CAIRN.INFO : Matières à réflexion

5. La grande distribution à nouveau sous tensions : conflits chez Carrefour, Mestdagh et Lidl

1En 2018, le secteur de la grande distribution a connu trois conflits majeurs, successivement chez Carrefour, Mestdagh et Lidl. Ces conflits ne sont ni nouveaux ni isolés ; ils ont pour toile de fond les restructurations que connaissent, depuis plusieurs années, les enseignes de la grande distribution en Belgique (avec notamment les cas de Carrefour en 2000 et 2010, et de Delhaize  [1] et de Cora en 2014). Si, en 2017, le secteur de la grande distribution était le deuxième secteur le plus touché par les pertes d’emploi après le secteur du métal, il semble bien qu’en 2018 il figure en première place.

2C’est que le secteur dans sa globalité est en tension et est traversé par des transformations majeures destinées, selon les directions d’entreprise, à faire face aux tendances du marché. Plusieurs facteurs sont présentés, par ces mêmes acteurs, pour expliquer le ralentissement économique qui frappe le secteur et qui se traduit par une baisse du chiffre d’affaires de l’ensemble de la grande distribution belge (– 1 % en 2016 et – 2 % en 2017)  [2] : une concurrence exacerbée entre les enseignes qui maintient les prix sous pression ; une consommation ciblée vers l’alimentaire ; des habitudes de consommation qui évoluent en s’orientant vers plus de commerces de proximité, vers l’achat de produits locaux et certifiés « bio », ou encore vers le commerce en ligne (« e-commerce »).

3Au sein de la grande distribution, les enseignes dites classiques sont les premières à connaître un essoufflement et à perdre des parts de marché face aux nouvelles enseignes qui font leur apparition, comme les « hard-discounters » (en forte croissance), mais aussi face aux franchises de leurs propres enseignes. Sur le plan des conditions d’emploi et de travail, ces enseignes classiques sont celles au sein desquelles la polyvalence et la flexibilité sont historiquement les moins développées. Par ailleurs, le secteur du commerce et de la grande distribution concentre un haut niveau d’emplois peu qualifiés, majoritairement sous régime de travail à temps partiel (variable selon les enseignes) et principalement occupés par des femmes. À côté d’une proportion importante de contrats à durée indéterminée (CDI), on trouve un peu moins de 10 % de travailleurs engagés sous contrat à durée déterminée (CDD), auxquels viennent s’ajouter la main-d’œuvre intérimaire et les contrats étudiants.

4Bien que l’ensemble du secteur traverse des tensions, il convient d’emblée de souligner des différences notables entre les conflits qui ont ponctué l’année 2018. Les mouvements sociaux qui ont touché les enseignes Carrefour et Mestdagh ont eu pour point de départ des annonces de restructuration et ont eu pour enjeux la négociation de plans sociaux et les conditions de départ et de licenciements, ainsi que les modifications de l’organisation du travail pour les travailleurs restants et futurs. Du côté de Lidl, c’est la surcharge de travail qui a constitué l’élément déclencheur du conflit. Ces différences sont à mettre en relation avec le fait que ces entreprises font partie de segments différents de la grande distribution : Carrefour et Mestdagh sont des « distributeurs classiques », tandis que Lidl est historiquement un hard-discounter ; or, dans la conjoncture actuelle, ce segment est en position plus favorable sur le marché  [3].

5Les trois conflits sociaux étudiés ici ont également été significativement différents par leur durée et leur intensité. Chez Carrefour et Mestdagh, les conflits ont duré environ six mois (respectivement de janvier à juillet 2018 et de mai à novembre 2018) et ont été marqués par des mouvements de grève qui suivaient l’agenda des réunions entre interlocuteurs sociaux organisées dans le cadre de la procédure Renault. Chez Lidl, le conflit s’est concentré sur une semaine intense de mobilisation et de négociation.

6Enfin, du point de vue de l’issue du rapport de force, il convient de souligner le contraste entre les protocoles d’accord obtenus. Chez Carrefour et Mestdagh, les parties au conflit ont réalisé d’importantes concessions. Chez Lidl, l’issue a été qualifiée de « victoire de premier mai » par les organisations syndicales, ces dernières ayant eu gain de cause sur la totalité des revendications qu’elles portaient.

7Étant donné ces différences multiples, le présent chapitre aborde, dans un premier temps, les conflits qui ont eu lieu dans le cadre des restructurations (Carrefour et Mestdagh) et ensuite le conflit chez Lidl, bien que, d’un point de vue chronologique, ce dernier conflit se soit déroulé entre les deux autres.

5.1. Carrefour

8Lors du conseil d’entreprise extraordinaire du 25 janvier 2018, un plan de restructuration est annoncé par la direction de Carrefour Belgique, prévoyant 1 233 pertes d’emplois (dont 1 053 dans les hypermarchés et 180 au siège social à Evere), la fermeture de deux magasins (celui de Belle-Île à Liège et celui de Genk), la transformation de trois magasins en Carrefour Market (ceux de Bruges Sainte-Croix, Haine-Saint-Pierre et Westerloo) et la diminution de la taille d’un autre (celui de Turnhout)  [4]. L’organisation du travail sera aussi revue, sous l’égide du recours à la digitalisation (e-commerce, collecte de data dans les magasins, etc.), d’un élargissement des heures d’ouverture des magasins et d’externalisation. En parallèle, l’ouverture de 30 Carrefour Market et Express ainsi que de 70 points de retrait pour l’e-commerce est programmée pour 2018.

9La direction du groupe justifie le plan de transformation par sa volonté de réduire les coûts et d’investir significativement dans les secteurs créateurs de valeur tels que le développement numérique, les services, le bio, les produits frais et les marques Carrefour  [5]. Le jour même, la direction rencontre Charles Michel (MR) et Kris Peeters (CD&V), respectivement Premier ministre et ministre de l’Emploi, de l’Économie et des Consommateurs au sein du gouvernement fédéral Michel I (N-VA/MR/CD&V/Open VLD).

5.1.1. Un troisième plan de restructuration massif

10Depuis son arrivée dans le paysage économique belge (en 2000), le groupe français Carrefour en est alors à son troisième plan de restructuration. En 2007, de nombreux magasins déficitaires sont passés en système de franchises ou ont été fermés. En 2010, le nombre d’hypermarchés a diminué de 65 à 45 (avec 1 700 emplois perdus), tandis que certains ont été transformés en Carrefour Market. La polyvalence a également été intégrée au fonctionnement des magasins. En 2018, le groupe représente près de 11 500 personnes employées – ce qui représente quelque 8 500 équivalents temps plein (ETP), car il y a une majorité de travailleurs à temps partiel –, répartis dans 784 magasins en Belgique, à savoir 45 hypermarchés (44 intégrés et 1 franchisé), 443 Carrefour Market et 296 Carrefour Express  [6].

11Les travailleurs et les syndicats se disent surpris de cette nouvelle restructuration, au regard des finances de la branche belge du groupe, qui se portent relativement bien. En 2016, Carrefour a en effet réalisé un chiffre d’affaires de 4,54 milliards d’euros, en croissance, et des bénéfices de 95 millions d’euros. La justification du plan de restructuration de 2018 par les dirigeants du groupe porte, d’une part, sur le fait que 19 magasins sur 45 seraient en pertes  [7] et, d’autre part, sur le changement des modes de consommation (vers plus d’achat dans les commerces de proximité et vers le e-commerce) qui rend nécessaire la digitalisation de certains des magasins. Ce n’est donc pas une mauvaise situation financière de Carrefour Belgique dans sa globalité qui est mise en avant par la direction du groupe, mais la volonté de prévenir qu’une telle situation ne se produise à l’avenir, en veillant à « s’adapter à l’évolution du marché ».

12Dès le même 25 janvier, les hypermarchés du Hainaut, de la Région bruxelloise et de Genk se mettent en grève, rapidement rejoints par les magasins de la région liégeoise  [8]. Dans les jours qui suivent, certains hypermarchés se distinguent par une participation particulièrement active, comme ceux de Belle-Île et de Haine-Saint-Pierre, tandis que les magasins situés en Flandre le sont relativement moins – à l’exception de celui de Genk. Des rencontres entre délégations sont également organisées (notamment entre celle de Belle-Île et celle de Genk) afin de tisser des liens entre employés et soutenir les actions respectives  [9]. En outre, divers Carrefour Market débraient, en signe de solidarité, comme à Mouscron, à Waterloo et à Woluwe-Saint-Lambert.

5.1.2. Automatisation et grèves transnationales

13Le 31 janvier 2018, lors d’un nouveau conseil d’entreprise extraordinaire (qui se tient à Evere), la direction annonce l’intégration de caisses automatiques dans les hypermarchés. Elle réaffirme également qu’il ne s’agit pas d’un plan de « sauvetage », le groupe n’étant pas en réelle difficulté financière, mais d’une mesure qui vise précisément à prévenir cette situation. La Centrale nationale des employés (CNE, affiliée à la CSC) affirme que 513 pertes d’emploi sur les 1 233 annoncées sont liées à l’intégration de ces caisses automatiques (238 en Wallonie, 100 en Région bruxelloise et 175 en Flandre). Le syndicat chrétien ajoute que la rapidité des négociations ne permet pas d’analyser l’ensemble des chiffres donnés par la direction et de faire des contre-propositions.

14Au début du mois de février, le mouvement de grève se poursuit pendant plusieurs jours dans certains magasins (Belle-Île, Genk, Haine-Saint-Pierre, etc.), rejoints ci et là par les magasins Carrefour d’autres localités, en Wallonie comme en Flandre (Borsbeeck, Gosselies, Soignies, Turnhout, etc.). À Liège, le soutien s’exprime aussi par le moyen d’une pétition qui récolte 3 200 signatures contre la fermeture de l’hypermarché Carrefour de Belle-Île.

15La concentration du conflit autour de la région liégeoise s’accentue lors d’un nouveau conseil d’entreprise, qui a lieu le 26 mars 2018. Les syndicats déplorent que la direction reste sur ses positions quant à la fermeture du magasin de Belle-Île. En réaction, les magasins Carrefour de la région se remettent en grève plusieurs jours ; ils sont rejoints plus tard par les hypermarchés Carrefour d’Arlon, de Genk et de Marche-en-Famenne, en guise « d’avertissement » selon le Syndicat des employés, techniciens et cadres (SETCA, affilié à la FGTB) et la CNE. Dans certains magasins, comme à Herstal, des tensions se font sentir entre travailleurs quant à la pertinence ou non de continuer la grève.

16Tout au long du conflit, le mouvement dépasse l’échelle nationale belge. En effet, Carrefour France annonce, le 23 janvier 2018, une restructuration entraînant la suppression de plus de 10 000 emplois dans l’Hexagone  [10]. Début avril, le conflit est toujours présent des deux côtés de la frontière franco-belge : 37 magasins Carrefour sont en arrêt de travail en Belgique alors que, au même moment, ce sont plus de

17300 hypermarchés et supermarchés du groupe qui sont en grève en France  [11].

18Ces mobilisations exceptionnelles semblent porter leurs fruits. Lors du conseil d’entreprise du 13 avril 2018, la direction annonce qu’elle renonce à la fermeture des magasins de Belle-Île et de Genk, et qu’elle maintient l’emploi dans ceux de Haine-Saint-Pierre, de Westerloo et de Bruges Sainte-Croix (alors que ces magasins étaient menacés par une restructuration en Carrefour Market, cf. supra).

19Les négociations continuent le 8 mai, avec un conseil d’entreprise difficile. Le point de débat principal est l’augmentation de la polyvalence dans les hypermarchés. Face à la réticence des syndicats, la direction annonce que, quoi qu’il arrive, la polyvalence sera imposée en 2020 [12]. Un mouvement de grève suit ce conseil d’entreprise pendant plusieurs jours, particulièrement situé en Wallonie et en périphérie bruxelloise  [13].

5.1.3. Un accord controversé

20Lors du conseil d’entreprise du 8 juin 2018, les interlocuteurs sociaux s’accordent pour tenter d’aboutir à un accord commun, mais la négociation se solde par un échec  [14]. D’un côté, les deux parties s’entendent sur les conditions de départ en prépension et de départ volontaire, ainsi que sur l’option de crédit-temps pour les travailleurs âgés de plus de 55 ans. De l’autre côté, des désaccords subsistent quant au traitement des travailleurs malades de longue durée et aux conditions financières de sortie. L’option de mutations en interne en vue d’éviter des licenciements secs n’est pas abordée durant cette réunion.

21Le 11 juin suivant, les interlocuteurs sociaux retournent à la table de négociation. Ils se rapprochent d’un accord qui réduirait de quelque 250 unités le nombre de licenciements envisagés (981 au lieu de 1 233 prévus initialement), qui remplacerait les licenciements secs par des départs volontaires à la prépension  [15], et qui éviterait la fermeture des magasins de Belle-Île et de Genk ainsi que la transformation de cinq magasins en Carrefour Market. L’accord n’est toutefois pas formalisé car le SETCA, qui, mené par sa secrétaire fédérale (en charge du secteur de la distribution) Myriam Delmée, s’y oppose, contrairement à la CNE et à la CGSLB  [16].

22Le syndicat socialiste joue les prolongations dans les négociations, estimant n’avoir pas obtenu satisfaction sur plusieurs points. Primo, il exige que les malades de longue durée aient accès aux conditions de départ volontaire avantageuses. Si ce point n’est, au final, pas accepté par la direction, le SETCA parvient cependant à obtenir une garantie de réembauche de ces malades de longue durée dans l’hypermarché le plus proche de leur domicile. Secundo, le SETCA revendique l’élargissement de l’accès aux crédits-temps dans les magasins et au siège d’Evere. La direction accède à cette demande. Tertio et enfin, le syndicat socialiste souhaite que le groupe ne recoure pas à une restructuration impliquant une suppression de CDI pour raisons économiques avant 2022. La direction du groupe rencontre également cette demande. L’accord est alors signé par l’ensemble des interlocuteurs sociaux le 15 juin 2018.

23En parallèle, à l’extérieur du conseil d’entreprise, le pré-accord du 11 juin n’a pas non plus convenu à tout le monde. Le 12 juin, la N-VA a tenté d’intervenir sur les résultats des négociations. Deux membres du parti nationaliste flamand – à savoir Jan Spooren, député fédéral, et Philippe Muyters, ministre de l’Emploi, de l’Économie, de l’Innovation et des Sports au sein du gouvernement flamand Bourgeois (N-VA/CD&V/Open VLD) – demandent publiquement au ministre fédéral K. Peeters de ne pas accepter la proposition de mise à la prépension de travailleurs de Carrefour à 56 ans. La N-VA, qui défend au niveau fédéral une élévation de l’âge de la pension, estime que cela fragiliserait les politiques du gouvernement Michel I, en envoyant « un mauvais signal »  [17]. En juillet, K. Peeters prend finalement la décision d’approuver le plan de restructuration de Carrefour, selon l’accord trouvé par les interlocuteurs sociaux le 15 juin et sur la base des avis de responsables régionaux et de conseillers juridiques. Il confirme ainsi que les travailleurs des hypermarchés Carrefour pourront bénéficier des conditions spéciales de mise à la prépension  [18].

5.1.4. Restructuration et mobilisations localisées, un patronat en position de force

24De manière générale, le conflit de 2018 intervenu chez Carrefour semble avoir été marqué par des différences géographiques non négligeables. D’une part, cette dimension apparaît dans le plan de restructuration négocié, qui vise notamment la fermeture ou la transformation de certains magasins spécifiques (et pas l’ensemble des magasins de manière homogène), localisés tant en Wallonie qu’en Flandre. D’autre part, la participation aux grèves s’est concentrée en Wallonie – et plus particulièrement dans la région liégeoise –, la Flandre n’y prenant que timidement part (à l’exception des magasins de Genk et de Turnhout, spécifiquement visés par le plan de transformation). Ainsi, il convient de noter une coïncidence partielle entre les espaces marqués, d’une part, par la mobilisation et, d’autre part, par les choix opérés par la direction. De plus, ce sont les éléments les plus isolés du plan de restructuration (fermeture et transformation de certains magasins spécifiques) qui se trouvent finalement être abandonnés par la direction dans le rapport de force. Comment expliquer ce phénomène ? Une hypothèse serait que des cibles isolées d’un plan de restructuration parviennent soit à ancrer des supports locaux particuliers aux mobilisations – comme peuvent l’avoir été la mise en grève des magasins de la région liégeoise par solidarité avec celui de Belle-Île ou les échanges avec le magasin de Genk –, soit à porter particulièrement préjudice à la direction et au devenir de l’enseigne dans la région concernée – comme peut l’avoir fait la pétition réunissant quelques milliers de signatures.

25Un autre élément intéressant qui a caractérisé ce conflit réside dans les évolutions qu’a connues le rapport de force durant les six mois de lutte. Tout d’abord, la position tenue par la direction pour légitimer son plan de restructuration a pu sembler surprenante : elle a justifié l’imposition d’une restructuration aux conséquences sociales considérables par la prévention de potentiels problèmes futurs et par la nécessité de « s’adapter à l’évolution du marché » (« Il n’y avait aucune raison économique », explique Felipe Van Keirsbilck, de la CNE). Cela est sans doute révélateur de la position de force que le patronat pensait occuper. Ensuite, les mobilisations et les syndicats semblent avoir pesé de manière non négligeable dans les négociations pour parvenir à obtenir gain de cause sur plusieurs points de discussion. Des différences de rôles sont observées entre organisations syndicales chrétiennes et socialistes dans l’obtention de ces résultats. Enfin, la N-VA a tenté d’intervenir en fin de négociations. Certes, K. Peeters n’a pas donné satisfaction au parti nationaliste flamand ; mais il n’empêche que ce dernier s’est tout de même senti assez fort que pour faire pression et exiger une telle position du ministre fédéral de l’Emploi.

5.2. Mestdagh

26Depuis une trentaine d’années, le groupe wallon Mestdagh est parvenu à se tailler une place non négligeable dans la grande distribution belge. Il a développé les magasins Super M à la fin des années 1970, les magasins Champion dans les années 1990 et enfin les magasins Carrefour Market à la fin des années 2000  [19]. En effet, alors que le groupe Carrefour était en difficulté en 2010, le groupe Mestdagh a vu un intérêt à investir dans la marque Carrefour et à racheter à ce groupe à la fois 16 magasins et l’utilisation du nom de l’enseigne.

27Aujourd’hui, le groupe Mestdagh détient 83 magasins Carrefour Market (dont 32 franchisés) sur les 491 existants en Belgique  [20]. La grande majorité de ces magasins est implantée en Wallonie et leur centre de distribution est situé à Gosselies. Au total, 2 700 personnes sont employées dans les Carrefour Market du groupe Mestdagh  [21]. Apparemment, il s’agit en majorité de femmes, avec une part importante de personnes ayant déjà un degré d’ancienneté élevé et une majorité de temps partiels.

5.2.1. Réaction de la direction dans un contexte de forte concurrence

28À la veille de l’année 2018, la situation financière de l’enseigne pose problème à la direction. L’ensemble des Carrefour Market  [22] sont en perte depuis plusieurs années et ne parviennent pas à retrouver un équilibre budgétaire, malgré un chiffre d’affaires en augmentation  [23]. Le contexte socio-économique ne leur est pas favorable, avec une stagnation générale du pouvoir d’achat, des prises de parts de marché par l’e-commerce et les « smart-discounters » (comme Lidl), et la concurrence forte entre de nombreuses enseignes. En outre, les magasins Mestdagh sont confrontés à des coûts de service spécifiques à l’enseigne, à la différence de ceux appartenant à Carrefour. Enfin, la perspective de la renégociation de son contrat avec Carrefour (actionnaire de Mestdagh à 25 %) en 2020 incite la direction à réagir et à tâcher de se placer en position de force en vue des discussions à venir.

29Au début du mois de mars 2018, les frères Éric et John Mestdagh se retirent de l’exécutif du groupe ; ils gardent un rôle dans la vision stratégique via les actions de la famille Mestdagh (75 % des actions). Guillaume Beuscart, ancien chief executive officer (CEO) de la branche Benelux du groupe Lagardère Transport Retail, les remplace et prend la tête du groupe Mestdagh. Les syndicats sont inquiets de ces changements : ils voient dans le nouveau directeur exécutif une potentielle menace. En parallèle, des projets de développement dans les produits frais, les plats préparés, le bio, le numérique, les services à domiciles ou encore les drive-in sont envisagés  [24].

30Le 7 mai 2018, lors d’un conseil d’entreprise extraordinaire, une restructuration est annoncée pour l’ensemble des magasins intégrés. Sont prévues la suppression de 450 emplois (dont les 90 ouvriers du dépôt de Gosselies), l’abolition du quart d’heure de pause payé, l’instauration du travail le dimanche et une polyvalence accrue  [25]. Un plan Renault est lancé pour encadrer les licenciements. Aucune fermeture de magasin n’est annoncée et les différentes localités semblent touchées de manière relativement similaire. Par ailleurs, 21,2 millions d’euros sont prévus pour permettre d’investir dans le développement des magasins  [26].

31La direction se justifie à la fois par la situation difficile du secteur en général mais aussi par les problèmes budgétaires spécifiques à Mestdagh, en pointant du doigt des « coûts salariaux » trop élevés par rapport à la moyenne des autres enseignes. Le discours patronal est dichotomique : « Soit on applique le plan de restructuration, soit c’est l’ensemble du groupe qui s’effondre ». G. Beuscart explique : « Nous sommes pleinement conscients de l’émotion que ces annonces peuvent engendrer. Néanmoins, ces projets sont indispensables pour stopper le cercle vicieux dans lequel nous nous trouvons actuellement »  [27].

5.2.2. Réaction des travailleurs dans un contexte de négociations

32Les travailleurs se sentent trahis par la direction, qui a longtemps vanté sa proximité avec son personnel du temps des frères Mestdagh  [28]. Très vite, ils réagissent et dénoncent l’injustice de leur situation, tant pour ceux qui vont perdre leur emploi que pour ceux qui devront continuer à effectuer le même travail en moins de temps. Un mouvement de grève spontané commence le jour même et touche la totalité des 52 magasins intégrés, bénéficiant dans un second temps du soutien en front commun de la CNE et du SETCA, mais également de clients et de sympathisants. Du côté des autorités publiques, des représentants du gouvernement fédéral Michel I (N-VA/MR/CD&V/Open VLD) et du gouvernement wallon Borsus (MR/CDH) font quelques déclarations publiques, demandant à la direction du groupe Mestdagh de « prendre ses responsabilités », mais leur intervention dans le conflit est – et restera – très limitée.

33Il est à souligner que cette annonce de restructuration se juxtapose à des négociations qui durent déjà depuis plusieurs années entre la direction et les syndicats. En effet, les 16 magasins Carrefour rachetés par Mestdagh en 2010 (les « sixteen ») appliquent des conditions de travail – liées à leur ancienne convention collective de travail (CCT) sous Carrefour – bien plus avantageuses que les autres magasins. Des tensions sociales importantes émergent entre des travailleurs qui sont sous les ordres d’une même direction mais qui opèrent sous des régimes différents. Les travailleurs des « sixteen » craignent de voir leurs conditions de travail se dégrader, tandis que ceux des autres Carrefour Market ont l’impression de porter seuls le poids de la survie du groupe. C’est pourquoi, depuis plusieurs années, les interlocuteurs sociaux ont tenté d’harmoniser les conditions de travail dans les deux entités. La direction, pour sa part, a pour objectif de créer une plus grande polyvalence de la part des travailleurs et de continuer à diminuer petit à petit le nombre d’heures par magasin, à l’aide de prépensions et de non-remplacements. Étant donné la résistance syndicale, l’ensemble de ces négociations – sous le nom de « projet Rome » – n’a donné lieu à de nouvelles mesures que de manière relativement lente (diminution des heures par magasin, regroupement des rayons en « univers » pour organiser la polyvalence, pointage à la minute, etc.).

34Ainsi, le lancement de la phase Renault est perçu comme une tentative de la direction de faire passer en force ces exigences. Paradoxalement, c’est cette même tentative qui poussera les travailleurs des « sixteen » et ceux des autres Carrefour Market à faire front commun et à laisser de côté leurs différends.

5.2.3. Oscillation d’un rapport de force entre négociations et mobilisations

35Entre début mai et fin juin 2018, les conseils d’entreprise se succèdent tout au long de la phase d’information, tandis que les mobilisations suivent l’agenda des négociations. De manière générale, les travailleurs organisent des piquets de grève soit quelques jours avant, pour mettre une pression sur la direction en amont des discussions, soit quelques jours après, pour exprimer en aval leur mécontentement face aux résultats. Si les travailleurs de la majorité des magasins se mobilisent durant cette période, ceux de la région liégeoise se distinguent par une participation particulièrement fréquente aux grèves. Quant à elle, la direction essaie de faire pencher le rapport de force en sa faveur en lançant une procédure de « lock-out »  [29] dans certains magasins. Cependant, il semble que cela contribue paradoxalement à la mobilisation, en facilitant les fermetures de magasins visés par les grévistes et les syndicats.

36Le 28 juin a lieu un dernier conseil d’entreprise avant les vacances d’été. Des mouvements de grève se développent dès le 27, notamment au dépôt de Gosselies, de nouveau soutenus par des clients. Les travailleurs sont particulièrement inquiets au sujet de l’enjeu des départs en prépension, de l’augmentation de la polyvalence et de l’ouverture du dimanche, d’autant que la direction ne s’est jusqu’alors montrée que peu encline à entendre et à intégrer les demandes des syndicats. Après le conseil d’entreprise, le sentiment des délégués est plus nuancé : ils affirment que le rapport de force a changé et que la direction est plus à l’écoute que préalablement  [30].

37Les négociations reprennent en septembre, avec un conseil d’entreprise durant lequel la discussion autour de la possibilité d’ouverture des magasins les dimanches ne trouve pas de consensus. Le 15 octobre, les négociations échouent à nouveau lors d’un conseil d’entreprise et les travailleurs de tous les magasins débraient pendant trois jours. De manière générale, le personnel administratif ne prend pas part à ce mouvement, au contraire des gérants de magasins, qui rejoignent pour la première fois dans l’histoire de la société les mobilisations des travailleurs, malgré les pressions importantes qui pèsent sur eux  [31].

38Dans les semaines qui suivent, la tension monte, les négociations n’aboutissant pas ; la pierre d’achoppement est l’organisation du travail pour les travailleurs restants. Les syndicats craignent que la direction ne « joue la montre », les départs à la prépension devant être confirmés avant le 1er janvier 2019 (puisque les conditions légales les concernant changeront dès la nouvelle année). Certains délégués menacent de bloquer également les livraisons des franchisés  [32]. De son côté, la direction estime que les syndicats ne font aucun effort pour aborder la question de la polyvalence  [33] et veut séparer les débats sur l’organisation du travail de ceux sur les départs à la prépension.

39Les interlocuteurs sociaux font alors appel à un conciliateur provenant du Service public fédéral (SPF) Emploi, Travail et Concertation sociale pour faciliter les négociations, tandis que les syndicats refusent de scinder les discussions. En parallèle, les mouvements de grève continuent tout au long du mois d’octobre, afin de maintenir une certaine pression sur les négociations. Après plusieurs jours de blocage du dépôt de Gosselies, même les magasins qui ne se sont pas mis en grève sont touchés par les mobilisations  [34].

40Le 25 octobre 2018, un nouveau conseil d’entreprise a lieu. Un préavis de grève est déposé pour les jours à venir, au cas où les négociations ne se dérouleraient pas bien  [35]. Finalement, un accord est trouvé entre les interlocuteurs sociaux après une nuit de négociation : la majorité des 360 départs s’opérera via un système de prépension à 56 ans ; des mesures d’encadrement de la polyvalence seront mises en place ; l’ouverture le dimanche se fera sur une base volontaire et avec des sursalaires ; il n’y aura pas de mobilité obligatoire du personnel entre magasins. Les 21,2 millions d’euros seront bien investis dans les produits frais, les plats préparés, le bio, le numérique, les services à domicile et les drive-in. À la sortie des négociations, la CNE déclare que l’accord est le résultat de concessions des deux parties, mais le SETCA se dit soucieux de l’accueil que vont lui réserver les travailleurs. M. Delmée (SETCA) commentera avec déception que c’est la première fois en Belgique que « tous les magasins d’une chaîne » ouvriront le dimanche  [36]. Lors de la finalisation officielle de l’accord, les syndicats demandent à la direction de signer une garantie par laquelle elle s’engage à ne pas toucher à cet accord pendant cinq ans. La direction signera seulement pour deux ans, ayant pour horizon la renégociation du contrat avec Carrefour en 2020.

5.2.4. Succès ou défaite d’un front syndical uni ?

41De manière générale, les deux syndicats ont tenu des positions communes tout au long des négociations. Le quart d’heure de pause payé a été considéré comme un élément perdu dès le début des négociations, alors que le travail le dimanche et la polyvalence sont deux points qui ont revêtu une tout autre importance. C’est uniquement en bout de parcours que de petites dissensions se sont fait sentir. La CNE voulait boucler au plus vite les négociations pour sauvegarder les prépensions, tandis que le SETCA n’entendait pas céder de terrain en termes d’organisation du travail. Pour le reste, les deux syndicats ont fait front commun. La cohésion aurait notamment été facilitée par la contribution de personnalités telles que M. Delmée. Cela s’est avéré d’une importance non négligeable pour certains aspects des négociations, tels que les budgets de reconversion pour les départs volontaires, qui, en quelques minutes de discussion nocturne, seraient passés de 10 000 euros à 100 000 euros.

42Quel bilan après six mois de luttes ? La mobilisation des travailleurs des Carrefour Market a pesé dans le rapport de force entre direction et syndicats. Sans les mouvements de grève, un tel plan social n’aurait peut-être pas même été possible. En même temps, il semble difficile de qualifier l’accord obtenu de « positif », tant les conditions de travail du personnel restant chez Carrefour Market paraissent encore terriblement précaires et tant l’avenir reste probablement sombre. En parallèle du contexte général de la grande distribution, le groupe Mestdagh tend en effet à diversifier ses activités en investissant de manière importante dans l’immobilier  [37], ce qui pose la question de son futur et plus spécifiquement de l’avenir de sa branche de supermarchés. Au-delà des résultats dans le cadre de l’accord, l’élément particulièrement positif de la lutte chez Mestdagh réside dans la capacité de travailleuses précaires non habituées aux pratiques grévistes à se mobiliser collectivement et sur une longue durée.

5.3. Lidl

43À la fin du mois de janvier 2018, alors que Carrefour annonce sa restructuration et la suppression de 1 200 emplois en Belgique, Lidl fait fièrement part de l’embauche de 1 500 « collaborateurs » d’ici 2020  [38]. Dans le même laps de temps, l’enseigne compte en outre ouvrir une vingtaine de magasins par an (dix nouveaux magasins et dix magasins rénovés).

44Si l’entreprise veut accroître ses activités en Belgique, c’est que l’enseigne s’y porte bien. En 2017, Lidl Belgique compte 303 magasins, emploie plus de 7 000 salariés (avec l’objectif d’arriver à 8 500 à l’horizon 2020) et a une part de marché en augmentation continue : de 7,2 % en 2013 à 8,6 % en 2017  [39]. Plus largement, au sein de la grande distribution, c’est essentiellement dans le hard-discount que l’emploi progresse et que les parts de marché sont en augmentation. Ainsi, alors que, chez les distributeurs classiques (Carrefour, Ahold Delhaize, etc.), l’emploi est en diminution à la suite de restructurations, Aldi, l’autre grande enseigne hard-discount du pays, annonce à son tour, en mars 2018, la création de 450 emplois en Belgique  [40]. Par ailleurs, en termes de parts de marché, bien que Colruyt, Carrefour et Ahold Delhaize soient encore majoritaires (67,9 % à eux trois en 2015  [41]), les hard-discounters (Aldi et Lidl) seraient passés de 13 % en 2000 à 23 % en 2015  [42].

5.3.1. Du hard-discount au smart-discount : Lidl, une entreprise en transformation

45Cette évolution des chiffres est paradoxale, dans la mesure où elle reflète une mutation du modèle originel du hard-discount vers un concept plus proche des supermarchés classiques. La caractéristique première du hard-discount, comme son nom l’indique, est d’être basé sur une pratique de prix bas. Cette pratique est permise par une diminution des coûts de production par rapport au fonctionnement de la grande distribution classique : une réduction des coûts d’aménagement (décoration) et de manutention (mise en rayon par palettes) ; un nombre limité de références (et peu de « grandes marques ») ; peu de publicités ; et surtout, une absence de services (par exemple, boulangerie, boucherie, conseil vin, etc.) et donc des fonctions qui s’y rapportent, et une forte polyvalence et flexibilité des salariés. Ce modèle basé sur les prix semble néanmoins avoir montré des limites et poussé les hard-discounters à se transformer en diversifiant leur offre pour rester attractifs et concurrentiels. Pour caractériser cette évolution, les hard-discounters se présentent dorénavant en smart-discounters et mettent l’accent sur des nouveaux services et sur des produits de qualité. Il s’agit de se débarrasser de l’image d’un « supermarché de crise », tout en veillant à ce que les prix restent bas et à ce que les consommateurs continuent à les percevoir comme tels.

46Lidl est représentatif de cette mutation. Anciennement pionnière du hard-discount, l’entreprise se repositionne, depuis le début de la décennie, comme une enseigne standard. Ce mouvement de transformation a commencé en Allemagne – c’est-à-dire sur le marché d’origine de Lidl (l’entreprise est née dans ce pays en 1930 et appartient au groupe Schwarz) – et a progressivement été étendu aux autres pays où l’enseigne est présente. La stratégie de croissance de Lidl Belgique repose donc sur cette transformation en smart-discounter. Dans la pratique, cette mutation s’est traduite dans les magasins par l’introduction de produits frais et transformés (élargissement de l’assortiment de fruits et de légumes, boulangerie, etc.) et par une montée en gamme des produits (élargissement de l’assortiment vers des « grandes marques », vers des produits bio et équitables et vers des marques nationales – ces dernières représentant 10 % des références).

47Mais qu’en est-il des conditions de travail des employés ? De ce point de vue, l’introduction de services inexistants auparavant, et cela dans un contexte maintenu de polyvalence, entraîne une démultiplication des tâches. Si, précédemment, les salariés allaient déjà de la caisse aux rayons en passant par la réserve, aujourd’hui ils doivent aussi assurer de nouveaux services. À ce titre, le cas de la boulangerie est emblématique des difficultés qu’entraîne la polyvalence à outrance, puisque ce principe implique que les travailleurs prestent une part de leur temps aux fours de cuisson et aux chambres froides. Ainsi, malgré une politique d’embauche enthousiaste, dans un domaine où la compression des coûts de fonctionnement est une priorité, cette transformation a induit de fait une intensification du travail, qui s’est traduite par un alourdissement de la charge de travail par employé (le volume main-d’œuvre n’ayant pas crû en conséquence). Ce processus de transformation et ses conséquences sont critiqués par les organisations syndicales. En outre, les syndicats épinglent une rotation du travail (« turn-over») au-dessus de

48la moyenne (de l’ordre de 25 à 28 % par an, selon la CNE), des taux de maladie et d’épuisement professionnel (« burn-out ») très importants, ou encore « un recours exagéré au travail étudiant »  [43].

49C’est donc dans ce contexte qu’émerge un conflit au sein de l’enseigne, à la fin du mois d’avril 2018. S’il n’est pas question ici d’un conflit lié à une restructuration, il convient de ne pas sous-estimer le lien qu’il entretient avec le processus de transformation du modèle hard-discount, pour lequel la recherche de maximisation de la productivité semble avoir montré ses limites.

5.3.2. Le déclenchement du conflit

50Le mouvement de grève qui touche environ 85 magasins Lidl le mercredi 25 avril 2018 en fin de journée résulte de la coagulation de plusieurs conflits latents.

51D’une part, dès le début du mois, le jeudi 5 avril, la presse annonce qu’une action syndicale avec un piquet aura lieu le lendemain au supermarché Lidl d’Oostkamp (en province de Flandre orientale), tout récemment ouvert, suite au licenciement d’un travailleur qui n’arrivait plus à suivre la cadence de travail. La Landelijke Bediendencentrale - Nationaal Verbond voor Kaderleden (LBC-NVK, affiliée à la CSC) dénonce alors un « régime de terreur » dans lequel « le licenciement est utilisé comme exemple pour faire peur aux gens » ; pour son secrétaire, Johan Lippens, « ce licenciement est typique de la politique menée par la nouvelle direction nationale »  [44]. L’action est levée rapidement car la direction de Lidl promet une réunion de concertation autour de la question de la charge de travail. Celle-ci a lieu le mardi 10 avril. Cependant, elle ne débouche sur aucune proposition satisfaisante pour la LBC-NVK, qui dépose quelques jours plus tard, le 13 avril, un préavis de grève couvrant toutes les filiales du pays pour maintenir la pression. Si seule la LBC-NVK a déposé le préavis, la menace de grève nationale est bien là et la CNE, pendant francophone de la LBC-NVK, fait déjà part de son soutien.

52D’autre part, deux semaines après le dépôt du préavis, à la veille de la réunion de concertation nationale prévue, les travailleurs du Lidl d’Ans (en province de Liège) débraient en raison d’un problème d’insalubrité dans leur salle de repos. La tension semble élevée puisque, le lendemain matin, ce sont trois magasins Lidl de la province de Liège (ceux d’Ans, d’Herstal et de Seraing) qui gardent leurs portes closes et dénoncent la surcharge de travail.

53C’est donc sur fond de tensions explicites et accumulées que se déroule la réunion de concertation nationale du mercredi 25 avril entre la direction et le front commun syndical (CSC, FGTB et CGSLB). Pour diminuer la surcharge de travail, les syndicats demandent une mesure phare : l’injection immédiate de 42 heures supplémentaires de travail par semaine et par magasin Ce chiffre de 42 heures correspond au temps de travail contractuel d’un directeur d’établissement, temps qui a été intégré dans les calculs de la productivité de chaque magasin ; or, cette fonction a été créée un an plus tôt « en retirant un membre du personnel opérationnel », et cela « sans que se soient modifiés les objectifs de productivité, que le reste des travailleurs doit donc désormais atteindre avec une personne de moins »  [45]. L’argumentaire des syndicats repose sur l’idée que cette fonction est une fonction de gestion et non de production (déchargement des camions, réapprovisionnement des rayons, caisse, entretien du magasin, etc.) et ne peut par conséquent être comptabilisé à 100 % dans les heures de travail hebdomadaires attribuées à chaque filiale pour fonctionner  [46]. La direction refuse la mesure mais propose un renforcement des équipes volantes, qui soutiendraient les employés en cas d’absence prolongée, ainsi qu’un pot d’heures pour les tâches dites supplémentaires, soit l’équivalent de 8 heures supplémentaires par semaine dans chaque magasin. Le front commun rejette la proposition.

54Pendant ce temps, les débrayages dans les magasins Lidl se propagent aux quatre coins du pays, où l’on passe de 3 magasins en grève au matin à 35 à midi, pour arriver à 85 en fin de journée. En Wallonie, les régions de Liège, du Centre, de Wallonie picarde (Mons, Tournai), de Charleroi et de Mouscron sont touchées. En Flandre, les magasins de Lanaken, de Turnhout, d’Hasselt, de Genk, de Bruges, de la Campine, du Limbourg et toute la région côtière seraient aussi concernés. Aucun magasin de la Région bruxelloise n’a alors rejoint le mouvement.

