ailleurs, que le considérant 21 précise que « la règle spéciale prévue à l’article 6 ne déroge pas à la règle générale énoncée à l’article 4, § 1, mais elle la précise ». Ces données invitent à relativiser fortement la teneur et, partant, la portée du considérant 19, lequel ne permet donc pas, à lui seul, d’affirmer que la règle de conflit propre à la contrefaçon des titres unitaires de propriété intellectuelle attribue compétence à la loi du fait générateur.

29En troisième lieu, l’argument tiré du considérant 19 pourrait, à propos non plus de l’article 8, § 2, mais de l’article 8, § 1, engendrer des résultats désastreux. L’article 8, § 1, concerne les droits de propriété intellectuelle non unitaires (pour plus de précisions sur les monopoles intellectuels qu’il couvre, v. T. Azzi et É. Treppoz, Contrefaçon et conflits de lois : quelques remarques sur la liste des conventions internationales censées primer le règlement Rome II, D. 2011. 1293). Il prévoit l’application de la loi du pays « pour lequel la protection est revendiquée ». Les différentes versions linguistiques de l’article 8, § 1, convergent à cet égard, le considérant 26 précisant que « le principe “lex loci protectionis” (…) est universellement reconnu ». Le considérant 19, à suivre l’interprétation qu’en donne la Cour dans la décision commentée, devrait conduire à admettre que l’article 8, § 1, constitue lui aussi une dérogation au principe général de l’article 4, § 1 et qu’il ne peut désigner, en conséquence, que la loi du fait générateur. Les objections sont cependant bien plus fortes ici qu’au sujet de l’article 8, § 2 : s’agissant des titres unitaires, l’application de la règle de conflit est assez résiduelle, puisqu’elle ne concerne que les questions non régies de manière autonome par les règlements européens qui les ont institués, tandis qu’en ce qui concerne les droits de propriété intellectuelle non unitaires, c’est bien l’ensemble de leur régime qui relève en principe de la loi nationale applicable selon la règle de conflit. Or la localisation fondée sur le fait générateur présente d’importants dangers. Elle permet à un contrefacteur qui s’adonne à son activité dans un pays dont la loi protège mal – ou ne protège pas – la propriété intellectuelle, d’agir en toute impunité sans avoir à craindre l’application des législations, le cas échéant plus strictes, des pays dans lesquels sont ensuite diffusés les objets contrefaisants. Le risque est accru dans l’environnement numérique avec des délocalisations possibles vers de véritables « cyber-paradis » (pour d’autres critiques, v. notre article, Atteintes aux droits de propriété intellectuelle et conflits de lois (…), préc., spéc. p. 334 s.). Certes, un tel risque est atténué au sein de l’Union européenne étant donné le nombre important de directives adoptées dans le domaine de la propriété intellectuelle, mais il est tout à fait possible que la loi du fait générateur soit la loi d’un pays tiers. De fait, le règlement Rome II ayant selon son article 3 un caractère universel, la loi qu’il désigne s’applique même s’il s’agit de la loi d’un État non membre, élément que la Cour de justice semble au passage avoir totalement occulté dans l’arrêt Nintendo, point sur lequel nous reviendrons ultérieurement (infra II, B, 2). Or les législations non européennes sont souvent moins protectrices des titulaires de droits de propriété intellectuelle. Alors que les institutions de l’Union s’efforcent d’adopter des mesures efficaces pour lutter contre la contrefaçon, l’interprétation de la règle de conflit consacrée en l’espèce contribue au résultat exactement inverse, puisqu’elle s’avère favorable aux contrefacteurs. On est bien loin de l’« équilibre raisonnable » entre les intérêts en présence que décrit à plusieurs reprises, mais sans jamais le démontrer, la Cour (points 96, 97 et 102).

