CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Dominic Liswaniso Lungowe c/ Vedanta Resources plc & Konkola Copper Mines plc

2(Le texte complet de la décision est accessible sur le site figure im1)

3En résumé : La Court of Appeal (composée des Lord Justices Jackson, Simon, Lady Justice Asplin) statue sur appel du jugement de The Hon. Mr Justice Coulson, Queen’s Bench Division, Technology and Construction Court.

4En l’occurrence, un groupe de citoyens de Zambie, vivant dans la région de Chingola (proche des sources de cuivre) allèguent devant les juridictions britanniques avoir subi des dommages multiples et très étendus en raison des activités minières des sociétés défenderesses à Nchanga. Ces dommages comprennent des atteintes à l’intégrité corporelle, la perte de revenus, la perte de jouissance de la propriété, et la pollution. En effet, la mine est traversée par plusieurs voies d’eau, notamment le fleuve Kafue, dans lesquelles sont déversés les déchets liés à l’extraction de cuivre. Les sociétés défenderesses sont d’une part une société de droit local, Konkola Copper Mines (KCM : v. déjà, le jugement de la High Court de 2005, Rev. crit. DIP 2005. 722, note H. Muir Watt), détentrice d’une licence lui permettant d’opérer directement la mine de cuivre, et d’autre part une société holding Vedanta, incorporée au Royaume-Uni et dont KCM est l’une des filiales. La première emploie seize mille personnes dont une majorité à Nchanga ; la seconde n’a elle-même que dix-neuf salariés, mais indirectement, à travers ses diverses filiales engagées dans des activités extractives dans le monde, plus de quatre-vingt deux mille. L’action des victimes est fondée sur la loi zambienne, et invoque aussi bien le droit commun de la responsabilité civile que divers textes législatifs spécifiques prévoyant des obligations à la charge de KCM au titre de la régulation de l’industrie extractive ou de la protection de l’environnement. Il est également et surtout allégué que Vedanta avait à l’égard des tiers – ceux qui invoquent aujourd’hui sa responsabilité – un duty of care (c’est-à-dire une relation de proximité génératrice d’un devoir de vigilance au regard du droit commun de la responsabilité civile) dans les termes énoncés dans Chandler v. Cape (v. Rev. crit. DIP 2013. 632, note H. Muir Watt : De la responsabilité d’une société mère en matière de santé et de sécurité des salariés de ses filiales). La compétence des juridictions britanniques est fondée selon les demandeurs sur l’article 4 du règlement Bruxelles I bis à l’égard de Vedanta, étendu à l’égard de KCM comme co-défendeur.

5La défense s’est placée immédiatement sur le terrain juridictionnel, faisant valoir soit l’absence de compétence, soit l’opportunité de ne pas l’exercer en l’occurrence (forum non conveniens). Au-delà d’une tentative de faire désavouer la jurisprudence Owusu, l’argument essentiel consistait à dénoncer comme une manœuvre illégitime (ou frauduleuse, dans un vocabulaire français) le fait d’assigner la société-mère sur le fondement de l’article 4 afin de profiter du caractère obligatoire de la compétence du for du domicile (exclusive du forum non conveniens selon Owusu) et d’accrocher par là même la filiale, alors que l’action concernait d’abord la filiale (et donc seulement par contrecoup la société-mère). Or, la compétence britannique à l’égard de la filiale zambienne n’était nullement acquise et à supposer qu’elle soit admise, elle aurait été assortie en toute hypothèse de l’exception de forum non conveniens. Cette ligne d’argumentation a conduit le premier juge à examiner la question de savoir s’il y avait à l’égard de Vedanta une vraie question (a real issue), à savoir une sérieuse possibilité de responsabilité délictuelle (et non simplement une allégation destinée à créer artificiellement une compétence). Cela l’oblige à son tour à sonder le fond afin d’établir sa compétence, qu’il retient. La Court of Appeal le suit dans cette démarche, et, tout en soulignant qu’il s’agit seulement de vérifier qu’il n’y avait pas eu d’erreur manifeste du premier juge sur ce point et non de juger si l’appréciation de ce dernier était en tous points la meilleure, approuve la décision sur le terrain juridictionnel.

6Du 13 octobre 2017 – Court of Appeal (Civil division) – Jackson, Simon, Asplin, LLJJ. – Mme Kinsler QC, MM. Gibson QC, Webb QC, Miletic, Hermer QC, Craven, av.