5.3.3. Négociations et front commun sous tensions

55Le mercredi en fin de journée, la direction introduit une demande de conciliation auprès de la commission paritaire, ce qui est refusé par les organisations syndicales après que la direction a fait une nouvelle proposition d’augmenter de 8 à 10 le nombre d’heures supplémentaires par magasin (nombre quatre fois inférieur à celui revendiqué par les syndicats).

56Le lendemain, le conflit prend de l’ampleur puisque l’on compte 70 magasins en grève dès le matin et 128 en début d’après-midi. Plus d’un tiers des filiales belges sont donc à l’arrêt. En début de soirée, la direction introduit à nouveau une demande de conciliation pour débloquer la situation, ce qui est cette fois accepté par les syndicats ; la conciliation aura lieu le lendemain à 14 heures. Un conciliateur externe interviendra donc entre les deux parties pour tenter de trouver un compromis. Néanmoins, « le fait que le front commun accepte de participer à ce bureau de conciliation, ce qui n’avait pas été le cas après une première proposition mercredi, ne signifie pas pour autant la fin des actions [d’ici là] », souligne un délégué de la CNE  [47]. Le vendredi, en effet, au troisième jour de grève, le mouvement grandit encore et arrive à son apogée, avec 147 magasins en grève, soit près de la moitié des supermarchés Lidl de Belgique. La répartition géographique est alors la suivante : 104 magasins en grève en Wallonie et en Région bruxelloise (39 dans le Hainaut, 34 en province de Liège, 18 dans le Brabant wallon et en Région bruxelloise, 12 en province de Namur et 1 en province de Luxembourg) et 43 en Flandre.

57C’est donc sous tensions que se déroule la réunion de conciliation au siège du SPF Emploi, Travail et Concertation sociale à Bruxelles le vendredi 27 avril. Celle-ci commence à 14 heures et s’étend jusque tard dans la soirée ; cependant, elle ne débouche pas sur un accord. En effet, si, en début de soirée la direction finit par accepter la proposition des syndicats d’ajouter 42 heures par semaine et par magasin afin d’alléger la charge des travailleurs – mesure qui se traduirait par des heures supplémentaires pour le personnel à temps partiel volontaire ou par de nouveaux engagements –, la conciliation bloque quant à la période pendant laquelle ces 42 heures vont être octroyées. La direction fixe la mesure à une durée déterminée de maximum six mois, alors que les syndicats voudraient une mesure à durée indéterminée, ou qui donne en tout cas le temps nécessaire aux négociations pour l’établissement d’une nouvelle convention collective de travail (CCT) qui prenne en compte les différents aspects de l’organisation de travail chez Lidl.

58Alors que l’option de six mois avancée par la direction satisfait finalement les syndicats chrétiens et libéral (CNE, LBC-NVK et CGSLB), qui trouvent la mesure correcte et l’approuvent comme un « point de départ pour des négociations approfondies »  [48], elle est rejetée par le syndicat socialiste (SETCA), qui exige que la mesure soit appliquée de manière pérenne. C’est que, d’après celui-ci, les heures supplémentaires doivent être octroyées dans chaque magasin tant que les négociations ne sont pas finies, car c’est le seul moyen de faire en sorte que la direction avance dans les négociations et accepte de discuter de l’organisation et des effets du nouveau modèle sur la charge de travail. Cette précaution est nécessaire aux yeux de M. Delmée, qui ne semble pas croire à une réelle bonne volonté de la direction.

59In fine, la proposition de la direction est rejetée par les syndicats en front commun.

60Si des médias parlent de « fracture syndicale », le front commun ne se divise donc pas malgré le désaccord. Une claire divergence stratégique se fait néanmoins sentir désormais, notamment le lendemain, alors que la proposition de la direction est soumise au vote des travailleurs.

61Le samedi 28 avril en effet, les syndicats consultent leurs bases et organisent des assemblées avec le personnel pour l’informer des mesures formulées par la direction. Il s’agit de voter la reprise du travail ou la poursuite du mouvement de grève, en ce quatrième jour de mobilisation. Le SETCA sort alors un tract très clair sur sa position : la proposition de la direction n’est pas suffisante et il faut continuer le mouvement. On y lit : « Avez-vous fait trois jours de grève pour recevoir comme seule certitude 42 heures/semaine/filiale pendant 6 mois ? La direction ne s’engage à rien d’autre dans ce texte. À vous de nous donner votre avis. Stop ou encore pour la grève ? Est-ce suffisant, ou est-ce de la poudre aux yeux que la direction vous lance ? Une chose est sûre, c’est vous qui décidez. Vous avez construit un formidable élan de solidarité dans les grèves des derniers jours. Vous avez montré à Lidl combien ensemble, on est plus forts. Est-ce que cela ne vaut pas plus que 42 heures/semaine pendant 6 mois ? Le combat continue ! »  [49]

62Du côté des syndicats chrétiens et libéral, les choses sont moins claires, dans la mesure où les directions syndicales ont annoncé accepter la proposition de la direction de Lidl lors de la réunion de conciliation – tout en la refusant dans le cadre du front commun – et doivent donc consulter leurs affiliés pour déterminer leur position dans la suite de la mobilisation. Des tensions semblent apparaître, notamment dans le camp de la CSC, puisqu’il ne paraît pas y avoir de stratégie claire en son sein et qu’elle est par ailleurs divisée en deux structures distinctes sur le plan linguistique. Du côté francophone, la CNE déclare ne pas avoir de mot d’ordre : les travailleurs sont libres de reprendre le travail ou de poursuivre la grève. Romuald Guery, secrétaire permanent CNE, précise : « On est simplement là pour dire : si vous souhaitez, si vous n’avez pas confiance, nous vous soutenons, et vous pouvez continuer certainement ce mouvement de grève. Mais d’un autre côté, si vous souhaitez continuer à travailler, alors (…) on veillera à ce que ça puisse se faire dans les meilleurs conditions possibles » [50]. Il souligne ainsi que la situation est ouverte mais n’est néanmoins pas dénuée de tensions : « Nous allons refaire des assemblées du personnel et si le mouvement se poursuit, ça se poursuit ! Mais je n’ai pas envie d’une guerre entre ceux qui veulent reprendre le travail et ceux qui ne veulent pas » [51]. Du côté néerlandophone, la LBC-NVK défend plus fortement l’acceptation de la proposition de la direction devant ses affiliés : « Quand vous voyez d’où l’on vient – la direction proposait seulement 8 heures supplémentaires par magasin –, nous pouvons accepter cette dernière offre », indique son secrétaire, J. Lippens.

63Par conséquent, selon les endroits, est annoncée soit la poursuite du mouvement soit la reprise du travail. À ce propos, la LBC-NVK constate que, en Flandre, là où elle « a consulté les travailleurs sur la proposition de la direction, il y a une réouverture des magasins », tandis que, en Wallonie, « la tendance est plutôt à une poursuite de la grève » [52]. Alors que, en Flandre, le mouvement semble dorénavant être porté essentiellement par le SETCA, en Wallonie et en Région bruxelloise, la base de la CNE vote largement la poursuite du mouvement lors des assemblées de magasins, ce qui se traduit par un maintien de la grève en front commun. Les directions syndicales de la CNE en témoignent : « Aujourd’hui, le message que nous renvoient les travailleurs c’est “On manque de confiance”. Ils ont la crainte que, dans six mois, on doive recommencer tout à zéro, même si, en effet, on peut estimer que c’est une proposition qui était correcte »  [53].

5.3.4. Durcissement du conflit

64Le samedi 28 avril, 130 magasins continuent donc le mouvement, qui semble se durcir avec le blocage des centres de distribution dès l’après-midi. Progressivement, les dépôts de Marchienne-au-Pont, de Courcelles et de Genk sont bloqués par les grévistes, qui empêchent les camions d’entrer et d’approvisionner les magasins, en se relayant à travers des équipes de nuit. Le mouvement prend par ailleurs une dimension internationale  [54] puisque, au Portugal, démarre une grève de 48 heures autour de problématiques similaires (auxquelles s’ajoutent des revendications salariales), tandis que, aux Pays-Bas, est organisée une action de solidarité avec les travailleurs des magasins Lidl de Belgique.

65Le dimanche 29 au soir, après le dépôt de Wevelgem (en Flandre occidentale), c’est au tour de celui de Saint-Nicolas (en Flandre orientale), dernier dépôt encore en fonctionnement, d’être bloqué. La journée du lundi 30 avril démarre donc avec l’ensemble des dépôts à l’arrêt, tandis que le mouvement de grève se poursuit dans les magasins et touche environ un tiers des magasins pour la cinquième journée de grève consécutive. S’ils sont soutenus par les ouvriers de la logistique, les blocages entraînent parfois des tensions, comme au dépôt de Genk (où, le lundi matin, un chauffeur de poids lourds qui veut délivrer sa marchandise en vient aux mains avec un gréviste)  [55].

5.3.5. Vers une « victoire du premier mai » ?

66Le lundi 30 avril 2018 dans l’après-midi, une réunion de conciliation est convoquée à 14 heures au siège du SPF Emploi, Travail et Concertation sociale. Vers 19 heures, après plusieurs heures de discussion, un accord est trouvé, qui va dans le sens des revendications des organisations syndicales. « Placée devant l’urgence face au risque de pourrissement du conflit »  [56], la direction finit par accepter d’engager du personnel supplémentaire pour l’équivalent de 42 heures par semaine et par magasin, et cela non pas pendant six mois mais jusqu’à la conclusion d’une nouvelle CCT. L’accord comprend une clause de paix sociale et permet ainsi de mettre fin au mouvement de grève et au blocage des dépôts. Le coût économique de la grève est important (il est estimé à 3 millions d’euros par jour)  [57], et l’image de Lidl est ternie alors que l’entreprise est en pleine campagne de communication visant à se débarrasser de la réputation qui lui colle à la peau  [58] et, entre autres, à obtenir le label de « meilleur employeur » en 2018  [59].

67Un protocole d’accord « du premier mai » est donc signé le lendemain. Il fixe un calendrier de négociation, ainsi que les points de discussions qui seront mis à l’ordre du jour : « l’encadrement de la flexibilité, la diminution de la charge de travail, la stabilité des horaires, l’encadrement du travail étudiant, le bien-être des collaborateurs, l’augmentation des contrats horaires pour les travailleurs à temps partiel et la simplification des tâches »  [60]. Le SETCA qualifie le combat d’historique et ne cache pas sa satisfaction d’avoir obtenu une victoire syndicale un 1er mai : « On a obtenu ce qu’on demandait depuis le début, à savoir le temps nécessaire pour pouvoir négocier un accord sur la diminution de la charge de travail en magasin (…). C’est une belle victoire, un magnifique premier mai », réagit M. Delmée  [61].

68Un an après le mouvement, il semble, d’après les organisations syndicales, que les réunions ont mis du temps à démarrer (et les 42 heures à arriver dans chaque magasin) mais que, dernièrement, les discussions ont été plus constructives et que certaines avancées ont été obtenues (renforcement de l’équipe volante, création d’équipes internes spécialisées dans le nettoyage, mesures d’allégement du travail pour les employés âgés de plus de 45 ans, etc.). Certains points sensibles restent sur la table, notamment l’introduction de technologies qui permettent de soulager la charge de travail et d’augmenter la productivité. On peut citer à ce propos l’introduction d’oreillettes auprès des employés de magasin (afin que les ordres et notifications du management soient ainsi communiqués à chacun des salariés), élément qui a eu lieu peu de temps après le conflit mais qui ne semble par ailleurs pas avoir fait l’objet de discussions ou avoir été négocié avec les organisations syndicales.

5.3.6. Conclusion

69Le conflit autour de la surcharge de travail dans la chaîne de supermarché Lidl Belgique émerge dans un contexte de transformation du hard-discount. Pendant une semaine, des grèves ont lieu dans tout le pays, paralysant jusqu’à la moitié des magasins dans une première phase et les centres logistiques dans une seconde. Un accord survient après deux réunions de conciliation au SPF Emploi, Travail et Concertation sociale. Les négociations sont marquées par des dissensions entre les organisations syndicales, qui se positionnent différemment face aux propositions soumises par la direction. À la veille du 1er mai 2018, le conflit se clôt néanmoins par une victoire du front commun, qui obtient gain de cause sur ses revendications (injection à durée indéterminée de 42 heures de travail par semaine et par magasin d’ici la conclusion d’une nouvelle CCT).

70Comment caractériser la dynamique de mobilisation au sein des magasins ? D’après les organisations syndicales, ce mouvement est une « grande première » chez Lidl, entreprise qui n’avait jamais eu à faire face à une grève structurée de cette ampleur. Certes, pendant les grèves interprofessionnelles, les magasins Lidl ont participé largement aux mobilisations (on pensera, par exemple, à la grève nationale de l’hiver 2014). Néanmoins, cette enseigne ne connaît que peu de débrayages, au contraire de ce qui peut être constaté dans les enseignes « classiques » de la grande distribution.

71Les travailleurs de Lidl – qui sont à 66 % des travailleuses, dont 70 %  [62] ayant des contrats à temps partiel (entre 24 et 32 heures par semaine) – sont toutefois souvent affiliés à un syndicat, comme dans le reste de la grande distribution  [63]. Si ce taux de syndicalisation est important (quoique légèrement moindre que chez Carrefour ou Delhaize, à cause d’un taux de turn over plus élevé), c’est plutôt dans le nombre peu élevé de représentants syndicaux que réside la différence notable par rapport à la grande distribution « classique ». Pour les 300 magasins Lidl, on compte seulement une cinquantaine de délégués (toutes organisations syndicales confondues), dont une petite trentaine proviendrait du SETCA, qui y est donc le syndicat majoritaire.

72Faut-il y voir un élément prouvant que le mouvement de 2018 serait parti « du terrain » et non des organisations syndicales en tant que telles ? Chez Lidl, en effet, les syndicats ne semblent pas avoir la capacité d’organiser une grève avec des tournées de magasins, le nombre de délégués itinérants (c’est-à-dire dont le mandat couvre plusieurs magasins) étant relativement faible ; ils n’ont pas la possibilité d’organiser des assemblées du personnel en plusieurs lieux en même temps.

73S’interroger sur le répertoire d’actions de la mobilisation permet de poursuivre cette réflexion et d’éclairer d’autres aspects du conflit. Malgré quelques images médiatiques très dynamiques de blocage des dépôts et de tournée des magasins organisées par des équipes de travailleurs et de délégués, de nombreux magasins présentés comme « fermés » ou « en grève » ne connaissent pas de piquets de grève. Pour comprendre cet aspect de la mobilisation, il faut revenir sur une des caractéristiques importantes de certains des délégués – et des déléguées en l’occurrence –, à savoir leur statut de gérant de magasin. Chez Lidl, en effet, nombre de gérants sont aussi délégués syndicaux. Cette situation n’est pas inexistante ailleurs, mais elle y est rare. Dans le cas de Lidl, en raison de la petite taille des équipes, de la polyvalence et du management, les gérants, bien qu’ils soient considérés comme des cadres, doivent aussi s’atteler à de nombreuses tâches exécutives. C’est notamment pour cette raison que les gérants semblent être des acteurs clés de la mobilisation de 2018 : ils sont présents à la table des négociations, où ils argumentent en faveur d’une sortie de leurs heures de travail du calcul de la productivité et d’une embauche supplémentaire. Cela pourrait expliquer en partie l’absence de piquets à différents endroits, dans la mesure où, les magasins étant fermés par les gérants, il n’y a plus personne ni plus rien à « bloquer ». La situation est donc très différente des conflits habituels dans les supermarchés, qui voient les travailleurs bloquer avec les chariots l’entrée des magasins, les parkings, etc., et durant lesquels la tension est parfois palpable avec les employés qui travaillent en magasin ou avec la direction qui souhaite rouvrir les portes des magasins. Ici, il semble donc que le cas de figure soit assez différent : les équipes et leur direction restent chez elles, en attendant le résultat des négociations.

74Ce mouvement semble donc partir d’une base, composée notamment de gérants de magasin et de délégués. Cette dynamique n’est d’ailleurs pas inédite chez Lidl, puisqu’un mouvement de grève porté notamment par les gérants avait eu lieu en décembre 2009 en Belgique, à la veille des fêtes de fin d’année  [64].

5.4. Conclusion

75Pour chacun des trois conflits sociaux étudiés, le présent chapitre a tenté de mettre en évidence les dynamiques qui le caractérisent, que ce soit ses conditions d’émergence, les évolutions de ses rapports de force ou son issue.

76Malgré certaines tendances communes à toutes les enseignes (concurrence forte, transformation des modes de consommation, faible augmentation du volume de consommation individuelle, etc.), la grande distribution apparaît en 2018 comme un secteur fragmenté. Alors que Lidl gagne des parts de marché, Carrefour et Mestdagh connaissent des difficultés économiques. Ces différences de situation sur le marché ont eu des incidences sur les types de conflits qui ont traversé ces trois enseignes.

77Au cœur des trois conflits considérés, se retrouve l’articulation fondamentale entre les enjeux de diminution de masse salariale et de réorganisation du travail. Dans le cas de Carrefour et de Mestdagh, des plans de restructuration sont lancés par la direction afin de remédier aux pertes enregistrées ; ces plans comprennent tant des licenciements secs qu’une augmentation de la polyvalence et des pertes d’acquis horaires (quart d’heure de pause payé, congé du dimanche, etc.). Les travailleurs réagissent spontanément en entamant une grève avec le support des syndicats. Les négociations et mobilisations sur les lieux de travail se suivent pendant plusieurs mois, portant certains fruits. La direction, tant chez Carrefour que chez Mestdagh, diminue le nombre de licenciements ; en outre, elle accepte des conditions de départ plus avantageuses (notamment via le système de prépension) et une réorganisation du travail davantage encadrée par les interlocuteurs sociaux. Dans les cas de Carrefour et Mestdagh, selon le mot d’une déléguée syndicale, « le commerce est la sidérurgie d’hier ».

78Dans le cas de Lidl, la situation est sensiblement différente. Si la surcharge de travail a certes été un enjeu essentiel des négociations chez Carrefour et Mestdagh, elle représente ici l’origine même du conflit entre direction et travailleurs. La grève ne constitue donc pas une réaction à un plan de restructuration. Malgré un discours qui met en avant de manière récurrente l’embauche de nouveaux employés, l’exigence de la direction en matière de productivité pousse les travailleurs à se mobiliser en s’emparant de l’outil de la grève. Le conflit proprement dit dure plusieurs jours, au terme desquels la direction accorde 42 heures de travail supplémentaire par semaine et par magasin.

79La question du rapport de force se pose. Il apparaît clairement que, dans ces trois cas, les mobilisations des travailleurs et des syndicats parviennent dans une certaine mesure à influencer le devenir des conditions de travail. La participation aux mobilisations de travailleurs aux positions hiérarchiques plus élevées que les simples employés (à savoir les gérants chez Lidl) pose néanmoins la question de la nature du rapport de force qui oppose classiquement travailleurs et direction.

80La dimension géographique du conflit interpelle également. Une différenciation spatiale relativement nette marque l’ensemble du conflit chez Carrefour comme ses résultats, ainsi que les mobilisations chez Lidl. Une différence d’usage de la grève entre la Wallonie et la Flandre apparaît. Bien entendu, il serait trompeur de simplifier le recours à de telles pratiques d’action collective au seul facteur régional. D’ailleurs, dans le cas de Mestdagh, des différences apparaissent entre les localités wallonnes.

81Le rôle des organisations syndicales est également à questionner. Il semble que, à l’instar de ce qui est constaté dans d’autres conflits, les syndicats tentent ici de se différencier par des pratiques et des postures opposées. Tant dans le cas de Carrefour que dans celui de Lidl, les syndicats chrétiens semblent vouloir se présenter davantage comme « démocrates » et accorder une importance particulière au respect de la volonté des travailleurs, en miroir d’un SETCA qui se présenterait, pour sa part, davantage comme un syndicat « combatif », plus intransigeant lors des négociations. On peut aussi se demander à quel point la concurrence entre organisations syndicales, observée à plusieurs reprises lors de ces conflits, influence leurs prises de position respectives et donc les conflits eux-mêmes. De plus, bien que, dans les trois cas, les syndicats parviennent à obtenir certaines avancées dans les négociations par rapport aux plans initiaux de la direction, il reste

82à déterminer dans quelle mesure leurs résultats sont présentés comme positifs aux travailleurs et de quelle manière ces derniers les ressentent ensuite dans leur vécu quotidien. Enfin, il convient de garder un œil critique sur l’évolution des conditions de travail sur le temps long et sur le rôle joué par les syndicats dans ces conflits, au-delà des résultats plutôt positifs obtenus par les mobilisations des travailleurs. Ainsi, Carrefour supprime tout de même près de 1 000 emplois ; Mestdagh voit, pour la première fois, une enseigne ouvrir l’ensemble de ses magasins le dimanche ; Lidl impose une évolution technologique à ses employés, en dehors de toute concertation.

6. « Ryanair must change » : une victoire sociale et syndicale dans le monde du low cost

83Les tensions sociales chez Ryanair ont déjà été abordées dans deux articles publiés dans de précédentes publications du GRACOS  [65]. Ceux-ci couvraient les années 2011 et 2012.

84À l’époque, il était question d’actions en justice menées par la Centrale nationale des employés (CNE, affiliée à la CSC) au nom d’hôtesses de l’air et de stewards réclamant l’application du droit social belge en lieu et place du droit irlandais. Cette contestation de l’un des piliers majeurs du modèle de gestion du personnel pratiqué par Ryanair – soit l’imposition d’un contrat irlandais à l’ensemble du personnel de cabine (à l’exception du personnel basé au Royaume-Uni) – intervenait lors de la rupture de la relation d’emploi, à la suite soit d’un départ volontaire soit d’un licenciement.

85Le recours à la justice trouvait une partie importante de son explication dans la politique ouvertement antisyndicale de la compagnie low cost. Michael O’Leary, l’emblématique patron de Ryanair, doit une partie de sa popularité à son attitude pour le moins dénigrante et provocante à l’égard des syndicats. Sous sa direction, soit depuis janvier 1994, la compagnie a systématiquement refusé de dialoguer avec les syndicats reconnus. Parallèlement, Ryanair a pratiqué un management partiellement basé sur la peur et le chantage avec, par exemple, les convocations au département du personnel à Dublin, siège de la compagnie, et la fermeture de bases comme en France et au Danemark. Ces pratiques laissaient peu de place à la contestation et à la revendication collective. Par ailleurs, les membres du personnel de cabine étaient relativement jeunes et étaient largement issus, depuis le déclenchement de la crise financière et économique en 2008, des pays du sud et de l’est de l’Europe, c’est-à-dire de pays connaissant un taux de chômage élevé et des conditions d’emploi très précaires et peu rémunérées. Entrés dans la compagnie avec peu d’expérience professionnelle et sociale, ces travailleurs étaient en outre souvent envoyés sur des lieux de travail éloignés de leur pays d’origine. En conséquence, nombre d’entre eux étaient totalement déculturés par rapport au contexte local  [66]. Telle était en tout cas la réalité à l’aéroport de Charleroi, où Ryanair est présente depuis 1997, et à celui de Bruxelles-National (Zaventem), où elle s’est installée en 2014. Habituellement, les mécontentements se traduisaient surtout par des départs plus ou moins volontaires, par démission ou licenciement. Enfin, la question des conditions d’emploi et de travail du personnel de cabine travaillant pour Ryanair n’était pas forcement une priorité syndicale et politique. Ainsi, dans le cas de Charleroi, le développement économique de l’aéroport, qui doit tout à la présence de Ryanair, primait incontestablement sur le reste. Seule la CNE s’est réellement investie dans le combat contre les pratiques de dumping social de la compagnie irlandaise. Un combat qu’elle a longtemps mené sans avoir beaucoup d’affiliés – et encore moins de militants – parmi le personnel de cabine. Un combat qu’elle n’a donc pu mener que de l’extérieur, ce qui expliquait aussi le recours à la justice. Un recours que la compagnie irlandaise, adepte de la guérilla juridique, n’a sans doute pas vu d’un mauvais œil en raison de la lenteur des procédures et de l’apathie du monde politique à l’égard des conditions d’emploi et de travail de son personnel. La compagnie à bas coût a ainsi gagné le temps nécessaire pour s’imposer comme un acteur dominant – et donc difficilement contournable – de l’aviation civile en Europe.

86Le conflit social qui prend naissance à la fin de l’année 2017 marque une rupture par rapport à ce passé. Il est d’abord porté par les pilotes, puis également par le personnel de cabine. Les conditions d’emploi et de travail de ces deux catégories professionnelles sont au centre du conflit. Pour une part importante d’entre eux, ces travailleurs ne sont pas directement sous contrat Ryanair. De nombreux pilotes sont en fait des indépendants – plus précisément, de faux indépendants obligés de se mettre en société – et une part importante des hôtesses de l’air et des stewards est employée par deux sociétés sous-traitantes (Crewling et Workforce). Une des lignes de Ryanair a été de diviser le personnel pour mieux le soumettre à ses exigences, même si les uns comme les autres sont soumis à une gestion du personnel particulièrement « dure »  [67]. Dans la pratique, le personnel de cabine sous contrat Crewling ou sous contrat Workforce ne bénéficie pas des mêmes conditions de travail et du même salaire que celui qui est sous contrat Ryanair. Ce dernier a droit à de l’ancienneté, à des contrats fixes et à un salaire moyen d’environ 2 000 euros par mois et, surtout, il est payé même s’il ne vole pas. À l’inverse, les contrats Crewling ou Workforce n’offrent pas toujours de salaire de base ; dans ces cas, les salariés ne sont payés que lorsqu’ils volent. Selon un permanent syndical, ce sont des « intérimaires avec un contrat fixe. Ils doivent tout le temps être disponibles pour l’entreprise mais ne touchent un salaire que s’ils travaillent effectivement ».

87Le personnel travaillant pour Ryanair n’échappe pas à la logique de la compression tous azimuts des coûts au cœur du modèle low cost. Sa lutte pour l’amélioration de ses conditions se traduit par un slogan fédérateur : « Ryanair must change » (« Ryanair doit changer ») et par une revendication fédératrice, à savoir l’application du droit du travail de la base d’affectation en lieu et place du droit irlandais.

88Un autre élément de changement majeur par rapport au passé est le fait que cette revendication est portée, non plus par des individus ou des petits groupes d’individus, mais par des collectifs épaulés et encadrés par des organisations syndicales reconnues. Ces collectifs demandent et finalement imposent la reconnaissance par Ryanair des interlocuteurs syndicaux et l’ouverture d’une négociation sociale. Pour y arriver, ils recourent à la menace de grève – via le dépôt de préavis – et à la grève, ce qui constitue deux grandes premières dans l’histoire sociale de l’entreprise. La grève est d’abord nationale – en Allemagne et au Portugal – puis en grande partie européenne, ce qui est à la fois très rare et constitue une véritable prouesse syndicale du fait de la diversité des contextes sociétaux et institutionnels. Cette prouesse est d’autant plus grande que le mouvement a été porté par des organisations nationales qui, dans une logique bottom-up, ont réussi à se fédérer, en dehors de leur fédération internationale et européenne.

89Enfin, il est à relever que ce conflit, résolument offensif, se traduit par d’importantes victoires, sur le plan tant matériel que symbolique, pour les travailleurs et leurs organisations syndicales, ce qui relève aujourd’hui sans doute plus de l’exception que de la règle.

6.1. Ryanair en quelques chiffres

90Spécialiste des vols low cost, la compagnie Ryanair a été fondée en Irlande en 1985.

91À l’origine, elle relie l’aéroport de Dublin à celui de Londres-Gatwick. Après avoir frôlé la faillite à la fin des années 1980, elle s’impose peu à peu, après avoir adopté le modèle low cost, comme la première compagnie civile européenne.

92Selon le site officiel de la compagnie, la flotte de Ryanair se compose, à la mi-2019, de 455 Boeing « neufs » et elle occupe 17 500 « professionnels compétents », chiffre qui a plus que doublé depuis 2012. Active dans 38 pays, Ryanair compte 84 bases et effectue quelque 2 400 vols quotidiens. En 2017, elle a transporté près de 130 millions de passagers et ses avions ont eu un taux d’occupation supérieur à 90 %.

93Jusqu’en 2018, la croissance de la compagnie s’est opérée via l’achat d’avions neufs et l’ouverture de nouvelles lignes. En 2018, Ryanair annonce l’acquisition de Laudamotion, une petite compagnie low cost autrichienne. Elle acquiert également Buzz en Pologne, ce qui lui ouvre le marché de l’Europe de l’Est, qu’elle considère comme un facteur de développement futur. De même, elle crée Malta Air à Malte, ce qui lui permet d’augmenter son volume d’affaires sur l’île et d’accéder aux marchés d’Afrique du Nord. Par ailleurs, elle obtient un registre d’immatriculation maltais, ce qui lui permet de faire passer son personnel sous contrat local et de bénéficier de la fiscalité maltaise avantageuse. En Belgique, la compagnie est présente à Charleroi depuis 1997 et y occupe près de 600 personnes. En 2014, elle s’implante à Zaventem, où elle compte aujourd’hui une centaine de travailleurs.

94Ryanair est aussi une compagnie structurellement rentable. Entre 2012 et 2017, son chiffre d’affaires est passé de 4,4 à 6,6 milliards d’euros et son bénéfice après impôt a plus que doublé, progressant de 560 millions d’euros à 1,3 milliard d’euros  [68]. L’emploi a également suivi une courbe ascendante, en passant de 8 388 employés en 2012 à 13 026 en 2017  [69]. Malgré le conflit social relaté ici, la compagnie a clôturé son dernier exercice en date, allant d’avril 2018 à mars 2019, avec un bénéfice annuel de 1,02 milliard d’euros (en recul de 29 %) pour un chiffre d’affaires de 7,56 milliards d’euros. La stratégie low cost de l’entreprise et la précarité des conditions de travail se vérifient également dans les chiffres. Entre 2012 et 2019, la part salariale moyenne dans la valeur ajoutée  [70] est de 28 %  [71], ce qui est extrêmement bas. À titre de comparaison, la part salariale dans le secteur privé en Belgique oscille entre 55 et 65 % de la valeur ajoutée.

95En 2019, les principaux actionnaires de l’entreprise sont deux grands fonds de pension états-uniens : The Capital Group Companies (14,5 %) et Fidelity Management (5,8 %). À leur côté, on trouve le holding de la banque britannique Hong Kong & Shanghai Banking Corporation (HSBC) pour 9,3 % et, surtout, M. O’Leary, qui détient 3,8 % de la compagnie aérienne, ce qui fait de lui le cinquième actionnaire de Ryanair par ordre d’importance. Le poids du chief executive officer (CEO) de Ryanair dans l’actionnariat de l’entreprise s’explique par la nature de sa rémunération, liée au cours boursier de la compagnie. En février 2019 par exemple, Ryanair a annoncé un nouveau plan d’options d’actions pour son CEO. Si, d’ici 2024, Ryanair parvient à doubler le prix de son action en bourse en le faisant passer de 11,12 euros (prix de février 2019) à 22,2 euros, M. O’Leary pourra acheter 10 millions de titres Ryanair en 2024 au prix de 2019. Cela conforterait son emprise sur la société et représenterait pour lui un bénéfice personnel de 98,8 millions d’euros  [72].

6.2. 2017 : l’amorce du conflit

96Deux événements marquent l’actualité sociale de la compagnie irlandaise en 2017. Ces événements sont porteurs d’une éventuelle remise en question des aspects sociaux du « modèle » Ryanair.

97Le premier tient dans la décision rendue par la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) le 14 septembre 2017, suite à une question préjudicielle posée par la cour du travail de Mons dans le cadre de l’affaire opposant d’anciens membres du personnel navigant de cabine (PNC) travaillant pour Ryanair, défendus par la CNE, à leur ex-employeur. Dans sa réponse, la CJUE estime que le droit qui s’applique est celui de la base d’affectation du personnel et non celui du pays dans lequel les avions sont enregistrés  [73]. Cette réponse fragilise de facto l’entreprise irlandaise face aux actions en justice intentées dans plusieurs pays européens par d’anciens membres du personnel. Elle donne aussi du poids à une revendication syndicale de premier ordre : l’application du droit social de la base d’affectation.

98Le deuxième événement, qui a commencé à faire grand bruit à partir du 15 septembre 2017, tient dans l’annonce, en deux temps, de la suppression de 20 000 vols entre septembre 2017 et mars 2018. Après avoir évoqué diverses raisons, dont le respect de la ponctualité, la compagnie à bas coût a finalement reconnu que sa décision était la conséquence d’un manque de pilotes. Insatisfaits de leurs conditions d’emploi et de travail, de nombreux pilotes ont quitté la compagnie irlandaise pour des compagnies plus attractives, en ce compris d’autres compagnies low cost. Leur défection a été facilitée par la pénurie de pilotes que connaît – et que connaîtra encore dans les années à venir – le secteur aérien, ce qui les met en position de force tant vis-à-vis de leur employeur que du marché du travail.

99Mais, si des pilotes quittent Ryanair, d’autres prennent la parole via le Conseil européen des représentants des employés (European Employee Representative Council, EERC) de Ryanair, un embryon de syndicat maison non reconnu par l’entreprise. Parmi les revendications avancées, figurent des contrats dépendant de la base d’affectation, l’acceptation de la syndicalisation et la reconnaissance de l’acteur syndical comme l’interlocuteur unique de la direction, la possibilité de prendre des congés pendant l’été, le paiement des heures de stand-by, la gratuité des boissons et des repas durant les vols, le paiement par la compagnie des nuitées d’hôtel lors des transferts, et la mise en place d’un plan de pensions et de soins de santé à la charge de l’entreprise. Ces revendications sont rejetées en bloc par Ryanair, qui maintient ainsi son refus de négocier avec un syndicat. Dans une lettre officielle, la compagnie réaffirme la liberté de ses pilotes de négocier des augmentations de salaire ou de n’importe quel autre sujet « par le biais des structures CRE  [74] des bases d’affectation qui ont été validées par la Cour suprême d’Irlande et qui opèrent avec succès depuis plus de 25 ans »  [75]. La seule concession est financière. L’entreprise débloque, de sa propre initiative, 100 millions d’euros pour une année pleine pour revaloriser les rémunérations de ses pilotes. Cette revalorisation prend la forme de primes – 12 000 euros pour les pilotes et la moitié pour les copilotes –, qui sont conditionnées au renoncement à dix jours de congé et à un engagement à ne pas quitter l’entreprise avant novembre 2018.

100La proposition ne parvient pas à calmer le mécontentement existant. Seules une dizaine de bases, souvent les plus petites, sur les 87 que compte l’entreprise se prononcent en faveur de l’offre  [76]. Début novembre 2017, lors de la présentation des résultats semestriels, le patron de la compagnie, M. O’Leary, déclare que le salaire des pilotes Ryanair est de 20 % supérieur à ceux pratiqués par la concurrence et que les nouvelles recrues bénéficient d’emblée des nouvelles conditions salariales. Parallèlement, la compagnie se lance dans une vaste campagne de recrutement – notamment en Afrique du Sud – et de dénonciation de la « désinformation » dont elle serait victime de la part « des syndicats de pilotes de la concurrence ».

101La première annonce d’une action de grève vient d’Italie. Elle est l’œuvre de l’Associazione Nazionale Professionale Aviazione Civile (ANPAC), qui appelle à un arrêt de travail de 4 heures le 15 décembre. Le 12 décembre, les pilotes Ryanair affiliés à l’Irish Air Line Pilots’ Association (IALPA) déposent un préavis de grève pour le 20 décembre et menacent de nouvelles actions si aucun accord n’est trouvé. Des actions sont aussi envisagées et/ou programmées au Portugal et en Allemagne. Dans une lettre, la compagnie menace de sanctions les grévistes potentiels.

102Alors que les grèves semblent inévitables, contre toute attente, la direction de Ryanair annonce, le 15 décembre, qu’elle accepte de reconnaître, sur une base nationale, les syndicats de pilotes comme interlocuteurs et d’ouvrir des négociations avec eux. Très pragmatiquement, M. O’Leary explique que « les vols de Noël sont très importants pour nos clients » et qu’il convient de leur « éviter toute inquiétude ou crainte »  [77]. Cette reconnaissance fait, pour lui, partie des « changements radicaux » qu’a connus la compagnie au même titre que « Ryanair Labs », hub dédié à l’innovation digitale et destiné à réinventer le « monde du voyage en ligne », et qu’« Always Getting Better », programme d’amélioration des conditions de transport à destination des clients. Peu après, l’IALPA, qui parle d’avancée historique, lève son préavis de grève et des rencontres sont programmées avec les syndicats dans tous les pays où la grève menaçait. Finalement, seuls les pilotes allemands se mettront en grève. Ce mouvement fera suite à l’annulation par Ryanair d’une réunion prévue avec le Vereinigung Cockpit (VC), le syndicat allemand des pilotes. Cette grève, la première de l’histoire de la compagnie, ne durera que 4 heures et n’aura quasiment pas d’impact sur le trafic.

103Si la pression est l’œuvre des pilotes et que les concessions faites le sont par rapport à eux, la question des conditions d’emploi et de travail du personnel de cabine est également évoquée. Ainsi, en Allemagne, l’Unabhängige Flugbegleiter Organisation (UFO), syndicat des hôtesses de l’air et des stewards, souligne que les droits des salariés « ne peuvent s’arrêter à la porte du cockpit »  [78]. Toutefois aucune action n’est programmée. L’heure est à la négociation et la tension sociale retombe.

6.3. 2018 : une année de grèves et de tensions sociales

104Malgré l’absence de menaces de grève de la part des pilotes basés en Belgique, une première rencontre entre les responsables de Ryanair et les représentants syndicaux des pilotes belges intervient le 19 janvier 2018. Du côté syndical, seules les centrales chrétiennes impliquées dans le dossier Ryanair, à savoir la CNE et la Landelijke Bedienden Centrale (LBC, également affiliée à la CSC), sont présentes. Leurs permanents sont accompagnés d’un conseiller juridique de la Belgian Cockpit Association (BECA). Dans Le Soir, un permanent du Syndicat des employés, techniciens et cadres (SETCA, affilié à la FGTB) dit ne pas avoir été « convié »  [79]. Pour lui, la mise à l’écart de la centrale socialiste serait la conséquence d’une ligne politique qui consiste à ne pas vouloir revendiquer uniquement pour les pilotes mais pour tout le personnel de Ryanair. Par ailleurs, il se montre plus que sceptique quant aux résultats de ces discussions : « De toute façon, je n’y crois pas. Quand Michael O’Leary aura réglé la problématique des pilotes, il ne fera plus rien d’autre. Ils ont toujours eu une très bonne politique de “diviser pour régner” »  [80].