30La jurisprudence Nintendo invite dans ces conditions à repenser les rapports entre les deux paragraphes de l’article 8. Auparavant, une partie de la doctrine considérait que, bien que rédigés de manière différente, ils visaient la même loi, que celle-ci soit formellement qualifiée de lex loci protectionis (art. 8, § 1) ou de loi du lieu de l’atteinte au droit (art. 8, § 2) (pour plus de détails, v. notre article préc., p. 332 ; v. aussi, paraissant assimiler les deux rattachements, P. Mayer et V. Heuzé, Droit international privé, 11e éd., LGDJ, 2014, n° 717, note 19 ; F. Pollaud-Dulian, Droit de la propriété industrielle, Economica, 2011, n° 1984 ; H. Gaudemet-Tallon, Droit international privé de la contrefaçon : aspects actuels, D. 2008. 735, spéc. n° 19 ; contra, les distinguant, M. Audit, S. Bollée et P. Callée, loc. cit. ; D. Bureau et H. Muir Watt, Droit international privé, t. 2, 4e éd., PUF, 2017, n° 1013-1). Compte tenu des risques liés à l’application de la loi du fait générateur, il nous paraît préférable de dissocier l’interprétation des deux paragraphes : seul l’article 8, § 2, désignerait la loi du fait générateur conformément à la jurisprudence Nintendo ; l’article 8, § 1, pourrait – et même devrait selon nous – être considéré comme renvoyant à la loi du dommage. Cette interprétation de l’article 8 § 1, reçoit en France le soutien de plusieurs auteurs (v. not. H. Gaudemet-Tallon, op. cit., n° 20 ; M. Audit, S. Bollée et P. Callée, loc. cit. ; M.-L. Niboyet et G. de Geouffre de la Pradelle, Droit international privé, 6e éd., LGDJ, 2017, n° 107 ; M. Vivant et J.-M. Bruguière, Droit d’auteur et droits voisins, 3e éd., Dalloz, 2016, n° 84 ; v. aussi notre article préc., p. 335 s. ; rappr. É. Treppoz, La lex loci protectionis et l’article 8 du règlement Rome II, D. 2009. 1643, spéc. n° 12). Au reste, des décisions récentes ont reconnu plus ou moins ouvertement que la lex loci protectionis s’entendait, en présence d’un délit complexe, de la lex loci damni (v., évoquant l’art. 8, § 1, du règlement Rome II, CJUE 18 oct. 2012, aff. C-173/11, Football Dataco, D. 2012. 2736 ; ibid. 2013. 527, obs. Centre de droit et d’économie du sport ; ibid. 1506, obs. F. Jault-Seseke ; ibid. 2297, obs. L. d’Avout ; ibid. 2489, obs. J. Larrieu ; RTD com. 2013. 309, obs. F. Pollaud-Dulian ; RTD eur. 2012. 947, obs. É. Treppoz ; Propr. intell. 2013, n° 46, p. 88, obs. V.-L. Benabou ; CCE 2013. Comm. 22, obs. C. Caron ; Europe 2012. Comm. 506, obs. L. Idot ; v. égal. à propos de l’art. 5, § 2, de la convention de Berne du 9 sept. 1886 pour la protection des œuvres littéraires et artistiques, qui désigne aussi la lex loci protectionis, Civ. 1re, 12 juill. 2012, nos 11-15.165 et 11-15188, Aufeminin.com, D. 2012. 2075, obs. C. Manara, note C. Castets-Renard ; ibid. 2071, concl. C. Petit ; ibid. 2339, obs. L. d’Avout ; ibid. 2348, obs. P. Tréfigny ; ibid. 2850, obs. P. Sirinelli ; ibid. 2013. 1503, obs. F. Jault-Seseke ; Rev. crit. DIP 2013. 607, note L. Usunier ; RTD com. 2012. 771, 775 et 780, obs. F. Pollaud-Dulian ; JCP 2012. 1007, note J.-M. Bruguière ; Propr. intell. 2012, n° 45, p. 416 et 420, obs. A. Lucas ; CCE 2012. Comm. 91, note C. Caron, et 2013. Chron. 1, n° 14, obs. M.-É. Ancel ; JDI 2013. 147, note T. Azzi ; GAPI, n° 14, 2e esp., note T. Azzi ; Com. 7 oct. 2014, n° 12-16.844, Tod’s c/ La Redoute, D. 2014. 2046 ; ; CCE 2015. Chron. 1, n° 14, obs. M.-É. Ancel, et Chron. 8, n° 21, obs. A.-E. Kahn ; Civ. 1re, 26 sept. 2018, préc. ; comp. Com. 8 nov. 2017, n° 16-10.850, Mariage frères, D. 2018. 973, obs. S. Clavel ; Propr. intell. 2018, n° 67, p. 55, obs. A. Lucas ; contra, auparavant, appliquant au titre de l’art. 5, § 2, de la convention de Berne la loi du fait générateur, Civ. 1re, 30 janv. 2007, n° 03-12.354, Lamore, D. 2007. 666 ; ibid. 2008. 1508, obs. F. Jault-Seseke ; Rev. crit. DIP 2007. 769, note T. Azzi ; RTD com. 2008. 556, obs. F. Pollaud-Dulian ; Propr. intell. 2007, n° 24, p. 337, obs. A. Lucas ; RIDA 2007, n° 212, p. 261, obs. P. Sirinelli ; JDI 2008. 163, note M.-É. Ancel ; Gaz. Pal. 2008. Doctr. 1291, chron. É. Treppoz ; JCP E 2008. 1144, n° 11, obs. H.-J. Lucas ; CCE 2008. Étude 8, note M.-É. Ancel ; Crim. 29 nov. 2011, n° 09-88.250, Le Monde, D. 2012. 2339, obs. L. d’Avout ; ibid. 2850, obs. P. Sirinelli ; RTD com. 2012. 207, obs. B. Bouloc ; Propr. intell. 2012, n° 42, p. 41, obs. A. Lucas).