7(1) Ce jugement de la Court of Appeal du Royaume-Uni, très attendu, accomplit un pas (virtuel) de plus dans l’évolution du régime juridique de la responsabilité des entreprises à l’égard des tiers, du fait d’agissements dans des pays tiers de l’une ou l’autre de leurs entités constitutives. Son contenu est à divers égards à la fois prudent et provisoire, et – sauf si l’évolution de l’état du droit est paralysée par une transaction – sera contesté devant la Cour suprême. Néanmoins, il est à situer dans une tendance – parfois à peine esquissée – en droit comparé, en dehors des États-Unis, et représente à cet égard la partie perceptible d’un iceberg potentiellement considérable. En effet, en dépit des signaux négatifs émis par la Cour suprême américaine (v. Kiobel v. Royal Dutch Shell, Rev. crit. DIP 2013. 595, note H. Muir Watt), d’autres affaires très médiatisées, nées de faits tristement répétitifs et de schémas juridiques également récurrents, avancent progressivement devant diverses juridictions occidentales (ainsi, les suites au Canada de l’effondrement du Rana Plaza au Bangladesh ; les retombées judiciaires européennes de l’affaire Kiobel…).

8À ce jour, l’enjeu dans tous ces contentieux reste très largement encore l’exercice de la compétence juridictionnelle à l’égard du groupe multinational à raison de dommages « extraterritoriaux » survenus du fait d’une filiale locale. La question de la loi applicable reste donc à déterminer, même si en réalité, la question juridictionnelle implique très souvent de s’aventurer au moins implicitement sur ce terrain, comme l’illustre au demeurant la présente affaire. Il est très important de rappeler, d’une part, que toute avancée qu’on croit déceler ici sur le terrain du fond n’est retenue en toute hypothèse que pour établir la compétence, essentiellement sous l’angle négatif du forum non conveniens, et que la prudence s’impose d’autant plus dans la lecture des motifs judiciaires que le contrôle, exercé sur ce point par les juridictions d’appel sur la décision du juge du fond d’exercer ou non sa compétence, est un contrôle « léger », respectueux de l’appréciation quasi-souveraine par ce dernier des circonstances de fait qui déterminent le caractère approprié ou non de la compétence. À ce double bémol, on ajoutera également le jeu de la présomption de similarité que retiennent à ce stade les différentes juridictions saisies entre la loi étrangère du délit (Zambie, Bangladesh…) et la common law anglaise, dès lors que (comme l’est souvent le cas) le pays concerné a reçu cette dernière au titre du legs colonial britannique.

9Cependant, si les affaires évoquées présentent toujours le même schéma, le cas Vedanta appartient à une sous-catégorie spécifique, celle des dégâts de toute nature (dommages corporels, atteintes à l’environnement…) causés par l’industrie extractive (v. encore Kiobel, mais également des affaires aussi connues que Unocal, Total, Lubbe et bien d’autres, sans compter un grand nombre de contentieux au Canada, où sont incorporées un pourcentage considérable des sociétés minières en raison des plus faibles exigences de reporting). Techniquement, la responsabilité de l’entreprise est susceptible d’être engagée (généralement sur le terrain délictuel) soit à l’égard des salariés de la filiale soit à l’égard des tiers, habitants de la région : il n’y a pas d’interférence d’une chaîne contractuelle de fabrication et de commercialisation, comme dans le cas de Rana Plaza qui sera évoqué plus loin. Par ailleurs, ces affaires impliquent très souvent des pays particulièrement démunis. Ici, le pays « hôte », la Zambie, est classé comme étant l’une des économies les plus pauvres du monde – tout en étant parmi les pays les plus riches en minéraux – et les victimes, travailleurs ou habitants, parmi les plus démunies de la population locale.

10Se vérifie ainsi l’un des paradoxes les plus spectaculaires de l’économie globale en même temps que s’ouvre l’opportunité pour le droit, sinon de changer de but en blanc les modes opératoires du capitalisme financier, du moins d’ouvrir la voie vers une certaine discipline des acteurs qui échappent actuellement à toute contrainte autre que celle qu’induit la concurrence sur le marché de la consommation. Il s’agit en somme de durcir la responsabilité sociale des entreprises en la transformant en responsabilité juridique. La méthode utilisée ici consiste à étendre à la société-mère l’obligation génératrice de responsabilité civile (ou duty of care) telle qu’elle est prévue par la loi du délit (I). Elle est donc différente de la démarche intellectuelle empruntée par le devoir de vigilance prévu par la loi française, dont la portée est potentiellement plus grande (II).