105La rencontre ne débouche sur aucune avancée réelle quant à la reconnaissance de l’acteur syndical et du système de négociation collective à l’œuvre dans les entreprises en Belgique. Faisant le point, le permanent de la CNE conclut qu’il « n’y a rien de vraiment concret. Quand on leur demande de mettre tous les salariés des aéroports en Belgique sous contrat belge, on ne peut pas leur reprocher de ne pas être clairs… “Ça n’arrivera jamais”, disent-ils. Pour la prochaine réunion, prévue fin février, ils demandent à obtenir une liste claire des revendications des pilotes, et uniquement des pilotes. Le reste du personnel est abordé, ils disent qu’une série de propositions d’amélioration seront faites d’ici deux mois. Pour les pilotes, c’est plus concret »  [81].

106Le 30 janvier 2018, Ryanair annonce la reconnaissance de la British Airline Pilots Association (BALPA) comme instance représentative des pilotes pour le Royaume-Uni. Cette première historique fait suite à l’acceptation par les pilotes basés au Royaume-Uni d’un accord social prévoyant une hausse salariale pouvant atteindre 20 %. Toutefois, la ligne de conduite de Ryanair consiste surtout à privilégier la signature d’avenant au contrat individuel qui la lie avec ses pilotes et à éviter ainsi la négociation avec les syndicats. La situation est telle que, début février, l’EERC demande la démission de M. O’Leary. Selon l’organisation, ce dernier ne tiendrait pas compte des revendications avancées par le personnel et il ne parviendrait pas à mettre fin à l’exode des pilotes, ce qui pourrait entraîner de nouvelles annulations.

107En Belgique, les premières concessions sont annoncées par la compagnie en février, avec l’intégration de minima sociaux belges en ce qui concerne notamment les congés de maternité et de paternité dans les contrats irlandais du personnel travaillant en Belgique. Pour le personnel de cabine, il est également question d’augmentations salariales étalées sur 2018 et 2019 et de l’instauration d’une prime de productivité pouvant atteindre 1 800 euros par an. Ces changements interviendraient à partir du 1er avril 2018.

108Cependant, début mars, en Belgique, la BECA, la CNE et la LBC dénoncent le « silence radio » de Ryanair  [82]. En deux mois, aucune avancée concrète n’est intervenue. Or, selon un permanent de la CNE, « en Belgique, contrairement au monde anglo-saxon, les syndicats n’ont pas à se faire reconnaître pour discuter au nom du personnel ; leur rôle est reconnu ainsi que les modalités du dialogue social. Donc, avant de signer une convention collective, les syndicats doivent recevoir le mandat de la négocier par les travailleurs, via des délégués officiels et protégés. C’est l’application de la loi ici et, légalement, on ne peut pas en sortir. Imaginez qu’on négocie des avantages pour des gens qui travaillent ici mais que le moindre litige doive se régler devant les tribunaux à Dublin, ça n’a pas de sens »  [83]. Du point de vue syndical, la compagnie low cost joue la carte de l’essoufflement, de l’enlisement. Elle fait traîner les choses dans l’espoir que la contestation sociale s’épuise.

109Fin mars, l’European Cockpit Association (ECA), l’association européenne des pilotes, met en place le Groupe transnational des pilotes de Ryanair (Ryanair Transnational Pilot Groupe, RTPG). Outre l’échange d’information et d’expérience, la création de ce groupe se veut « un signal clair à la direction de Ryanair pour engager un dialogue social constructif et significatif à la fois au niveau national et au niveau transnational »  [84].

6.3.1. La grève du personnel de cabine au Portugal

110En février 2018, le Sindicato Nacional do Pessoal de Voo da Aviação Civil (SNPVAC), qui affilie les hôtesses de l’air et les stewards travaillant pour Ryanair au Portugal, dépose un préavis de grève pour 3 jours. En l’absence d’avancée dans les négociations, la grève, la première menée par le personnel de cabine, est effective les 29 mars, 1er avril et 4 avril. Les deux premières journées de grève entraînent la suppression d’une vingtaine de vols. Comme dans les autres pays, les revendications portées par le SNPVAC portent sur le respect du cadre légal portugais – des droits fondamentaux – afin de mettre fin à des conditions de travail et d’emploi inférieures à la norme.

111Ce débrayage est à l’origine du mouvement de grève européen qui va paralyser la compagnie en juillet. Cette européanisation du mouvement est permise par le fait que le SNPVAC portugais n’est plus membre de la Fédération européenne des travailleurs des transports (FET ; en anglais, European Transport Workers’ Federation, ETF) du fait de divergences idéologiques, stratégiques et interpersonnelles. Le SNPVAC privilégie en effet le recours à la grève, alors que la FET, tenue par le consensus entre ses membres, ne peut décider d’une grève transnationale. Depuis plusieurs années, deux lignes s’affrontent au sujet de la stratégie à adopter par rapport à Ryanair. L’une défend une stratégie principalement articulée sur des actions de lobbying auprès des autorités européennes et de sensibilisation des passagers afin de les enjoindre à faire pression sur la compagnie. L’autre regroupe des syndicats qui veulent organiser les travailleurs dans les aéroports pour progressivement réunir les conditions d’une « grève européenne ». Avant le conflit au Portugal, ces syndicats se rassemblaient au sein d’un réseau, largement interpersonnel et financé par les syndicats nationaux, nommé Striking Group. En Belgique, la CNE et la LBC font partie de la FET et du Striking Group. Le syndicat portugais est également un des membres actifs de ce dernier.

112L’européanisation du conflit bénéficie aussi des pressions et des menaces que Ryanair exerce sur son personnel, qu’il soit basé au Portugal ou dans d’autres pays, afin de réduire l’impact de la grève. Notamment, la compagnie irlandaise mobilise des avions et des équipages pour remplacer son personnel en grève. En Belgique, peu avant la troisième journée de grève au Portugal, la CNE et la LBC lancent un appel à la solidarité invitant le personnel basé en Belgique à ne pas accepter de se rendre au Portugal pour remplacer les grévistes. Cet appel, également porté par des syndicats italien et espagnol, a pour conséquence de renforcer la grève au Portugal et de créer les conditions à sa diffusion hors du pays. Beaucoup de travailleurs se tournent vers les syndicats pour savoir s’ils ont ou non le droit de refuser un transfert vers le Portugal.

113La grève au Portugal constitue ainsi un déclic pour une grande partie du personnel de cabine de Ryanair, qui prend conscience qu’il est possible de se mettre en grève sans être licencié. Jusqu’alors, les menaces de la compagnie de transférer du personnel depuis une autre base ou de fermer une base avaient toujours freiné la mobilisation des travailleurs.

114C’est dans ce contexte que le syndicat portugais lance un appel en faveur d’une première grève européenne du personnel de cabine. Dans un communiqué, le SNPVAC souligne que « les procédures nécessaires ont été engagées pour une grève européenne des membres d’équipage de Ryanair contre les conditions de travail dans cette entreprise irlandaise »  [85]. Il annonce aussi la présence, lors de la grève du 3 avril, de représentants de syndicats allemand, espagnol et italien. L’européisation du conflit se traduira par le dépôt d’un premier préavis de grève pour le 30 juin. Le préavis est porté par des syndicats belges (CNE et LBC), espagnols (Sindicato Independiente de Tripulantes de Cabina de Pasajeros de Líneas Aéreas - SITCPLA ; Unión Sindical Obrera - USO), italiens (Federazione Italiana Lavoratori Trasporti - FILT, affiliée à la Confederazione Generale Italiana del Lavoro - CGIL ; UIL Trasporti, affiliée à l’Unione Italiane del Lavoro - UIL) et portugais (SNPVAC). Il a pour principale revendication l’application des législations nationales dans les quatre pays et l’ouverture de réelles négociations sans conditions préalables.

115En avril 2018, l’inspection sociale belge, qui intervient à la suite d’une plainte déposée conjointement par la CNE et la LBC fin 2017, interroge des travailleurs de Ryanair basés à Zaventem sur leurs conditions de travail. En mai, l’inspection sociale contrôle une soixantaine de pilotes et de membres du personnel de cabine et en questionne une quarantaine à l’aéroport de Charleroi. Selon Le Soir, sont constatées des infractions à la sécurité sociale en lien avec l’assujettissement du personnel de cabine à la sécurité sociale belge et le recours, au niveau des pilotes, au statut d’indépendant  [86]. Selon le quotidien, l’inspection sociale tiendrait « Ryanair par la culotte »  [87].

116Le 28 avril 2018, les organisations syndicales signataires du préavis de grève « européen » se retrouvent à Madrid afin de faire le point sur la situation. L’éventualité d’une grève durant l’été se précise. Aux griefs et revendications antérieurs, les syndicats présents ajoutent l’abandon des sanctions disciplinaires à l’encontre du personnel gréviste et des travailleurs ayant refusé de remplacer leurs collègues grévistes. Pour les organisations syndicales, Ryanair ne veut pas s’engager réellement dans des négociations. Elle ne chercherait qu’à gagner du temps de manière à éviter des « actions industrielles » durant la période estivale.

117En juin, un troisième rendez-vous entre la direction de Ryanair et les syndicats belges est programmé mais rien n’avance par rapport aux revendications portées par les syndicats.

6.3.2. La grève historique du personnel de cabine des 25 et 26 juillet 2018

118Partant du constat que la direction de Ryanair cherche toujours à gagner du temps et non à négocier, les syndicats signataires du préavis européen se réunissent le 30 juin à Bruxelles en vue d’élaborer un plan d’action. Au même moment, les pilotes irlandais affiliés au syndicat Fórsa votent le principe d’une grève de 24 heures le 12 juillet, jour qui est férié en Irlande du Nord (anniversaire de la bataille de la Boyne de 1690) et qui marque le début des vacances estivales. Ils veulent notamment que soit créée une liste d’ancienneté permettant une gestion plus objective des transferts entre bases, mais aussi obtenir des promotions et pouvoir accéder à des congés pendant les périodes scolaires.

119La réunion de Bruxelles débouche sur un préavis de grève de 48 heures pour les 25 et 26 juillet 2018. Il concerne le personnel de cabine actif en Belgique, en Espagne et au Portugal. En Italie, pour des raisons légales, l’action est limitée au 25 juillet. L’objectif syndical est d’immobiliser 200 avions et surtout d’empêcher la direction de Ryanair d’atténuer la portée de la grève en mobilisant des avions et des équipages basés dans des pays tiers, comme elle l’avait fait lors de la grève au Portugal. Le projet est ambitieux et risqué en raison notamment d’un taux de syndicalisation très variable selon les bases – et sans doute assez faible comparativement aux compagnies classiques européennes – et de l’absence de tradition de luttes. Pour le permanent CNE de Charleroi, il va donc falloir « convaincre les employés d’y participer, leur expliquer clairement les enjeux, répondre aux questions, les rassurer sur les risques »  [88].

120Parallèlement, les syndicats insistent sur l’effort d’information à réaliser à l’égard des passagers potentiellement affectés par les actions et plus largement à l’égard de l’opinion publique. En Belgique, l’annonce de l’action syndicale entraîne une réaction du ministre fédéral de l’Emploi, de l’Économie et des Consommateurs, Kris Peeters (CD&V), selon laquelle les voyageurs dont le vol serait annulé devront bénéficier, puisque la grève n’est pas un cas de force majeur, d’un remboursement ou d’un vol alternatif. Quant à l’association de consommateurs belge Test-Achats, elle annonce la mise en place d’un dispositif d’aide aux passagers afin que leurs droits soient entièrement respectés. Elle parle notamment de dédommagements supplémentaires liés entre autres à l’annulation de réservations d’hôtels ou de correspondances. Relativement aux indemnisations possibles, la législation européenne stipule que, si une compagnie aérienne annule un vol plus de 14 jours avant la date prévue, elle ne doit pas s’acquitter de l’indemnisation pour annulation ou retard. Les indemnités varient entre 250 et 400 euros pour les vols à courte et moyenne distance (le créneau sur lequel Ryanair est actif) et de 600 euros pour les vols à longue distance. La gestion des annulations représente donc un enjeu financier important pour les compagnies aériennes.

121Ce préavis de grève et la grève qui s’ensuivra sont à la fois une grande première à l’échelle de Ryanair – une entreprise qui n’a pas connu de grève pendant près de 30 ans – mais aussi, dans une certaine mesure, à l’échelle européenne.

122Contrairement à ce qui a souvent été annoncé dans la presse, la grève chez Ryanair n’est pas totalement une première européenne. Il existe en effet des précédents dans les secteurs de l’automobile (Renault, General Motors) et la sidérurgie (ArcelorMittal). Aucune grève n’est parvenue à bloquer entièrement un groupe de dimension européenne ; il s’agit souvent de journées d’action où chaque site de production définit le moyen d’action qui lui semble le plus approprié en fonction des contingences nationales. Comme dans ces cas, la grève chez Ryanair n’a pas été effective dans toutes les bases et elle n’a pas débouché sur la paralysie de l’entreprise.

123Par rapport aux actions antérieures, le mouvement de grève chez Ryanair n’en présente pas moins de sensibles spécificités. Il s’agit d’abord et avant tout d’un mouvement résolument offensif sur le plan des revendications. Pour les syndicats signataires du préavis, il s’agit de « forcer la direction de Ryanair à enfin se comporter comme la première compagnie européenne, comme un employeur transnational plutôt que comme [le] principal exportateur du droit social irlandais »  [89]. Cette grève se distingue aussi par le fait que, contrairement aux collectifs de travailleurs de l’automobile et de la sidérurgie, elle met en scène des travailleurs qui n’ont aucune expérience de lutte au niveau national. L’apprentissage de la lutte y joue donc un rôle important. Le rôle du syndicat est aussi tout à fait différent. Les organisations syndicales doivent en effet réussir à coordonner une grève tout en étant peu ou pas présentes dans l’entreprise. Les incertitudes quant à la mobilisation sont donc nombreuses et la prise de risque importante. Chez Ryanair, les liens sociaux se tissent largement en dehors du temps et du lieu de travail : ainsi, à Charleroi comme à Zaventem, les travailleurs de Ryanair sont souvent colocataires et ils fréquentent les mêmes lieux de restauration et de détente. Enfin, cette grève s’organise en dehors, voire contre l’avis, de la FET. La spécificité de la grève de juillet 2018 chez Ryanair n’est donc pas seulement due à sa géographie mais surtout à ses modalités d’organisation, très différentes de ce que l’on a pu connaître, depuis plusieurs décennies, dans la tradition des grèves ouvrières en Europe de l’Ouest.

124Le préavis intervient alors que la justice néerlandaise impose, en appel, à Ryanair de respecter les règles du droit néerlandais. Ce jugement intervient dans le cadre d’un différend opposant une employée licenciée pour avoir refusé son transfert d’Eindhoven à Dublin. Il impose à la compagnie de payer 25 000 euros d’indemnité, plus une indemnité pour licenciement abusif. Parallèlement, la Fédération internationale des ouvriers du transport (FIT ; en anglais, International Transport Workers’ Federation, ITF) annonce l’élaboration de la « Ryanair Crew Charter » avec des revendications portant sur l’emploi, les contrats nationaux, les arrêts maladie, les ventes à bord et le travail au sol  [90]. La FIT demande que le personnel de Ryanair soit traité de manière équitable à travers l’application des législations nationales en fonction des bases d’affectation.

125L’annonce de l’action de grève ne provoque pas un changement d’attitude de la part de la direction de Ryanair. Comme par le passé, celle-ci fait pression sur son personnel afin de réduire l’impact du mouvement. Concernant la grève des pilotes irlandais, elle parle d’une « perturbation inutile d’un petit groupe de pilotes ». Dans un mémo adressé au personnel, elle met en garde contre « les tentatives par les grévistes et leurs syndicats d’intimider ou de menacer les gens qui souhaitent exécuter leurs fonctions telles que prévues normalement »  [91]. Elle annonce également que le personnel empêché de travailler sera payé normalement. Dans un autre mémo, elle conclut qu’il y a « un petit nombre d’équipages qui pense que leur confort et leurs commodités viennent avant nos passagers. Nos passagers et leurs commodités viennent toujours en premier lieu »  [92]. En réaction, les syndicats diffusent une lettre ouverte dans laquelle le personnel de Ryanair dit avoir « beaucoup de respect » pour les passagers tout en soulignant l’absence de respect de la direction à leur égard  [93]. Pour le reste, la compagnie ne réagit pas par rapport à la grève des 25 et 26 juillet. Pour elle, tout se passe comme s’il s’agissait d’un non-événement.

126Le 12 juillet 2018, la grève des pilotes irlandais entraîne l’annulation de 30 vols sur les 290 programmés. Pour Ryanair, cette grève est le fait d’une minorité (94 pilotes sur plus de 350, soit 27 %). Elle estime aussi avoir tout fait pour l’éviter en multipliant les « invitations à négocier » et en avançant des propositions.

127Le 18 juillet, une réunion entre la direction de Ryanair et les représentants syndicaux belges ne permet pas de rapprocher les points de vue. La grève est donc maintenue et la direction de Ryanair commence à communiquer sur les conséquences du mouvement. Elle estime que jusqu’à 50 vols sur les 160 vols partant ou arrivant en Belgique seront supprimés (31 %), jusqu’à 200 en Espagne (24 %) et jusqu’à 50 au Portugal (27 %). La compagnie signale que les passagers subissant l’impact de ces annulations ont été prévenus par texto ou par courriel. Dans sa communication, elle répète que ces grèves sont « non nécessaires » et « totalement injustifiées et n’aboutiront à rien d’autre qu’à perturber les vacances des familles et à profiter aux compagnies aériennes concurrentes en Belgique, au Portugal et en Espagne »  [94]. Dans une vidéo adressée aux membres du personnel, la direction des ressources humaines souligne que nul n’a « l’obligation de faire grève. Ceux qui décident de travailler ont tout notre soutien (…). Les récentes grèves ont montré que la majorité du personnel a été au travail »  [95]. Elle demande aussi que les personnes souhaitant faire grève le signalent afin de réduire les incertitudes.

128La pression sur le personnel est donc maximale, qu’elle vienne de la direction, qui tente de minimiser l’impact du mouvement, ou qu’elle émane des syndicats, qui, à l’inverse, cherchent à mobiliser un maximum de personnes. Mais la communication de la direction comme celle des syndicats sont aussi destinées aux passagers et plus largement à l’opinion publique. Par analogie au monde politique belge, l’enjeu de la communication consiste en grande partie à refiler le « valet noir » à la partie adverse.

129Le 20 juillet 2018, le gouvernement espagnol annonce l’imposition d’un service minimum lors de la grève des 25 et 26 juillet. Ce service doit garantir la totalité des liaisons avec les territoires non péninsulaires, c’est-à-dire les archipels des Baléares et des Canaries, ainsi que 59 % des vols internationaux et des vols vers des villes espagnoles n’ayant pas d’alternatives de transports inférieures à 5 heures, ainsi que 35 % du reste des liaisons. En Belgique, dans un courrier adressé à M. O’Leary, le ministre fédéral K. Peeters rappelle les obligations de Ryanair à l’égard de ses passagers. Il invite aussi la direction de la compagnie à normaliser ses relations avec son personnel afin de garantir un meilleur service aux passagers. De son côté, la CNE dénonce les manœuvres de la direction de Ryanair consistant à tenter de mobiliser des équipages partant de ses bases en Allemagne, en Pologne et au Royaume-Uni afin de réduire le nombre des vols annulés lors de la grève.

130À l’occasion de la communication de ses résultats trimestriels – à savoir un bénéfice net de 309 millions d’euros (en recul de 22 % en raison de l’augmentation du prix du carburant et de la hausse des salaires des pilotes) –, la direction de Ryanair réaffirme sa ligne de conduite : elle parle de grèves « sans aucune justification » et indique qu’elle n’est pas disposée « à céder aux demandes abusives qui mettraient en péril nos prix bas et notre modèle très efficace ». En outre, elle menace de revoir son schéma hivernal si les grèves « non nécessaires » sont maintenues. Autrement dit, elle menace de supprimer des routes et les emplois qui y sont attachés.

131En Irlande, les pilotes affiliés à Fórsa votent de nouvelles grèves pour les 20 et 24 juillet. En Italie, Ryanair est parvenue à conclure un accord de reconnaissance avec FILT. Selon la compagnie, plus de 66 % de ses hôtesses de l’air et stewards employés en Italie sont couverts par un syndicat externe. En Espagne, des négociations de dernières minutes échouent et les syndicats maintiennent leur mot d’ordre de grève.

132En Belgique, la grève est un succès. À Brussels Airport (Zaventem), de source syndicale, 80 % du personnel de cabine est en grève. Au total, 26 vols sur 40 sont annulés le 25 juillet, touchant 4 900 passagers. À Brussels South Charleroi Airport (Charleroi), ce sont 56 vols qui sont supprimés, affectant 9 520 passagers. Dans les deux aéroports, le personnel gréviste, revêtu d’un t-shirt aux couleurs de Ryanair et sur lequel figure le slogan « Ryanair must change », distribue des tracts dans le hall d’embarquement. Ces actions se déroulent calmement et de nombreux passagers se disent solidaires des grévistes et de leurs revendications.

133En plein conflit social, deux décisions de Ryanair ne passent pas inaperçues. D’une part, pour les passagers dont le vol est annulé et qui n’auront pu bénéficier d’un autre vol, la compagnie indique qu’elle se limitera à rembourser le montant du ticket du vol annulé. Autrement dit, partant du principe que la grève relève de circonstances exceptionnelles, elle ne versera aucune indemnité. D’autre part, après le troisième jour de grève des pilotes basés en Irlande, Ryanair annonce une réduction de ses activités dans ce pays. Sa flotte passera de 30 à 24 avions, entraînant la perte de près de 300 emplois (plus ou moins 100 pilotes et 200 hôtesses de l’air et stewards). Pour le directeur financier de la compagnie, Peter Bellew, il s’agit « d’allouer davantage d’avions aux marchés où nous connaissons une forte croissance (comme la Pologne), ce qui entraînera des réductions d’avions et des suppressions d’emplois sur les marchés nationaux où les affaires se sont affaiblies, où les réservations sont endommagées par les grèves successives des pilotes irlandais »  [96].

134À partir du 27 juillet, les travailleurs ayant débrayé reçoivent un courrier leur indiquant qu’ils ont été mis en « no show », c’est-à-dire en absence non autorisée, ce qui peut les pénaliser lors d’une demande de promotion ou de transfert de base mais aussi conduire, en cas de répétition, à un licenciement sans indemnité. Réagissant à cet envoi, la CNE rappelle que le fait de « participer à une grève ne peut en aucun cas être considéré comme une faute. Cela va à l’encontre de toutes les conventions internationales »  [97]. Dans la foulée, la centrale chrétienne adresse un courrier au Premier ministre belge (Charles Michel, MR), au ministre fédéral belge de l’Emploi (K. Peeters), au président de la Commission européenne (Jean-Claude Juncker) et à la commissaire européenne en charge de l’Emploi, des Affaires sociales, des Compétences et de la Mobilité des travailleurs (la Belge Marianne Thyssen, CD&V), les invitant à réagir. Elle y souligne que « cela fait trop longtemps que la lenteur des tribunaux et l’inertie des services d’inspection sociale permettent à Ryanair de continuer à développer son modèle et son exploitation en toute impunité ». En réponse, le ministre K. Peeters rappelle que « le droit de grève implique que les travailleurs ne peuvent être licenciés sur motif d’avoir participé à une grève », et ce d’autant plus que la grève est « planifiée de manière correcte et reconnue par un ou plusieurs syndicats ». Il invite aussi l’entreprise « à ne pas laisser le conflit s’intensifier, mais au contraire à mener un dialogue social avec les syndicats en vue de solutions durables ».

135La tension monte encore d’un cran avec l’annonce par le syndicat allemand affiliant les pilotes de Ryanair d’un vote, à 96 %, en faveur d’une grève pour faire avancer les revendications en matière de salaire et de conditions de travail. En Belgique, la BECA et la CNE déposent un préavis concernant les pilotes pour le 10 août. Quatre revendications sont mises en exergue : l’annulation des préavis de délocalisation/licenciement envoyés au personnel navigant basé à Dublin, le retrait des menaces à l’encontre du personnel de cabine, l’application des législations nationales et l’instauration d’un vrai dialogue social. La BECA et la CNE exhortent aussi « les autorités nationales et européennes à prendre enfin leurs responsabilités et à condamner les pratiques de Ryanair ».

136Une grève des pilotes est également évoquée en Suède et aux Pays-Bas.

6.3.3. La grève des pilotes du 10 août 2018

137La grève du 3 août menée par les pilotes basés en Irlande entraîne l’annulation de 20 vols sur les 300 programmés, touchant quelque 3 500 passagers. En prévision de la grève du 10 août, qui concernera finalement cinq pays – Allemagne (250 vols concernés), Belgique, Irlande, Pays-Bas  [98] et Suède –, Ryanair annonce la suppression de près de 400 vols, dont 104 au départ ou à destination de la Belgique. L’action des pilotes affecterait plus de 55 000 passagers.

138Quelques jours avant la grève, en réponse à l’appel des syndicats, la commissaire européenne M. Thyssen, au nom de J.-C. Juncker, rappelle les règles existantes au niveau européen, des règles qui vont à l’encontre des pratiques et des thèses développées par Ryanair. Bien qu’allant dans le sens des positions syndicales, cette réponse ne satisfait pas pour autant les syndicats. Ainsi, pour un permanent de la CNE, Didier Lebbe, « c’est bien gentil de nous rappeler les règles de droit que l’on connaît déjà. C’est bien gentil de nous demander de nous asseoir à la table de négociation, ça fait des semaines qu’on tourne autour de cette table et il ne s’y passe rien. Je préférerais que [M.] Thyssen fasse enfin ce qu’on lui réclame, écrire à Ryanair pour simplement l’enjoindre à respecter le droit européen »  [99]. Par ailleurs, face au refus répété de Ryanair d’indemniser les passagers, Test-Achats annonce l’introduction d’une action en justice contre la compagnie irlandaise. Elle concerne 50 dossiers sur les 500 que l’association de consommateurs a constitués. Avec ces dossiers, Test-Achats cherche à bénéficier d’une jurisprudence favorable avant d’aller plus loin.

139La grève du 10 août 2018 entraîne finalement la suppression de 396 vols, ce qui correspond, comme le souligne la direction de Ryanair, à un sixième des 2 400 vols programmés. Autrement dit, pour la direction, la grève est le fait d’une minorité. Selon elle, environ 67 000 passagers ont été touchés par l’action syndicale. À l’aéroport de Charleroi, la grève donne lieu à un sit-in des pilotes dans le hall d’embarquement. Dans un communiqué, le ministre fédéral belge de l’Emploi annonce son intention de prendre contact avec ses homologues européens concernés par le conflit social chez Ryanair. Il dit souhaiter arriver ainsi à « une solution coordonnée ».

140Le 16 août, les syndicats s’adressent aux actionnaires de la compagnie afin qu’ils fassent pression sur son top management. Dans une lettre, ils relèvent l’absence de progrès réalisés quant à la reconnaissance des acteurs syndicaux et à la signature de conventions sociales, et ce « après des mois de discussions frustrantes, de rencontres infructueuses et même des actions de grèves dans certains pays ». Ils dénoncent aussi un management de l’intimidation et de la menace. Pour eux, il devient contreproductif « de persévérer avec un modèle d’affaires que tous considèrent comme obsolète ».

141À la fin du mois d’août, la situation semble se débloquer quelque peu, avec l’annonce de la conclusion d’un protocole d’accord avec Fórsa, le syndicat représentant les pilotes irlandais. Si ce protocole a une forte portée symbolique, son impact réel sur le conflit social est relativisé par la CNE. Pour la centrale chrétienne, il ne change d’ailleurs rien car, d’une part, les revendications des pilotes irlandais sont très spécifiques à la situation en Irlande – gestion des promotions et des choix d’affectation – et, d’autre part, il ne prend pas en compte les revendications du personnel de cabine. Après l’Irlande, un accord social concernant les pilotes est conclu en Italie.

142Le 30 août, Ryanair se félicite de la reconnaissance de Fórsa comme représentant du personnel de cabine. Le responsable du personnel de la compagnie indique que 65 % du personnel de cabine seraient désormais représentés par une organisation syndicale. Il dit espérer de nouveaux accords à court terme. Il s’agit, pour lui, d’un « signe des progrès que Ryanair accomplit avec les syndicats depuis notre décision de décembre 2017 de reconnaître les syndicats »  [100].

6.3.4. Le 28 septembre 2018 : « vers la plus grande grève européenne jamais vue »

143Alors que les responsables de Ryanair parlent de progrès réalisés, les syndicats impliqués dans le Striking Group – CNE et LBC en Belgique, SITCPLA et USO et Espagne, FILT-CGIL et UIL Trasporti en Italie, Federatie Nederlandse Vakbeweging (FNV) aux Pays-Bas et SNPVAC au Portugal – annoncent, le 7 septembre à Rome, leur intention d’organiser la plus grande grève que la compagnie ait jamais connue. Ils veulent ainsi faire pression sur les actionnaires – dont les actions ont perdu 25 % de leur valeur par rapport au sommet historique d’août 2017 –, qui doivent se réunir en assemblée générale le 20 septembre. Pour les syndicats, il leur appartient de remettre « Ryanair sur la bonne piste » et de lui assurer « un long et durable modèle économique plus adapté à l’Europe du XXIe siècle »  [101]. Parallèlement, les syndicats demandent une audition auprès du président de la Commission européenne, J.-C. Juncker, et de la commissaire européenne M. Thyssen.

144Le 10 septembre, réunis à Bruxelles, les syndicats confirment la date de la grève. Elle aura lieu le 28 septembre, soit une semaine après l’assemblée générale des actionnaires. Le même jour, les syndicats allemands VC, représentant les pilotes, et Vereinte Dienstleistungsgewerkschaft (Ver.di), représentant le personnel de cabine et qui s’était jusqu’alors opposé à la grève, annoncent l’organisation d’une grève de 24 heures, le

14512 septembre. En réaction, Ryanair menace de réduire ses activités en Allemagne. Dans sa communication, la compagnie irlandaise cherche aussi à minimiser les conséquences de la grève du 28 septembre. Pour elle, il n’y aura pas de chaos. Elle se montre également plus ouverte concernant l’application des législations nationales, une des principales revendications syndicales. Interrogé sur le sujet, son directeur du marketing signale qu’il est possible d’en parler mais qu’une « période de transition » sera nécessaire  [102]. L’année 2022 est avancée comme échéance ultime, ce qui correspond à la date butoir reprise dans un règlement européen adopté en 2012, qui laisse dix ans aux compagnies aériennes pour qu’elles s’acquittent des cotisations sociales en lien avec la base d’affectation  [103]. Cette date est immédiatement rejetée par le camp syndical, pour qui Ryanair se doit d’agir plus rapidement.

146Dans le cadre de la médiation menée en Belgique sous l’égide du Service public fédéral (SPF) Emploi, Travail et Concertation sociale, les syndicats belges, en front commun, ont remis un projet de convention collective de travail (CCT) demandant la reconnaissance de la législation belge dans un « délai raisonnable », soit le 1er janvier 2019. Dans sa réponse, Ryanair se déclare prêt à reconnaître les lois et les juridictions belges mais pas avant mars 2020, et ce en échange du retrait des syndicats belges de la grève du 28 septembre. Cette réponse divise les syndicats belges. Si le SETCA et le syndicat libéral CGSLB, qui ne se sont jamais réellement impliqués dans le dossier Ryanair, y voient une « réelle avancée », la CNE et la LBC, engagées depuis des années dans ce conflit et seules signataires du préavis du 28 septembre, la jugent « inacceptable »  [104]. Pour les deux centrales chrétiennes, la compagnie irlandaise ne cherche qu’à gagner du temps. La CNE reçoit indirectement le soutien de la commissaire européenne M. Thyssen, qui souligne que « promettre d’appliquer une législation déjà applicable n’est pas une base de négociation »  [105]. La réponse de Ryanair est aussi rejetée par la BECA, qui avait participé à la rédaction du projet de convention et qui, en conséquence, appelle ses affiliés à participer à la grève du 28. C’est alors aussi que les divers syndicats signataires du préavis du 28 septembre durcissent le ton en avançant l’idée d’une grève par mois.

147Le 20 septembre, lors de l’assemblée générale, les actionnaires renouvellent très largement leur confiance dans la direction de Ryanair. Sans doute satisfaits par les perspectives bénéficiaires – 1,2 milliard d’euros pour l’exercice en cours –, ils ne pèsent pas en faveur d’un changement de modèle. Le 22 septembre, la CNE dénonce le licenciement d’un steward en raison notamment du fait qu’il a pris la parole lors de la grève des 25 et 26 juillet, ce qui lui était contractuellement défendu. Partant du principe que ce steward était un délégué potentiel, la CNE estime que ce licenciement est une atteinte à la liberté syndicale et qu’il a pour but d’effrayer le personnel de Ryanair à la veille d’une grève qu’elle veut historique. Elle compte porter l’affaire en justice. De son côté, la direction de Ryanair justifie sa décision essentiellement en raison d’absences répétées et de performances médiocres du steward concerné.

148Peu avant la grève, lors d’une entrevue avec M. O’Leary, la commissaire européenne M. Thyssen redit que les règles européennes sont claires : le droit social qui s’applique est celui de la base d’affectation et non celui du pavillon de l’avion, contrairement à la thèse défendue par la compagnie. La veille de la grève, de manière provocante, M. O’Leary déclare que celle-ci sera « remarquablement limitée », avec moins de 6 % des vols annulés (152 sur 2 400), et que les « syndicats n’ont pas le soutien du personnel » et qu’ils ne représentent pas celui-ci. Selon lui, aucun membre du personnel de Ryanair ne figure dans les délégations syndicales. Ces dernières seraient composées de personnes travaillant dans d’autres compagnies et défendraient surtout les intérêts de celles-ci  [106]. Par ailleurs, tout en soulignant que Ryanair est prête à discuter de tout, il déclare que l’application des législations nationales peut être une réalité à partir du début de l’année 2019. Également la veille de la grève, Ryanair annonce l’ouverture de deux bases en France – alors qu’elle avait, quelques années plus tôt, fermé ses bases françaises à la suite de l’adoption d’une loi obligeant les compagnies aériennes à appliquer le droit social français à leur personnel basé en France.

149Au dernier moment, les syndicats représentant les pilotes basés en Allemagne et aux Pays-Bas se joignent à la grève. Au total, la plus grande grève voulue par les syndicats entraîne la suppression de 250 vols, dont 48 en Belgique, ce qui est beaucoup plus que ne l’avait anticipé la direction de Ryanair. La sous-estimation du nombre de vols annulés est d’ailleurs dénoncée par l’acteur syndical, qui y voit « un comportement irresponsable » pouvant provoquer des tensions et de l’insécurité tant pour les passagers que pour les personnels de la compagnie et des aéroports.

150Le 1er octobre 2018, la compagnie irlandaise revoit ses prévisions bénéficiaires à la baisse (de 1,1 à 1,2 milliard d’euros pour l’exercice 2018-2019, contre de 1,25 à 1,35 précédemment). Elle explique ce « profit warning » notamment par les grèves qui ont affecté ses activités et sapé la confiance des clients potentiels, qui hésitent à réserver des vols Ryanair. Parmi les mesures annoncées, la compagnie signale la fermeture de trois bases, une aux Pays-Bas et deux en Allemagne, ce qui est perçu, du côté syndical, comme une mesure punitive. Cette annonce entraîne une chute du titre Ryanair de près de 13 % : l’action ne vaut plus que 11,43 euros, contre 15,56 euros en juillet.

151Très vite, Ryanair se retrouve au centre d’une nouvelle controverse, à la suite de la modification de ses conditions générales de vente valables dans certains pays, dont la Belgique. Elle stipule que « tout différend qui découle de, ou est en relation avec, ce contrat est de la compétence des tribunaux irlandais ». Autrement dit, les passagers mécontents ne pourront plus recourir aux tribunaux liés aux aéroports de départ ou d’arrivée. Cette modification unilatérale est immédiatement dénoncée comme illégale par Test-Achats, ainsi que par les sociétés spécialisées dans le recouvrement des indemnités pour les passagers s’estimant lésés. La commissaire européenne en charge des Consommateurs, Vĕra Jourová, parle, quant à elle, d’une mesure « clairement contraire aux règles » européennes en matière de consommation.

152Sur le plan politique, le durcissement du conflit entraîne une réaction des ministres de la Mobilité de six pays : Allemagne, Belgique, Danemark, France, Luxembourg et Pays-Bas. Ils mettent en avant l’idée d’un « agenda social dans l’aviation ». Dans une déclaration commune, ils soulignent qu’« aucun avantage concurrentiel ne devrait être obtenu en privant les travailleurs de l’aviation de leurs droits et de leurs protections sociales nationaux et européens. Les règles et les protections applicables, en particulier pour les travailleurs transnationaux très mobiles, doivent toujours être clairement définies. Il faut veiller à ce que le droit du travail du pays dans lequel les équipages sont établis soit appliqué et à ce que les règles européennes, y compris en matière de détachement de travailleurs, soient pleinement respectées ».

6.3.5. L’instauration d’une délégation syndicale en Belgique

153Si les déclarations de M. O’Leary à la veille de la grève du 28 septembre n’ont pas provoqué l’annulation du mouvement, elles ont néanmoins retenu l’attention. Revenant sur celles-ci, la BECA demande à la compagnie de clarifier et d’officialiser sa position concernant la date d’application de la législation belge du travail. Elle souligne que la confirmation du « début 2019 » permettrait de « progresser de manière constructive ». De leur côté, la CNE et la LBC s’adressent au Premier ministre belge et aux ministres fédéraux concernés par le dossier Ryanair pour leur demander ce qu’ils comptent « entreprendre en tant qu’exécutif, afin de faire en sorte que ce que préconise la Commission européenne soit mis en application en Belgique de manière immédiate et non négociable »  [107]. Le 9 octobre, M. O’Leary précise qu’il peut aussi bien s’agir de novembre 2018 que de janvier 2019. Autrement dit, la date ne fait plus problème. Selon lui, le seul blocage qui subsiste se situe au niveau de l’acteur syndical : il concerne la composition de la délégation syndicale.

154En effet, outre des différences d’implication et de stratégie, les syndicats belges sont divisés sur la question de la composition de la délégation syndicale. La CNE et la LBC, les seules organisations syndicales qui peuvent se prévaloir d’une affiliation significative dans l’entreprise, sont demandeuses d’un comptage pour déterminer la répartition des mandats entre syndicats. Une autre difficulté tient dans les équilibres à trouver au plan géographique (une délégation syndicale unique pour les aéroports de Zaventem et de Charleroi) et professionnel (pilotes et personnel de cabine).

155La délégation est finalement constituée le 11 octobre à la suite d’une réunion en intersyndicale. Si, à la sortie, l’accent est mis sur une vraie collaboration entre les syndicats, les neuf délégués retenus sont tous rattachés aux centrales chrétiennes (CNE et LBC). Ils sont tous sous contrat Ryanair et la délégation se compose de pilotes et de membres du personnel de cabine.

6.4. Fin 2018-2019 : l’issue du conflit

156La fin de l’année 2018 est marquée par de nouvelles menaces de grève. Le 18 octobre, les syndicats déposent, à l’échelle européenne, un nouveau préavis de grève et évoquent la possibilité de plusieurs journées de grève avant la fin de l’année. Il s’agit pour eux de mettre Ryanair en « probation », comme elle le fait avec ses propres travailleurs.