B – La détermination de la loi du fait générateur

31La mise en œuvre de la règle de conflit suppose de localiser le fait générateur. La Cour souligne à cet égard la complexité du contentieux de la propriété intellectuelle. Il n’est pas rare, en effet, que plusieurs actes de contrefaçon commis dans des pays différents soient reprochés à un même défendeur. Dans une telle situation, la Cour recommande, « non pas de se référer à chaque acte de contrefaçon reproché, mais d’apprécier, de manière globale, le comportement dudit défendeur, afin de déterminer le lieu où l’acte de contrefaçon initial, qui est à l’origine du comportement reproché, a été commis ou risque d’être commis » (point 103). Il s’agit donc, en quelque sorte, de rechercher le fait générateur des faits générateurs… La méthode a pour finalité de parvenir à la compétence d’une loi unique. L’objectif est sans doute louable, mais le raisonnement suivi se prête à plusieurs critiques tenant au fait qu’en dépit de sa longueur, l’arrêt se contente de proposer des directives à la fois floues et incomplètes, d’une part quant à la notion de fait générateur (1) et d’autre part quant aux lois auxquelles la règle de conflit est à même de donner compétence (2).

321. L’avocat général Bot préconisait dans ses conclusions d’appliquer à l’ensemble des faits la loi française en partant du principe que, sans la fabrication des produits contrefaisants en France, les différents actes reprochés aux défendeurs n’auraient pu avoir lieu (concl. présentées le 1er mars 2017, point 58). La Cour ne reprend pas cette solution. Immédiatement après avoir annoncé sa volonté de trouver elle aussi « un critère de rattachement unique » (point 104), elle ne craint pas de se contredire puisqu’elle s’emploie à distinguer deux catégories d’actes.