I – La méthode : déterminer la portée du duty of care

11L’aspect le plus intéressant de cette décision est la reconnaissance – ou plutôt, la non-exclusion a priori – de la possibilité d’une responsabilité civile extra-contractuelle de la société-mère à l’égard des tiers (salariés, habitants des lieux…) à raison de dommages très divers, dans un pays étranger. Deux éléments significatifs apparaissent ici : d’une part, l’existence même à la charge de la société-mère du devoir de veiller aux intérêts d’autrui (ou duty of care) à raison des activités de sa filiale (A). D’autre part, la mise en œuvre d’une telle responsabilité en dépit de l’extranéité du délit (B).

12A – Sur le premier point, les jalons avaient été posés par le jugement de la Court of Appeal dans Chandler v. Cape (préc.). Au regard du droit des torts, la responsabilité du défendeur ne peut être retenue que si celui-ci était débiteur du devoir de veiller aux intérêts du demandeur. À son tour, un tel devoir suppose un rapport de proximité entre les parties ; il faut en effet que le débiteur soit suffisamment « voisin » de la victime (neighbour principle) pour justifier une obligation de vigilance à sa charge. En l’espèce, Vedanta a donc essayé de tirer argument de sa distance par rapport aux victimes – au sens où elle n’était pas en contact direct avec les personnes affectées par les activités de sa filiale – pour échapper à cette obligation initiale. Chandler v. Cape avait déjà cependant affaibli cette défense en affirmant que la société-mère était tenue d’un duty of care à l’égard des salariés de la filiale à certaines conditions identifiées de façon très précise (notamment celle d’exercer une activité dans le même domaine et de posséder une expertise supérieure à celle de la filiale qui pouvait s’attendre à en bénéficier afin d’éviter le dommage). Mais deux interprétations étaient alors possibles pour comprendre la portée de ces conditions. Soit elles étaient de nature à circonscrire le rapport de proximité afin d’empêcher toute tentative de l’étendre ; soit elles étaient simplement indicatives et n’excluaient pas une application future par analogie à d’autres situations. L’enjeu était l’extension du devoir de veiller aux intérêts des salariés de la filiale à d’autres tiers.

13C’est la deuxième de ces deux directions qui se dessine ici. Les juges relèvent explicitement le caractère indicatif des circonstances visées dans Chandler v. Cape et la tiennent pour porteuse d’une idée qui était susceptible de s’incarner, par analogie, dans un contexte différent. C’est ainsi qu’ici, la qualité des tiers affectés par l’activité de la filiale devient indifférente. Le devoir de veiller aux intérêts d’autrui bénéficie non plus aux seuls salariés de celle-ci mais à une communauté plus vaste, composée de diverses séries de victimes de dommages variés. En l’occurrence, les créancières de la vigilance de la société-mère comprenaient (salariés ou non) les habitants de la région de Nchanga qui avaient vu leurs vies, leur habitat et leur conditions de survie économique bouleversés par les conséquences des activités extractives. Or, le fait de tenir la société-mère pour débitrice à l’égard de ces tiers est une autre façon de retenir à ce titre la responsabilité du groupe. Celui-ci est composé de la filiale locale titulaire de la licence d’exploitation mais aussi de la société-mère, également débitrice d’obligations alors même que l’écran de la filiale suffisait jusqu’ici à disqualifier le rapport de proximité qu’elle pouvait entretenir avec les tiers directement affectés par l’activité de la filiale. On peut donc dire que la portée du devoir du groupe à l’égard des tiers affectés telle que posé par Chandler v. Cape est désormais élargie et alignée sur le champ de la responsabilité sociale de l’entreprise.