157En Belgique, une étape décisive est franchie le 25 octobre. Ryanair signe alors un accord selon lequel les contrats de travail seront régis, à partir de janvier 2019, par le droit du travail belge et que la justice belge sera compétente pour juger les litiges entre elle et ses travailleurs. Au niveau européen, la tension sociale se focalise autour de la fermeture des bases d’Eindhoven (Pays-Bas), de Brême (Allemagne) et de la réduction de la flotte à celle de Düsseldorf-Niederrhein (Allemagne). L’ECA y voit en effet « une déclaration de guerre », une mesure « conflictuelle et contre-productive » se traduisant par des pertes d’emploi et des déménagements forcés. Pour ce syndicat européen, elles ne permettent pas d’« établir la confiance et une base solide pour des négociations constructives ».

158Aux Pays-Bas, l’action en justice introduite par des pilotes basés à Eindhoven débouche sur une condamnation de Ryanair. Dans un jugement rendu le 1er novembre, le tribunal de ’s-Hertogenbosch souligne que la compagnie a « abusé de ses pouvoirs en tant qu’employeur en ordonnant aux équipages de partir à l’étranger » et qu’un travailleur ne peut être muté contre sa volonté. En outre, le tribunal estime que la compagnie n’a pas « expliqué la raison pour laquelle le déménagement était nécessaire » et que sa décision semble constituer une « mesure de représailles aux grèves menées à l’échelle européenne ». En conclusion, le tribunal estime que Ryanair n’a pas le « droit de fermer sa base »  [108]. En réaction, Ryanair fait part de son intention d’introduire un recours tout en confirmant la fermeture de sa base. Elle introduira ensuite une demande de licenciement collectif pour son personnel basé aux Pays-Bas.

159Le 2 novembre, les ministres allemand, belge, italien, luxembourgeois et néerlandais de l’Emploi et/ou de l’Économie adressent un courrier à la compagnie irlandaise, lui enjoignant, elle et ses sous-traitants, « à appliquer les dispositions impératives de la législation locale du travail », conformément à la réglementation européenne. Pour eux, la période de transition doit être la plus courte possible, concerner l’ensemble du personnel et être convenue avec les syndicats locaux.

160En Belgique, un protocole d’accord est finalisé à la mi-décembre. Il concerne les pilotes, qu’ils soient ou non sous contrat Ryanair, et porte sur les séniorités, soit la gestion des anciennetés. Si aucun accord n’est encore intervenu pour le personnel de cabine, les négociations se poursuivent dans un climat social plus serein. Même si, du côté syndical, la méfiance reste de mise, il n’est plus question de grève. Les vols de fin d’année ne devraient pas être perturbés par de nouvelles actions sociales, ce qui est particulièrement important pour la compagnie.

161Au début du mois de janvier 2019, Ryanair annonce qu’elle a transporté 139,2 millions de passagers en 2018, soit 8 % de plus qu’en 2017, avec un taux d’occupation de 96 %  [109]. Les actions sociales de 2018 n’ont donc fait tout au plus que freiner la croissance de la compagnie en termes de passagers transportés. Par contre, Ryanair clôture le dernier trimestre de l’année sur une perte nette de 20 millions d’euros, qu’elle présente en partie comme la conséquence de l’augmentation de ses coûts de personnel et des compensations européennes pour retards et annulations. Une autre raison avancée concerne sa politique des prix bas qui vise autant à attirer des passagers qu’à faire pression sur ses concurrents, dans un secteur qui se caractérise par une concurrence très forte  [110]. Outre certaines mesures d’économie, la compagnie annonce sa restructuration via la création de quatre filiales – Ryanair DAC en Irlande, Ryanair UK au Royaume-Uni, Laudamotion en Autriche et Ryanair Sun en Pologne – chapeautées par un holding dirigé, pour 5 ans, par M. O’Leary et dont celui-ci est également actionnaire à hauteur de 3 %.

162Le 15 février 2019, les pilotes affectés aux bases belges approuvent à 98 % une CCT portant principalement sur les salaires, le rythme de travail et la possibilité d’être payé sur un compte en banque en Belgique. Le texte prévoit aussi que, deux fois par an, les pilotes travaillant comme indépendants pourront demander de passer sous un contrat Ryanair. En ce qui concerne le personnel de cabine, les négociations restent en revanche plus compliquées. Les points de blocage se situent au niveau du salaire minimum – 1 800 euros selon le cadre belge, contre un salaire parfois inférieur à 900 euros – et de l’inclusion dans les négociations du personnel n’ayant pas un contrat Ryanair. La situation se débloque fin février, lorsque Ryanair accepte de faire passer, à partir du 1er avril 2019, l’ensemble du personnel de cabine travaillant pour elle sous des contrats Ryanair, qui respecteront le cadre légal belge  [111]. Cette concession règle notamment la question du salaire minimum et met fin aux contrats zéro heure signés par certains travailleurs. Le 22 mai 2019, un protocole d’accord portant notamment sur la question des salaires est conclu. De source syndicale, ceux-ci augmenteraient en moyenne de 25 % pour le personnel de cabine le moins bien payé et de 8 % pour le reste du personnel. Le 3 juin, le protocole d’accord est approuvé par 74 % du personnel de cabine ayant voté. Il devient donc la première CCT couvrant le personnel de cabine travaillant en Belgique pour Ryanair.

6.5. L’arrêt de la cour du travail de Mons

163L’arrêt de la cour du travail de Mons intervient huit ans après qu’une action a été introduite devant le tribunal du travail de Charleroi par la CNE au nom d’hôtesses de l’air et de stewards qui réclamaient l’application de la législation belge en matière sociale.

164Dans son arrêt, rendu en 2007, le tribunal a estimé que les juridictions belges n’étaient pas compétentes pour trancher ce différend, arguant que, comme l’essentiel du travail était effectué en vol et qu’un avion était difficilement rattachable à un lieu, le lieu d’embauche – l’Irlande, en l’occurrence – primait pour déterminer les juridictions compétentes. À la suite de cette décision, la CNE a introduit un recours devant la cour du travail de Mons, qui a posé une question préjudicielle à la CJUE concernant les juridictions compétentes. Le 14 septembre 2017, la CJUE a répondu que le droit qui s’appliquait était celui de la base d’affectation (cf. supra). Il revenait alors à la cour du travail de Mons à se prononcer, ce qu’elle fait, après plusieurs reports, le 14 juin 2019.

165Dans son arrêt, la cour, suivant l’avis de la CJUE et celui de l’auditeur général, se déclare compétente pour trancher le litige. Cet arrêt est une victoire importante pour la CNE. Il sanctionne en effet des années d’investissement syndical. Il participe aussi à la création d’une jurisprudence favorable aux revendications syndicales. Cependant, il arrive à un moment où Ryanair a déjà accepté de se soumettre aux législations nationales en lieu et place du droit irlandais. Par ailleurs, cet arrêt ne clôt pas encore le dossier : une audience a été fixée en février 2020 afin de débattre des indemnités auxquelles les plaignants auraient droit.

6.6. Conclusion

166« Ryanair must change » s’est imposé comme le slogan des pilotes, du personnel de cabine et des organisations syndicales qui se sont mobilisés afin de faire évoluer les pratiques sociales de la compagnie, qui en Europe, incarne le low cost dans le secteur aérien. Au terme de plus d’un an de mobilisation et de lutte, ponctué par plusieurs actions de grève, ils ont réussi à mettre globalement fin au dumping social pratiqué, dans l’indifférence quasi générale du monde politique, par Ryanair. L’enjeu de ce mouvement a dépassé de loin le cadre de la seule entreprise irlandaise, car, pour paraphraser le sociologue Bruno Frère (ULiège), à travers ses politiques de gestion du personnel, Ryanair minait le droit du travail issu de plus d’un siècle de luttes sociales ; elles participaient à la flexibilisation et à la précarisation du monde du travail voulues par le néolibéralisme au nom de la croissance économique et de la liberté de marché. Le conflit, qui a débuté en 2017 et qui, en Belgique, a connu l’essentiel de son épilogue en 2019, a débouché sur la normalisation sociale de l’entreprise irlandaise. Cette normalisation a été réalisée contre la volonté du président, M. O’Leary, et du top-management de la compagnie ; elle a consisté en la reconnaissance des organisations syndicales en tant qu’interlocuteurs sociaux, en l’instauration de délégations syndicales et en la conclusion de CCT permettant la mise aux normes nationales des conditions d’emploi et de travail des personnels de cockpit et de cabine.

167Le conflit qui s’est déroulé chez Ryanair est aussi historique par sa dimension européenne. La grève menée au Portugal par le personnel de cabine a été le déclencheur d’une dynamique transnationale qui a sans doute surpris autant les acteurs du conflit eux-mêmes que les observateurs de la scène sociale européenne. Ce conflit était en effet hautement improbable. Jusqu’alors, la contestation sociale avait surtout pris la forme d’actions en justice, mais pas de mobilisations collectives. Des campagnes de dénonciation et de pression ont aussi été menées par la FIT et la FET, mais sans grand succès. Seul le recours à la grève a réellement permis de faire bouger les lignes. Ces actions bottom-up ont été portées par des structures syndicales nationales qui se sont réunies dans un groupe de coordination ad hoc, et qui ont dû apprendre à travailler ensemble et à jongler avec les législations nationales pour parvenir à faire émerger une grève coordonnée à l’échelon transnational, en dehors de leur fédération syndicale européenne. Il leur a aussi fallu réussir à fédérer le personnel de cockpit et le personnel de cabine, deux catégories socio-professionnelles très spécifiques et qu’il n’était pas évident a priori de réunir dans un même combat. Unifier les agendas, les revendications et les personnels a été d’autant moins simple que la direction de Ryanair a par ailleurs tout mis en œuvre pour diviser les acteurs.

168La dimension européenne est d’autant plus inédite que le conflit a été de nature offensive. Ce fait est fondamental car, comme l’écrit le quotidien Le Soir, « on a déjà vu des syndicats coopérer à l’échelle de l’Europe mais c’était quasi toujours pour réagir, souvent avec une grande impuissance et de rapides trous dans la solidarité, contre des restructurations ou des fermetures d’usines, comme dans l’automobile ou la sidérurgie, par exemple. Mais ici, il en va autrement : on parle d’une grève offensive, pour améliorer des conditions de travail, et obtenir un socle social minimal dans une entreprise qui a si longtemps refusé d’entendre, d’écouter, de comprendre, de dialoguer et de négocier »  [112]. Ajoutons que Ryanair est une entreprise structurellement bénéficiaire dans un secteur particulièrement concurrentiel. Elle ne manquait donc pas de ressources pour satisfaire les revendications de son personnel.

169Si la grève chez Ryanair a pu surprendre, elle constitue sans doute aussi la confirmation que l’action syndicale transnationale est plus adaptée que les mobilisations nationales lorsqu’il s’agit de ce type d’entreprise. En effet, Ryanair est une entreprise pour laquelle l’antisyndicalisme et le dumping social constituent deux avantages comparatifs par rapport aux autres compagnies aériennes. Cela explique largement l’inaction des actionnaires malgré la dégradation de l’image de leur entreprise. Cela explique également qu’une action syndicale menée au niveau national est rapidement contrecarrée par la direction, par le jeu des menaces et de la mise en concurrence des bases et des pays. Si la grève transnationale est plus adaptée par rapport la configuration de l’entreprise, elle l’est aussi, chose plus rare, par rapport à ses travailleurs. En effet, ceux-ci sont habitués à travailler et à interagir dans un environnement international. Comme le note un permanent syndical, « le fait que les travailleurs soient habitués à l’international a grandement facilité l’organisation [de la grève]. Tous les travailleurs se connaissent. Il y a déjà une espèce de collectif transnational. Les travailleurs n’ont pas de liens avec le pays où ils travaillent, mais bien un lien avec les collègues étant donné qu’ils se croisent tout le temps et partout [NDLR : parfois de manière plus virtuelle que réelle] et que tous parlent anglais. Ils effectuent exactement le même travail, peu importe leur base. Les discussions sont également beaucoup plus faciles et rapides de par ce fait ». En outre, ils sont aussi habitués aux réseaux sociaux, qui ont joué un rôle important dans la diffusion de l’information et dans la mobilisation. Dans le cas de Ryanair, on peut émettre l’hypothèse que la mobilisation européenne ou transnationale est davantage en phase avec la réalité intrinsèque du personnel de l’entreprise que le site (l’aéroport) ou le niveau national, qui reste le champ habituel et routinier de l’action syndicale.

170Ryanair est-elle pour autant devenue une compagnie soucieuse des conditions d’emploi et de travail de son personnel ? Il semble que non et qu’elle essaie de contourner d’un côté ce qu’elle a été contrainte de donner de l’autre. Lors de la réorganisation de ses activités, en janvier 2018, Ryanair s’est dotée de Ryanair Sun, une filiale enregistrée en Pologne, pays où elle souhaite développer ses activités. Les hôtesses de l’air et stewards occupés par cette filiale n’y travailleraient plus en tant que salariés mais en tant qu’indépendants. Outre une moins bonne protection sociale, ces travailleurs sont privés du bénéfice d’une présence syndicale. Des tensions sont aussi apparues par rapport à certaines pratiques sociales de Malta Air, une autre filiale low cost récemment créée par Ryanair. Bref, sur le plan de sa gestion du personnel, Ryanair n’a sans doute pas encore totalement rompu avec son passé.

7. La Grève chez le bagagiste Aviapartner

171En 2018, un autre conflit a témoigné des tensions sociales qui règnent depuis plusieurs années dans le secteur aérien belge : il s’est produit chez Aviapartner. La grève qu’a connue cette entreprise belge a paralysé l’aéroport de Bruxelles-National (Zaventem) pendant 7 jours, du 25 au 31 octobre 2018. Ce conflit est remarquable, d’une part, par l’ampleur de ses conséquences sur l’activité de l’aéroport (la grève ayant entraîné la suppression de 960 vols et touché quelque 115 000 passagers) et, d’autre part, par le fait qu’il s’est agi d’une grève spontanée, non préavisée.

7.1. Brussels Airport en donneur d’ordre

172Aviapartner, dont le siège est situé à Bruxelles, est un groupe international d’assistance aéroportuaire (gestion des passagers, des bagages, du fret) qui est actif sur une quarantaine d’aéroports en Europe de l’Ouest  [113]. Depuis 2014, la société est détenue majoritairement par le fonds d’investissement états-unien HIG Capital. En Belgique les 650 travailleurs  [114] d’Aviapartner opèrent la manutention d’environ 40 % des vols à l’aéroport de Bruxelles. La société effectue notamment cette mission pour les compagnies British Airways, Ryanair et TUI Fly.

173Pour comprendre le conflit qui oppose les travailleurs de l’entreprise à la direction d’Aviapartner en 2018, il convient tout d’abord de rappeler deux éléments du contexte : la mise en concurrence des sociétés de manutention par la plateforme aéroportuaire Brussels Airport et la santé financière d’Aviapartner.

174Brussels Airport octroie des licences d’une durée de 7 ans pour la gestion de la manutention du fret aérien et de l’assistance technique aux compagnies aériennes (gestion des passagers, des bagages, etc.). Depuis 2011, Aviapartner et Swissport International se partagent ce marché, qui représente un chiffre d’affaires annuel de 250 millions d’euros  [115]. La licence d’exploitation expire en octobre 2018. En réponse à son appel d’offre pour la période 2018-2025, Brussels Airport a reçu sept candidatures. Pour le fret, trois sociétés ont été retenues : Aviapartner et Swissport International, qui gardent donc leurs licences respectives, et Dubai National Air Transport Association (DNATA, une filiale d’Emirates Group), uniquement pour le fret  [116]. C’est la première fois que trois sociétés assureront ce service. Brussels Airport met donc une pression supplémentaire sur les prestataires en augmentant leur nombre pour le segment du fret. Pour les passagers, rien ne change : Aviapartner et Swissport International poursuivent leur mission.

175La filiale belge du groupe Aviapartner (active à l’aéroport de Bruxelles) connaît des difficultés financières depuis plusieurs années. Entre 2013 et 2017, son chiffre d’affaires a perdu 25 %  [117]. Sur la même période, elle a par ailleurs cumulé une perte de 19,6 millions d’euros  [118]. Des dettes qui ne doivent pas être remboursées à des banques mais bien au groupe Aviapartner. Cette situation financière fait craindre aux syndicats la mise en liquidation par le groupe de sa filiale belge.

176Cette double pression (du donneur d’ordre, d’une part, et du groupe, d’autre part) pèse sur les relations professionnelles au sein de la filiale belge. Selon le syndicat Union belge du transport (UBT, affilié à la FGTB), la dégradation des relations professionnelles chez Aviapartner a commencé en 2005, lorsque l’entreprise a été cédée à un premier fonds d’investissement (à savoir la société de capital-investissement britannique 3i Group PLC). À partir de cette date, la tension sociale au sein de l’entreprise a été en s’intensifiant. En 2016, après les attentats de Paris (13 novembre 2015) et de Bruxelles et Zaventem (22 mars 2016) commis par des terroristes se réclamant de l’organisation terroriste d’idéologie salafiste djihadiste État islamique, une première grève éclate concernant le non-remboursement de frais de mission aux salariés  [119].

177Aviapartner n’est pas le seul bagagiste à connaître cette situation. L’histoire sociale récente de son principal concurrent, Swissport International, a également été émaillée de plusieurs conflits  [120].

7.2. Une grève spontanée

178Une première escarmouche a lieu au début de l’année 2018. Le vendredi 26 janvier, l’équipe du matin d’Aviapartner débraie spontanément, ce qui occasionne des retards conséquents dans le débarquement des bagages. Selon les trois syndicats, la CGSLB, l’ACV-Transcom (affiliée à la CSC) et l’UBT-FGTB, les travailleurs dénoncent le non-respect des temps de pause et le manque de personnel. Un accord est trouvé en soirée entre les syndicats et la direction. Il contient des mesures visant à augmenter le personnel et à alléger la charge de travail des salariés. Un certain nombre de personnes travaillant à temps partiel devraient ainsi voir leur horaire complété et les intérimaires recevront davantage de certitude quant à leur avenir dans l’entreprise. Selon la direction, si la société obtient également une nouvelle licence lui permettant de prolonger son activité à l’aéroport de Bruxelles, des contrats supplémentaires devraient s’ajouter en haute saison. L’accord dégagé doit également garantir les pauses repas  [121]. Malgré l’accord, Kurt Callaerts (ACV-Transcom) souligne que le feu couve depuis longtemps au sein de l’entreprise et que de nombreuses choses ne tournent pas rond dans le secteur  [122]. Enfin, pour éviter un regain de tension pendant les vacances d’été, la direction et les syndicats conviennent d’une prime exceptionnelle si les travailleurs ne se mettent pas en grève durant les mois de juillet et août.

179Début février, Aviapartner se voit attribuer une des deux licences de bagagiste pour les passagers par Brussels Airport, l’autre allant à Swissport International. Par contre, pour le fret, un troisième acteur, DNATA, émerge de l’appel d’offre (cf. supra).

180Si, conformément à l’accord passé entre la direction et les syndicats, l’été est calme, c’est lors des congés de la Toussaint que le conflit reprend et se durcit. Le jeudi 25 octobre 2018 à 17h30  [123], les salariés d’Aviapartner débraient à nouveau sans préavis. Les syndicats rejettent la responsabilité de cette nouvelle grève sur la direction. Selon la délégation de l’UBT-FGTB, les embauches promises en janvier n’ont pas eu lieu. Après plusieurs interpellations, la prime a finalement été versée par la direction le 25 octobre. Mais selon la déléguée du syndicat socialiste, « le service du personnel avait appliqué une formule secrète pour calculer la prime, ce qui était contraire à ce qui avait été convenu. Certains travailleurs ont reçu 14 euros, d’autres 120 euros, d’autres 0 euro. Les frustrations des travailleurs étaient grandes. Résultat des courses : une nouvelle grève spontanée a éclaté »  [124]. De son côté, la direction dit s’étonner de la grève : « Nous n’avions pas perçu d’inquiétudes sur le terrain et, au cours des derniers mois, les concertations ont été régulières et constructives avec les représentants syndicaux ». Et d’ajouter : « Nous avons des réunions mensuelles et aucune requête spécifique des représentants syndicaux n’était sur la table et aucun préavis de grève n’a été notifié »  [125]. Le vendredi 26 octobre, le personnel d’Aviapartner de l’aéroport de Liège décide à son tour d’observer des arrêts de travail pour montrer sa solidarité avec les travailleurs de Zaventem et parce qu’ils jugent, eux aussi, ne pas être assez nombreux pour répondre à l’accroissement des activités de l’entreprise  [126]. Les sections liégeoises de l’UBT-FGTB et du SETCA (également affilié à la FGTB) dénoncent aussi une détérioration du matériel et « la fuite vers la concurrence du management local et des membres du personnel »  [127].

181Les centrales de la CGSLB et de la FGTB craignent un désinvestissement de la direction et, à terme, la faillite de la filiale belge du groupe. Les syndicats mettent d’ailleurs cette préoccupation en avant lors d’une conciliation au Service public fédéral (SPF) Emploi, Travail et Concertation sociale à Bruxelles, le dimanche 28 octobre. Malgré l’intervention du conciliateur, les positions des deux parties restent inconciliables. Alors qu’il s’agit à l’origine d’une grève spontanée, la FGTB semble désormais prête à aller au finish.

182Au soir du quatrième jour de grève, 530 vols ont été annulés à Zaventem, tandis que 110 vols ont été déviés vers d’autres aéroports. Sur le plateau du journal télévisé, l’administrateur délégué de Brussels Airport appelle les syndicats à suspendre la grève et les deux parties à reprendre les négociations  [128].

183À l’aéroport de Liège, les actions de solidarité continuent. Elles occasionnent des retards parfois importants. Le lundi 29 octobre, les régionales liégeoises des syndicats, en front commun, déposent un préavis de grève pour le 13 novembre 2018. Les revendications portent, là aussi, sur les conditions de travail et sur le matériel considéré comme désuet.

7.3. La résolution du conflit

184À l’aéroport de Bruxelles-National, le mardi 30 octobre, les grévistes obtiennent le soutien des travailleurs de Swissport International, la société concurrente, de Brussels Airport et de DHL, ainsi que de la Fédération internationale des ouvriers du transport (FIT ; en anglais, International Transport Workers’ Federation, ITF). Une quarantaine de syndicalistes manifestent dans le hall des départs de l’aéroport  [129]. Cette action fait craindre un blocage complet du ciel bruxellois. En coulisse, les négociations entre la direction et les syndicats continuent. Le syndicat libéral accuse la direction de laisser pourrir le conflit pour justifier une faillite. Un accord est cependant trouvé, au matin du mercredi 31 octobre.

185Le préaccord conclu entre les syndicats et la direction d’Aviapartner porte tout d’abord sur l’allégement de la charge de travail par l’engagement de nouveaux travailleurs. Vingt-sept contrats intérimaires seront ainsi transformés en contrats avec Aviapartner, tandis que 32 travailleurs se verront proposer une extension de contrat. La section « cargo » sera renforcée avec l’arrivée de 8 contractuels fixes et de 15 intérimaires. Quant à lui, le département « manutention » verra ses rangs grossir de 28 intérimaires avant avril 2019, avec de nouvelles règles d’occupation pour les équipes  [130]. La question du matériel est aussi reprise dans le document. La direction s’engage à investir 3,2 millions d’euros dans le matériel défectueux. Des primes pour le personnel, sous la forme entre autres de convention collective de travail (CCT) 90, seront également progressivement octroyées au personnel belge du groupe entre novembre 2018 et mars 2019. Enfin, l’accord prévoit que tous les points feront l’objet d’un suivi structurel et régulier via les organes de concertation sociale  [131]. Selon l’ACV Transcom, il s’agit d’un accord équilibré.

186Au fil de la journée, le préaccord est avalisé par les salariés de l’entreprise. Pour les passagers, la situation revient à la normale le jeudi 1er novembre.

8. L’Avenir, un journal au futur suspendu

187Au tournant de l’année 2019, le quotidien L’Avenir [132] fête son centième anniversaire dans une atmosphère assez morose. Certes, une exposition se tient à la Galerie du Beffroi, au centre de Namur, un ouvrage est édité pour relater la longue vie du journal  [133] et une visite royale a lieu au siège du titre centenaire. Mais le cœur n’y est pas, car le présent du journal est à la restructuration et éclipse la richesse de son passé.

188C’est le 23 octobre 2018 que, lors d’un conseil d’entreprise extraordinaire, la direction des Éditions de l’Avenir a annoncé la mise en œuvre d’un plan de restructuration devant conduire à la perte de 60 emplois, quelque 24 % du personnel étant appelés à quitter les équipes rédactionnelles, commerciales et administratives. La direction a ajouté que ce plan s’appliquerait dans le cadre de la loi Renault, puisqu’il touche plus de 10 % de l’effectif. Très vite, les discussions se sont naturellement centrées sur la question sociale (l’emploi et les conditions de départ) et sur la faisabilité du plan (un déploiement avec moins de moyens), mais aussi sur la légitimité elle-même de l’actionnaire et donc de son plan d’entreprise.

189L’année du centenaire sera donc l’« année du conflit de la restructuration » et figurera parmi les plus troublées de la vie du journal. Trois dimensions au moins du conflit sont à mettre en évidence. Primo, la maison d’édition a été appelée à subir une importante réduction de ses moyens, ce qui a provoqué, à partir de l’automne 2018, un conflit social aux dimensions non classiques. Secundo, l’actionnaire qui a pris la décision de concrétiser ce plan est lui-même l’objet d’une controverse politico-économique d’envergure. Tecteo, Nethys et Enodia sont les noms successifs de l’actionnaire, qui lui-même ne connaît pas du tout son évolution à moyen terme. Tertio, comme institution de presse, les Éditions de l’Avenir ne pouvaient se traiter comme une entreprise classique. Le lectorat de L’Avenir a été mobilisé avec une certaine efficacité. La relation sociale s’est partiellement décomposée, au vu de l’apparition de divergences entre les syndicats classiques et les organes de la représentation spécifique des journalistes.

190Le présent article s’interrompt à la fin de l’année 2018, soit loin de l’issue du conflit considéré. L’étude devra donc être prolongée car le profil de l’entreprise se verra assurément modifié et son actionnariat évoluera. Le paysage de la presse francophone belge aura d’autres couleurs au sortir de la crise en cours. De toute façon, il restera de ce conflit la trace d’une atteinte à une « institution historique » de la région  [134]. Les témoignages de sympathie de la population envers « son » journal se sont spontanément portés vers sa rédaction et non vers sa direction ou son propriétaire. Mais le lectorat ne fait pas la presse et donc, ceci ne présage en rien d’une solution stabilisée. Personne ne croit que le paysage médiatique pourra rester « comme avant ».

8.1. De longues étapes de transition : Namur, Grand-Bigard, Liège

191Pour situer le conflit de 2018, il convient de rappeler les antécédents de la mutation du capital des Éditions de l’Avenir  [135]. Nous commençons cette analyse en 2013, c’est-à-dire lorsque l’unique actionnaire de l’époque, le groupe de presse flamand Corelio, vend à Tecteo, pour un montant qui s’élèverait à 26 millions d’euros, l’ensemble de ses activités francophones, dont le quotidien L’Avenir, le toutes-boîtes Proximag et les sites Internet qui y sont liés.

192L’entrée dans le groupe flamand Corelio (référent des journaux DeStandaard et Het Nieuswblad), en 2005, a été un tournant important de la vie de L’Avenir. Si l’orientation rédactionnelle a été peu touchée par ce changement d’actionnariat, le journal n’en a pas moins été intégré ainsi dans un groupe davantage marqué par une logique de rentabilité et aux positionnements stratégiques très éloignés des préoccupations namuroises.

193À l’époque, le paysage médiatique flamand se marie au paysage néerlandais et intègre presse écrite et opérateurs audiovisuels. Deux grands groupes mènent alors en parallèle des stratégies de croissance par intégrations horizontales. Ce mouvement d’ensemble explique la décision de Corelio, qui mobilise ses moyens et précise sa stratégie ; les Éditions de l’Avenir y deviennent en quelque sorte périphériques.

194En 2013, Corelio décide d’un gros investissement dans la chaîne de télévision Vier et fonde avec Concentra un nouveau groupe de presse baptisé Mediahuis. Les deux entités participent au nouveau projet à concurrence respectivement de 62 % (Corelio) et 38 % (Concentra). C’est ainsi que les journaux De Standaard et Het Nieuwsblad/De Gentenaar, du groupe Corelio, et Het Belang van Limburg et Gazet van Antwerpen, du groupe Concentra, se retrouvent alliés dans Mediahuis aux côtés de journaux publicitaires, de magazines, de sites Internet, de chaînes de radio et de télévision régionales.

195L’objectif de Corelio est de concentrer ses activités sur la Flandre et ainsi de se positionner par rapport à son concurrent De Persgroep, propriétaire de titres tels que Het Laatste Nieuws et De Morgen et important actionnaire de Mediafin, détenant les journaux De Tijd et L’Écho [136] ainsi que la chaîne de télévision VTM et plusieurs journaux néerlandais. La stratégie suivie par Mediahuis conduira aussi le groupe à se développer aux Pays-Bas où sa filiale néerlandaise, Mediahuis Nederland, prendra le contrôle en 2015 de NRC Media holding, éditeur du journal NRC Handelsblad. En 2017, ce sera le groupe néerlandais Telegraaf Media Groep qui passera dans le giron de Mediahuis. Mediahuis annoncera alors que, depuis sa création en 2013, il a triplé sa taille pour devenir un groupe multimédia de premier plan en Flandre et aux Pays-Bas.

196Quand Corelio opte pour un positionnement néerlandophone et « nordiste » clarifié, il vend les Éditions de l’Avenir. Il ne perd toutefois pas l’ensemble de son avantage industriel dans l’opération, puisqu’il continue la production physique du journal sur le site de Grand-Bigard (Nord de Bruxelles), où se situe l’imprimerie du groupe Corelio  [137].

197Quelques années plus tôt, José-Manuel Nobre-Correia (ULB) avait écrit : « On peut imaginer que pour [des motifs économiques], demain, Corelio n’hésitera pas à se séparer de l’une ou l’autre filiale qui connaîtrait des difficultés, les Éditions de l’Avenir par exemple, ce qui ouvrirait une nouvelle période d’instabilité et d’incertitude, non seulement pour les quotidiens de Vers l’Avenir, mais pour l’ensemble de la presse quotidienne francophone belge, confrontée déjà à une longue et pénible crise endémique »  [138]. En 2013, ces propos s’avèrent prémonitoires. En outre, nombre de questions se posent non seulement quant à la raison de la vente du journal par le groupe Corelio, mais également quant à celle de l’achat par le groupe Tecteo. Les motivations de ce transfert de propriété ne sont, à ce jour, pas encore entièrement élucidées.

8.2. À trois en Wallonie et en Région bruxelloise

198Dans le même temps, le bassin d’action des groupes francophones reste davantage cantonné qu’en Flandre, le marché français étant occupé par des acteurs d’une tout autre taille. Le groupe Rossel a pu se développer en reprenant des titres du Nord de la France (en particulier, La Voix du Nord), tandis que le groupe IPM a opté pour une collaboration avec Match. Pour des raisons de structure des marchés et/ou de capacités financières, les deux groupes n’ont pas trouvé les possibilités d’une stratégie aboutie de développement horizontal. L’occasion passant de s’intéresser aux Éditions de l’Avenir, les deux groupes francophones ont toutes les raisons de s’étendre : couverture des marchés (lectorat et publicité), synergies en production, rationalité des investissements en nouveaux supports numériques.

199Tecteo est issu du regroupement d’intercommunales publiques et est centré sur l’acheminement de l’énergie et des signaux vidéo  [139]. En 2013, le groupe surprend par sa capacité d’expansion, mais l’acquisition qu’il opère dans le domaine de la presse écrite apparaît à beaucoup comme très déroutante, voire incongrue. En effet, la légitimité de l’investissement de Tecteo dans le domaine des médias est mise en question parce que jugée « hors métier » pour une entité devant se consacrer en priorité au transport de l’énergie et des signaux vidéo. Plus largement, le groupe Tecteo suscite des critiques depuis qu’il s’est mis à concentrer des moyens intercommunaux de toute la Wallonie (création de la marque VOO), les activités liégeoises de l’énergie (gaz, électricité) et des moyens financiers (fonds de pension). Ces critiques oscillent entre le débat institutionnel et politique et le débat industriel. La dénonciation du pouvoir concentré entre les mains du chief executive officer (CEO), Stéphane Moreau (par ailleurs bourgmestre PS de la commune d’Ans entre 2011 et 2017), entouré d’un comité de direction qui lui est fidèle, s’est mêlée à une opposition politique envers une initiative industrielle publique dont plusieurs analystes ont pourtant souligné la pertinence économique.

200Les regroupements au sein de Tecteo s’étant opérés de manière parfois brusquée, des élus locaux ont protesté en raison d’une perte de leur pouvoir de contrôle. Ils ont dès lors été appelés à siéger dans des « comités de secteur » et ont été rémunérés pour des prestations parfois inexistantes, dans tous les cas fort peu décisives. Cela fait l’objet de polémiques sur les rémunérations indues, sur leur remboursement, sur la concentration des pouvoirs dans les mains des membres du comité de direction, sur la validité des structures, etc.

201En 2013, S. Moreau explique que le groupe Tecteo acquiert une position intéressante pour son développement vertical. Comme transporteur, il doit s’intéresser aux contenus. Le prix payé par Tecteo à Corelio – apparemment, 26 millions d’euros – éloigne de l’idée qu’il s’agit là de réaliser une « bonne affaire » financière. Logiquement, il faut davantage voir là le prix payé pour forcer une porte d’entrée dans le métier des contenus. L’opération sera complétée ultérieurement par l’acquisition de l’hebdomadaire Moustique. Mais cette option stratégique dite verticale s’arrêtera là  [140]. La véritable raison du passage des Éditions de l’Avenir dans le giron du groupe Tecteo reste donc à découvrir.

202Par la voix de S. Moreau, Tecteo SA (filiale privée créée en 2012 – sous la forme d’une société coopérative intercommunale pure, active en services publics de réseaux – et chargée d’accomplir l’ensemble des tâches opérationnelles et stratégiques pour le compte de l’intercommunale Tecteo) explique à ce propos : « L’extension de nos activités au niveau des médias online et imprimés est une étape logique dans notre stratégie

203de développement et dans la poursuite de notre ancrage dans le paysage médiatique francophone ». Tecteo indique également que le choix du rachat de L’Avenir et de Proximag a été motivé par les considérations suivantes : « Ce sont des marques fortes qui disposent d’atouts importants et les Éditions de l’Avenir sont une société financièrement saine et rentable. Nous sommes convaincus que leur capital multimédia d’information de grande proximité – mis en œuvre par une équipe qui a prouvé toute sa compétence – sera un beau complément à notre portefeuille de services »  [141].

204Après le rachat des Éditions de l’Avenir en septembre 2013, Tecteo décide de changer de nom. C’est ce qu’il fera, à partir de juin 2014 en s’appelant Publifin. En outre, le groupe crée deux nouvelles sociétés : Finanpart SA (qui est un holding privé) et Nethys SA (qui reprend les activités opérationnelles et est détenue par Finanpart).

8.3. Un scénario interrompu

205Le portefeuille de services du groupe Tecteo aurait pu s’enrichir d’une partie du capital d’IPM. Ce scénario étonnant a été ébauché lors d’un conseil d’entreprise extraordinaire du groupe IPM, le 10 septembre 2013, par l’administrateur-délégué d’IPM, François le Hodey. Selon lui, l’objectif de ces négociations était de créer le premier pôle francophone avec les Éditions de l’Avenir. Dans La Libre Belgique du même jour, il ajoutait que le groupe IPM avait confié à la Banque Degroof un mandat portant sur un renforcement de moyens financiers pour accélérer sa croissance sur de nouveaux marchés connexes (Internet) et se positionner face au groupe Rossel, qui avait fait offre d’acquisition des Éditions de l’Avenir, ce qui lui aurait permis de contrôler plus de 70 % du marché  [142].

206Près de cinq ans plus tard, cette information est corroborée par le fait que, au moment de l’acquisition des Éditions de l’Avenir, l’équipe dirigeante du groupe Tecteo se montrait manifestement très occupée, un peu comme si elle avait alors plusieurs fers au feu. La raison qui a interrompu la constitution de ce groupe de taille relativement importante est inconnue. Par hypothèse, on peut estimer que sont intervenues des raisons financières, des questions de leadership ou de répartition des pouvoirs futurs, voire des influences extérieures.

207Selon François Heinderyckx (ULB), la stratégie déployée par le groupe Tecteo en septembre 2013 est « une stratégie de concentration qu’on peut qualifier de verticale. Par opposition à un projet de concentration horizontale, qui voit le rachat de groupes de presse par leurs concurrents (…), on se trouve ici dans le cas de figure d’un projet de concentration qui veut contrôler toutes les étapes d’un produit, de la production à la diffusion »  [143]. Benoît Grevisse (UCL, directeur de l’École de journalisme de Louvain) va dans le même sens : « Ce qu’on peut supposer, c’est que le groupe cherche des producteurs de contenus d’information, ce qui est assez logique et qu’on observe un peu partout dans le monde. On a des acteurs historiques producteurs d’information qui souvent manquent de moyens ou d’expertise en nouvelles technologies pour développer des stratégies d’envergure, alors que la tendance est à la convergence et à l’utilisation de ces nouvelles technologies. Le rassemblement est donc logique entre des professionnels de contenants et ces producteurs d’information, qui non seulement connaissent leur métier mais travaillent dans des niches particulières »  [144].

208Au final, s’il s’est bien agi d’une stratégie de concentration verticale, le défi d’une concentration horizontale a bel et bien été envisagé puisque le groupe Tecteo et le groupe IPM ont négocié, sans y aboutir, la création d’un pôle média francophone concurrent du groupe Rossel. Le paysage médiatique francophone reste donc composé de trois acteurs majeurs : le groupe Rossel, le groupe IPM et le groupe Tecteo  [145]. Ce paysage maintenu « à trois » indique que l’on se trouve devant un problème de stratégie non aboutie. Si, par la suite, Nethys n’a pas donné aux Éditions de l’Avenir toute l’attention voulue ni tous les moyens nécessaires à une gestion dynamique, c’est sans doute parce qu’il a estimé qu’il ne pourrait jamais atteindre une taille valable pour une intégration verticale. Dans ce cadre, les Éditions de l’Avenir devenaient un actif quasi résiduaire dans Nethys. Cette explication se complète de considérations relatives à la personnalité de S. Moreau, qui s’affranchit facilement de ses organes de gestion, de la raison sociale des sociétés qu’il dirige, de la rationalité économique classique et des injonctions politiques qui lui sont adressées. Il déploie une capacité d’initiative certaine, ce qui n’exclut pas qu’il aurait pris la décision de racheter les Éditions de l’Avenir dans un certain empressement, en défiant sa tutelle. Mais vraisemblablement, la pression politique qui s’est ensuite exercée sur S. Moreau ne lui aurait de toute façon pas permis de compléter ses acquisitions de médias. Si les experts observant le secteur des médias n’ont pas vu d’objections aux stratégies de déploiement évoquées plus haut, il n’en a pas été de même dans le monde politique, qui a voulu s’emparer d’un sujet naturellement sensible.