33Elle s’intéresse d’abord à la vente en ligne de produits prétendument contrefaisants par un opérateur établi dans un pays à des consommateurs situés dans d’autres pays. Elle considère qu’il faut s’attacher au lieu « du déclenchement du processus de la mise en ligne de l’offre à la vente par cet opérateur sur le site lui appartenant » (point 108). L’arrêt n’apporte pas d’autre précision sur ce point. Les spécialistes auront néanmoins reconnu une formule proche de celle utilisée dans deux décisions rendues dans le domaine de la compétence juridictionnelle (CJUE 19 avr. 2012, aff. C-523/10, Wintersteiger, D. 2012. 1926, note T. Azzi ; ibid. 2340, obs. L. d’Avout ; ibid. 2013. 1509, obs. F. Jault-Seseke ; RTD com. 2012. 554, obs. F. Pollaud-Dulian ; Europe 2012. Comm. 263, obs. L. Idot ; CCE 2013. Chron. 1, n° 5, obs. M.-É. Ancel ; JCP E 2013. 1060, n° 7, obs. B. Remy ; GAPI, n° 14, 1re esp., note T. Azzi ; CJUE 22 janv. 2015, aff. C-441/13, Pez Hejduk, D. 2015. 1065, obs. F. Jault-Seseke ; Rev. crit. DIP 2015. 656, note L. Usunier ; RTD com. 2015. 179, obs. A. Marmisse-d’Abbadie d’Arrast ; Procédures 2015. Comm. 81, obs. C. Nourissat ; Europe 2015. Comm. 132, obs. L. Idot ; JCP 2015. 421, note M. Attal ; RLDI 2015, n° 114, p. 10, note X. Près ; Gaz. Pal. 16 juill. 2015, n° 197, p. 20, obs. L. Marino ; Propr. intell. 2015, n° 56, p. 300 obs. A. Lucas ; CCE 2016. Chron. 1, n° 4, obs. M.-É. Ancel). Aussi faut-il vraisemblablement considérer, en appliquant les enseignements tirés de ces précédents, que le fait générateur se situe dans l’État sur le territoire duquel est établi l’opérateur. La distribution prétendument contrefaisante de produits via internet sera ainsi soumise à la loi française s’agissant des objets proposés sur le site de BigBen France et à la loi allemande s’agissant de ceux proposés sur le site de BigBen Allemagne.

34Quittant l’environnement numérique, la Cour s’interroge ensuite sur l’hypothèse d’un opérateur qui fait transporter, dans un État autre que celui dans lequel il est établi, des produits contrefaisants par un entrepreneur tiers. Elle se contente, en guise de réponse, de rappeler ce qu’elle a déjà énoncé quelques lignes auparavant, à savoir qu’il faut « apprécier de manière globale le comportement [du] défendeur, afin de déterminer le lieu où l’acte de contrefaçon initial, qui est à l’origine du comportement reproché, a été commis ou risque d’être commis par celui-ci » (point 109). Le lecteur n’en saura malheureusement pas plus. Le caractère pour le moins vague d’une telle consigne contraste avec la volonté affichée par la Cour de « permet[tre] à la juridiction saisie d’identifier aisément la loi applicable » (point 104). Il contraste tout autant avec le besoin de prévisibilité des solutions qu’elle n’hésite pas à mettre en avant à plusieurs reprises au soutien de son raisonnement (points 96, 101, 102 et 104). En fait de prévisibilité, il est permis de penser que si le rattachement fondé sur l’acte de contrefaçon initial est naturellement prévisible pour l’auteur du délit, il en va rarement de même pour la victime qui, souvent, ignore où a été commis cet acte source. Par où le « juste équilibre » entre les intérêts en présence, qu’invoque à l’envi la Cour, peut paraître une fois de plus malmené, toujours au détriment du titulaire du droit de propriété intellectuelle.

352. Ainsi qu’il a été observé auparavant, la Cour ne raisonne ici qu’à partir de l’hypothèse d’une pluralité de faits générateurs commis dans différents « États membres » (points 101 s.), alors que l’article 8, § 2, du règlement Rome II, compte tenu du caractère universel du règlement, peut parfaitement désigner en tant que loi du fait générateur la loi d’un État tiers, en particulier lorsque l’atteinte au droit a été commise sur Internet. Plusieurs observations s’imposent à cet égard.