14B – Mais on voit, en second lieu, que l’idée d’affectation dessine non seulement les contours des obligations du groupe mais se mue également en pivot sur le terrain du conflit de lois. L’innovation qui apparaît ici concerne en effet l’extranéité du lieu du dommage. L’extension « extra-territoriale » du duty of care – de portée purement interne dans Chandler v. Cape – se confirme. Autrement dit, dès lors que la lex loci (ici le droit de la Zambie, pris comme identique au droit anglais ; on n’a que très peu d’éléments sur la règle de conflit mise en œuvre ici, règlement Rome II ou droit commun) admet le duty of care à la charge de la société-mère, ce devoir est susceptible de bénéficier aux personnes – victimes potentielles – qui se trouvent dans la sphère de l’influence de l’entreprise, même à l’étranger (pour une théorisation du tandem sphère d’influence/affectation, v. H. Muir Watt, Private International Law Beyond the Schism, (2011) 2(3) Transnational Legal Theory, 347-427, p. 423 s.). La frontière ne pose donc aucune limite inhérente à la portée dans l’espace du duty of care. Cette conclusion est en soi remarquable. Certes, elle suppose que le contenu de la loi applicable se prête bien à ce type de raisonnement : il était heureux sur ce point que le droit de la Zambie ait été compris comme identique à celui du for, du moins en ce qui concerne la common law des torts.

15Cependant, elle souligne aussi qu’à l’heure actuelle, on peut obtenir au moyen de la responsabilité délictuelle de droit commun un résultat plus audacieux que sur le terrain des droits de l’homme, qu’il s’agisse du Alien Tort Statute ou de l’invocation des droits de la Convention européenne des droits de l’homme, tous deux impuissants pour des raisons différentes devant les violations commises par des entreprises privées en pays tiers. À cet égard, on aura remarqué en effet que, conformément à l’attitude caractéristique de la jurisprudence britannique (v. Chandler v. Cape, préc., déjà), la question litigieuse n’est pas posée en termes d’application extraterritoriale des droits de l’homme, comme elle a pu l’être aux États-Unis au regard du Alien Tort Statute, mais dans les termes plus modestes du droit des torts, sans s’occuper outre mesure du conflit de lois. De fait, si on devait raisonner en termes d’effet horizontal des droits de l’homme (en Europe, ceux garantis par la Convention européenne des droits de l’homme), on sait que l’obstacle de l’extraterritorialité ré-apparaîtrait, car l’effet horizontal n’est que la traduction dans les rapports entre particuliers de l’obligation positive de l’État dont le pouvoir juridictionnel s’étend au défendeur, et que cette obligation a, pour l’instant, une portée seulement territoriale. L’utilisation d’un raisonnement sur le terrain de l’application dans l’espace de la loi délictuelle permet de contourner cette difficulté.

16Pourtant, le raisonnement paraît un peu acrobatique ; du moins il semble un peu étrange d’utiliser le duty of care puisé dans la loi zambienne pour définir le devoir incombant à une société-mère anglaise. Poser la question de l’incidence de l’extranéité en de tels termes conduit en effet à un curieux mélange méthodologique, entre la question de la loi applicable au délit au regard de la règle de conflit de lois, et celle du champ d’application de diverses dispositions du droit matériel applicable (en l’occurrence le duty of care). Une autre façon de lire la décision est d’analyser le droit applicable comme comportant une règle « auto-limitée » indiquant son propre champ dans l’espace (sans nécessairement qu’il s’agisse d’une loi de police). Ainsi, on pourrait dire que la loi zambienne applicable au délit pose un duty of care qui s’étend quant à ses débiteurs à la société-mère (anglaise). Pour se rendre compte que la question, qui se pose au carrefour du droit de la responsabilité et du droit des sociétés, appellerait plutôt un raisonnement statutiste, indépendamment de tout a priori sur la catégorie de rattachement pertinente, il suffit de substituer le concept de « devoir de vigilance » à celui de duty of care.

II – L’analogie : dessiner les contours du devoir de vigilance

17À ce dernier égard, il est intéressant de s’interroger, à titre comparatif, sur la portée dans l’espace du devoir de vigilance de la société-mère au regard de la loi française du 27 mars 2017 (v. sur les aspects de droit international privé de celle-ci : É. Pataut, Le devoir de vigilance. Aspects de droit international privé, Dr. soc. 2017. 833 ; rappr. plus généralement sur la responsabilité sociale et environnementale des entreprises internationales, D. Bureau et H. Muir Watt, Droit international privé, 4e éd., Puf, Thémis, 2017, n° 1024-1 s.). Celle-ci comporte une ambivalence à certains égards analogue à celle du raisonnement des juges anglais dans l’affaire Vedanta (A). Mais au-delà de l’appréhension de l’entreprise multinationale, ou au regard des dispositions du règlement Rome II, celle-ci appelle une analyse sur le terrain des chaînes transnationales de valeur (B).