209Les craintes émises çà et là de voir une intercommunale « à dominante socialiste » s’occuper des affaires d’un quotidien « de tradition catholique » n’ont pas été vérifiées. En faisant preuve de non-ingérence majeure dans la rédaction, en laissant la direction générale se débrouiller de manière autonome, en mettant même le journal à l’abri de la tempête politique qui frappait le groupe Publifin, le conseil d’administration de Nethys et la structure faîtière épargnaient les Éditions de l’Avenir de tout chaos. Cela a été le cas jusqu’au début de l’année 2017, quand des changements ont été opérés dans la direction générale puis dans la direction rédactionnelle. En interne, on évoquait une « paix royale ».

210Mais cette position a eu aussi son inconvénient. Le groupe, durant presque quatre ans, est resté relativement sourd aux demandes du management et de toutes les personnes qui, en interne, percevaient une crise potentielle liée à une dégradation de la rentabilité, à une érosion d’un électorat vieillissant et à la chute des recettes publicitaires et réclamaient des investissements et des options stratégiques clarifiées. Des échéances telles que la fin du contrat d’imprimerie ont commencé à faire débat, les travailleurs unanimes exprimant leur peur d’un rapprochement avec le groupe Rossel. L’année 2017 a été marquée par le départ d’Éric Schoonbrodt de la direction générale et son remplacement par Jos Donvil, issu de la branche télécoms du groupe, devant donc se familiariser avec les métiers de la presse écrite.

8.4. Une restructuration d’envergure

211De manière subite et provoquant un choc majeur, le couperet d’une restructuration s’abat sur l’entreprise qui glissait lentement mais sûrement vers les déficits structurels provoqués par un tassement des recettes venant des abonnements et de la publicité. Le 23 octobre 2018, tout en évoquant devant le conseil d’entreprise un manque de rentabilité (recul du chiffre d’affaires du groupe de 49 à 47,1 millions d’euros entre 2016 et 2018 ; déficit en hausse atteignant 1,2 million d’euros en 2017), la direction affiche sa volonté de restructurer le groupe et d’opérer un licenciement collectif de 60 travailleurs (équivalents temps plein - TTP) dans les équipes administratives, commerciales et rédactionnelles du quotidien. Les magazines Moustique, Pocket et Le Journal des enfants, ainsi que le journal publicitaire Proximag se voient épargnés par cette restructuration. Selon la direction, trois facteurs importants affectent la rentabilité : la baisse continue des ventes du quotidien (passant de 92 000 exemplaires en 2008 à 85 000 en 2013 et à 77 000 en 2018, soit une chute de 17 % en dix ans) ; la baisse subséquente des recettes publicitaires ; la concurrence des opérateurs du web.

212La raison de la rapidité de la mise en application de la décision tient aux conditions de prépension, qui seront rendues plus strictes dès le 1er janvier 2019, date à partir de laquelle il ne sera plus possible, par exemple, de mettre les travailleurs en régime de chômage avec complément d’entreprise (RCC, c’est-à-dire prépension) avant 59 ans (au lieu de 56 ans).

213Parallèlement à cette décision, la direction annonce que, dès le début de l’année 2019, l’impression du quotidien ne sera plus confiée à l’imprimerie du groupe Mediahuis mais à celle du groupe Rossel, située à Nivelles. Le journal devra adopter le format berlinois, utilisé par Le Soir et les titres de la société Sudpresse (soit 10,5 cm plus haut et 5 cm plus large que le format existant). La direction insiste sur le fait que le changement d’imprimeur n’est pas le signal d’une reprise des Éditions de l’Avenir par le groupe Rossel.

214Dans le communiqué de presse diffusé le même jour et intitulé « Transformation et croissance des Éditions de l’Avenir », le directeur général, Yves Berlize, et le directeur commercial, Benoît Rosier, précisent que l’intention du groupe est de restructurer pour développer trois axes de croissance : l’élargissement du lectorat local, y compris dans les grandes villes wallonnes ; le développement d’une offre digitale d’information de qualité et de services en ligne avec ses clients ; la concrétisation des synergies entre les pôles télécoms et médias. Ils annoncent que de nombreux investissements digitaux, datas et informatiques seront mis en œuvre. L’ambition affichée est de faire de L’Avenir le premier quotidien francophone.

8.5. Assemblées et réactions du personnel

215Ce plan sévère est considéré par les travailleurs et leurs représentants comme une intervention brutale et injustifiée de l’actionnaire (Publifin). La nouvelle direction, qui avait été mise en place en 2018, n’avait donné que peu d’informations sur cette évolution. Rapidement, les délégations du personnel – CNE (affiliée à la CSC), SETCA (affilié à la FGTB), Association des journalistes professionnels (AJP)  [146] et Société des rédacteurs (SDR) des Éditions de l’Avenir  [147] – se réunissent en front commun. Elles publient un communiqué dès le 24 octobre. Outre leur volonté de peser sur le plan social, les délégations du personnel y indiquent les responsabilités au sein de Nethys et du monde politique : « La tempête qui a secoué notre actionnaire fait de premières victimes. Mais pas celles que l’on croyait. C’est au sein même d’un journal quotidien, et du deuxième groupe de presse francophone, que des têtes roulent. C’est en vain que les représentants du personnel ont interpellé durant des mois les administrateurs de Publifin et de Nethys, sur leurs responsabilités en tant que patrons de presse. C’est également en vain que le monde politique a lui aussi été interpellé sur le sort d’un média pris, malgré lui, dans la même tempête, et dont les journalistes ont montré toute leur indépendance et leur rigueur, durant ces temps troublés. La même rigueur, pendant ce temps, n’était visiblement pas de mise dans la gestion de l’entreprise ».

216Un deuxième point de contestation est de suite soulevé : la difficulté de passer chez Rossel pour l’impression du journal. La rédaction y voit une menace pour le pluralisme de la presse : « Le choix est exactement contraire à celui que le président du conseil d’administration des Éditions de l’Avenir avait dit, à la fin janvier, acquis au profit d’un autre groupe d’impression [à savoir Europrinter, à Charleroi], plébiscité à la fois par l’équipe de direction et par le personnel du groupe ». L’hypothèse d’une intégration dans le groupe Rossel est clairement redoutée et, dans ce contexte, le personnel des Éditions de l’Avenir entend être « plus attentif que jamais au respect de la ligne éditoriale du journal et à la sauvegarde de ce pluralisme de la presse, garant de la démocratie ».

217Pour marquer le coup, une première action est décidée : celle de réduire de 25 % le contenu du journal des 24 et 25 octobre 2018, soit le pourcentage de réduction du nombre d’emplois via la restructuration.

218À l’issue de ce conseil d’entreprise, jugé « bon » par le directeur général Y. Berlize mais décevant par les délégués de la CNE et du SETCA, qui attendaient plus d’informations concrètes sur l’ampleur du plan de relance, sur les conditions de départ et sur la réorganisation, une assemblée générale, toutes catégories de personnels confondues, est réunie.

219Le mécontentement de l’assemblée générale se focalise (à l’unanimité des personnes présentes moins deux abstentions) sur le directeur des rédactions, Philippe Lawson, qui a été nommé à la fin du mois juin par la direction de Nethys. Le communiqué précise que le personnel a décidé « de ne plus considérer le directeur des rédactions Philippe Lawson comme interlocuteur pertinent dans le cadre de son travail quotidien (…) ni dans le cadre des négociations en cours sur le plan social et sur la réorganisation des rédactions, ainsi que dans le cadre des choix techniques à opérer ». En conséquence, le personnel demande instamment au management exécutif de l’entreprise de désigner comme interlocuteurs premiers et pertinents dans tous les domaines les deux rédacteurs en chef adjoints, en attendant que soit nommé un rédacteur en chef, en interne [148]

220La réponse négative du conseil d’administration ne tarde pas et est très nette. Dès le 28 octobre, un communiqué est publié, indiquant : « Le plan de redressement a reçu la totale adhésion du conseil d’administration et doit impérativement être mis en œuvre pour assurer la pérennité financière de L’Avenir et, plus fondamentalement, sa survie. Le conseil d’administration réitère son soutien à l’équipe de direction placée sous la conduite d’Yves Berlize, directeur général, et de Jos Donvil, administrateur-délégué. Le conseil d’administration réitère par ailleurs son soutien et sa confiance à l’égard de Philippe Lawson, directeur des rédactions ».

8.6. IPM dans le circuit ?

221Le 29 octobre 2018, l’administrateur-délégué du groupe IPM, F. le Hodey, accorde un entretien à La Libre Belgique et à La Dernière Heure pour exprimer publiquement sa proposition de racheter les Éditions de l’Avenir, sans licenciement collectif. Selon lui, « il y a trois groupes sur le marché, Rossel (Le Soir, [les journaux de la société de presse] Sudpresse [La Meuse, La Nouvelle Gazette, La Province, Nord Éclair, La Capitale], L’Écho), IPM (La Libre, La DH-Les Sports) et Nethys (L’Avenir). Il ne faut pas tourner autour du pot : il y aura des opérations de rachat entre les trois groupes. C’est inéluctable. En Flandre, il ne reste plus que deux grands groupes médias : Mediahuis et De Persgroep, et c’est grâce à ce schéma que leur situation économique est bonne et qu’ils sont en capacité de se développer. En Wallonie et à Bruxelles, on a un retard considérable. Il faut vouloir le rattraper». Pour lui, une synergie entre les deux opérateurs de presse a beaucoup plus de sens qu’une consolidation entre un opérateur de télécommunications et un organe de presse. Il voit des complémentarités entre le groupe IPM et les Éditions de l’Avenir, IPM ne détenant que des titres nationaux, contrairement au groupe Rossel qui détient les quotidiens régionaux de Sudpresse.

222F. le Hodey craint pourtant que les Éditions de l’Avenir finissent par tomber dans les mains du groupe Rossel à la suite d’une stratégie qu’il nomme « stratégie de l’encerclement progressif qui s’est manifestée par une régie publicitaire commune et un accord sur l’impression de L’Avenir sur les rotatives de Rossel ». En réplique immédiate, Nethys « s’étonne de la proposition de rachat de L’Avenir par IPM, tant de la méthode utilisée – un article dans ses propres titres de presse – que dans la mesure où elle émane d’un groupe lui-même dans une situation financière délicate depuis de nombreuses années (…). Dans un contexte difficile pour la presse en général, cette annonce nuit grandement aux Éditions de l’Avenir, à ses travailleurs, et porte atteinte au pluralisme de la presse belge francophone ». En conclusion, Nethys précise simplement que « L’Avenir n’est pas à vendre ».

223La semaine du 5 au 10 novembre 2018 est particulièrement intense en discussions et concertations : deux conseils d’entreprise extraordinaires sont tenus, outre une négociation entre la direction et les délégations syndicales. En appui des revendications, aucune journée de grève n’est décrétée mais, à l’initiative du personnel, un plan de mobilisation du lectorat du journal est élaboré. Il prévoit la réduction d’un quart du contenu du journal, le détournement du contenu d’affiches célèbres pour mettre en évidence l’action des salariés, la publication de dessins de presse en solidarité et, dans l’édition du 5 novembre, la publication de deux pages entières d’extraits de courriers de lecteurs soutenant « la cause du journal et les travailleurs »  [149].

224Le 15 novembre, un regain de tensions se produit. Les syndicats et l’AJP quittent un conseil d’entreprise extraordinaire, se plaignant d’un manque d’informations précises sur la restructuration. Dans le même temps, toutefois, une certaine démobilisation des travailleurs des services commerciaux et de support, placés dans un désarroi sans issue clarifiée, est perceptible.

8.7. Les parlements auditionnent

225Les députés des Parlement wallon et Parlement de la Communauté française décident de mettre à l’ordre du jour de leurs séances la question du secteur économique de la presse et notamment des Éditions de l’Avenir. La conférence des présidents des deux assemblées organise une réunion conjointe de la commission de l’Enseignement supérieur, de l’Enseignement de promotion sociale, de la Recherche et des Médias du Parlement de la Communauté française et de la commission de l’Économie, de l’Emploi et de la Formation du Parlement wallon, le 8 novembre 2018.

226Les auditions permettent aux acteurs de clarifier leurs positions même si, logiquement, peu d’informations sont fournies en ce qui concerne les négociations du plan social en cours. Le 8 novembre, le CEO du pôle « télécoms et médias » de Nethys, J. Donvil, justifie la stratégie de son groupe. Pour lui, la restructuration est urgente et vise à réduire les coûts et donc le déficit important, qui pourrait passer à 2 millions pour 2018 et tripler en 2019 si aucune action n’est menée. Il admet que Nethys s’est peu préoccupé des Éditions de l’Avenir depuis son acquisition. Il souligne le contexte difficile dans lequel la presse écrite se trouve : baisse du lectorat et chute des recettes publicitaires, alors que les coûts de production continuent de croître. Il pointe le fait que le volume relatif de l’emploi par rapport au chiffre d’affaires est plus important aux Éditions de l’Avenir, tandis que l’emploi a augmenté de 6 % au cours des dix dernières années, ce qui n’est pas le cas de la concurrence. Mais le CEO tient aussi à mettre en exergue quelques points forts du quotidien : gain de parts de marché, taux de satisfaction et fidélité élevés du lectorat. Le plan de restructuration en cours se veut aussi un plan de relance visant à augmenter les parts de marché en élargissant le périmètre du journal vers les grandes villes wallonnes où il est peu présent (Liège et Charleroi), en étendant son audience entre autres vers un public plus jeune, et surtout en renforçant les synergies entre le pôle télécoms de Nethys et les Éditions de l’Avenir. Le plan permettrait d’atteindre une rentabilité de 8 %. Répondant aux interpellations des parlementaires, J. Donvil affirme que le choix de faire imprimer le quotidien sur les rotatives du groupe Rossel à Nivelles tout en modifiant le format permettra d’économiser 1 million d’euros par an. Il refuse d’évoquer le contenu de la négociation du plan social proprement dit mais indique, en réponse à une question, que, à sa connaissance, il n’existe aucune liste noire de journalistes.

227Le CEO du groupe IPM, F. le Hodey, réitère et développe le point de vue qu’il a défendu dans les colonnes de ses journaux. Pour lui, les synergies câble–presse écrite n’ont nulle part en Europe ou aux États-Unis fait leurs preuves et la synergie entre VOO et les Éditions de l’Avenir n’a pas fonctionné. C’est un rapprochement entre le groupe IPM et les Éditions de l’Avenir qui aurait du sens, devant la nécessité de développer une politique d’abonnements digitaux et de combler le retard de L’Avenir sur ce point par rapport à ses concurrents de la société Sudpresse. Pour F. le Hodey, le groupe IPM pourra mettre son expertise et son expérience au service de L’Avenir pour réussir ce tournant vers le digital payant. Il veut aussi tenir compte du fait que la destinée des Éditions de l’Avenir est liée à celle de VOO, puisque les financements ne pourront plus provenir des activités de distribution d’électricité de Resa (société active dans l’énergie et propriété du groupe Publifin). Sans doute VOO devra-t-il s’associer à un autre opérateur télécoms, comme Orange ou Telenet qui ne sont nullement intéressés par un pôle média. Enfin, l’administrateur-délégué du groupe IPM précise que celui-ci a une capacité financière qui lui permettrait d’acquérir les Éditions de l’Avenir : le groupe n’a plus d’endettement bancaire à long terme et, si rapprochement il y a, le développement d’une nouvelle offre éditoriale payante et la suppression de doublons permettront d’éviter de recourir à des licenciements. En cela, il confirme les propos tenus auparavant dans L’Écho : « Nous avons développé des actifs solides, notamment dans les paris sportifs avec Betfirst, nous avons un réseau de partenaires à même de nous suivre le cas échéant et les actionnaires familiaux ont la capacité de mener à bien l’opération » [150].

228Lors des auditions, les représentants des travailleurs  [151] expriment un point de vue très critique vis-à-vis de la gestion de Nethys depuis cinq ans, sans appuyer toutefois les scénarios de rapprochement des Éditions de l’Avenir avec le groupe IPM ou avec le groupe Rossel. Pour eux, il faut sortir rapidement les Éditions de l’Avenir du giron de Nethys. Le représentant de la CNE au conseil d’entreprise, Philippe Leruth, relativise les difficultés financières de la maison d’édition : « Contrairement aux annonces faites publiquement par leur administrateur-délégué, les Éditions de l’Avenir ne sont pas une entreprise en difficulté. Les deux derniers exercices déficitaires (300 000 euros en 2016 et 600 000 en 2017) ont été précédés de plusieurs exercices excédentaires, et le seul passage du centre d’impression de Corelio Printing au centre d’impression de Rossel permettra d’épargner environ 1 million d’euros sur base annuelle ». Pour lui, la responsabilité des difficultés des Éditions de l’Avenir n’est pas imputable au management mais aux actionnaires : « Les précédentes directions et le personnel ont demandé de rencontrer le président du conseil d’administration, il ne nous a jamais répondu ».

229Et de plaider pour que le gouvernement wallon, qui détient un pouvoir de tutelle sur les filiales des structures publiques, bloque le plan de restructuration. Cela permettrait d’ouvrir la voie à la mise en œuvre d’une autre stratégie proposée par l’AJP, à savoir un « portage » temporaire des Éditions de l’Avenir par la Région wallonne via la Société régionale d’investissement de Wallonie (SRIW) avant de mettre en place une société coopérative et participative (SCOP) de salariés et de lecteurs. D’autres partenaires, soit publics soit privés (le groupe IPM, par exemple), ou les deux, pourraient intervenir pour créer une société coopérative d’intérêt commun (SCIC) qui pourrait fonctionner en plusieurs « chambres de décision » (travailleurs, privé, public). Cependant, une nuance est à noter dans les positions syndicales. La CNE privilégie clairement le scénario d’une sortie des Éditions de l’Avenir de Nethys, tandis que le SETCA reste ouvert à tous les scénarios, les propositions de J. Donvil n’étant pas à rejeter a priori.

8.8. Les partis politiques se positionnent

230Le 21 novembre 2018, une motion – déposée deux semaines plus tôt par Stéphane Hazée (Écolo) – est adoptée à l’unanimité par le Parlement wallon  [152]. Le texte demande au gouvernement wallon Borsus (MR/CDH) « de prendre en considération toutes les perspectives possibles de nature à assurer le pluralisme de la presse, de mettre en œuvre la sortie des Éditions de l’Avenir de Publifin/Nethys et d’examiner en conséquence les possibilités permettant aux Éditions de l’Avenir de poursuivre leur mission d’information, que ce soit par une reprise de celles-ci par un opérateur de presse, par un portage régional temporaire ou toute autre alternative, dans une perspective qui garantisse la préservation de la diversité indispensable en démocratie des titres de presse et de la liberté de leurs équipes rédactionnelles, de veiller à ce que ces options soient efficientes sur le plan de l’emploi, de prendre en considération les avis des organes représentatifs des journalistes et travailleurs des Éditions de l’Avenir pour déterminer l’option qu’il retiendra ». Cette motion fait suite à une autre motion déposée par Écolo au conseil provincial liégeois, le 27 octobre, et dans l’ensemble des conseils communaux de la province de Liège. Cela a conduit une série de communes de cette province à se prononcer en faveur d’un retrait de Nethys (Wanze, Villers-le-Bouillet, Huy, etc.).

231Si, au sein du Parlement wallon, une convergence de points de vue entre les différents partis politiques s’est dessinée sur la sortie des Éditions de l’Avenir de Nethys, cela n’a pas conduit à la convergence autour d’un scénario particulier. Relevons néanmoins que, dès le 6 novembre, soit l’avant-veille de la première audition parlementaire, le ministre wallon de l’Économie, de l’Industrie, de la Recherche, de l’Innovation, du Numérique, de l’Emploi et de la Formation, Pierre-Yves Jeholet (MR), a rendu publique sa position en pressant les actionnaires des Éditions de l’Avenir de reconsidérer l’offre du groupe IPM  [153]. Pour lui, les synergies en termes de régie publicitaire ou d’imprimerie entre le groupe Rossel et les Éditions de l’Avenir posent déjà problème et il craint qu’un rapprochement avec Rossel mette en danger le pluralisme du secteur. Quant au portage de la Région wallonne dans l’attente de trouver un repreneur pour pérenniser l’activité, il a déclaré : « Il faudrait d’abord que Nethys soit vendeur et que les outils économiques wallons disposent d’une analyse précise des chiffres, ce qui n’est actuellement pas le cas ». Et de préciser qu’il ne souhaite pas que la Région soit propriétaire d’un groupe de presse.

232Ce point de vue sera aussi celui exprimé par Daniel Bacquelaine (MR), ministre des Pensions au sein du gouvernement fédéral Michel I (N-VA/MR/CD&V/Open VLD) et président de la fédération liégeoise du MR : « J’étais déjà opposé à l’époque à l’achat de L’Avenir par Tecteo. Je n’ai pas changé d’avis. Les pouvoirs publics n’ont pas vocation à posséder des groupes de presse. Je ne suis d’ailleurs pas favorable à un portage public temporaire par la Région wallonne. Nethys doit vendre l’ensemble de ses activités de presse, en Wallonie comme à l’étranger »  [154]. D. Bacquelaine voit la proposition du groupe IPM comme la bonne solution à envisager sans plus attendre.

233Sans être aussi précis, Jean-Claude Marcourt (PS), ministre de l’Enseignement supérieur, de l’Enseignement de promotion sociale, de la Recherche et des Médias au sein du gouvernement de la Communauté française Demotte III (PS/CDH), ancien ministre wallon de l’Économie (de 2004 à 2017) et président de la fédération provinciale liégeoise du PS, considère qu’il revient au gouvernement wallon de mettre en œuvre la motion votée par le Parlement wallon. Quant à un rachat des Éditions de l’Avenir par le groupe IPM, il ne rejette pas l’idée mais reste plus prudent : « Il faudra voir avec l’actionnaire lorsqu’il y aura une offre inconditionnelle remise par IPM »  [155].

234Ces prises de position des deux personnalités liégeoises ont d’autant plus d’importance que le MR et le PS forment la majorité du conseil provincial liégeois (issue des élections locales du 14 octobre 2018) et que c’est la Province de Liège qui est l’actionnaire dominant du groupe Publifin, qui chapeaute Nethys.

235Relevons aussi la déclaration d’André Antoine (CDH), président du Parlement wallon, sur le futur des Éditions de l’Avenir. Il considère, à titre personnel, que le rachat de celles-ci par le groupe IPM est l’option la plus réaliste : « Cela permettrait un équilibrage des forces en présence sur la scène médiatique wallonne, mais également de répondre rapidement à l’urgence d’une réponse sociale et stratégique ». Il ajoute que la proposition de l’AJP relative à la création d’une SCOP nécessiterait à tout le moins un portage public via la SRIW, portage dont la durée serait à définir : « Afin de pouvoir envisager de façon sérieuse cette piste, j’invite les journalistes à présenter, dans un délai d’un mois, un plan stratégique et financier complet et détaillé qui puisse répondre aux enjeux à court terme et donner toutes les garanties de survie nécessaires à long terme »  [156].

236Le positionnement d’Écolo est quelque peu différent de celui des autres formations politiques. Le parti vert cherche, à chaque étape du dossier, à initier des démarches coordonnées de l’ensemble des groupes en déposant des motions visant à rassembler les points de vue préconisant la sortie des Éditions de l’Avenir du giron de Nethys. Écolo préconise l’idée d’un portage (provisoire par définition) de la Région wallonne pouvant intégrer un partenaire privé, tout en veillant à maintenir le pluralisme de la presse. Contrairement aux personnalités du MR et du CDH, Écolo ne se prononce pas en faveur d’un groupe de presse en particulier.

237Au sein des Éditions de l’Avenir, si l’on se félicite de la préoccupation affichée par le monde politique pour le destin de la maison d’édition, c’est avec un certain scepticisme que l’on accueille le débat, eu égard au fait que le vrai rapport de force qui marque le conflit se joue en d’autres lieux que les assemblées parlementaires. La plupart du temps, les autorités de Nethys et les gestionnaires du journal gardent une capacité de décision intacte, malgré la tempête parlementaire verbale qu’ils ont à subir. En irait-il autrement si le gouvernement de tutelle se saisissait plus directement de l’affaire ?

8.9. Représentation syndicale et représentation des journalistes

238L’AJP et la SDR, eu égard selon eux à l’inertie de l’actionnaire (Publifin), à son absence de gestion et à son manque de vision, adressent une demande d’intervention urgente des pouvoirs de tutelle à l’égard de Nethys et/ou des Éditions de l’Avenir. Leur démarche prend la forme d’une lettre envoyée le 15 novembre 2018 à la ministre wallonne des Pouvoirs locaux, du Logement et des Infrastructures sportives, Valérie De Bue (MR). Il s’agit là d’une application du décret wallon du 29 mars 2018 modifiant le Code de la démocratie locale et de la décentralisation en vue de renforcer la gouvernance et la transparence dans l’exécution des mandats publics au sein des structures locales et supra-locales et de leurs filiales  [157], décret qui a étendu la tutelle générale d’annulation aux décisions stratégiques des sociétés à participation publique locale significative (SPPLS), ce que sont bien Nethys et les Éditions de l’Avenir. L’AJP et la SDR sollicitent de la tutelle « qu’elle annule la décision de plan social, qu’elle déclare nulle et non avenue la procédure de licenciement collectif, et qu’elle enjoigne aux actionnaires du journal de geler l’emploi à son niveau actuel pendant une période de 6 mois au moins. Nous craignons en effet que des licenciements ciblés (de certains journalistes, certains délégués) soient pratiqués par le management ».

239Donnant suite à ce courrier, la ministre V. De Bue rencontre des représentants de l’AJP et de la SDR le 21 novembre, ce qui fâche les syndicats, qui estiment être les seules organisations reconnues pour une concertation sociale : « La phase un de la procédure Renault est actuellement en cours. Le front commun syndical tient à rappeler que cette phase essentielle doit permettre aux représentants des travailleurs de poser toutes les questions relatives aux raisons de la restructuration mais également de proposer des solutions alternatives au projet proposé par le groupe. En tant que représentants officiels des travailleurs, nous sommes déterminés à préserver leurs intérêts. Nous ne pouvons suspendre la procédure Renault sans avoir un projet concret à proposer aux travailleurs. Parmi les options envisageables, le portage est une solution pour disposer du temps nécessaire à la mise en place d’un plan qui garantira la pérennité du journal et des conditions de travail correctes pour le personnel », indique le front commun.

240La tension entre les permanents syndicaux et les représentants de l’AJP et de la SDR reste présente tout au long du conflit, même si des personnes sont actives dans différentes structures. Ainsi, Didier Malempré, délégué de l’AJP au sein du quotidien et élu CNE au conseil d’entreprise, précise : « Que l’initiative de l’entrevue chez la ministre soit venue de l’AJP et de la SDR ne change rien à l’affaire : les délégués de la rédaction et les représentants de la SDR sont bien conscients de mener un combat pour toute l’entreprise et pas seulement pour les journalistes. Nul n’est besoin de vouloir tirer la couverture à soi »  [158].

241Les tensions entre les permanents syndicaux et les représentants de l’AJP et de la SDR sont loin d’être univoques. Au fil de la négociation, les positionnements des uns et des autres vis-à-vis de l’interlocuteur à privilégier peinent à se combiner. Pour les organisations syndicales, il s’agit d’obtenir pour tous les travailleurs le meilleur accord social possible avec la direction des Éditions de l’Avenir en faisant abstraction du contexte médiatique et politique portant sur la légitimité de l’actionnaire et des stratégies de communication des principaux groupes de presse concurrents. Pour l’AJP et la SDR, c’est la sortie de Éditions de l’Avenir du giron de Nethys qui constitue la revendication majeure ; dans ce cadre, l’interlocuteur privilégié est davantage le monde politique que la direction, considérée comme ayant perdu sa légitimité. Au-delà d’un différend portant sur la stratégie, des éléments plus objectifs expliquent en partie cette tension. D’une part, il n’y a plus de convention sectorielle entre l’AJP et les éditeurs de la presse quotidienne depuis 2017 ; or, cela pourrait baliser la négociation aux Éditions de l’Avenir. D’autre part, les journalistes ont souvent une triple affiliation : à la SDR, à l’AJP et à une organisation syndicale. Ces affiliations correspondent théoriquement à trois champs de compétences distincts mais, dans les faits, les recouvrements se produisent et donc les tensions se manifestent.

242C’est au Parlement wallon que, le 21 novembre 2018, la ministre V. De Bue annonce qu’elle charge son administration de mener une instruction (de 30 jours maximum) afin, d’une part, de vérifier la légalité de la décision de la restructuration prise par le conseil d’administration des Éditions de l’Avenir et validée par le conseil d’administration de Publifin et, d’autre part, de déterminer si cette décision est ou non contraire aux intérêts régionaux. Si le résultat de l’instruction établit que la décision est illégale ou qu’elle est contraire aux intérêts de la Région, la ministre pourra décider d’exercer son pouvoir de tutelle et annuler le plan de restructuration.

243Cependant, il n’est pas du tout certain que le gouvernement wallon aura la possibilité d’agir sur ces bases. Les organes de gestion du groupe de presse pourront arguer du fait qu’ils sont restés dans leurs prérogatives de gestion et que leur plan de restructuration sauvegarde une entreprise qui, sans décision forte, court à sa perte. Dès lors, le conflit se poursuit sans prise en compte de la donnée politique. Celle-ci pourra intervenir tout au plus dans la répartition des mandats au sein de la structure faîtière, au travers de la représentation communale. Or, les élections communales et provinciales du 14 octobre 2018 en région liégeoise aboutiront à des accords de « non-bouleversement » des structures et directions du groupe.

244Le 22 novembre, les négociations sur le plan social achoppent sur la question des licenciements contraints (c’est-à-dire sans l’accord des personnes intéressées) et sur la volonté de la direction de rester maître de la désignation des personnes qui pourraient ou non avoir recours aux prépensions. Parallèlement à cette négociation, des ateliers programmés par la direction et réunissant les cadres de la rédaction sont boudés par les membres de la SDR. Le 23 novembre, soit dès le lendemain de l’annonce de la rupture des négociations par les représentants syndicaux, une assemblée générale du personnel des Éditions de l’Avenir est réunie. Un préavis de grève est décidé. En outre, une motion approuvée à l’unanimité moins neuf abstentions est rédigée à destination du monde politique de la Région wallonne et de la Communauté française en faveur de la sortie des Éditions de l’Avenir du périmètre de Nethys. Cependant, l’échéance du 31 décembre au-delà de laquelle des prépensions à 56 ans ne seront plus possibles pousse la direction et les organisations syndicales à se revoir rapidement pour trouver un accord.

8.10. Accord entre syndicats et direction

245Les 29 novembre et 4 décembre 2018, deux négociations menées entre la direction des Éditions de l’Avenir et les organisations syndicales, en présence de délégués de l’AJP, aboutissent à un préaccord global. Présenté lors d’une assemblée le 5 décembre, il est validé à une large majorité : 174 pour, 25 contre, 7 abstentions, 1 vote nul.

246Cet accord prévoit la suppression de 45 ETP, parmi lesquels 36 journalistes, au lieu des 60 envisagés. La possibilité de départs en RCC dès 56 ans pourrait donc conduire à ce qu’il n’y ait pas de licenciements secs. L’échéance du 1er janvier 2019, date à laquelle les conditions d’accès au RCC seront rendues plus strictes, a été un facteur déterminant en faveur de la conclusion de cet accord, qui prévoit également l’octroi d’une prime de départ correspondant à 2 500 euros par année d’ancienneté. Les syndicats ont également obtenu une garantie du volume de l’emploi pour deux années et des investissements à hauteur de 6,5 millions d’euros. Des formations aux techniques du digital sont également prévues.

247Lors de ces négociations, le format du journal a été mis en discussion ; les journalistes ont obtenu le passage au format demi-berlinois, tandis que la décision d’imprimer chez Rossel à Nivelles a été confirmée. Le journal passera ainsi à un format légèrement réduit qui ne nécessitera pas une transformation complète de la maquette. De facto, la conclusion de cet accord conforte, auprès des représentants du personnel, la légitimité de Nethys comme interlocuteur. Sur ce point, l’AJP et la SDR précisent : « Depuis le rachat (…), Nethys n’avait strictement rien fait, investi, pensé. C’était même l’inverse : d’année en année, elle a refusé certaines propositions, pour en arriver voici un mois à un plan de restructuration drastique et un projet rédactionnel vague. Aujourd’hui, nous nous réjouissons de voir notre actionnaire revenir à une certaine forme de raison ». Et d’ajouter : « Maintenir cette demande – à savoir sortir les Éditions de l’Avenir de Nethys – ne paraît plus aussi opportun au regard de l’évolution des positions de notre actionnaire » [159].

248Toutefois, cet accord social ne met pas fin au conflit lié à la restructuration des Éditions de l’Avenir.

8.11. Retour devant les commissions parlementaires

249Le lendemain, 6 décembre 2018, se tient une seconde réunion conjointe de la commission de l’Enseignement supérieur, de l’Enseignement de promotion sociale, de la Recherche et des Médias du Parlement de la Communauté française et de la commission de l’Économie, de l’Emploi et de la Formation du Parlement wallon. Les auditions permettent d’entendre, entre autres  [160], l’Autorité belge de la concurrence (ABC), invitée à donner son avis sur un rachat des Éditions de l’Avenir par un autre groupe de presse, et Bernard Marchant, CEO du groupe Rossel.

250Véronique Thirion et Alexis Walckiers, respectivement auditeur général et directeur des études économiques de l’ABC, informent le Parlement des rôles de cet organisme. Le premier est un rôle de contrôle des concentrations. Il s’agit là d’un rôle réactif et non hypothétique. L’ABC n’émettra donc pas un avis sur les combinaisons « souhaitables » entre les Éditions de l’Avenir et un autre organe de presse. Il reviendra, le cas échéant, à l’auditorat de l’ABB de vérifier par une enquête si les conditions de concurrence sont affectées par une éventuelle concentration des activités ; en fonction de la réponse, la concentration sera soit admise (avec ou sans conditions), soit refusée. Le second rôle de l’ABC concerne la poursuite des infractions. Il s’agit là d’un rôle non pas réactif mais proactif. L’ABC peut ouvrir des dossiers d’initiative. Il est clair, souligne V. Thirion, que des questions de mutualisation, notamment de moyens, sont des points que seront observés ; par exemple, le rapprochement des régies publicitaires de L’Avenir et de Rossel sont des points qui attireront « toute [l’]attention » de l’ABC.

251Cette audition est l’occasion pour B. Marchant de développer son analyse de la transformation des métiers dans le secteur des médias et les dispositifs de régulation qui l’accompagnent. À la demande de plusieurs députés, il précise aussi la position du groupe Rossel face à la restructuration des Éditions de l’Avenir. Il aborde la question de l’importance relative du groupe Rossel dans les organes de presse présents en Wallonie et en Région bruxelloise sans faire de référence explicite à l’argument selon lequel un rachat des Éditions de l’Avenir par le groupe Rossel provoquerait un phénomène de concentration mettant en péril le pluralisme de la presse. « On accuse souvent [Rossel] d’être trop grand, trop puissant, et cetera (…). Quand (…) je discute avec De Persgroep et Mediahuis, ils font deux ou trois fois la taille de Rossel parce qu’ils se sont développés aux Pays-Bas, ils sont très puissants sur les marchés, beaucoup plus que Rossel. Il faut comprendre que si l’on veut assurer un certain pluralisme chez les éditeurs, en tout cas avoir des gens qui ont le moyen d’investir dans le contenu, [il faut faire] attention [à] ne pas morceler nos opérateurs ».

252Le jeu des questions-réponses avec les parlementaires lui permet aussi de se positionner par rapport à la proposition portée par les journalistes de créer une coopérative, une fois les Éditions de l’Avenir sorties de Nethys. Pour lui, « le modèle des coopératives, jusqu’à preuve du contraire, n’a jamais démontré qu’il peut fonctionner de manière extra locale. Cela peut donc être des alternatives. Vous pouvez faire des radios ultra locales. Vous pouvez faire des opérateurs des modèles de coopératives à l’échelle locale. Cela, c’est très vertueux et cela peut fonctionner. Aujourd’hui, ce n’est pas difficile de créer un média par des communautés mais vous n’aurez pas un média de masse ; ce sera un média de proximité. Cela peut donc exister (…) mais je ne pense pas que vous aurez des médias importants, de masse, qui pourront suivre dans ce modèle-là – je n’en connais pas à l’échelle européenne ».

253Enfin B. Marchant réaffirme ce qu’il a exprimé plusieurs fois dans la presse concernant l’hypothèse du rachat des Éditions de l’Avenir par le groupe Rossel. Pour lui, la question de remettre une offre d’achat ne se pose pas s’il n’y a pas vente. Il ajoute cependant que si VOO était à vendre à un prix acceptable, Rossel déposerait une offre. VOO « avant ou plus » que les Éditions de l’Avenir car, dit-il, le groupe Rossel est extrêmement intéressé à racheter un opérateur télécoms pour se développer plus fortement sur son marché.

8.12. Enodia : changement de position ou pas ?

254Au lendemain de l’audition parlementaire, la présidente d’Enodia (nouveau nom de Publifin depuis novembre 2018), Muriel Targnion (par ailleurs bourgmestre PS de Verviers depuis 2015), réaffirme que les Éditions de l’Avenir ont fait le choix de rester chez Nethys et que l’accord social est l’expression de ce choix. « Le conseil d’administration d’Enodia, [le 4 décembre 2018], a entendu un permanent syndical du SETCA, qui s’exprimait au nom du front commun syndical, dire que l’approbation du plan social impliquait le maintien des Éditions de l’Avenir chez Nethys. Ce plan social a été approuvé à une large majorité ; ce maintien me paraissait en découler. Le plan est équilibré : il prévoit 6,5 millions d’investissements pour arrimer le journal au pôle TelCo de Nethys : je suis convaincue que L’Avenir a un avenir chez Nethys » [161]. Elle ajoute que le scénario d’une vente du pôle télécoms n’est pas envisagé par Enodia.

255Cependant, un communiqué de presse conjoint d’Enodia et de Nethys, daté du 22 janvier 2019, ira dans un autre sens. Le conseil d’administration d’Enodia informera de sa décision : d’une part, de scinder les activités de sa filiale Nethys en deux pôles (l’un regroupant l’ensemble des participations d’intérêt public ou général et destiné à rester pleinement détenu par les actionnaires publics actuels, l’autre regroupant les activités opérant dans des secteurs concurrentiels) ; d’autre part, de faire évoluer les activités du groupe Enodia de telle manière à ne plus détenir de participations majoritaires dans les secteurs concurrentiels identifiés par les conseils d’administration en parfaite concertation, le tout en sauvegardant l’intérêt du personnel et des actionnaires publics. La vente de VOO et celle des Éditions de l’Avenir seront donc alors bel et bien envisagées.