36En premier lieu, la règle de conflit est certes d’application résiduelle en matière de dessins et modèles communautaires, mais elle a tout de même vocation à intervenir sur des questions importantes. Elle couvre entre autres, nous l’avons vu, les sanctions et les mesures judiciaires non prévues par le règlement sur les dessins et modèles communautaires. Or, sur de telles questions, les législations des États tiers sont souvent moins protectrices que la législation de l’Union (v. dir. n° 2004/48 du 29 avr. 2004 relative au respect des droits de propriété intellectuelle préc.). Il y a sous cet angle une évidente contradiction avec l’objectif, pourtant mis en avant par la Cour elle-même dans la première partie de l’arrêt, consistant à « garantir une protection efficace de l’exercice des droits conférés par un dessin ou modèle communautaire sur tout le territoire de l’Union » (point 56). Précisons toutefois que les aspects de stricte procédure doivent être gouvernés, non par le règlement Rome II, selon son article 1, § 3, mais par la lex fori qui, à suivre les règles de compétence internationale inscrites dans le règlement sur les dessins et modèles communautaires, ne peut être que la loi d’un État membre (V. supra, I).

37En deuxième lieu, il est en soi assez étonnant que la violation d’un titre de l’Union européenne à caractère unitaire puisse se retrouver, même accessoirement, soumise à la loi d’un pays qui, précisément, est extérieur à l’Union. Cela apparaît d’autant plus surprenant qu’en vertu du principe de territorialité qui irrigue la propriété industrielle, un tel titre sera, par hypothèse, dépourvu de toute protection et, plus généralement, de tout effet dans le pays en cause (M. Audit, S. Bollée et P. Callée, loc. cit.).

38En troisième lieu, la solution adoptée en l’espèce s’articule difficilement avec celle consacrée par la même juridiction dans l’important arrêt L’Oréal c/ eBay (CJUE 12 juill. 2011, aff. C-324/09, L’Oréal c/ eBay, D. 2011.2054, point de vue P.-Y. Gautier ; ibid. 2012. 1233, obs. H. Gaudemet-Tallon ; RTD eur. 2011. 847, obs. É. Treppoz ; Propr. ind. 2011. Comm. 71, obs. A. Folliard-Monguiral ; JCP E 2011. 509, veille par C. Caron ; RLDI 2011/74, n° 2459, note L. Grynbaum, et n° 2460, note C. Castets-Renard ; Europe 2011. Comm. 320, obs. L. Idot ; Gaz. Pal. 2011, n° 299-300, p. 19, obs. L. Marino ; CCE 2011. Comm. 99, note C. Caron, et 2012. Chron. 1, n° 12, obs. M.-É. Ancel ; rappr. CJUE 18 oct. 2012, aff. C-173/11, Football Dataco, préc.). Dans cette affaire, la Cour de justice a jugé, à propos des règles prévues par la directive rapprochant les législations des États membres sur les marques et le règlement sur la marque communautaire, qu’« il serait porté atteinte à l’effectivité de ces règles si l’usage, dans une offre à la vente ou une publicité sur Internet destinée à des consommateurs situés dans l’Union, d’un signe identique ou similaire à une marque enregistrée dans l’Union échappait à l’application de celles-ci du seul fait que le tiers à l’origine de cette offre ou de cette publicité est établi dans un État tiers, que le serveur du site Internet qu’il utilise se situe dans un tel État, ou encore que le produit faisant l’objet de ladite offre ou de ladite publicité se situe dans un État tiers » (point 63). Ainsi, la circonstance selon laquelle le fait générateur de la contrefaçon est localisé dans un pays tiers ne permet pas d’échapper à l’application du droit de l’Union. Positivement, la Cour considère que les textes européens jouent « s’il existe des indices pertinents pour conclure qu’une offre à la vente ou une publicité affichée sur une place de marché en ligne accessible sur [le] territoire [du ou des États membres couverts par la marque] est destinée à des consommateurs situés sur celui-ci » (point 67). Le lecteur aura reconnu la méthode de la focalisation. La Cour a créé de la sorte une véritable règle de conflit de lois (H. Gaudemet-Tallon et M.-É. Ancel, obs. préc. ; M. Vivant et J.-M. Bruguière, op. cit., n° 84 ; v. aussi nos obs. in GAPI préc., n° 14, spéc. p. 211). Certes, l’arrêt L’Oréal c/ eBay a été rendu dans un litige né avant l’entrée en application du règlement Rome II, mais il n’était pas interdit de penser que la mise à l’écart du fait générateur et la consécration de la méthode de la focalisation vaudraient également dans le cadre du règlement. Or tel n’est pas le sens de l’arrêt Nintendo, s’agissant du moins de l’article 8 § 2. Afin de concilier les deux décisions, il faudrait admettre que le critère de rattachement puisse varier en fonction de la localisation du fait générateur : dans l’hypothèse d’un fait générateur survenu dans un État membre, l’article 8, § 2, désignerait la loi de cet État, conformément à la jurisprudence Nintendo ; en revanche, lorsque le fait générateur a eu lieu dans un pays tiers, l’article 8, § 2, attribuerait compétence à la loi de l’État membre vers lequel l’activité du contrefacteur est dirigée, dans la logique cette fois-ci de la jurisprudence L’Oréal c/ eBay (M.-É. Ancel, obs. ss. l’arrêt Nintendo, CCE 2018. Chron. 1, n° 15). Toutefois, une telle distinction suppose de prendre une certaine liberté avec le libellé de cette disposition qui ne prévoit formellement qu’un seul critère de rattachement. Elle crée en outre une brèche dans le caractère universel du règlement Rome II, lequel part du principe que les lois des États tiers sont applicables au même titre que celles des États membres (art. 3). Aussi nous paraît-il peu probable que la Cour de justice décide un jour de la consacrer, même s’il est toujours délicat, comme en témoigne l’arrêt commenté, de se livrer à des pronostics sur sa jurisprudence.