18A – Dans le cas Vedanta, le problème pour les demandeurs était pour l’essentiel de faire imputer les conséquences dommageables de l’activité extractive au groupe formé par la société mère et la filiale locale étrangère, sur le terrain délictuel et dans le cadre constitué par la loi étrangère du lieu du dommage. On sait que diverses techniques désormais classiques ont été éprouvées à cet effet sur le terrain de la compétence juridictionnelle afin de décloisonner la structure juridique de l’entreprise, de sorte que pour mesurer l’avancée accomplie ici il faut se rappeler que la vérification de la compétence a conduit à développer l’analyse prospective de la loi applicable et que la nouveauté de la prise en compte du groupe se situe sur ce dernier terrain. Mais la compétence de la loi du délit pour régir globalement la relation entre la société-mère et les victimes n’est pas remise en cause. D’où la nécessité de faire en sorte que les obligations prévues par cette loi (et notamment le duty of care) s’étendent elles-mêmes de façon « extraterritoriale » à la société mère.

19D’une certaine façon, la formulation de la loi française sur le devoir de vigilance contient une ambivalence identique à celle de l’énoncé judiciaire dans le jugement Vedanta. On peut se demander en effet si la loi sur le devoir de vigilance présuppose l’applicabilité du droit français en tant que loi du délit, auquel cas sa portée semble bien limitée du fait du jeu de l’article 4§1 du règlement Rome II et de la compétence de la loi du dommage – sauf en matière environnementale, ou sauf à faire intervenir l’article 17 « à rebours » pour alourdir au lieu d’alléger la responsabilité du défendeur, ou sauf encore à interpréter la loi du délit comme postulant l’extension de ses dispositions de fond à des sociétés mères étrangères. L’ambiguïté du texte à cet égard vient de la référence à la responsabilité civile comme sanction du devoir de vigilance, qui pourrait suggérer que la compétence du droit français en tant que loi du délit conditionnerait la mise en œuvre du devoir de vigilance, dont le champ (autolimité) serait défini à l’article 1er (les sociétés de siège français, employant plus de cinq ou dix mille salariés, selon le lieu du siège des filiales).

20Cependant, il est bien plus vraisemblable que cette loi constitue soit une loi de police, soit un élément de la gouvernance des sociétés applicable à raison du siège social en France de la société mère défenderesse. La référence à la responsabilité civile signifierait alors seulement qu’en cas de violation du devoir de vigilance prévue impérativement par la loi (à l’un ou l’autre titre), le régime juridique de la réparation relève de la loi du délit – et donc implicitement du conflit de lois en la matière. En toute hypothèse, qu’il s’agisse d’une loi de police ou d’un élément de gouvernance de l’entreprise, un raisonnement de type statutiste s’impose pour déterminer la portée dans l’espace du devoir ainsi affirmé. Le devoir de vigilance s’applique dès lors que la société mère a son siège en France (et que les autres conditions relatives au nombre de salariés de l’entreprise sont remplies). Cette méthodologie paraît plus cohérente que celle qui consiste à partir du conflit de lois en matière délictuelle, comme les font les juges anglais dans l’affaire Vedanta. Elle évite en effet l’acrobatie consistant à étendre les obligations posées par la loi étrangère du lieu du dommage à la société mère régie par ailleurs par le droit du for. Il reste bien sûr à voir si, au-delà de la méthodologie choisie, le pas symboliquement très important ainsi accompli par le législateur français est de nature à attirer le contentieux de la responsabilité des entreprises vers les juridictions françaises, ou si les facteurs procéduraux qui expliquent sans doute la rareté traditionnelle de ce contentieux (absence ou acceptation très limitée de l’action de groupe ; restriction des contingency fees ; absence de discovery) resteront dissuasifs. S’agissant toutefois du discovery, le devoir de vigilance opère désormais un reversement de la charge de la preuve qui devrait s’avérer incitatif.