8.13. Loin de l’épilogue

256Cette relation du conflit de L’Avenir se termine sans qu’il soit possible d’en prédire l’issue.

257La première raison tient à la nature même du produit « presse écrite ». Les nouvelles générations de consommateurs d’information vont-elles encore trouver un intérêt dans un rendez-vous quotidien avec un journal ? Ce même journal fourni en digital peut-il être tarifé au prix de revient ? Peut-il trouver à se placer dans la concurrence avec la masse disséminée des informations auto-produites sur les réseaux dits sociaux ? Ces questions ne valent pas seulement pour la presse généraliste et régionale. Elles pèsent sur tous les produits de presse. Et il ne semble pas que les compensations arrachées à des géants comme Google puissent compenser les pertes, loin s’en faut, même en cas d’initiatives plus fortes au plan européen.

258La deuxième raison tient à la nature du capital de l’entreprise. Les Éditions de l’Avenir seront probablement embarquées dans une nouvelle configuration de capital. Le groupe détenteur actuel a montré sa capacité à résister aux différentes injonctions politiques, qui ont été nombreuses sans toutefois s’immiscer dans les contours industriels des entreprises concernées. Les enjeux du groupe dépassent largement le journal dans lequel se joue le conflit actuel.

259Enodia acquiert la nature d’une holding, où une logique non publique est adoptée. Le groupe peut donc vendre des actifs, élargir à des partenaires le capital de ses filiales, mettre une certaine distance entre l’opérationnel et le financier. L’avenir reste ouvert. Et la question d’un paysage de presse écrite à deux ou à trois reste ouverte, imprévisible à ce stade.

260En couverture de marché, une alliance avec le groupe IPM formerait un ensemble « presse générale – presse régionale » assez cohérent. Mais IPM ne semble pas disposer de capacités suffisantes de mobilisation financière pour digérer le morceau ; il faudrait sans doute amplifier la restructuration des rédactions, notamment pour ce qui est des équipes traitant des sujets généraux. Et si, comme cela a déjà été évoqué, une alliance entre les groupes IPM et Enodia devait se nouer, nul doute que se poserait un problème de leadership managérial.

261L’hypothèse relative au groupe Rossel peut être retenue, mais alors se pose la question du pluralisme, évoquée mais non tranchée lors de la deuxième audition parlementaire. Quelle peut être la cohabitation de deux visions journalistiques pour assurer la couverture des informations régionales ? L’approche des titres de Sudpresse est jugée non compatible avec celle de L’Avenir. Le groupe Rossel s’intéressant à un réseau télécoms (VOO, en l’occurrence), selon son CEO B. Marchant, et en admettant qu’il dispose des moyens financiers pour parvenir à franchir la porte d’entrée de ce métier et partager ou augmenter le capital de VOO, il est difficile de l’imaginer laisser les Éditions de l’Avenir en l’état. Elles se trouveraient nettement marginalisées.

262Si Enodia est vendue comme holding en tant que telle, avec une forme de retrait de S. Moreau par rapport au paysage économique liégeois, un opérateur télécoms (Orange, Telenet) pourrait envisager de réaliser une acquisition d’une telle envergure. Embarquées dans une structure lointaine dont la préoccupation n’est pas la presse écrite, les Éditions de l’Avenir subiraient encore une période d’attente, ou de non-décision, avec le risque d’un effritement semblable à celui des années 2015-2018.

263La troisième raison tient à la configuration du personnel et à sa représentation. Les journalistes constituent la majorité du personnel. Ils ont tenté de coupler leurs intérêts d’« auteurs » et leurs intérêts de salariés. La liaison des deux n’est pas du tout simple. Une illustration en a été donnée quand la SDR a voulu négocier à la fois, au côté des syndicats, les aspects sociaux du plan de restructuration et, avec l’AJP, les aspects organisationnels, en contestant « politiquement » la légitimité de l’actionnaire et en faisant appel au monde politique pour sortir les Éditions de l’Avenir du giron de Nethys. La stratégie inédite d’implication du lectorat dans ce dossier conflictuel est aussi à noter. Pour les journalistes de L’Avenir, les lecteurs sont des « ressources de pouvoirs » et non des « usagers pris en otages », comme on le lit souvent dans les relations et commentaires des conflits sociaux.

264Habitués à la négociation de restructurations, la CNE et le SETCA ont conclu un accord à qualifier de réaliste et classique, améliorant les dispositions prévues par la direction. Les syndicats, et cela a été particulièrement explicite dans le chef du SETCA, n’ont pas cherché à affaiblir la direction en mettant en question sa légitimité. Il s’est agi pour eux d’obtenir le meilleur plan social face à une restructuration lourde. Dans un système belge qui reconnaît les conventions conclues entre le patronat et des syndicats portant sur les conditions de travail et les salaires, la préoccupation rédactionnelle ne trouve pas de transcription claire, ce qui peut provoquer des tensions entre syndicats et unions professionnelles à propos de leurs compétences et modes d’action respectifs.

265Les autres raisons d’incertitude ne manquent pas. Parmi elles, on pointera les élections multiples du 25 mai 2019 et une initiative politique marquante qui s’ensuivrait éventuellement. Ou le durcissement du conflit, qui pourrait fournir une occasion de mettre fin à l’expérience du groupe Enodia dans le domaine la presse écrite. Ou un pacte général de la presse francophone belge, avec une délimitation des territoires et des spécificités. Ou une tout autre conjonction en information régionale, avec l’audio-visuel public, les télés communautaires et la RTBF, au sein desquelles les compétences locales et digitales sont réelles. Dans un cas de blocage complet d’une situation socio-économique, des alliances inédites peuvent se nouer, par préférence à l’enlisement.

9. BPOST : un conflit historique par son ampleur, sa durée et ses modalités

266Alors que tout semblait annoncer une année 2018 prometteuse, la direction de bpost s’est retrouvée, dès le mois de février, au cœur d’une véritable tempête d’abord boursière et puis sociale. Entre février et décembre 2018, l’action bpost est passée de près de 28 euros à 8 euros, soit une perte de l’ordre de 70 % en dix mois à peine. L’entreprise a connu trois journées « noires » : le 14 mars, le 3 mai et le 6 décembre, le cours de l’action a chuté respectivement de 22 %, de 13 % et de 15 %. Ce qui était largement considéré comme une success story belge s’est ainsi transformé en un cauchemar pour le top management de l’entreprise. Visant à redresser la situation, les mesures proposées par celui-ci ont transformé, à l’automne, le malaise social ambiant en un mouvement de grève d’une ampleur inédite depuis près de vingt ans  [162].

267Précisons d’emblée que la crise boursière subie par bpost n’a pas été due à des pertes ou des perspectives de perte. L’entreprise est rentable depuis plus d’une décennie et elle a clôturé l’exercice 2018 par des bénéfices. Son effondrement boursier a résulté surtout d’une méfiance des investisseurs  [163] quant aux perspectives de rentabilité futures avancées par le top management et à la capacité de l’entreprise de mettre en place un nouveau modèle d’activité. Cette méfiance été renforcée, à plusieurs reprises, par une communication et par une prise de décision hésitantes.

268Outre ces aspects, la bonne compréhension des événements sociaux de 2018 implique de rappeler brièvement que bpost est, depuis le début des années 2000, une entreprise en profonde transformation en lien avec la libéralisation du secteur postal, sa privatisation partielle, la baisse récurrente des volumes de courrier, l’activité historique de l’entreprise et son repositionnement sur les colis  [164]. Cette transformation s’est traduite par une dégradation des conditions d’emploi (abandon des recrutements de statutaires au profit de contractuels et, par la suite, de facteurs auxiliaires) et de travail (allongement des tournées et du temps de travail à l’extérieur, individualisation du travail, etc.). Les changements opérés ont donné lieu à de fortes tensions et à plusieurs conflits ouverts  [165]. Le dernier en date, qui remonte à 2015, a eu trait à la négociation du volet social du Plan Alpha destiné à rendre l’entreprise plus « agile » et à l’annonce de licenciements secs. Les accords sociaux et les conventions collectives conclus ne sont pas parvenus à faire totalement disparaître les sources de mécontentements et d’insatisfactions. Au-delà de ses aspects factuels, la grève de novembre 2018, historique par son ampleur, fait écho à un malaise beaucoup plus profond et alimenté de longue date par la modernisation de nature néolibérale de l’entreprise. Plus concrètement, la conflictualité de 2018 a été marquée par deux grands moments : l’un au printemps et l’autre en hiver, le premier faisant en quelque sorte figure de prélude au second.

9.1. L’écroulement boursier et la question du business model de l’entreprise

269Deux éléments clés sont à l’origine de la crise boursière subie par bpost en 2018. Le premier fait suite à l’acquisition, en novembre 2017, de Radial, une société états-unienne spécialisée dans la fourniture de services pour le commerce en ligne. Cette opération, d’un montant de 700 millions d’euros, est alors saluée, par la presse économique, comme ambitieuse et porteuse d’avenir. Avec Radial, la part des colis et de l’e-commerce devrait dépasser la moitié de l’activité de l’entreprise postale belge (alors que le courrier présente encore 65 % de ses ventes en 2016). Le chiffre d’affaires généré par Radial est évalué à quelque 850 millions d’euros par an, permettant à bpost de franchir la barre symbolique des 3 milliards annuels de chiffre d’affaires en 2017, contre 2,43 milliards en 2016. Cette acquisition permet aussi à l’opérateur historique de poursuivre son développement à l’international et de tourner la page de l’échec de ses tentatives de prise de contrôle, en 2016, de Post NL. En décembre 2017, bpost acquiert aussi Parcify, une plateforme collaborative active en Belgique dans le secteur des livraisons de colis et, en janvier 2018, Leen Menken Foodservice Logistics, une société néerlandaise spécialisée dans la logistique du commerce alimentaire en ligne. Mais, très vite, Radial n’apparaît pas aussi prometteuse que la direction de bpost ne le pensait et ne le disait. En mars, lors de la présentation des résultats trimestriels, le chief executive officer (CEO) de l’entreprise, Koen Van Gerven, annonce que des « choses moins agréables »  [166] ont été découvertes, telles que les coûts médicaux du personnel de Radial plus élevés qu’escomptés et la perte de clients. Radial ne rapportera donc pas ce qui avait été annoncé, du moins à court terme.

270Le deuxième élément clé tient à l’évolution des volumes de courrier. La baisse des volumes s’est accélérée par rapport aux années précédentes (– 7 % par rapport à 2017 et – 42 % depuis 2010) alors que les coûts du transport et de main-d’œuvre (une indexation est attendue en novembre 2018) augmentent. Ces éléments amènent K. Van Gerven à parler de 2018 comme d’une année « riche en défis » avec un bénéfice avant intérêts, impôts, dépréciation et amortissement (BAIIDA, ou earnings before interest, taxes, depreciation, and amortization - EBITDA) évalué entre 560 et 600 millions d’euros, ce qui est moins qu’attendu par les analystes – la presse parle d’une attente de l’ordre de 648 millions d’euros  [167].

271Sur les marchés investisseurs, la communication de K. Van Gerven fait naître des doutes quant à la valeur réelle de l’entreprise et des craintes quant aux dividendes futurs. Leur réaction est aussi immédiate que brutale. En une journée, le 14 mars 2018, après l’annonce de dividendes en baisse, l’action bpost perd 22 % de sa valeur en passant de près de 28 euros à 21,74 euros. La presse parle d’un « mercredi noir », d’une « claque boursière ». La direction de bpost se voit mise sous tension par les investisseurs, habitués à la politique des dividendes élevés poursuivie depuis la privatisation d’une partie du capital de l’entreprise en 2006.

272Fin juin 2018, le top management de bpost contre-attaque en dévoilant, lors de sa journée des investisseurs (« capital markets day »), une « vision redéfinie » de son plan de croissance à l’horizon 2022. L’ambition annoncée est que l’entreprise devienne un « acteur international de la logistique de l’e-commerce avec 45 % de ses revenus qui proviendront des activités en dehors de la Belgique et avec 60 % des revenus générés par les activités liées aux paquets et à la logistique »  [168]. À travers sa vision 2022, bpost ambitionne d’être un « acteur global et efficace » de la logistique de l’e-commerce tout en conservant « un ancrage belge ». La concrétisation de cette vision repose sur trois priorités stratégiques : primo, rester un fournisseur efficace de courrier, de commerce de détail et de services publics ; secundo, assurer une croissance rentable dans le secteur des paquets et de la logistique en Europe et en Asie ; tertio, concrétiser le bien-fondé du rachat de Radial en Amérique du Nord. À cette occasion, la direction réaffirme son engagement « à dégager des bénéfices de manière à être en position de pouvoir maintenir le dividende. La politique de distribution est inchangée, avec un paiement d’au moins 85 % du bénéfice net selon les [normes comptables généralement acceptées en Belgique (Belgian Generally Accepted Accounting Principles - BGAAP)] ».

273Pour concrétiser ses priorités stratégiques, bpost annonce de nouvelles mesures ou réactive d’anciennes pistes. Ainsi, pour compenser la baisse du volume courrier, l’opérateur historique parle de révisions des prix, de tarification différenciée et d’« améliorations supplémentaires de la productivité, grâce à [des] options de réduction des coûts ». Elle évoque aussi la renégociation du contrat de gestion et des concessions relatives à la distribution des journaux et périodiques, prévue pour fin 2020. Au niveau des colis, il est question d’initiatives telles qu’une offre intégrée de paquets pour la Belgique et les Pays-Bas, une politique tarifaire différenciée, des partenariats avec des e-commerçants importants ou encore l’accroissement des capacités de tri des colis à travers une infrastructure dédiée, « tout en tirant parti d’une synergie en termes de coûts avec les tournées courrier ». bpost mentionne une augmentation des volumes de colis traités de 10 % par an.

274Ces précisions échouent à rétablir la confiance des investisseurs, comme en atteste l’évolution de l’action de l’opérateur historique. Le jour même du capital markets day, celle-ci perd près de 6 % de sa valeur. Le 27 juin, elle passe sous la barre des 13 euros. Elle vaut donc moins qu’au moment de son introduction en bourse, en juin 2013.

275Ces annonces contribuent à crisper un peu plus les membres du personnel et leurs représentants. Pour beaucoup d’entre eux, il est clair que la recherche d’une meilleure efficacité se fera au détriment de leurs conditions d’emploi et de travail. C’est en quelque sorte la goutte qui fait déborder le vase d’un malaise social largement partagé par le personnel.

9.2. La scène sociale, acte 1 : un printemps socialement tendu

276Le 24 avril 2018, la CSC-Transcom dépose un préavis de grève suite à l’intention de la direction de bpost de supprimer la collecte du courrier le samedi. Pour le syndicat chrétien, il en résulterait des pertes d’emploi et de revenus, en raison des suppressions d’heures supplémentaires liées à ces prestations. La CSC-Transcom dénonce aussi la surcharge récurrente de travail liée au manque de personnel et se dit inquiète en raison des rumeurs de restructuration. L’action ne concerne que la collecte de courrier en Wallonie et en Région bruxelloise.

277Les événements se précipitent après la réunion de la commission paritaire du 26 avril. La direction de bpost y confirme les rumeurs de restructuration et précise son ampleur. Au total, plus de 500 emplois sont menacés. D’une part, la direction souhaite sous-traiter pour 2020 ses activités de nettoyage et de catering, qui emploient actuellement 353 personnes. D’autre part, elle pense réduire de 90 à 130 équivalents temps plein (ETP) le nombre de personnes travaillant dans ses centres d’appels (call-centers). Elle envisage aussi le licenciement de 30 agents ayant bénéficié, sans succès, d’un accompagnement devant leur permettre de trouver un nouvel emploi.

278Suite au préavis de grève lancé par la CSC, des piquets de grève bloquent les entrées des centres de tri de Charleroi et Liège. Vu le contexte, l’éventualité d’une extension du mouvement est évoquée par la presse.

279L’annonce de la restructuration provoque également quelques réactions au sein du monde politique. Au nom du PS, le député fédéral Laurent Devin dénonce le poids de la logique actionnariale privée dans la décision de restructuration alors que l’entreprise est en « bonne santé »  [169]. Selon lui, les travailleurs vont « payer le prix d’un mauvais choix du management », en l’occurrence le rachat de Radial. Il demande au gouvernement fédéral Michel I (N-VA/MR/CD&V/Open VLD) de « jouer son rôle d’actionnaire » et de « prendre toutes les dispositions pour apaiser le climat social ».

280Le 2 mai, la direction de bpost rend publics les résultats du premier trimestre de l’année 2018. Ceux-ci sont globalement en baisse. C’est notamment le cas du bénéfice net du groupe, en recul de 22 millions d’euros. Cette évolution est expliquée par l’accélération de la baisse du courrier domestique (– 6,6 %) et par l’augmentation « organique des coûts, principalement au niveau des charges de personnel et frais d’intérim, sous l’effet de la hausse de volumes de paquets, l’évolution des salaires et davantage d’absentéisme, mais également au niveau des coûts de transport, des locations et de la consultance »  [170]. Par rapport aux perspectives pour 2018, l’entreprise lance un avertissement sur résultat, ce qui provoque une nouvelle baisse du cours de l’action.

281Dans le même temps, bpost annonce deux réformes. D’une part, une modification de sa structure avec la création de trois unités opérationnelles : Mail & Retail, qui regroupe les activités de courrier et de vente au détail ; Parcels & Logistics Europe & Asia et Parcels & Logistics North America, qui séparent les activités de colis entre régions du monde. D’autre part, une modification du comité exécutif du groupe. Selon le CEO de l’opérateur historique, cette réorganisation devrait « donner un coup d’accélérateur » à la transformation de l’entreprise « en un groupe international et dynamique dont le siège social se trouve en Belgique »  [171].

282Le 3 mai, la CGSP (affiliée à la FGTB) et le SLFP (affilié à la CGSLB) quittent la table des négociations. Dans un tract, les deux syndicats dénoncent une gestion qui privilégie les actionnaires au détriment du personnel, pressé comme des « citrons ». Les deux syndicats disent aussi s’inquiéter « des annonces [concernant] le maintien du service universel » et s’opposer « au dumping social, à la sous-traitance et à la robotisation de certains services », et ils réaffirment leur défense du statut public de l’entreprise. Le tract dénonce aussi vivement le comportement de la CSC. S’exprimant dans le quotidien La Libre Belgique, le président du SLFP-Poste qualifie de « négativiste » le comportement du syndicat chrétien  [172]. À ses yeux, « une grève ne va rien changer ; elle risque de nous faire perdre des clients. Faire cavalier seul et organiser une grève pour être populaire, ça n’arrange personne ». En réponse, le responsable de la CSC-Transcom dit ne pas comprendre l’attitude des autres syndicats à l’égard du sien. Il souligne que « si la CSC s’est démarquée dans ses prises de positions, elle n’a jamais critiqué celle des autres organisations syndicales ». Présentes depuis des années, les tensions entre l’aile francophone du syndicat chrétien et les autres syndicats atteignent alors un nouveau paroxysme.

283En mai, la pression se fait aussi de plus en plus politique. Si le vice-Premier ministre et ministre fédéral des Télécommunications et de la Poste, Alexander De Croo (Open VLD), souligne qu’il n’y a pas de « rupture de confiance à l’égard du patron de bpost », il suggère néanmoins à celui-ci de « faire preuve de plus de pédagogie » afin de rassembler « ses troupes » et de « soigner son relationnel » notamment avec les syndicats  [173]. Alors que K. Van Gerven fait face à l’assemblé générale des actionnaires de bpost  [174], le ministre répond à la Chambre des représentants aux interpellations de plusieurs députés de l’opposition, dont Gilles Vanden Burre (Écolo), Karine Lalieux (PS) et Marco Van Hees (PTB). Le 16 mai, à l’initiative de G. Vanden Burre, les députés de la commission de l’Infrastructure, des Communications et des Entreprises publiques décident d’auditionner le CEO de bpost le 26 juin. Cependant, l’idée d’entendre en même temps les représentants des syndicats du personnel est rejetée. À travers cette audition, les députés souhaitent obtenir des éclaircissements sur l’état du dialogue social et sur les projets de la direction concernant, par exemple, l’augmentation du prix du timbre, l’introduction d’une tarification différenciée ou encore la suppression d’un certain nombre de boîtes rouges. Pour les députés, il s’agit également d’un moyen d’accroître la pression sur le top management de l’entreprise. L’audition accouchera cependant d’« une souris »  [175]. Le patron de bpost se montrera rassurant, tout en éludant les questions délicates ; l’organisation des débats ne permettra pas de véritables confrontations entre lui et les députés.

284Traditionnellement calme, la période estivale s’avère particulièrement mouvementée pour bpost et son CEO en 2018. Début juillet, l’attention se cristallise sur la décision de l’entreprise de ne plus enlever les colis durant le week-end. Cette décision étonne car elle concerne une activité en pleine expansion. Très rapidement, l’opérateur historique fait marche arrière. Cette volte-face amplifie les doutes quant à la bonne gestion de l’entreprise et aux capacités de son CEO à la diriger  [176]. À la mi-août, K. Van Gerven déclare, dans une interview au journal Le Soir, que les anciennes entreprises postales sont arrivées « à la fin d’un modèle » et qu’il « est temps de préparer le modèle suivant » pour assurer la pérennité de l’entreprise  [177]. Revenant sur les soucis boursiers de bpost, il souligne que celle-ci « était et est une entreprise solide. J’ai eu des gens qui sont venus me demander : est-ce que vous perdez de l’argent ? Mais non. On va faire cette année plus de 400 millions d’euros de bénéfice opérationnel et on a un excellent rating ! Cela montre que nous ne sommes pas dans les problèmes. La seule chose qu’on a faite en mars lors de la publication de nos résultats trimestriels, c’est d’évoquer en toute transparence la situation que l’on vit. Il y a des indicateurs qui montrent que nous avons atteint un point de basculement ». Sur le plan social, K. Van Gerven rejoint les syndicats quant au fait que « continuer à couper dans les coûts avec le modèle actuel, ça devient insupportable ». Il ajoute qu’il est possible de continuer « à gérer la situation avec les départs naturels. Cela ne veut pas dire qu’il n’y aura pas de changements dans les fonctions, ni que nous ne recruterons plus. Pour l’heure, j’ai 300 postes de facteurs à pourvoir (essentiellement en Flandre, dans la périphérie bruxelloise) pour lesquels on ne trouve pas de candidats ». La réponse des syndicats ne se fera pas attendre ; elle sera au cœur du deuxième acte.

9.3. La scène sociale, acte 2 : le conflit de novembre

285Dans un tract, daté du 31 août 2018, les organisations syndicales socialistes et libérales réaffirment leurs inquiétudes et leurs oppositions face aux décisions et aux souhaits de la direction. Elles y posent ouvertement la question d’un avenir de l’entreprise et, dans leur réponse, elles se profilent comme étant « les syndicats de l’avenir ». Elles écrivent : « C’est pourquoi nous sommes prêts à y réfléchir. Mais sérieusement, à une table de négociation ; pas dans la presse ou sur les réseaux sociaux ! Nous nous posons des tas de questions mais nous voulons avant tout des garanties pour l’ensemble du personnel »  [178].

286Le 25 octobre, ce sont pourtant les trois organisations syndicales, y compris donc la CSC, qui déposent un préavis de grève couvrant toute l’entreprise, avec effet immédiat. Le front commun conseille à la direction de « rétablir, avant toute chose, le calme et la confiance, de sorte que le citoyen puisse à nouveau bénéficier des services de qualité auxquels il a droit. Le personnel en a plus qu’assez de cette situation et exige que bpost change de cap ».

287Le 28 octobre, le front commun mentionne que « la confiance est rompue. Après plus de 20 ans d’efforts, le personnel de bpost en a assez d’être méprisé par le top management de l’entreprise. La situation sur le terrain est devenue catastrophique. Pendant ce temps-là, les membres du comité de direction n’hésitent pas à augmenter leur salaire, à s’octroyer des bonus indécents et à payer un prix exorbitant aux consultants »  [179]. La colère syndicale est alors renforcée par une déclaration du CEO de l’entreprise, invitant les facteurs « à sortir de leur zone confort ». Le cahier de revendication est particulièrement copieux et appelle notamment à « un vrai dialogue social dans le respect des accords conclus ».

288Plus précisément, dans son tract du 28 octobre 2018, le front commun syndical s’oppose « à la priorité donnée à l’actionnaire sur le personnel ; au paiement de plus de 100 % du bénéfice aux actionnaires ; aux économies incessantes sur le dos du personnel ; aux licenciements secs chez Cleaning, chez Catering et à Job Mobility ; à toute forme d’externalisation de notre travail au plus offrant ; à la prestation incessante d’heures supplémentaires sans possibilité de récupération ; à la fixation de jours de congés obligatoires ; à l’annulation des congés déjà octroyés ; au paiement obligatoire des heures supplémentaires et des congés non utilisés ; à la scission de Mail, Parcels, Collect et Retail… ; à la diminution des jours de distribution ; au démantèlement du réseau des bureaux de poste ; à une charge de travail insupportable ; aux bonus gigantesques pour le comité de direction ; à la diminution des boîtes rouges ». À l’inverse, il dit « oui au libre choix entre congé ou paiement du travail supplémentaire ; à la garantie que plus aucun jour de congé ne sera perdu ; à une entreprise postale durable et intégrée (Mail, Parcels, Collect, Retail…) ; à une [convention collective de travail (CCT)] en faveur du personnel ; à un vrai dialogue social dans le respect des accords conclus ; à une administration du personnel fiable et facilement accessible pour tous ; au retour à une cellule de recrutement interne afin de ne plus être dépendants des agences d’intérim ; à une vraie qualité de service pour le citoyen ; à un véritable service universel ; au droit d’être malade et au respect du temps nécessaire pour se soigner ; à une planification correcte des prestations, en particulier pour les agents Retail ; à un avenir durable pour bpost ».

289Le 30 octobre, le front commun communique son plan d’action sous le titre « Le combat syndical est notre seul recours ! ». Ce plan prend la forme d’une grève tournante étalée sur cinq jours. La grève commence par les centres de tri (7 novembre), puis le transport (8 novembre), les facteurs (9 novembre), le réseau des bureaux (Retail), les services centraux, les centres d’appel et la collecte (12 novembre), et enfin NBX colis (centre de tri industriel de Bruxelles), bpost international (BPI, à l’aéroport de Bruxelles-National) et Brucargo (traitant les produits en provenance de l’étranger) (13 novembre). De mémoire de postiers, cette organisation est inédite au plan national. Elle permet de paralyser l’entreprise pendant au moins 5 jours tout en ayant un impact financier réduit sur les grévistes.

290Le 5 novembre, une « réunion de la dernière chance » échoue entre le CEO et les cinq permanents syndicaux de l’entreprise. Si les syndicats se déclarent disponibles pour négocier, ils maintiennent le calendrier des actions. Le 7 novembre, les centres de tri se mettent en grève et les activités de distribution sont progressivement paralysées. Sur le terrain, la grève est particulièrement bien suivie. De source syndicale, près de 90 % des facteurs suivent le mot d’ordre de grève du 9 novembre.

291Si les échanges sont durs, la nécessité d’une négociation est constamment rappelée par les interlocuteurs sociaux et les négociations ne sont jamais véritablement interrompues. Le 12 novembre, constatant une évolution positive, les syndicats mettent fin aux actions, soit un jour plus tôt que prévu. Il s’agit d’une demande patronale, prélude à la poursuite des négociations. Le soir du même jour, après 14 heures de négociations, un préaccord est finalisé. Dans son préambule, ce texte mentionne que les « défis [auxquels l’entreprise est soumise] sont générés par l’inévitable mutation d’un opérateur postal vers une entreprise qui, pour rester pertinente et pérenne, se doit de devenir aussi, à côté de la prestation du service universel postal et des services économiques d’intérêt général, un acteur clé dans le marché national et international du transport et de la logistique liés à l’e-commerce. Dans ce contexte difficile, la direction comprend les difficultés auxquelles le personnel est confronté quotidiennement, en particulier dans les réseaux, sur le terrain, où les changements demandés au personnel depuis des années s’accélèrent et où l’évolution du mix produits génère une importante charge de travail. La direction de l’entreprise a pris la mesure de la nécessité impérieuse de renouer et renforcer un dialogue social immédiat en vue d’un accord qui reconnaisse la légitimité des revendications et ramène une paix sociale marquée par le respect de tout le personnel et garante de la réussite pour toutes les parties prenantes, le personnel, les clients et les investisseurs ».

292Parmi les points abordés, figurent la charge de travail liée aux services dits lourds (400 au total) et les pics de fin d’année. Pour y faire face, le texte table sur l’organisation de réunions de comités de concertation spécifiques et sur l’engagement de personnel complémentaire. Là où il existe des pénuries de candidats liées au marché de l’emploi régional – ces pénuries sont surtout présentes en Flandre –, des incitants financiers particuliers seront accordés via une CCT. Des comités de suivi seront organisés aux niveaux régionaux et national. Le préaccord mentionne également l’adaptation des procédures de sélection, le maintien de l’emploi dans les centres de tri, le recrutement de guichetiers et la poursuite de la distribution conjointe des paquets et du courrier pour environ 80 % du volume. Le préaccord privilégie aussi le contrat à durée indéterminée (CDI) pour les engagements et le recours à du personnel sous contrat avec l’entreprise, afin de limiter le recours aux intérimaires et à la sous-traitance. Le dernier point concerne les négociations de la CCT 2019-2020 ; les parties disent s’engager à les entamer dans un « bref délai » et à en faire des négociations « dignes de ce nom ».

293Si les négociateurs syndicaux ont accepté de présenter le préaccord devant leurs instances, les commentaires syndicaux sont cependant très réservés. Ainsi, les responsables nationaux de la CGSP mentionnent l’avoir fait dans un souci de transparence à l’égard de leurs délégués, et ce « malgré des propositions jugées insuffisantes ». Un peu moins de 24 heures après avoir été finalisé, le 13 novembre, le préaccord est rejeté par les délégués de la CSC, pour qui les avancées sont insuffisantes et « peu claires ». Dans la foulée, le syndicat chrétien organise un piquet « non bloquant et informatif » devant le centre de tri de Bruxelles, le New Bruxelles X, inauguré en octobre 2017. Le texte est en revanche approuvé par le syndicat libéral et le syndicat socialiste (branche francophone comme branche néerlandophone).

294Le mercredi 14 novembre, malgré la levée des actions par les syndicats, des piquets bloquent les entrées d’une dizaine de bureaux en Wallonie. En Région bruxelloise, le bureau d’Anderlecht est également bloqué. Pour les syndicats, il s’agit de mouvements spontanés qui témoignent à la fois du « ras-le-bol » qui règne parmi les facteurs et de l’impression de ceux-ci de n’être pas entendus par la direction de l’entreprise. À partir de ce moment, le mouvement échappe largement aux instances syndicales, qui continuent néanmoins à couvrir les grévistes. La mobilisation est portée par des initiatives individuelles et passe en grande partie par les réseaux sociaux. Le 15 novembre, les syndicats décident de suspendre la grève et se disent prêts à retourner à la table de négociation. De son côté, la direction se montre ouverte à la reprise de la négociation, tout en appelant à l’arrêt des actions locales. Cependant, le 16 novembre, les actions gagnent quelque peu en ampleur. Outre une petite dizaine de centres paralysés en Wallonie, des piquets sont présents à Bruxelles et à Gand. Un arrêt de travail est observé au centre de tri d’Anvers.

295C’est aussi à ce moment que la direction de bpost durcit sa position. Pour la première fois depuis le début des actions de grève, elle fait appel à la justice pour obtenir la levée du piquet bloquant le centre de distribution d’Awans, en province de Liège, où sont traités les retours de Zalando, la multinationale de vente en ligne de chaussures et de vêtements. L’enjeu est de taille et des rumeurs évoquent des menaces sur le contrat liant bpost à l’entreprise allemande. Dans son ordonnance, le tribunal de Liège menace les membres du piquet d’une astreinte de 250 euros par personne et de l’intervention des forces de l’ordre. Du côté syndical, les responsables du syndicat libéral et de la branche néerlandophone du syndicat socialiste appellent à la fin des actions spontanées, de manière à créer un climat plus serein pour négocier. Durant le week-end, un appel au rassemblement devant le siège social de bpost circule sur les réseaux sociaux et des actions spontanées sont attendues.

296Le lundi 19 novembre, alors que la direction et les représentants syndicaux se retrouvent autour de la table de négociation, une délégation de postiers, hors de tout encadrement syndical, se rend à Wavre avec une lettre ouverte à l’adresse du Premier ministre, Charles Michel (MR). Si elle se dit consciente de l’importance d’une diversification des activités, cette délégation attire l’attention sur l’importance de la penser aussi en termes de personnel, d’outils et d’organisation. Elle dénonce le primat accordé aux dividendes sur le personnel.

297Quelques actions de grève sont observées en Wallonie. Selon la direction, tous les centres de distribution sont opérationnels. Après 13 jours, la grève prend définitivement fin, mais pas la grogne  [180]. Le recours à la justice a été « très mal perçu »  [181] et, parmi les facteurs présents, nombreux sont ceux qui refusent de faire des heures supplémentaires non rémunérées : même si l’ensemble des produits n’ont pas été distribués, ces facteurs arrêtent leur tournée au terme d’une journée normale de 7h36.

298C’est dans ce contexte qu’un projet de CCT pour 2019-2020 est finalisé le 22 novembre. Pour la direction, le texte contient des « propositions concrètes » qui donnent « une réponse positive aux questions des travailleurs sur la bonne répartition de la charge de travail, la hausse du pouvoir d’achat et le travail de terrain »  [182]. Du côté syndical, on reste très prudent. Pour le responsable de la branche néerlandophone du syndicat socialiste, ce projet n’est « pas un accord » mais constitue « des propositions négociées » qui présentent des avancées par rapport à la version précédente  [183]. Ainsi, le projet de CCT prévoit le maintien de la prime de production, l’augmentation barémique des facteurs auxiliaires ou encore 2 jours de congés supplémentaires pour ces derniers et pour les facteurs travaillant le samedi.

299Sur le terrain, le projet de CCT est loin de convaincre. Les avancées, pour réelles qu’elles soient, apparaissent aux yeux de nombreux facteurs comme insuffisantes par rapport à leurs attentes et à la réussite de la grève. Trois éléments contribuent vraisemblablement à renforcer ce sentiment de trop peu. Primo, le 22 novembre, bpost a annoncé la suppression de 3 000 boîtes aux lettres rouges, soit 23 % de son réseau. L’entreprise se justifie en soulignant que, depuis la mise en place du réseau en 2004, le nombre de lettres expédiées a diminué de 60 % et que certaines boîtes sont presque systématiquement vides. bpost poursuit ainsi la rationalisation et la rentabilisation de son organisation, au détriment de certaines catégories d’usagers telles que les personnes à mobilité réduite et les habitants des zones faiblement peuplées. Secundo, le 28 novembre, l’entreprise obtient l’aval de l’Institut belge des services postaux et des télécommunications (IBPT) en vue d’une augmentation de 7,44 % en moyenne de ses tarifs pour les lettres et les petits colis. Cette augmentation, qui deviendra effective le 1er janvier 2019, devrait rapporter plusieurs dizaines de millions d’euros à bpost. L’IBPT avance un surcoût de 50 à 100 millions pour les petits utilisateurs. Cette augmentation correspond aussi au retour de la tarification prior (supprimée en 2007), pour une distribution en J+1 ouvrable, et non prior, pour une distribution dans les trois jours ouvrables. Tertio, début décembre, lors de la présentation des résultats des dix premiers mois de l’exercice en cours, l’entreprise annonce que son conseil d’administration a approuvé le paiement d’un acompte sur dividende identique à celui de 2016 et 2017, soit un total de 220 millions d’euros. La direction poursuit ainsi sa politique de forte rémunération des actionnaires.

300Malgré le maintien de la politique de haut dividendes, l’action bpost connaît une nouvelle journée « noire » en perdant près de 20 % de sa valeur le mardi 4 décembre. L’action bpost ne vaut plus alors que 9 euros. Cette défiance des marchés résulte de l’annonce, par le CEO de bpost, d’une année 2019 perçue comme « difficile » en raison notamment de l’indexation des salaires, de mesures de productivité du personnel postposées et du coût de la CCT négociée avec les syndicats.

301Début décembre, après avoir consulté leurs affiliés, les syndicats socialistes et chrétiens jugent « insuffisantes » les propositions reprises dans le projet de CCT. Le secrétaire général de la branche néerlandophone du syndicat socialiste résume la situation de la manière suivante : « Il y a de bonnes choses sur la table. Mais ça ne suffit pas. Une nouvelle réunion en commission paritaire est prévue le 20 décembre. On devra alors sérieusement discuter avec la direction. Ce n’est donc pas encore terminé »  [184]. En outre, du côté de la CSC, on remet en question l’évaluation du coût de la CCT par la direction de bpost. Selon le syndicat chrétien, celle-ci aurait tendance à surévaluer le coût de ses concessions. La CSC parle d’un différentiel de plusieurs millions d’euros entre son estimation et celle de la direction. De nouvelles actions ne sont cependant pas à l’ordre du jour. L’action de l’entreprise est alors au plus bas – moins de 8 euros – et tout indique que l’entreprise va devoir faire face à une véritable explosion des colis à traiter dans le cadre des fêtes de fin d’année. La direction parle de 420 000 colis à délivrer par jour, soit une augmentation de 25 % par rapport à l’année précédente, avec un pic d’activité de l’ordre de 450 000 colis.

9.4. La scène sociale, acte 3 : l’accord du 20 décembre 2018

302Un accord est finalement trouvé lors de la commission paritaire du 20 décembre 2018. Le texte reçoit l’aval des représentants des ailes francophone et néerlandophone du syndicat socialiste et du syndicat libéral, ce qui lui permet d’obtenir la majorité des deux tiers, indispensable à son approbation. Les négociateurs chrétiens ne se joignent pas à leurs collègues socialistes et libéraux pour des raisons liées à leur mandat et aux procédures internes de leur syndicat. Ils se disent tenus de consulter leurs affiliés avant de se prononcer définitivement.

303Évoquant l’accord, le CEO de bpost parle d’un « plan concret » qui permettra de restaurer la confiance, de ramener l’apaisement dans l’entreprise et de travailler « ensemble à un avenir dans lequel bpost sera plus que jamais présent pour les collaborateurs, les clients et les citoyens »  [185].

304L’accord est aussi salué très positivement par le ministre en charge des Télécommunications et de la Poste dans le gouvernement fédéral Michel II (MR/CD&V/Open VLD), Philippe De Backer, au motif qu’il permettra de ramener la paix sociale et la confiance au sein de l’entreprise. Le ministre estime également qu’une « entreprise qui s’occupe de ses employés est une entreprise qui peut se développer à l’avenir »  [186].

