CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1La doctrine et la loi – Le droit international privé conserve encore, par quelques aspects, son caractère de droit savant si magistralement décrit par Bruno Oppetit il y a quelques temps déjà (RCADI, 1992-III, t. 234). C’est ainsi aux mains expertes de P. Lagarde que la Principauté de Monaco a principalement confié la tâche de codifier la matière. Tâche exaltante, sur un terrain peu encombré, et avec pour seules contraintes celles que la Principauté s’était elle-même données ; pour un résultat passionnant, cette codification du xxie siècle semblant refléter à sa manière le pluralisme méthodologique qui traverse le droit international privé contemporain. Y cohabitent en effet règles classiques et baroques, innovantes ou éprouvées par le temps, originales ou déjà bien connues, particulières ou inspirées d’autres systèmes… Une sorte de leçon de droit international privé par l’exemple, que cette Revue ne pouvait évidemment passer sous silence, comme elle avait déjà rendu compte par le passé des grands textes allemand (Rev. crit. DIP 1987. 1 s.), suisse (Rev. crit. DIP 1988. 207 s.) italien (Rev. crit. DIP 1996. 1 s.), belge (Rev. crit. DIP 2005. 11), et de bien d’autres encore.

2Au sein même de l’Union européenne, le droit savant (ou faut-il plutôt employer le terme, plus actuel et plus polémique, d’expertise ?) parvient encore à conserver une certaine place, comme en témoigne la constitution d’un groupe d’experts ayant assisté la Commission dans l’élaboration d’un projet de règlement sur la loi applicable à l’opposabilité des créances (V. ainsi le texte de la proposition, p. 14, évoquant « un groupe d’experts de haut niveau composé d’universitaires, de praticiens du droit et de membres du secteur ayant une expertise dans le domaine des règles de conflit de lois et des marchés financiers ») ; c’est l’un de ses membres qui vient présenter ces travaux aux lecteurs de cette Revue sur ce problème délicat, qui avait échappé jusqu’alors à toute tentative d’unification (Convention de Rome ; Rome I, art. 14).

3La doctrine et la jurisprudence – Se saisissant d’un mouvement jurisprudentiel émergeant au Canada, une doctrine avertie analyse les avancées et les régressions… relatives à ce thème sociétal essentiel de la responsabilité des sociétés mère pour les préjudices causés par leurs filiales à l’étranger. Sur ce terrain mouvant et contesté, cette Revue tente depuis bientôt deux décennies, à travers l’essor et le déclin du Alien Tort Statute aux États-Unis, la récente loi française sur le devoir de vigilance, ou encore les efforts discrets mais efficaces des juges anglais d’instaurer une obligation d’attention à portée extraterritoriale dans la sphère d’influence de l’entreprise, de cartographier à travers les contentieux survenus dans différents points du globe les manifestations d’une lutte qui ne peut guère se comprendre, comme le montre à nouveau l’exemple canadien, sans l’éclairage de l’économie politique. Il en va certainement de même de certains autres différends, apparemment plus paisibles, récemment abordés : preuve de la nationalité, notion de divorce, contrefaçon de dessins et modèles communautaires, qui bénéficient tous de la mise en évidence de ce que M. Lasser a désigné naguère comme un champ discursif caché permettant l’adaptation du droit aux besoins sociaux (cf. Les récentes modifications du processus de décision à la Cour de cassation. Le regard bienveillant, mais inquiet, d’un comparatiste nord-américain, RTD civ. 2006. 691). D’où les réactions constantes de la doctrine à la création du droit par le juge, en forme de dialogue (P. Mayer, Trav. Assoc. H. Capitant, 1980, p. 385 s., et spéc. p. 392), de bienveillance mutuelle (à propos des rapports entretenus par ex. entre Batiffol et la jurisprudence, v. Y. Lequette, Trav. Com. fr. DIP, 1991-1993, spéc. p. 34 s.)… d’incompréhension réciproque aussi : sur le lien qui persiste à être entretenu entre l’office du juge et la disponibilité des droits, ou sur l’hostilité que la Cour de cassation témoigne à l’encontre des clauses attributives de juridiction dissymétriques (comme on le verra aussi dans ce numéro). Au point que la doctrine, à défaut d’être entendue sur ce dernier sujet, en vient à appeler en renfort un autre juge, européen cette fois, pour clore enfin le débat.

4La doctrine et la doctrine – La rubrique bibliographie, enfin, continue de s’étoffer : au-delà du très précieux index bibliographique, qui présente les principaux travaux publiés au cours de l’année précédente en langues allemande, anglaise, espagnole, française et italienne – que tous nos contributeurs en soient ici remerciés –, près d’une vingtaine de comptes rendus sont publiés dans cette livraison. Y sont abordés des thèmes classiques (l’application du droit étranger) ou plus modernes (la résolution des différends relatifs aux marchés financiers), et parfois même aux confins de la matière (la religion, envisagée sous divers aspects), au-delà de la mondialisation, désormais omniprésente (dans ses rapports avec la famille, le juge…). Doctrine qui, pour rendre compte, expose, présente, exprime ses doutes et parfois des regrets, ses admirations et ses plaisirs de lecture ; afin de donner au lecteur envie de lire et de penser par lui-même : n’est-ce pas là finalement l’une des tâches essentielles d’une revue scientifique ?

Horatia Muir Watt
Dominique Bureau
Sabine Corneloup
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Mis en ligne sur Cairn.info le 07/06/2020
https://doi.org/10.3917/rcdip.184.0751
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