21B – Mais il importe également de souligner que la loi sur le devoir de vigilance accomplit également une avancée autrement plus significative, puisqu’elle intègre dans la sphère de responsabilité de l’entreprise non seulement les agis-sement des filiales, mais également des fournisseurs et sous-traitants (comp. sur ce point notre contribution, Devoir de vigilance et DIP : le symbole et le procédé de la loi du 27 mars 2017, Rev. internat. de la compliance et de l’éhtique des affaires, suppl. JCP E 2017. 91). Ainsi, la loi française sur le devoir de vigilance va plus loin dans la juridicisation de la responsabilité sociale des entreprises que ne le fait potentiellement la jurisprudence Vedanta axée sur l’appréhension du groupe, dans la mesure où elle étend pour la première fois le principe d’une telle responsabilité aux chaînes contractuelles de valeur établies par ou pour le bénéfice du groupe. Désormais, le cloisonnement contractuel de la chaîne économique internationale de production n’est pas opposable par la société qui la met en place, à l’égard des victimes des dommages ou autres externalités négatives générées par l’activité qui emprunte la chaîne.

22Si l’on devait douter de la portée de la loi sur ce point, on peut souligner aussi que le Conseil d’État vient de reprendre mot pour mot une analyse audacieuse de droit international privé, en faisant état notamment de l’affaire Doe v. Nestlé USA Inc., 766 F.3d 1013, 1025 (9th Cir. 2014) (v. Conseil d’État, Droit comparé et territorialité du droit, t. I, Doc. fr., coll. « Droits et Débats », 2017, avant-propos de M. de Saint Pulgent ; l’ouvrage annonce par ailleurs qu’« à l’heure où l’État n’a plus le monopole de la fabrication ou de l’interprétation des normes et où l’idée de territorialité peine à rendre compte de la manière dont le droit est élaboré ou appliqué, cet ouvrage, enrichi de nombreuses références et annexes, propose une réflexion éclairée sur l’avenir d’un droit confronté aux complexités de la globalisation » ; v. pour le texte-source proposant l’analyse de cette décision telle que reprise par l’ouvrage précité au regard du droit international privé, H. Muir Watt, Empire through contract : a private international law perspective, in Cutler et Dietz, The Politics of Private Transnational Governance by Contract, Routledge, 2017, chap. 14, Conclusion). L’affaire Doe v. Nestlé soulève la problématique de l’irresponsabilité de l’entreprise qui utilise une série de sous-contractants dans des pays divers pour organiser la production, transformation, distribution et commercialisation d’un produit. Les juges américains ont visé, au-delà de la chaîne contractuelle, le pouvoir économique exercé ici par la multinationale sur le marché du cacao, et ont relevé que si la recherche du profit n’est pas condamnable en soi, il ne doit pas l’emporter sur toute autre considération d’ordre éthique notamment. C’est précisément ce que dit, en d’autres termes, la loi sur le devoir de vigilance.

Français

Le premier juge a pu sans commettre d’erreur manifeste d’appréciation admettre qu’il y avait à l’égard des sociétés co-défenderesses une vraie question (a real issue), à savoir une sérieuse possibilité de responsabilité délictuelle à leur charge (et non simplement une allégation destinée à créer artificiellement une compétence) à l’égard de personnes alléguant avoir subi des dommages corporels, financiers et écologiques du fait des activités extractives de la filiale zambienne d’une société-mère anglaise (1).

Mots clés

  • Compétence juridictionnelle
  • Compétence du juge anglais à raison de dommages subis à l’étranger
  • Compétence à l’égard de la société mère incorporée au Royaume-Uni
  • Compétence fondée sur l’article 4 du Règlement Bruxelles I bis
  • Forum non conveniens (non)
  • Compétence à l’égard de la filiale de droit étranger co-défenderesse
  • Filiale établie dans un pays tiers
  • Condition de « véritable question » à l’égard de la filiale
  • Réponse à chercher prospectivement dans la loi applicable
  • Responsabilité délictuelle
  • Dommages corporels, financiers, écologiques – Industrie extractive (cuivre)
  • Loi zambienne
  • Obligation de veiller aux intérêts d’autrui (duty of care)
  • Obligation incombant à la société-mère d’une filiale locale
  • Obligation invocable par les victimes locales
  • Responsabilité de l’entreprise
  • Société-mère anglaise
  • Filiale de droit local zambien
  • Loi zambienne applicable
  • Relation délictuelle entre la sociétémère et les tiers (oui)
  • Obligation à l’égard de tiers ayant subi un dommage à l’étranger (oui).
Mis en ligne sur Cairn.info le 07/06/2020
https://doi.org/10.3917/rcdip.174.0613
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