305Par rapport aux deux versions précédentes du projet de CCT, les négociateurs syndicaux ont surtout obtenu des avancées sur le statut financier des facteurs auxiliaires via des augmentations barémiques liées à l’ancienneté et son alignement, après 16 ans d’ancienneté, sur un barème existant. Depuis près de dix ans, malgré une forte résistance syndicale qui s’est soldée par une défaite, toutes les nouvelles embauches chez bpost se font sous le statut, très inférieur à celui des travailleurs statutaires, de distributeur auxiliaire (DA)  [187]. L’absence d’évolution barémique, notamment, était une plainte récurrente des travailleurs. L’ensemble des mesures prises sur le plan financier devrait amener le salaire mensuel net moyen d’un postier aux environs de 1 800 euros. Parmi les autres mesures contenues dans la CCT, figurent : 2 jours de congés supplémentaires pour les facteurs auxiliaires et pour le personnel concerné par l’« agilité du travail du samedi » ; l’augmentation de 25 % de l’indemnité RGPT (Règlement général pour la protection du travail)  [188] ; des allocations, prime de fin d’année (qui devient un « 13e mois » complet augmenté de 75 euros) et des éco-chèques (240 euros par an) pour l’ensemble du personnel ; une réforme du « modèle opérationnel du courrier » et, dans l’attente, la suspension des réorganisations prévues liées à Georoute – qui n’est pas explicitement mentionné dans l’accord – et la création de comités de concertation spécifiques pour répondre à la question des tournées difficiles  ; le recrutement de 100 employés permanents et de 900 employés temporaires pour faire face au pic de fin d’année ; une garantie d’emploi pour le personnel travaillant actuellement dans les centres de tri et, sauf motif grave, l’absence de licenciements secs jusqu’au 31 décembre 2020. Selon les estimations de l’entreprise, cette CCT devrait lui coûter 20 millions d’euros par an.

306Le 31 décembre 2018, l’action bpost vaut 8 euros, contre 25,4 euros un an plus tôt.

307En janvier 2019, les ailes francophone et néerlandophone du syndicat chrétien annoncent leur rejet de la CCT. Si elles se « réjouissent de certaines avancées obtenues avec grande difficulté »  [189], elles estiment néanmoins que de nombreuses revendications du front commun n’ont pas été rencontrées. Elles déplorent aussi la « priorité donnée à l’actionnaire sur le personnel » et le refus de la proposition, avancée par la CSC, consistant à « diminuer une partie du dividende » et à « utiliser les sommes dégagées dans le cadre de la CCT pour améliorer les conditions de travail et de formation ». Cette décision a pour conséquence de raviver les tensions entre, d’une part, la CSC et, d’autre part, la CGSP et le SLFP, qui se positionnement comme des « organisations syndicales responsables » capables de dégager des compromis afin d’« améliorer les conditions de travail et le pouvoir d’achat de l’ensemble du personnel sans pour autant toucher aux droits acquis »  [190].

9.5. Conclusion

308En mars 2019, l’opérateur rend publics ses résultats pour 2018. Si le chiffre d’affaires (3,8 milliards d’euros) est en hausse de 27 % par rapport à 2017, le résultat opérationnel a, quant à lui, baissé de 20 % (394 millions d’euros en 2018) et le bénéfice net de 18,4 % (263,6 millions d’euros en 2018). Dans son rapport annuel, bpost explique ses résultats par la « diminution du volume des lettres et une augmentation générale des coûts, en particulier de frais salariaux pour ce qui concerne la Belgique », éléments qui « n’ont pas été suffisamment compensés par la hausse des tarifs et la forte croissance des volumes de paquets ». Pour ce qui concerne 2019, l’entreprise table sur un maintien de son chiffre d’affaires et sur un résultat opératoire en régression par rapport à l’année précédente. Il en résulterait une baisse du dividende, ce qui serait une première depuis que l’entreprise est cotée en bourse. bpost s’est cependant engagée à respecter sa ligne de conduite consistant à distribuer un minimum de 85 % de son bénéfice net à ses actionnaires.

309Concernant le volet social, K. Van Gerven rappelle dans Le Soir l’impact de l’accord conclu en décembre 2018 sur les coûts, tout en soulignant que « c’est de l’argent bien investi, dans le bien-être de nos travailleurs », et que la baisse des résultats n’est pas inquiétante car elle résulte de la « volonté de transformer l’entreprise pour qu’elle soit plus pertinente à l’avenir. On sait dans quelle direction on doit aller »  [191]. Dans le rapport annuel, on peut également lire que l’entreprise « aspire à rester un employeur attractif sur un marché fortement soumis à la concurrence. La nouvelle convention collective de travail, conclue pour la période 2019-2020, y contribuera ». Les « collaborateurs » y sont aussi remerciés « pour leur engagement et leurs efforts ». En revanche, d’une manière tout aussi typique de la communication managériale, le rapport ne mentionne pas le conflit social qui a amené à la conclusion de cette CCT. Pourtant, ce conflit restera dans la mémoire collective des travailleurs de bpost comme l’un des plus importants de ces dernières décennies par son ampleur – en ce compris en Flandre –, sa durée et ses modalités. Ce conflit a d’abord été organisé et piloté par les organisations syndicales puis a échappé à celles-ci, ce qui n’est pas sans rappeler la dynamique observée au niveau des Gilets jaunes mais qui ne constitue pas non plus quelque chose de totalement nouveau. Les tensions entre les instances syndicales et leurs bases sont un grand classique de l’histoire syndicale.

310Depuis plusieurs décennies, l’acteur syndical est traversé chez bpost par de profondes divisions opposant le syndicat chrétien, et tout particulièrement son aile francophone, aux syndicats socialiste et libéral. À l’inverse du positionnement classique, c’est l’aile francophone du syndicat chrétien qui se montre, depuis des années, la plus radicale et la plus encline à recourir à la grève. Le conflit de novembre 2018 a cependant remis en avant la logique du front commun et, à certains égards, avait laissé augurer de sa poursuite. Il n’en a cependant rien été. La CCT n’a finalement pas été signée par les représentants de la CSC siégeant au sein de la commission paritaire de l’entreprise. À cet égard, il est à relever que, comme pour l’entreprise, 2019 sera une année importante pour l’acteur syndical du fait de la procédure de comptage. Cette procédure, qui intervient tous les six ans, répartit les mandats entre les organisations syndicales. Le dernier comptage, réalisé en 2013, avait attribué 4 mandats au syndicat socialiste, 3 au syndicat chrétien et 2 au syndicat libéral. Qu’en sera-t-il à partir de 2019 ? À ce stade, la question reste totalement ouverte. Soulignons juste que la perte ou le gain d’un siège pourrait remettre en question les équilibres antérieurs, ainsi que la capacité à conclure plus ou moins facilement des CCT. Pour être appliquée, une CCT doit en effet être signée par deux tiers des membres de la commission paritaire. Autrement dit, l’arithmétique veut qu’un projet de convention doit bénéficier au minimum de 3 signatures syndicales pour devenir une CCT. Les jeux sont donc très serrés.

Conclusion : La capacité syndicale à l’épreuve des faits

311Le caractère profondément inégalitaire de la relation de travail explique qu’elle soit prise en charge par des acteurs collectifs, qu’il s’agisse des autorités publiques ou des interlocuteurs sociaux. La mobilisation collective permet l’expression et parfois la résolution d’une conflictualité liée au partage de la richesse produite ou à d’autres objets tels que le respect, la sécurité ou le bien-être des travailleurs.

312Au-delà de ce constat général, l’analyse de la conflictualité sociale en Belgique à laquelle procèdent ces deux livraisons du Courrier hebdomadaire pour l’année 2018 montre que les cadres, les objets, les enjeux, les modalités et les résultats des conflits sociaux connaissent une grande variété.

313Si l’on se base sur les données relatives aux jours de grève (cf. l’annexe du présent volume), la conflictualité sociale a connu un net regain d’intensité en 2018. Avec quelque 420 000 jours de grève recensés, les journées de travail non prestées pour ce motif ont été près de deux fois plus nombreuses que l’année précédente. Ce nombre représente aussi près d’une fois et demie la moyenne annuelle de ces 30 dernières années. Toutefois, il est en retrait de moitié par rapport à 2014, soit l’année au cours de laquelle le gouvernement fédéral Michel I (N-VA/MR/CD&V/Open VLD) a été mis sur pied, installation qui, vu le programme que s’était fixé cette coalition, s’est accompagnée au dernier trimestre d’une grève nationale interprofessionnelle précédée par des actions de grève tournante par provinces et par une vaste manifestation nationale. En 2018 à nouveau, les actions interprofessionnelles sont déterminantes dans le décompte du nombre de jours de grève. Néanmoins, d’importants conflits d’entreprise (par exemple chez bpost ou dans le secteur de la grande distribution) y ont aussi contribué.

314La grève n’est cependant pas la seule modalité d’expression de la conflictualité sociale, comme en attestent les différents chapitres de ces deux livraisons du Courrier hebdomadaire ; le nombre de jours de grève ne peut dès lors en constituer le seul indicateur pertinent  [192].

315Les grèves d’entreprise examinées dans la seconde livraison permettent de mettre en évidence toute l’importance de s’intéresser, outre à la grève elle-même, à des aspects tels que la variété des modalités d’action, l’ampleur et la durée de la mobilisation, les alliances et les coalitions générées, la médiatisation du conflit, son issue, ou encore la cohérence ou les divergences de stratégie des acteurs dans les cas abordés. Pour ne prendre que quelques exemples, la répétition des grèves chez bpost et leur durée, l’émergence d’une conflictualité dans le secteur du « hard-discount » ou les mouvements qui ont conduit aux grèves, à la reconnaissance syndicale et à la primauté du droit national chez Ryanair constituent des conflits remarquables, raison pour laquelle ils trouvent toute leur place dans l’étude annuelle menée par le GRACOS.

316À côté, ou parfois loin de ces conflits professionnels, d’autres mobilisations rappellent que la conflictualité sociale est loin d’être un monopole syndical  [193]. Dans la première livraison, le chapitre relatif au niveau interprofessionnel souligne la place qu’ont occupée des mobilisations qui dépassent très largement le cadre syndical, voire qui concurrencent celui-ci : le mouvement des Gilets jaunes, sur lequel revient également le chapitre 3, et la marche pour le climat organisée en décembre – marche qui a été suivie plusieurs mois durant par d’autres mobilisations en 2019, notamment organisées par des jeunes. Le chapitre 4, consacré à la mobilisation des prostituées à Bruxelles, présente lui aussi un exemple de mouvement développé à l’extérieur du champ syndical.

317Appréhendée au prisme des conflits analysés dans ces deux livraisons du Courrier hebdomadaire, l’année 2018 présente des éléments de continuité avec les précédentes, tant en ce qui concerne les acteurs impliqués et leurs stratégies que certaines problématiques ou situations à l’origine des conflits abordés. Cependant, on peut aussi y percevoir des inflexions ou des éléments de nouveauté. L’éclosion inattendue du mouvement des Gilets jaunes est assurément l’un d’eux. La longueur des conflits qui touchent la rédaction de L’Avenir ou bpost n’est pas non plus commune. Quant au mouvement de grève survenu dans les magasins Lidl ou à celui qui a animé Ryanair ainsi qu’aux résultats de ces mobilisations, ils sont remarquables eu égard aux taux de mobilisation et de syndicalisation qui caractérisaient ces entreprises.

318Dans la suite de cette conclusion, nous avons choisi de nous intéresser plus spécifiquement aux constats que l’étude de la conflictualité sociale en 2018 permet de formuler en ce qui concerne les syndicats. La combinaison de continuité et de renouvellement qui vient d’être pointée à propos de la conflictualité sociale paraît en effet marquer également ces organisations qui en constituent des acteurs de premier plan. Cet exercice permet en retour de s’interroger sur la vitalité de la conflictualité et, par-delà celle-ci, sur les transformations à l’œuvre dans les relations professionnelles.

Travail syndical et capacité syndicale

319Le politologue français Jean-Marie Pernot souligne que ce qu’il nomme le « travail syndical » est à la fois un processus de représentation et de défense des intérêts des travailleurs  [194]. En raison de l’institutionnalisation de lieux de négociation à différents niveaux (d’entreprise, sectoriel, interprofessionnel), cette activité comporte à la fois une dimension de terrain et une dimension procédurale. Pour influencer une décision ou une intention d’une entreprise ou des pouvoirs publics, les organisations syndicales doivent bénéficier d’une légitimité, reposant par exemple sur l’adhésion ou sur l’élection et qui se renforce par les résultats obtenus par la négociation ou le conflit. Construire une représentation ne suffit toutefois pas pour développer un rapport de force susceptible de permettre l’obtention de transformations sociales ou économiques favorables aux travailleurs. Les syndicats doivent également chercher des soutiens, auprès de leurs adhérents ou d’autres acteurs, afin d’établir un tel rapport de force (que celui-ci s’exprime concrètement ou demeure seulement à l’esprit des protagonistes). L’ampleur du soutien déterminera le poids des syndicats dans la négociation avec les employeurs ou les autorités publiques. La négociation conduit ensuite (ou non) à des résultats (parfois appelés acquis).

320On appellera « capacité syndicale » le pouvoir de transformer la revendication en résultats. Cette capacité est influencée par différents facteurs, internes ou externes aux organisations syndicales  [195]. Les facteurs externes sont, d’une part, le contexte social et économique (structure industrielle, segmentation de l’emploi, performance et ouverture de l’économie, stabilité et protection de l’emploi) et, d’autre part, le contexte politique (équilibres politiques, institutions, politiques publiques, relations interpersonnelles entre représentants politiques et syndicaux). Au rang des facteurs internes, on distingue les ressources de pouvoir des syndicats (ressources discursives, financières, organisationnelles, solidarité interne et homogénéité, intégration dans des réseaux) et leurs aptitudes stratégiques (capacité d’apprentissage, de négociation, d’articulation à d’autres causes).

321La lecture à la lumière de ces concepts des conflits survenus en 2018 et analysés dans ces deux livraisons du Courrier hebdomadaire permet de tirer quelques observations qui mettent en évidence une vitalité, et peut-être une spécificité de la conflictualité et de la concertation en Belgique. Celle-ci semble en effet se distinguer, sans s’en écarter radicalement, de grandes tendances communes à l’érosion du pouvoir syndical dans les économies industrialisées, liées notamment à la diminution du taux de syndicalisation, à la perte d’influence politique des syndicats, à la réduction du nombre d’actions de grève, à la faiblesse de la concertation sociale requérant une intervention publique plus marquée, à l’essor du clientélisme ou encore à la démobilisation idéologique  [196].

Les origines et la nature des conflits

322Plusieurs distinctions classiques sont fréquemment utilisées pour caractériser un mouvement de grève. On évoque ainsi la grève professionnelle, qui a trait aux relations de travail avec l’employeur, la grève politique, dont la finalité est de contester une décision des autorités publiques, ou encore la grève de solidarité. Selon le contexte dans lequel se développe le conflit et selon la dynamique de celui-ci, on distingue les actions dites défensives, qui visent par exemple à défendre l’emploi en cas de restructuration, des actions dites offensives, qui ont pour objet l’amélioration des conditions de travail.

323Les grèves répondant aux usages de préavis (que l’on appelle parfois les grèves régulières ou préavisées) se distinguent des grèves qualifiées tantôt de spontanées, d’émotionnelles ou de sauvages, qui se caractérisent par l’immédiateté du débrayage  [197]. Enfin, la grève peut prendre des formes multiples : grève du zèle, grève perlée, grève tournante ou encore grève générale.

324Ces distinctions sont parfois contestables, mal interprétées ou aux frontières poreuses. De plus, ces catégories à usage scientifique sont parfois brouillées par l’utilisation qu’en font les acteurs eux-mêmes. Ainsi a-t-on entendu à maintes occasions des membres de la majorité gouvernementale, des dirigeants d’entreprise ou des éditorialistes disqualifier les grèves organisées contre le gouvernement Michel I en dénonçant des « grèves politiques » au sens où ces mouvements auraient été téléguidés par des partis d’opposition ou auraient surtout visé à favoriser ceux-ci.

325Les conflits analysés dans la première livraison s’adressent directement au monde politique, qu’il s’agisse des mouvements survenus à l’occasion de la réforme des pensions, de celui organisé pour contester la réforme wallonne des aides à la promotion de l’emploi (APE), de la mobilisation des Gilets jaunes ou même de celle des prostituées. La frontière entre conflit politique et conflit professionnel est dans ces cas extrêmement ténue.

326Les actions interprofessionnelles ont également ciblé les organisations patronales (en particulier la Fédération des entreprises de Belgique, FEB) qui soutenaient activement le gouvernement fédéral. À l’inverse, la mobilisation contre la réforme des APE n’a pas visé le gouvernement wallon comme employeur mais comme financeur des emplois dans un large ensemble d’institutions publiques et associatives. Dans certains conflits d’entreprise étudiés dans la seconde livraison aussi, des revendications ont explicitement été adressées au monde politique, que l’on songe au projet de « portage » (c’est-à-dire de régionalisation temporaire, donc de passage sous statut public pour une durée limitée) du journal L’Avenir par la Société régionale d’investissement de Wallonie (SRIW) ou encore aux demandes de dérogation relatives à l’âge d’accès au régime de chômage avec complément d’entreprise (RCC, soit l’appellation qui a remplacé le terme prépension).

327Les conflits liés à la réforme des pensions ou à celle des APE peuvent être qualifiés de défensifs dans la mesure où les conditions de rémunération ou de carrière ou encore l’emploi ont été perçus comme menacés par les réformes gouvernementales – ainsi, la réforme des APE mettait en péril 5 000 postes. Tel est aussi clairement le cas des grèves menées suite aux annonces de restructuration, qui ont été d’ampleur en termes d’emplois concernés : 1 233 pertes d’emploi annoncées chez Carrefour, 500 envisagées chez bpost, 450 chez Mestdagh, 60 – soit près d’un quart du personnel – à L’Avenir.

328D’autres conflits, parfois longs et d’ampleur comme chez Lidl, Aviapartner ou Ryanair, n’ont pas eu pour origine un plan de restructuration mais ont résulté d’une volonté d’amélioration des conditions de travail de la part des salariés. Ce sont ici tantôt la surcharge de travail, tantôt la suppression de temps de pause, le manque de personnel, l’insalubrité de locaux, le refus de reconnaître l’acteur syndical ou encore le refus de négocier qui ont été à l’origine des mouvements de protestation. Dans certains cas, ces conflits peuvent être qualifiés d’offensifs. Cependant, ils surviennent contre une même logique de pression à la productivité et d’intensification du travail que celle à laquelle réagissent les travailleurs qui s’engagent dans un conflit défensif.

329Enfin, dans la quasi-totalité des situations, les actions ont été préavisées et couvertes par les organisations syndicales, même dans les entreprises où la présence syndicale est faible ou peu acceptée par l’employeur (telles que Lidl ou Ryanair). Les arrêts de travail chez Aviapartner ont pour leur part été spontanés mais ont été couverts par les syndicats.

L’influence du contexte économique

330À côté de la forme que peut prendre un conflit social, le contexte économique dans lequel il se déroule est aussi un élément important à saisir, tant en raison du rôle de celui-ci dans le déclenchement du conflit que de ses effets sur les acteurs syndicaux ou parce qu’il peut être invoqué par les protagonistes. Ainsi, l’évolution du contexte économique affecte le pouvoir syndical et sa détérioration – avérée ou prétextée – est souvent mobilisée comme argument en appui des annonces de restructuration.

331La fin de l’année 2018 a vu débuter les négociations interprofessionnelles bisannuelles qui ont notamment pour rôle d’encadrer l’évolution des salaires. Les discussions entre représentants patronaux et syndicaux se sont ouvertes dans un contexte où le gouvernement fédéral vantait ses résultats en termes de croissance de l’emploi mais soulignait dans le même temps la dégradation de la position concurrentielle du pays, liée notamment au coût salarial. Cette évolution était supposée brider les prétentions des organisations syndicales. Depuis une trentaine d’années, en effet, « relations professionnelles et politiques sociales sont dans une posture où elles doivent toujours davantage montrer en quoi elles contribuent à la performance économique globale du pays »  [198]. À cet égard, la révision de la loi de 1996 sur la sauvegarde de la compétitivité  [199] cadenasse les possibilités de négocier des hausses de salaire, comme le rappelle le chapitre consacré à la conflictualité interprofessionnelle. Bien que critiques de cette loi, les syndicats ont intégré tant bien que mal ce cadre institutionnel dans leur pratique de négociation.

332Même s’il n’est pas lié aux seules négociations salariales (et à l’évolution des prestations sociales), le thème du pouvoir d’achat intervient dans plusieurs conflits. En Wallonie comme en France, la mobilisation des Gilets jaunes est issue d’une contestation de la taxation des carburants et du niveau de la fiscalité en général. La stagnation du pouvoir d’achat est aussi un des éléments qui expliquent la stagnation globale du chiffre d’affaires du secteur de la grande distribution et qui constituent un argumentaire patronal en faveur de la restructuration.

333À l’inverse, la thématique du coût salarial est mobilisée par plusieurs acteurs patronaux dans le cadre des conflits en 2018. Ainsi, le management de bpost a indiqué que l’indexation des salaires affecterait les performances financières de l’entreprise. Chez Mestdagh, l’intégration d’anciennes enseignes de Carrefour a provoqué des inégalités salariales internes ; les voies de leur harmonisation s’avèrent conflictuelles. Plus largement, la transformation des marchés et des technologies et l’extension de la concurrence constituent les argumentaires principaux, mais pas exclusifs, des plans patronaux de restructuration.

334La question de la rémunération des actionnaires a été déterminante dans le déclenchement de plusieurs conflits, et a même parfois été publiquement invoquée pour justifier des restructurations. Le plus remarquable est sans doute que ce soit chez bpost, entreprise publique autonome encore détenue majoritairement par l’État belge, qu’une décote boursière liée à des craintes de baisse de rentabilité future et la recherche d’une plus grande valeur ajoutée ont été à l’origine d’un plan de restructuration. L’ancien service public, devenu « acteur international de la logistique et de l’e-commerce », a vu ses résultats affectés par un rachat d’entreprise moins prometteur qu’attendu. Cependant, le taux de distribution des bénéfices aux actionnaires de bpost est passé de 84 % en 2016 à 99 % en 2018  [200]. Dans un autre conflit, celui qui a touché Ryanair, les actionnaires ont été directement pris à partie par les travailleurs afin qu’ils pèsent sur le management de l’entreprise et en fassent évoluer les positions. Aux Éditions de l’Avenir, le conflit a mis en évidence une perte de légitimité non seulement du management de l’entreprise, mais aussi de son actionnaire, Nethys, sous le feu de fortes critiques. Dans aucun de ces deux cas toutefois, la résolution du conflit ne semble avoir été due aux actionnaires.

335Les transformations productives, de marché ou de la consommation apparaissent a minima en toile de fond et souvent comme élément majeur des restructurations ou des conflits. bpost a dû faire face à une diminution de 42 % du courrier traité en raison d’évolutions technologiques, tandis que L’Avenir s’inscrit dans un contexte de transformation du marché de l’information, également caractérisé par le développement de nouvelles technologies. Ces dernières affectent aussi la grande distribution, qui perd des parts de marché au profit de l’e-commerce.

336À côté de la transformation des modes de consommation, l’intensification de la concurrence exerce elle aussi indiscutablement une pression sur le monde du travail. Elle est au cœur des préoccupations dans le secteur de la distribution, elle est au centre de la stratégie de Ryanair et elle constitue un élément de forte incertitude chez Aviapartner (dont la licence est remise en marché périodiquement par Brussels Airport).

337Dans ce contexte de grande transformation, la santé financière des différentes entreprises dont nous avons étudié le conflit social survenu en 2018 est toutefois loin d’être mauvaise. Si l’on excepte Aviapartner, qui compte une perte cumulée (vis-à-vis du groupe) de

33819 millions d’euros sur 5 ans  [201], et Mestdagh, dont les enseignes Carrefour Market sont structurellement déficitaires, les résultats de ces entreprises ne sont pas négatifs. bpost affiche un bénéfice de 263 millions en 2018, certes inférieur aux 600 millions annoncés sans toutefois être négligeable. Le bénéfice de Ryanair est supérieur au milliard d’euros. Si le bénéfice de Lidl semble s’être affaibli, c’est en raison de la croissance en cours et des coûts de l’expansion, qui se traduit notamment par l’annonce de l’ouverture prochaine de 20 magasins. Chez Carrefour, si certaines enseignes (19 sur 45) affichent des pertes, le chiffre d’affaires du groupe est en croissance et le bénéfice s’élève à 95 millions d’euros.

339Ces éléments invitent à considérer avec nuances les discours relatifs aux entreprises bousculées par la concurrence internationale qui n’auraient d’autre choix que de contenir la masse salariale pour survivre. Par ailleurs, comme on le déduira des lignes ci-dessus, la capacité syndicale n’est pas nécessairement corrélée à la santé financière des entreprises.

Le poids relatif de la variable politique et institutionnelle

340Cette capacité syndicale à produire des résultats est partiellement déterminée par la nature des institutions dans lesquelles s’inscrivent les processus de représentation et de négociation, par les équilibres politiques, par les politiques publiques ou encore par les relations personnelles entre élites politiques et syndicales.

341Les chapitres relatifs à la conflictualité sociale interprofessionnelle dans de précédentes livraisons du Courrier hebdomadaire réalisées par le GRACOS  [202] ont souligné l’étroitesse des marges de la concertation au cours des dernières années, et en particulier sous le gouvernement Michel I. Une majorité gouvernementale loin d’être acquise aux thèses syndicales, des discours politiques parfois stigmatisants à l’égard des syndicats, un programme gouvernemental faisant la part belle aux revendications patronales, et pour tout relais gouvernemental un ministre issu d’une organisation d’employeurs – le vice-Premier ministre CD&V et ministre de l’Emploi, Kris Peeters – ont drastiquement réduit la capacité d’influence des syndicats sur l’agenda ou sur les politiques publiques.

342L’année 2018 n’a pas démenti ce constat. Qu’il se soit agi du dossier des pensions, du jobsdeal ou des négociations salariales, les tentatives d’inflexion de la politique gouvernementale ont été vaines. Pis, des possibilités de négociation de fins de carrière acquises lors du dernier accord interprofessionnel (AIP) ont été rendues inopérantes par le jobsdeal. Cette année s’inscrit elle aussi dans un mouvement de transformation des finalités de la concertation sociale, amorcé dès les années 1980, dans lequel « le gouvernement se présente aux interlocuteurs sociaux cherchant le maximum d’adhésion possible dans le cadre du compromis politique de la coalition au pouvoir et dans le respect des orientations européennes. La concertation apparaît dans ce contexte d’abord comme une obligation de moyen que s’impose le gouvernement pour légitimer sa politique et secondairement comme une forme de démocratie économique »  [203].

343Le dossier de la réforme des APE en Wallonie montre aussi le caractère déterminant des équilibres politiques. C’est bien à la faveur du changement de majorité en cours de législature qu’un projet de modification des critères d’octroi et de gestion des APE, contesté par les syndicats, a vu le jour. La capacité d’influence des syndicats sur le gouvernement wallon Borsus (MR/CDH) est apparue bien faible et ce n’est qu’en raison de la perte de majorité de celui-ci peu avant le scrutin régional du 26 mai 2019 que le projet n’a pu être adopté par le Parlement wallon.

344La variable politique doit aussi être prise en compte dans les conflits qui n’opposent pas les syndicats à la puissance publique. On est frappé par la présence de cette dimension dans tous les cas étudiés dans ces deux livraisons consacrées à l’année 2018. Outre les conflits non syndicaux (le mouvement des Gilets jaunes et l’action des prostituées), marqués par des revendications explicitement adressées au pouvoir politique, les différents conflits d’entreprise (Carrefour, bpost, L’Avenir ou encore Ryanair) se caractérisent par une implication politique. Mais ces interventions politiques relèvent souvent de la seule communication ou de l’incantation, et elles dépassent rarement l’appel à la négociation ou à la responsabilisation des acteurs. Lors de l’annonce du plan de restructuration chez Carrefour, les ministres fédéral et régionaux en charge de l’emploi ont annoncé qu’ils allaient rencontrer la direction et les représentants syndicaux. Le gouvernement fédéral a exprimé l’espoir que l’impact social de la restructuration soit limité au maximum.

345K. Peeters a demandé à ce que toutes les pistes alternatives aux licenciements soient explorées. Son homologue régional wallon, Pierre-Yves Jeholet (MR), a dit être « aux côtés des travailleurs et mesurer leur détresse », affirmant être déterminé à « voir tout ce que l’on peut faire pour limiter au maximum la casse »  [204]. Lors du conflit chez Mestdagh, quelques responsables politiques ont invité la direction à prendre ses responsabilités. Alors que le dumping social est pratiqué par Ryanair dans l’indifférence quasi générale du monde politique, surtout intéressé par le développement économique, l’ampleur inédite du conflit a occasionné quelques déclarations politiques, à l’ambition toutefois limitée : ainsi K. Peeters a-t-il appelé la compagnie à normaliser ses relations avec le personnel… pour garantir un meilleur service aux passagers. De son côté, la commissaire européenne Marianne Thyssen (CD&V) a rappelé les règles du droit européen, tout comme les ministres allemand, belge, espagnol et italien, qui ont invité la compagnie à respecter le droit social national.

346Dans les entreprises à participation publique, l’influence du pouvoir politique ne semble guère plus importante. S’agissant de bpost, l’opposition a dénoncé le poids de la logique du profit et appelé le gouvernement fédéral à jouer son rôle d’actionnaire. Il faut cependant constater que le Parlement fédéral n’a obtenu que peu de réponses lors de l’audition du chief executive officer (CEO) de l’entreprise et que le gouvernement fédéral, premier bénéficiaire de la politique de rémunération des actionnaires de l’entreprise, s’est limité, par la voix du vice-Premier ministre Open VLD alors en charge de bpost, Alexander De Croo, à inviter le management de l’entreprise à faire preuve de pédagogie et à faire œuvre de concertation et, in fine, à saluer l’accord social obtenu.

347La restructuration et l’offre de rachat du journal L’Avenir ont suscité une « tempête politique verbale ». Les partenaires du gouvernement wallon ne se sont toutefois pas entendus sur la possibilité d’un portage temporaire par la SRIW. Et si le Parlement wallon a unanimement demandé que le journal L’Avenir soit sorti du giron de Nethys, le conflit s’est poursuivi « sans prise en compte de la donnée politique ». Si la vente du journal a finalement été envisagée par le management de Nethys, ce dernier s’est distingué par sa capacité à résister aux injonctions politiques.

348Enfin, les institutions et les politiques publiques peuvent avoir un effet sur la conduite ou la résolution des conflits. Si le contexte général est celui d’un faible usage politique des institutions classiques de la concertation, il ne faudrait pas passer sous silence les interventions des conciliateurs sociaux. Ceux-ci exercent, souvent dans la discrétion, un travail particulier consistant à renouer le dialogue et à chercher une issue au conflit. L’action du conciliateur social semble avoir été déterminante dans les conflits chez Lidl et Aviapartner.

349Les politiques de fin de carrière peuvent parfois constituer d’autres éléments facilitateurs. Dans trois conflits d’ampleur en 2018, on peut observer que les modifications des conditions d’accès au RCC ont constitué une pression à l’accélération des restructurations ou à la résolution du conflit. En effet, le gouvernement fédéral avait décidé de repousser à 60 ans (et même à 59 ans dans le cadre de son projet de jobsdeal) au 1er janvier 2019 l’âge d’accès au RCC en cas de restructuration (pour 56 ans précédemment)  [205]. Au mois de juin 2018, K. Peeters a accepté la proposition de RCC à 56 ans chez Carrefour, malgré la protestation de l’un des partis de la coalition fédérale au pouvoir – à savoir la N-VA – qui lui enjoignait de la refuser. Chez Mestdagh, la restriction programmée de l’accès au RCC semble avoir été utilisée par l’employeur pour presser les syndicats à conclure un accord. Aux Éditions de l’Avenir également, l’échéance de la réforme du RCC a été un déterminant de la conclusion de l’accord. On peut donc émettre l’hypothèse que la politique gouvernementale d’allongement des carrières a eu pour effet immédiat une accélération des restructurations et des départs anticipés.

350Au final, dans la configuration politique fédérale et régionale de 2018, les relations personnelles ou organiques, les rapports de force politiques ou les politiques publiques ne semblent guère avoir affecté favorablement la capacité syndicale.

351Enfin, il y a lieu de mentionner l’institution judiciaire. Celle-ci a été saisie afin d’obliger Ryanair à appliquer les droits sociaux nationaux des bases d’affectation de son personnel. Les actions en justice ont probablement poussé la compagnie à changer d’attitude, mais c’est bien la grève internationale qui semble avoir hâté le résultat.

Les ressources internes et la capacité de mobilisation

352On l’a souligné plus haut, l’internationalisation de l’économie constitue un élément de pression sur les conditions de travail et est souvent identifiée comme un facteur d’affaiblissement du combat syndical. À la lecture des conflits sociaux survenus en 2018, on est frappé par l’importance de la dimension internationale, non seulement dans l’argumentaire patronal mais également dans les mouvements de protestation syndicale.

353La capacité syndicale repose sur la faculté de s’insérer dans des réseaux ou de nouer des coalitions. Si l’on peut observer, dans certains conflits, des grèves ou actions concomitantes (Carrefour, Lidl), les mobilisations sont parfois davantage liées à un calendrier patronal de restructuration qu’à une solidarité syndicale transnationale. Ainsi, lors du conflit chez Carrefour, la grève en France était liée à une décision similaire de fermeture et de licenciements. Chez Lidl, le conflit survenu en Belgique s’est vu renforcé par une grève menée simultanément au Portugal et organisée sur la base de revendications similaires à celles des travailleurs belges ; si le mouvement n’est pas apparu coordonné, il a néanmoins été accompagné d’actions de solidarité internationale organisées aux Pays-Bas.

354C’est surtout au sein de l’entreprise Ryanair que le conflit a pris une vraie dimension internationale, en raison de la nature même de la compagnie et de son activité, le transport aérien de passagers. L’étendue géographique du conflit s’est cependant avérée inattendue pour plusieurs raisons : l’entreprise pratique une politique ouvertement antisyndicale, les syndicats y comptent peu d’affiliés et des divergences de stratégie s’observent parmi les syndicats européens. Plusieurs préavis et eurogrèves (qui ont conduit à l’annulation de jusqu’à un quart des vols de la compagnie) ont finalement permis la construction d’un rapport de force nouveau et l’obtention d’acquis matériels et symboliques importants.

355Au plan plus local, la capacité syndicale est aussi influencée par des alliances ou convergences établies avec des acteurs non syndicaux. Au cours des dernières années, et en particulier sous la législature 2014-2019, les mobilisations syndicales ont souvent été présentées, par nombre d’acteurs médiatiques ou politiques, comme nuisibles aux travailleurs, aux usagers de la route ou des transports publics, aux clients, aux commerçants, etc. Les piquets de grève, les blocages routiers, les actes qualifiés de violences commis par des syndicalistes ont été hautement stigmatisés. Cela n’a toutefois pas empêché l’émergence de coalitions dans lesquelles pouvaient s’inscrire les organisations syndicales, même si cela était susceptible de limiter la visibilité de celles-ci. On songe par exemple à la plateforme citoyenne Tout autre chose  [206].

356La lecture comparée des conflits retenus dans ces deux livraisons du Courrier hebdomadaire consacrées à 2018 montre peut-être une évolution du regard sur le syndicalisme et ses liens à l’opinion ou à d’autres acteurs. On a certes souligné la distance critique maintenue entre syndicats et Gilets jaunes malgré quelques marques publiques de soutien et quelques mobilisations communes de militants. Mais on a également pu observer des soutiens, voire des coalitions entre des travailleurs menacés de perdre leur emploi et les clients des entreprises. Ainsi, le journal L’Avenir a-t-il largement ouvert ses colonnes aux lecteurs qui le soutiennent. Une pétition a rassemblé 3 200 signatures pour le maintien du magasin Carrefour de Belle-Île à Liège. Des manifestations de soutien de clients ont aussi pu être observées chez Mestdagh. Si elles sont encore limitées, ces actions confirment peut-être une évolution dans la communication des organisations syndicales à l’attention des clients ou des usagers.

Les aptitudes syndicales

357Enfin, parmi les aptitudes affectant la capacité syndicale, on a relevé la disposition à l’intermédiation et à l’articulation des combats. Cela renvoie incontestablement à la question, classique en Belgique, du front commun syndical. Les organisations partagent-elles les mêmes revendications et s’accordent-elles sur une stratégie commune pour

358y parvenir ? Les conflits étudiés ici illustrent, d’une part, que le front commun syndical relève souvent de la rhétorique et, d’autre part, que l’image (voire le cliché) d’un clivage entre un syndicalisme plus offensif qui serait plutôt wallon et socialiste et un syndicalisme de coopération voire de collaboration qui serait plutôt flamand et chrétien est à nuancer quelque peu. D’autant que le caractère national des trois confédérations syndicales interprofessionnelles et de la plupart de leurs centrales professionnelles complique une lecture à caractère régional des rapports de force qui les traversent, même si l’on sait que la plupart des structures nationales sont majoritairement composées d’affiliés flamands.

359Au plan interprofessionnel, l’année 2018 a une nouvelle fois été révélatrice des divergences de vue entre syndicats et à l’intérieur des confédérations quant aux actions à mener, le résultat étant des actions conduites au même moment mais de manière parfois assez décentralisée et avec une intensité variable. À ce niveau, c’est à la FGTB, en particulier dans ses rangs wallons, que le plus de voix se sont élevées pour durcir le ton face au gouvernement fédéral et aux fédérations patronales, notamment en recourant à une action de grève générale. Les arbitrages internes et la volonté de préserver le front commun ont cependant amené les instances du syndicat socialiste à renoncer à ce mode d’action en 2018.

360Au sein des secteurs ou des entreprises, les différences qui se sont exprimées entre les attitudes syndicales ont été plus variées, en dépit de l’encouragement proclamé au niveau national de mener les actions en front commun. L’étude des conflits dans la grande distribution présentée dans la seconde livraison rend particulièrement bien compte des spécificités géographiques, de la temporalité et de l’intensité des mobilisations. Elle montre ainsi que, lors du conflit chez Carrefour, la mobilisation a été de longue durée mais variable selon les localités : une mobilisation plus grande des travailleurs a pu être observée dans les régions de Gand et de Liège. Un premier accord social a été accepté par les syndicats chrétien et libéral mais a été rejeté par le SETCA (centrale des employés de la FGTB), qui a posé de nouvelles revendications et a obtenu partiellement satisfaction. Chez Lidl, c’est également le SETCA qui a refusé une première proposition de la direction, tandis que les centrales d’employés de la CSC (la CNE francophone et la LBC-NVK néerlandophone) divergeaient sur l’opportunité de prolonger le conflit, la LBC étant plus encline à accepter la reprise du travail. Chez Mestdagh, le front commun est apparu solide. Chez Ryanair, la CNE est de longue date la centrale syndicale belge la mieux implantée et la plus active, tandis que le SETCA n’a guère embrayé dans les actions menées par son homologue chrétien francophone voici déjà plusieurs années. Enfin, dans le cas de bpost, de larges différences de stratégie ont pu être observées entre organisations, la CSC-Transcom s’étant avérée plus rapidement favorable à un recours à la grève que la CGSP (centrale des services publics affiliée à la FGTB).