Français

Le règlement n° 6/2002 du 12 décembre 2001 sur les dessins ou modèles communautaires, lu en combinaison avec l’article 6 § 1 du règlement Bruxelles I du 22 décembre 2000, doit être interprété en ce sens que, dans des circonstances telles que celles au principal où la compétence internationale d’un tribunal des dessins ou modèles communautaires saisi d’une action en contrefaçon est fondée, à l’égard d’un premier défendeur, sur l’article 82 § 1 du règlement n° 6/2002 et, à l’égard d’un second défendeur établi dans un autre État membre, sur l’article 6 § 1, lu en combinaison avec l’article 79 § 1 du règlement n° 6/2002, au motif que ce second défendeur fabrique et livre au premier les produits que ce dernier commercialise, ce tribunal peut, sur demande de la partie requérante, adopter des ordonnances à l’égard du second défendeur portant sur les mesures relevant de l’article 89 § 1 et de l’article 88 § 2 du règlement n° 6/2002, couvrant également des comportements de ce second défendeur autres que ceux liés à la chaîne de livraison susmentionnée et ayant une portée qui s’étend à l’ensemble du territoire de l’Union européenne (1).
L’article 8 § 2 du règlement Rome II doit être interprété en ce sens que la notion de « pays dans lequel il a été porté atteinte à ce droit », au sens de cette disposition, vise le pays du lieu où le fait générateur du dommage s’est produit. Dans des circonstances où sont reprochés à un même défendeur différents actes de contrefaçon commis dans différents États membres, il convient, pour identifier le fait générateur du dommage, non pas de se référer à chaque acte de contrefaçon reproché, mais d’apprécier, de manière globale, le comportement dudit défendeur, afin de déterminer le lieu où l’acte de contrefaçon initial, qui est à l’origine du comportement reproché, a été commis ou risque d’être commis par celui-ci (2).

Mots clés

  • Dessins et modèles communautaires
  • Contrefaçon
  • Compétence internationale
  • Règlement CE n° 6/2002 du 12 décembre 2001 sur les dessins et modèles communautaires
  • article 82 § 1
  • Juge du domicile du défendeur
  • Règlement Bruxelles I
  • Article 6 § 1
  • For des codéfendeurs
  • Loi applicable
  • Règlement Rome II
  • Article 8 § 2
  • Titre communautaire de propriété industrielle à caractère unitaire
  • Loi du fait générateur de la contrefaçon
Tristan Azzi
Professeur à l’École de droit de la Sorbonne, Université Paris I Panthéon-Sorbonne
Mis en ligne sur Cairn.info le 07/06/2020
https://doi.org/10.3917/rcdip.184.0835
Pour citer cet article
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