361Parfois, la mobilisation dépasse le cadre de l’entreprise concernée. En 2018, on relèvera en particulier les actions de solidarité avec les travailleurs d’Aviapartner de Bruxelles. On a en effet pu observer, outre l’implication des travailleurs du site liégeois de l’entreprise, la mobilisation des travailleurs de Swissport, l’entreprise concurrente située sur le même site de Brussels Airport, et qui a donné plus d’impact au mouvement.

L’issue des conflits et la capacité syndicale

362Quels constats tirer, in fine, sur la capacité syndicale à négocier et à améliorer le bien-être des travailleurs ? On ne peut certes tirer des conclusions définitives à partir de l’observation de quelques conflits survenus au cours d’une année. De plus, plusieurs d’entre eux s’inscrivent dans la continuité de mobilisations passées et les issues observées en 2018 ont parfois un caractère temporaire. Cela étant, certaines observations peuvent être formulées.

363Dans le contexte d’une législature caractérisée, au niveau fédéral, par des mesures politiques aux accents libéraux prononcés et, à plusieurs niveaux de pouvoir, par une exclusion des partis socialistes (le niveau fédéral et le niveau flamand, ainsi que, à partir de la fin juillet 2017, le niveau wallon) et du CDH (le niveau fédéral en particulier), la capacité d’influence syndicale sur les gouvernements semble fortement réduite. Le gouvernement fédéral a pu remettre en cause les très maigres espaces de négociation que les syndicats avaient pu arracher, en matière de fin de carrière, lors de la négociation de l’AIP 2017-2018. La négociation salariale, pour sa part, est bridée par une loi dont les syndicats contestent certains aspects, en particulier ceux récemment introduits dans le mode de calcul de la marge disponible. Les autres réformes du gouvernement fédéral contestées n’ont guère été amendées. Au niveau wallon, l’abandon de la réforme des APE ne peut guère être considéré comme une victoire syndicale.

364De façon plus générale, la participation d’un acteur public au capital d’une entreprise (publique ou non) ne semble avoir ni empêché une restructuration ni facilité la résolution d’un conflit, comme en témoignent les analyses de la conflictualité chez bpost ou aux Éditions de l’Avenir.

365Les conflits d’entreprise abordés dans la seconde livraison se sont soldés par des issues diverses mais portant essentiellement sur le volume de l’emploi et sur l’organisation du travail. Dans les cas de restructuration, l’action syndicale a essentiellement pu limiter les pertes d’emploi – et ce n’est pas négligeable. La plupart du temps, le RCC semble avoir permis de limiter les licenciements secs. Des implantations ou des services ont parfois été sauvés, tels deux magasins Carrefour sur les cinq appelés à fermer ou certains services postaux. Au final, l’action syndicale a permis que les pertes d’emploi soient temporairement évitées chez bpost, réduites à 45 au lieu de 60 au journal L’Avenir, à 360 au lieu de 450 chez Mestdagh et à un millier au lieu des 1 233 initialement annoncées chez Carrefour.

366Parfois, la promesse de nouveaux investissements a accompagné les accords sociaux (dans les cas de bpost, de Mestdagh ou d’Aviapartner). Mais le renforcement de la polyvalence et de la flexibilité constituent souvent des contreparties coûteuses pour les travailleurs. Ainsi, la généralisation de l’ouverture du dimanche pour l’ensemble des enseignes d’un supermarché a constitué une première historique en Belgique.

367À l’opposé, certains conflits ont conduit à des avancées inattendues et d’ampleur. À cet égard, la reconnaissance du fait syndical par Ryanair et la mise en œuvre des droits nationaux au sein de cette compagnie ont particulièrement frappé les esprits. Chez Aviapartner, le conflit s’est finalement conclu par une augmentation de personnel (les intérimaires ont été stabilisés, des intérimaires supplémentaires ont été embauchés et les travailleurs à temps partiel ont vu augmenter leur temps de travail), par de nouveaux investissements matériels et par des avantages salariaux. Chez Lidl enfin, de nouveaux engagements ont été prévus dans l’attente de nouvelles négociations sur la charge de travail.

368Qu’elles soient heureuses ou non pour les travailleurs, les issues observées ne signifient vraisemblablement pas l’extinction de la conflictualité dans les entreprises concernées. Ainsi, les clauses de paix sociale et de garantie de l’emploi portent en général sur une période limitée à deux ans. Dans ces entreprises comme dans d’autres, l’inégalité des forces en présence et les divergences d’intérêt conduiront sans doute encore à l’avenir les travailleurs et leurs représentants syndicaux à des épreuves de force avec leur employeur, qu’il soit public ou privé, local ou multinational.

369Par ailleurs, l’année 2018 a incontestablement été marquée, en matière de conflictualité sociale, par l’émergence du mouvement des Gilets jaunes, aussi inattendu que difficile à appréhender par le monde politique et même, à certains égards, par le monde syndical. Commentant ce mouvement, certains dirigeants syndicaux ont souligné que, comme ils le redoutaient et l’annonçaient parfois eux-mêmes depuis un certain temps, la dégradation de la situation du monde du travail et la réduction de plus en plus marquée de la marge de manœuvre des syndicats rend plus difficile le maintien d’un des rôles de ces derniers : canaliser le mécontentement social et le rendre prévisible et relativement gérable. En formulant ces analyses, ces syndicalistes ont clairement voulu adresser des avertissements à leurs interlocuteurs patronaux et politiques.

Annexe : Les jours de grève en 2018

370La présente annexe donne un bref aperçu des données relatives aux jours de grève durant l’année 2018. Sur le plan formel, ces données sont un « dérivé » d’une procédure administrative placée sous la responsabilité de l’Office national de sécurité sociale (ONSS) depuis 2002. Les données de l’ONSS relatives aux grèves – données qui sont officieusement disponibles depuis 1991  [207] – sont publiées dans la « brochure bleue », publication annuelle qui renseigne sur les périodes assimilées des travailleurs assujettis à la sécurité sociale.

371Les périodes assimilées sont des périodes d’absence du travail qui ne sont pas rémunérées, mais qui sont assimilées à des périodes de travail en vue de déterminer certains avantages sociaux à accorder aux travailleurs. Chaque trimestre, les employeurs ou leurs mandataires (secrétariats sociaux) déclarent ces périodes à l’ONSS. Les grèves et lock-outs relèvent également de la définition des périodes assimilées.

Le mouvement de grève en 2018

372En 2018, on a dénombré 422 249 jours de grève, ce qui revient à 104 jours de grève par 1 000 travailleurs (cf. Tableau 1). Ce nombre est supérieur d’environ 70 % à celui de l’année précédente. L’année 2018 s’inscrit dès lors au-dessus de la moyenne en termes de grèves. Le nombre de jours de grève a enregistré la plus forte progression au deuxième trimestre et, surtout, au quatrième trimestre  [208].

373Un certain nombre de grèves recensées au deuxième trimestre, telles que la grève nationale dans les magasins de l’enseigne Lidl, visaient à dénoncer une charge de travail trop élevée due à la reprise économique et à une main-d’œuvre insuffisante. Une manifestation nationale a également été organisée en front commun syndical le 16 mai pour protester contre la politique du gouvernement fédéral en matière de pensions. Selon les estimations, 55 000 à 70 000 manifestants ont été couverts par une indemnité de grève.

374Le quatrième trimestre a représenté 54 % des jours de grève enregistrés en 2018. Cela s’explique sans doute par les deux journées d’action nationales organisées durant ce trimestre. Une manifestation a été organisée le 2 octobre dans différentes grandes villes contre la réforme des pensions. Ensuite, les syndicats ont à nouveau dénoncé la politique menée par le gouvernement fédéral en matière de fins de carrière le 14 décembre, à l’occasion d’une journée d’action nationale ; ils ont alors également fait part de leur mécontentement à l’égard de l’attitude des employeurs dans le dossier des métiers lourds et de leurs inquiétudes au sujet de l’évolution du pouvoir d’achat. Ces actions, accompagnées de grèves dans les grandes entreprises, ont traduit la contestation syndicale contre la politique d’austérité et la politique en matière de marché du travail et de pensions du gouvernement fédéral.

375Plus de 2 millions de jours de grève ont été dénombrés du dernier trimestre 2014 au dernier trimestre 2018, soit la période correspondant au gouvernement Michel I (N-VA/MR/CD&V/Open VLD : du 11 octobre 2014 au 9 décembre 2018) et aux premiers temps du gouvernement Michel II (MR/CD&V/Open VLD : ici, du 9 à la fin décembre 2018) : 2 152 748 pour être précis, soit une moyenne de 10,7 jours de grève par mois par 1 000 travailleurs. Cela place cette législature à la deuxième place depuis 1991 en termes de nombre de jours de grève par législature au niveau fédéral. Seul le gouvernement Dehaene I (CVP/PS/SP/PSC : 1992-1995), marqué par la grève générale contre le « Plan global » en 1993, avait enregistré une moyenne plus élevée (13,4).

Tableau 1. Nombre de jours de grève par trimestre et par année (2014-2018)

Tableau 1. Nombre de jours de grève par trimestre et par année (2014-2018)

Tableau 1. Nombre de jours de grève par trimestre et par année (2014-2018)

Remarques :
Suite à quelques différences minimes, le total diffère parfois de la somme des trimestres.
Ruptures temporelles en 2003 et 2013 (qui influencent la médiane et la moyenne).
Sources : ONSS (statistiques en ligne) et brochure bleue, ONSS.

376Le tableau 2 montre les différences au niveau du nombre de jours de grève selon le lieu d’occupation. Le mouvement de grève évolue de manière parallèle dans les trois régions. En 2018, le nombre de jours de grève – absolu et relatif – augmente dans toutes les régions par rapport à l’année précédente, la progression la plus forte étant enregistrée en Région bruxelloise. En chiffres absolus et relatifs, la Région wallonne remporte la « palme de la grève ». Les provinces de Liège et de Hainaut représentent 80 % du nombre de jours de grève en Wallonie en 2019. Les jours de grève en Région flamande sont moins concentrés géographiquement : les deux provinces affichant le nombre de jours de grève le plus élevé, soit celles d’Anvers et de Flandre orientale, représentent 60 % du nombre de jours de grève dans cette région.

Tableau 2. Nombre de jours de grève selon le lieu d’occupation (2016-2018)

Tableau 2. Nombre de jours de grève selon le lieu d’occupation (2016-2018)

Tableau 2. Nombre de jours de grève selon le lieu d’occupation (2016-2018)

* Jours de grève ne pouvant être rattachés à une région.
Remarque : Rupture temporelle en 2017.
Sources : données relatives aux jours de grève : Brochure bleue, ONSS. - données relatives aux travailleurs : SPF Économie, PME, Classes moyennes et Énergie, Direction générale Statistique, Enquête sur les forces de travail (EFT).

377Le tableau 3 dresse un aperçu de la part des grands secteurs économiques dans le nombre de jours de grève recensés au cours de la période 2014-2018. L’évolution de l’emploi au sein de ces secteurs n’est pas prise en compte. La part des jours de grève au sein

378de l’industrie a considérablement diminué ces dernières années si on la compare avec la médiane et la moyenne de ce secteur. Cela s’explique en partie par une révision des données relatives aux grèves en 2013, mais aussi par la politique d’austérité menée dans le secteur public à partir de 2010, ayant entraîné de nombreuses grèves parmi les fonctionnaires (y compris une grève des lamaneurs  [209] en 2018). Les secteurs des services, public et privé, représentent environ deux tiers du nombre de jours de grève en 2018.

379Le tableau 4 indique le nombre de jours de grève dans les secteurs économiques, regroupés sur la base des commissions paritaires. Seuls les groupes sectoriels dont la part est en moyenne supérieure à 5 % durant la période 2007-2018 ont été pris en considération. Six groupes sectoriels représentent ensemble environ 15 % du nombre de jours de grève enregistrés sur un an. Tous les autres groupes sont repris dans la catégorie « Autres commissions paritaires ». Depuis 2014, la part des secteurs publics – pour lesquels

380il n’existe pas de commission paritaire – est plus élevée que celle du métal. En 2018, le nombre de jours de grève dans le secteur public est même plus de deux fois supérieur à celui du secteur du métal. Le tableau 4 montre également que le transport et la distribution dominent le secteur privé des services, avec notamment des grèves (de plusieurs jours) dans les sociétés de transport public au sein des trois Régions, chez bpost, dans le secteur aéroportuaire (pilotes Brussels Airlines, bagagistes et Ryanair) et dans les chemins de fer.

Tableau 3. Nombre de jours de grève selon les secteurs économiques et répartition entre secteurs (2014-2018)

Tableau 3. Nombre de jours de grève selon les secteurs économiques et répartition entre secteurs (2014-2018)

Tableau 3. Nombre de jours de grève selon les secteurs économiques et répartition entre secteurs (2014-2018)

Remarque : Ruptures temporelles en 2003 et 2013 (qui influencent la médiane et la moyenne).
Sources : ONSS (statistiques en ligne) ; Brochure bleue, ONSS. Calculs propres.

Tableau 4. Nombre de jours de grève selon les commissions paritaires (2014-2018)

Tableau 4. Nombre de jours de grève selon les commissions paritaires (2014-2018)

Tableau 4. Nombre de jours de grève selon les commissions paritaires (2014-2018)

Remarque : Ruptures temporelles en 2003 et 2013 (qui influencent la médiane et la moyenne).
Sources : ONSS (statistiques en ligne) ; Brochure bleue, ONSS. Calculs propres.

381Enfin, le tableau 5 renseigne le nombre de jours de grève par 1 000 travailleurs, ventilés selon le statut et le sexe du travailleur. Le nombre de jours de grève est toujours plus élevé chez les ouvriers que chez les employés. Par ailleurs, la différence entre le nombre de jours de grève chez les femmes et chez les hommes est minime au sein du groupe des employés et fonctionnaires. En 2018, pour l’ensemble des catégories, le nombre de jours de grève a augmenté par rapport à l’année précédente et se situe au-dessus de la moyenne de la période (2003-2018), sauf pour les fonctionnaires de sexe masculin.

Tableau 5. Répartition du nombre de jours de grève selon le statut et le sexe des travailleurs par 1 000 travailleurs (2014-2018)

Tableau 5. Répartition du nombre de jours de grève selon le statut et le sexe des travailleurs par 1 000 travailleurs (2014-2018)

Tableau 5. Répartition du nombre de jours de grève selon le statut et le sexe des travailleurs par 1 000 travailleurs (2014-2018)

Sources : données relatives aux jours de grève : ONSS (statistiques en ligne) ; Brochure bleue, ONSS. Calculs propres. - données relatives aux travailleurs : EFT. - Remarque : Ruptures temporelles en 2003 et 2013 (qui influencent la médiane et la moyenne).

Conclusion

382Un nombre important de jours de grève a de nouveau été enregistré en 2018, l’année enregistrant un score supérieur à la moyenne. Ce nombre élevé s’explique par les nombreuses grèves organisées contre la politique d’austérité et la politique en matière de marché du travail et de pensions du gouvernement fédéral, dans le secteur privé mais aussi et surtout dans le secteur public. Et cela durant toute l’existence du gouvernement Michel I, les syndicats belges ayant ainsi démontré leur force de mobilisation. La contestation syndicale a probablement contribué indirectement au revers enregistré, lors des élections du 26 mai 2019, par tous les partis politiques ayant été membres de la coalition fédérale (N-VA, MR, CD&V et Open VLD), ceux-ci ayant subi ensemble une perte de 22 sièges à la Chambre  [210].

383Cette fièvre de la grève n’est pas retombée après la fin du gouvernement Michel I. Au début de l’année 2019, le 13 février, une grève nationale – mais pas générale – a ainsi été organisée contre la réforme de la loi du 26 juillet 1996 relative à la promotion de l’emploi et à la sauvegarde préventive de la compétitivité, réforme qui conduisait selon les syndicats à une norme salariale plus stricte et à une trop faible augmentation des salaires réels (+ 0,8 %). Selon toute vraisemblance, le nombre de jours de grève devrait à nouveau être élevé en 2019.

Notes

  • [1]
    * Chapitre rédigé par Alexandre Orban et Laura Gutierrez Florez.
    Cf. E. Martinez, « Le “plan de transformation” de Dehaize Belgique », in I. Gracos, « Grèves et conflictualité sociale en 2014 », Courrier hebdomadaire, CRISP, n° 2246-2247, 2015, p. 45-52.
  • [2]
    L’Écho, 12 mai 2018.
  • [3]
    Cf. C. Gardes, « Le coût des prix bas. Travailler dans le hard-discount alimentaire », Nouvelle revue du travail, n° 12, 2018, https://journals.openedition.org.
  • [4]
    Le Soir, 25 janvier 2018.
  • [5]
    La Libre Belgique, 25 janvier 2018.
  • [6]
    La Libre Belgique, 25 janvier 2018.
  • [7]
    Canal Z, 26 janvier 2018.
  • [8]
    La Libre Belgique, 25 janvier 2018 ; RTL Info, 26 et 29 janvier 2018, www.rtl.be.
  • [9]
    RTBF Info, 29 janvier 2018, www.rtbf.be.
  • [10]
    La Libre Belgique, 25 janvier 2018.
  • [11]
    RTBF Info, 31 mars 2018, www.rtbf.be.
  • [12]
    RTBF Info, 12 mai 2018, www.rtbf.be.
  • [13]
    La Libre Belgique, 12 mai 2018.
  • [14]
    La Libre Belgique, 8 juin 2018.
  • [15]
    Cet acquis est d’autant plus remarquable que, lors des négociations relatives à Caterpillar en 2016, les travailleurs n’étaient pas parvenus à faire accepter leur revendication de départs à la prépension (cf. A. Bingen, B. Bauraind, « La fermeture de Caterpillar à Gosselies », in I. Gracos, « Grèves et conflictualité sociale en 2016 », Courrier hebdomadaire, CRISP, n° 2341-2342, 2017, p. 61-73).
  • [16]
    L’Écho, 15 juin 2018.
  • [17]
    RTBF Info, 12 juin 2018, www.rtbf.be.
  • [18]
    RTBF Info, 18 juillet 2018, www.rtbf.be.
  • [19]
    RTBF Info, 6 mai 2018, www.rtbf.be.
  • [20]
    Canal Z, 7 mai 2018.
  • [21]
    La Libre Belgique, 7 mai 2018.
  • [22]
    Dans la suite de ce point, sauf contre-indication, par « Carrefour Market », nous ferons référence aux magasins belges appartenant au groupe Mestdagh (et non pas à l’ensemble des magasins répondant
    à cette enseigne).
  • [23]
    Le chiffre d’affaire du groupe augmente entre 2014 (495 millions d’euros) et 2016 (578 millions d’euros), mais les pertes persistent (– 7,6 millions d’euros en 2014 et – 3,3 millions d’euros en 2016). Cf. Canal Z, 7 mai 2018.
  • [24]
    L’Écho, 2 mars 2018.
  • [25]
    RTBF Info, 7 mai 2018, www.rtbf.be.
  • [26]
    RTL Info, 7 mai 2018, www.rtl.be.
  • [27]
    La Libre Belgique, 7 mai 2018.
  • [28]
    Moustique, 5 décembre 2017.
  • [29]
    Un lock-out est la fermeture d’un lieu de travail par la direction même de l’entreprise, pouvant être interprétée comme un moyen de pression lors de conflits du travail.
  • [30]
    RTL Info, 28 juin 2018, www.rtl.be.
  • [31]
    La Libre Belgique, 19 octobre 2018.
  • [32]
    RTBF Info, 19 octobre 2018, www.rtbf.be.
  • [33]
    La Libre Belgique, 23 octobre 2018.
  • [34]
    RTBF Info, 20 octobre 2018, www.rtbf.be.
  • [35]
    RTBF Info, 25 octobre 2018, www.rtbf.be.
  • [36]
    L’Écho, 25 octobre 2018.
  • [37]
    L’Écho, 31 décembre 2018 et 1er avril 2019.
  • [38]
    Le Soir, 31 janvier 2018.
  • [39]
    Lidl, « Rapport de durabilité 2017 ».
  • [40]
    Le Soir, 27 mars 2018, www.lesoir.be.
  • [41]
    Gondola, 18 août 2016, www.gondola.be.
  • [42]
    Gondola, 23 mai 2017, www.gondola.be.
  • [43]
    Le Soir, 25 avril 2018.
  • [44]
    RTBF Info, 5 avril 2018, www.rtbf.be.
  • [45]
    Le Soir, 25 avril 2018.
  • [46]
    CNE, Le droit de l’employé, n° 6, juin 2018.
  • [47]
    Sudinfo, 26 avril 2018.
  • [48]
    L’Écho, 30 avril 2018.
  • [49]
    SETCA, « La direction nous mène en bateau », Tract, 28 avril 2018.
  • [50]
    RTBF Info, 28 avril 2018, www.rtbf.be.
  • [51]
    Le Soir, 30 avril 2018.
  • [52]
    Ibidem.
  • [53]
    RTBF Info, 28 avril 2018, www.rtbf.be.
  • [54]
    Lidl est présente dans 27 pays à travers plus de 10 000 point de ventes et comptait environ 150 000 employés en 2015.
  • [55]
    Le Soir, 30 avril 2018.
  • [56]
    L’Écho, 2 mai 2018.
  • [57]
    Estimations de l’éditorialiste économique de RTL, Bruno Wattenbergh (RTL Info, 30 avril 2018, www.rtl.be).
  • [58]
    Lidl est épinglée depuis plusieurs années dans les médias pour ses mauvaises conditions de travail, notamment dans le reportage « Travail : Univers impitoyable » de Cash Investigation diffusé sur France 2 le 26 septembre 2017.
  • [59]
    Lidl obtiendra le label au début de l’année 2019 (Références, 11 février 2019, https://references.lesoir.be).
  • [60]
    Le Soir, 2 mai 2019.
  • [61]
    Le Soir, 2 mai 2019.
  • [62]
    Pour les hommes, ce taux se réduit à 43 %.
  • [63]
    Selon le SETCA, ce taux a d’ailleurs augmenté avec le mouvement de grève.
  • [64]
    La Libre Belgique, 17 décembre 2009.
  • [65]
    * Chapitre rédigé par Jean Vandewattyne et Bruno Bauraind.
    J. Vandewattyne, « Le conflit pour l’amélioration des conditions de travail du personnel navigant de Ryanair », in I. Gracos, « Grèves et conflictualité sociale en 2011 », Courrier hebdomadaire, CRISP, n° 2135-2136, 2012, p. 93-105 ; J. Vandewattyne, « Brussels Airlines et Ryanair : entre restructuration et régulation sociale du secteur européen », in I. Gracos, « Grèves et conflictualité sociale en 2012.
    I. Grève générale et secteur privé », Courrier hebdomadaire, CRISP, n° 2172-2173, 2013, p. 73-81.
  • [66]
    Ainsi, il est « assez habituel d’avoir une équipe italienne travaillant en Pologne, une équipe polonaise en Irlande et une équipe irlandaise en Espagne et ainsi de suite » (J. Anderson, « “Nous n’avons plus peur” : la mobilisation inattendue des travailleur.ses de Ryanair », Mouvements, volume 95, n° 3, 2018,
    p. 126-133).
  • [67]
    G. Harvey, P. Turnbull, « The Development of the Low Cost Model in the European Civil Aviation Industry », Rapport final pour la Fédération européenne des travailleurs des transports (FET), 2012, www.etf-atm.org.
  • [68]
    Chiffres tirés des rapports annuels de Ryanair disponibles sur le site du groupe : https://investor.ryanair.com.
  • [69]
    Les chiffres de l’emploi ne prennent pas en compte la sous-traitance.
  • [70]
    La part salariale est le résultat du rapport entre les salaires (en ce compris les cotisations sociales) et la valeur ajoutée.
  • [71]
    Chiffres disponibles sur le portail www.mirador-multinationales.be.
  • [72]
    Les Échos, 11 février 2019.
  • [73]
    La CJUE justifie sa décision en se basant sur 6 critères : le lieu (1) où le travailleur débute et termine ses journées de travail ; (2) où les avions à bord desquels il accomplit son travail sont habituellement stationnés ; (3) où il prend connaissance des instructions communiquées par son employeur et organise sa journée de travail ; (4) où il est contractuellement tenu de résider ; (5) où se situe un bureau mis à disposition par l’employeur ; (6) où il doit se rendre en cas d’incapacité de travail et en cas de problème disciplinaire.
  • [74]
    Le conseil représentatif des employés (CRE) est une structure qui, selon Ryanair, représente le personnel travaillant pour elle dans les bases où elle est active.
  • [75]
    La Libre Belgique, 12 octobre 2017.
  • [76]
    La taille des bases est un facteur important au niveau tant social qu’économique. Les grosses bases ont un poids plus important que les petites. Elles regroupent plus de travailleurs et génèrent une activité plus importante.
  • [77]
    Air Information, 15 décembre 2017.
  • [78]
    Air Information, 21 décembre 2017.
  • [79]
    Le Soir, 9 janvier 2018.
  • [80]
    Le Soir, 19 janvier 2018.
  • [81]
    Ibidem.
  • [82]
    Le Soir, 8 mars 2018.
  • [83]
    Ibidem.
  • [84]
    Le Soir, 20 mars 2018.
  • [85]
    Air Journal, 4 avril 2018.
  • [86]
    Le Soir, 25 avril 2018.
  • [87]
    Le Soir, 26 mai 2018.
  • [88]
    Le Soir, 6 juin 2018.
  • [89]
    Le Soir, 6 juillet 2018.
  • [90]
    « Ryanair Crew Charter », www.itfglobal.org.
  • [91]
    Le Soir, 12 juillet 2018.
  • [92]
    Ibidem.
  • [93]
    Le Soir, 13 juillet 2018.
  • [94]
    Le Soir, 18 juillet 2018.
  • [95]
    Ibidem.
  • [96]
    96 Irish Times (cité par Le Soir, 26 juillet 2018).
  • [97]
    Le Soir, 28 juillet 2018.
  • [98]
    Aux Pays-Bas, Ryanair a introduit une action en référé contre l’action de grève des pilotes qui y sont basés. Elle espérait pouvoir bénéficier d’une particularité locale qui, durant les périodes estivales, inclut une partie du vendredi dans le week-end. La veille de la grève, la justice néerlandaise a décrété la légalité de l’action de grève. Après ce jugement, Ryanair aurait fait appel à des pilotes travaillant pour elle sous un statut d’indépendant – et donc non couverts par le droit de grève – pour assurer l’ensemble de ses vols à partir des Pays-Bas.
  • [99]
    Le Soir, 8 août 2018.
  • [100]
    Le Soir, 30 août 2018.
  • [101]
    Communiqué de presse, 7 septembre 2018.
  • [102]
    Le Soir, 14 août 2018.
  • [103]
    Règlement (UE) n° 465/2012 du Parlement européen et du Conseil du 22 mai 2012 modifiant le règlement (CE) n° 883/2004 portant sur la coordination des systèmes de sécurité sociale et le règlement (CE) n° 987/2009 fixant les modalités d’application du règlement (CE) n° 883/2004, Journal officiel de l’Union européenne, L 149, 8 juin 2012. Cette modification de la réglementation concerne le personnel navigant et les indépendants transfrontaliers. Elle dispose que l’assujettissement à la sécurité sociale du personnel navigant ne pourra plus se faire en fonction du siège social de la compagnie, mais de la « base d’affectation », c’est-à-dire « du lieu désigné par l’exploitant pour le membre d’équipage, où celui-ci commence et termine normalement un temps de service ou une série de temps de service et où, dans des conditions normales, l’exploitant n’est pas tenu de loger ce membre d’équipage ». Cette mesure est entrée en application le 1er juin 2012 pour le personnel nouvellement embauché, avec une période de transition de dix ans pour le personnel engagé avant cette date.
  • [104]
    Le Soir, 19 septembre 2018.
  • [105]
    VRT, 20 septembre 2018.
  • [106]
    M. O’Leary signale que Ryanair « doit négocier avec des pilotes ou des membres d’équipage d’Aer Lingus, Norwegian, TAP, Eurowings, KLM… C’est un comportement anticoncurrentiel » et que la compagnie low cost compte solliciter la direction générale de la concurrence à l’Union européenne afin qu’elle mène une enquête sur la campagne syndicale (Le Soir, 27 septembre 2018).
  • [107]
    Belga, 5 octobre 2018.
  • [108]
    Air Journal, 2 novembre 2018.
  • [109]
    Les chiffres de 2018 comprennent les passagers transportés par Laudamotion, une compagnie low cost que Ryanair a rachetée en totalité en juillet de la même année.
  • [110]
    En 2018, plusieurs compagnies aériennes ont fait faillite, dont Primera, Sky Works et Cello.
  • [111]
    Selon l’ancienneté, ces contrats seront à durée indéterminée (CDI) ou déterminée (CDD).
  • [112]
    Le Soir, 12 juillet 2018.
  • [113]
    * Chapitre rédigé par Bruno Bauraind et Jean Vandewattyne.
    Site du groupe Aviapartner.
  • [114]
    Chiffres 2017 (CRISP, « Actionnariat des entreprises wallonnes », www.actionnariatwallon.be).
  • [115]
    L’Écho, 21 septembre 2017.
  • [116]
    L’Écho, 8 février 2018.
  • [117]
    Afin-A, www.afin-a.be.
  • [118]
    Ibidem.
  • [119]
    UBT-FGTB, « Aviapartner : chronique d’un conflit social persistant », 20 décembre 2018, www.btb-abvv.be.
  • [120]
    J. Vandewattyne, J. Buelens, « Le secteur aérien sous tension : les conflits chez Swissport, Belgocontrol et Brussels Airlines », in I. Gracos, « Grèves et conflictualité sociale en 2013 », Courrier hebdomadaire, CRISP, n° 2208-2209, 2014, p. 53-64.
  • [121]
    Sudinfo.be, 26 janvier 2018, www.sudinfo.be.
  • [122]
    L’Écho, 26 janvier 2018.
  • [123]
    Sudinfo.be, 26 octobre 2018, www.sudinfo.be.
  • [124]
    UBT-FGTB, « Aviapartner : chronique d’un conflit social persistant », op. cit.
  • [125]
    L’Écho, 27 octobre 2018.
  • [126]
    Sudinfo.be, 27 octobre 2018, www.sudinfo.be.
  • [127]
    Ibidem.
  • [128]
    RTBF Info, 28 octobre 2018, www.rtbf.be.
  • [129]
    L’Écho, 31 octobre 2018.
  • [130]
    L’Avenir, 31 octobre 2018.
  • [131]
    L’Écho, 31 octobre 2018.
  • [132]
    * Chapitre rédigé par Pierre Reman et Gérard Lambert.
    En région namuroise, le titre Vers l’Avenir perdure dans l’usage courant, en dépit du changement de titre (L’Avenir) intervenu le 1er juin 2010, unifiant tous les journaux de la maison d’édition.
  • [133]
    133Vers L’Avenir, 100 ans d’information en province de Namur, Société des archives de Namur, 2018.
  • [134]
    134 Les régions à forte implantation de L’Avenir sont toutes concernées, en raison du rassemblement de titres historiques, comme Le Courrier de l’Escaut, Le Rappel ou Le Jour.
  • [135]
    135 Concernant l’histoire longue et centenaire, d’abord, du quotidien Vers L’Avenir et, ensuite, du groupe de presse Medi@bel (réunissant plusieurs journaux régionaux de tendance catholique et développant des activités dans les domaines de l’audiovisuel, la presse gratuite et la presse à destination des enfants), cf. notamment X. Mabille, « Medi@bel. Le contrôle d’un groupe de presse catholique francophone », Courrier hebdomadaire, CRISP, n° 1656-1657, 1999 ; H. Van Peel, « Vers l’Avenir, histoire d’un groupe de presse francophone », Courrier hebdomadaire, CRISP, n° 1924-1925, 2006.
  • [136]
    136 Depuis lors, L’Écho a été intégré dans le groupe Rossel.
  • [137]
    Quelques années auparavant, une délocalisation des activités d’impression du journal avait été opérée, depuis Rhisnes (zoning de Namur) vers Grand-Bigard.
  • [138]
    138 J.-M. Nobre Correia, « Une affreuse crise endémique… », Politique, n° 45, juin 2006.
  • [139]
    139 Tecteo était la dénomination du groupe intercommunal et essentiellement liégeois en 2013, au moment du rachat des Éditions de l’Avenir. Il menait des opérations commerciales de différentes natures, à la manière d’une société holding pluri-sectorielle.
  • [140]
    140 La montée de Tecto dans La Provence (Marseille) et Nice-Matin ne peut être vue dans cette continuité stratégique, eu égard à l’éloignement géographique de ces deux entreprises.
  • [141]
    141L’Avenir.net, 7 septembre 2013.
  • [142]
    142La Libre Belgique, 10 septembre 2013.
  • [143]
    143 RTBF, Newsletter Info, 10 septembre 2013.
  • [144]
    144La LibreBelgique, 10 septembre 2013.
  • [145]
    L’Avenir est le deuxième quotidien francophone en Wallonie. Il représente 24,32 % de parts de marché (CIM, mars 2018).
  • [146]
    L’AJP est une union professionnelle, qui constitue l’aile francophone de l’Association générale des journalistes professionnels de Belgique (AGJPB). Elle a pour objet l’étude, la protection et le développement des intérêts professionnels de ses membres. Selon ses statuts, les compétences de l’AJP sont notamment de « défendre la liberté professionnelle des journalistes et les droits de la presse ; veiller à l’application de la législation protégeant le titre de journaliste professionnel ; entretenir entre ses membres les règles de la dignité professionnelle et les obligations de solidarité qu’elle leur impose ; veiller à l’application et à l’observation des règles de la déontologie professionnelle ; assister les membres stagiaires (…) ; négocier et conclure avec qui de droit, au nom de ses membres, tout accord ou convention ayant trait à la protection des intérêts professionnels des membres, notamment sur le plan des conditions de travail, des traitements et des pensions et de la défense des droits d’auteur ».
  • [147]
    Le décret de la Communauté française du 31 mars 2004 relatif aux aides attribuées à la presse quotidienne écrite francophone et au développement d’initiatives de la presse quotidienne écrite francophone en milieu scolaire (Moniteur belge, 13 mai 2004) définit une SDR comme une « association interne à l’entreprise de presse qui comprend au moins deux tiers des journalistes professionnels salariés attachés au journal ». Le décret limite l’attribution des aides publique à la presse aux journaux dans lesquels il existe une SDR et précise que, « si une société interne de journalistes existe au sein d’une entreprise de presse, cette dernière devra reconnaître celle-ci en qualité d’interlocutrice et la consultera notamment sur les questions qui sont de nature à modifier fondamentalement la ligne rédactionnelle, sur l’organisation des rédactions et sur la désignation du rédacteur en chef ». Le lien entre les SDR et l’AJP s’opère par l’intermédiaire des délégués de rédaction élus par leurs pairs et représentant leur rédaction au sein de l’AJP.
  • [148]
    Depuis le départ de Thierry Dupiéreux, fin juin 2018, les Éditions de l’Avenir sont dépourvues de rédacteur en chef puisque la direction a choisi de nommer à sa place un directeur des rédactions, pour éviter, selon la secrétaire nationale de l’AJP, Martine Simonis, « la consultation de la rédaction, que lui impose une convention interne intervenue au moment du rachat des Éditions » (cf. L’Avenir.net, 29 octobre 2018).
  • [149]
    Le titre de ces deux pages est : « Je suis choqué par les événements récents ».
  • [150]
    L’Écho, 29 octobre 2018.
  • [151]
    À savoir Thomas Lesire, responsable du secteur Commerce, Presse, Intérimaire du SETCA ; Philippe Leruth, journaliste et délégué CNE ; Albert Jallet, délégué effectif de l’AJP au sein des Éditions de l’Avenir ; Emmanuel Wilputte, président de la SDR.
  • [152]
    Parlement wallon, Motion déposée en conclusion de l’interpellation de Monsieur Hazée à Monsieur Borsus, ministre-président du gouvernement wallon, sur “le plan de restructuration des Éditions de l’Avenir”. Texte adopté en séance plénière, n° 1213-3, 21 novembre 2018.
  • [153]
    L’Avenir, 6 novembre 2018 ; Le Soir, 6 décembre 2018.
  • [154]
    La LibreBelgique, 15 novembre 2018.
  • [155]
    La Libre Belgique, 23 novembre 2018.
  • [156]
    La LibreBelgique, 15 novembre 2018.
  • [157]
    Moniteur belge, 14 mai 2018.
  • [158]
    L’Avenir, 21 novembre 2018.
  • [159]
    159L’Avenir.net, 4 décembre 2018.
  • [160]
    Sont notamment entendus : Jean-Claude Matgen et Olivier le Bussy, respectivement président et secrétaire de la SDR de La Libre Belgique ; Marc Metdepenningen, président de la SDR du Soir ; Pino Cerami, représentant du SETCA au sein du groupe Rossel ; Dominique Simonet, représentant de la CNE au sein du groupe IPM ; Étienne Scholasse, représentant de la CGSLB au sein du groupe IPM.
  • [161]
    L’Avenir.net, 7 décembre 2018.
  • [162]
    * Chapitre rédigé par Jean Vandewattyne et Thomas Hausmann.
    De mémoire syndicale, il faut remonter aux années 1990 voire à la décennie précédente pour trouver un mouvement d’une telle ampleur.
  • [163]
    Les investisseurs institutionnels sont généralement des investisseurs long terme et bpost ne semble pas être une cible pour la spéculation. En tout cas, aucun actionnaire ne se détache en particulier : DWS Investment (2,64 %), Norges Bank (1,93 %), Blackrock (1,56 %), The Vanguard Group (1,33 %) et Degroof Petercam, Fideuram, Blackrock et Dimensional Fund Advisor (entre 0,40 % et 0,92 %).
  • [164]
    Cf. J. Vandewattyne, J. Cultiaux, R. Deruyver, « De La Poste à bpost : histoire d’une mutation (1991-2015) », Courrier hebdomadaire, CRISP, n° 2326-2327, 2017.
  • [165]
    Cf. J. Vandewattyne, J. Cultiaux, « Les conditions de travail et d’emploi au cœur des conflits sociaux chez bpost », in I. Gracos, « Grèves et conflictualité sociale en 2012. II. Secteur public et questions européennes », Courrier hebdomadaire, CRISP, n° 2174-2175, 2012, p. 20-32.
  • [166]
    L’Écho, 14 mars 2018.
  • [167]
    Ibidem.
  • [168]
    Cet extrait et les suivants sont issus du communiqué de presse du 21 juin 2018.
  • [169]
    Belga, 27 avril 2018.
  • [170]
    bpost, Communiqué de presse, 2 mai 2018.
  • [171]
    Ibidem.
  • [172]
    La Libre Belgique, 3 mai 2018.
  • [173]
    La Libre Belgique, 9-10 mai 2018.
  • [174]
    Le gouvernement Michel I s’est trouvé dans l’impossibilité de proposer à l’assemblée générale les noms des trois nouveaux administrateurs devant le représenter au conseil d’administration, entraînant ainsi le report de ce point de l’ordre du jour.
  • [175]
    La Libre Belgique, 28 juin 2018.
  • [176]
    La Libre Belgique, 5 juillet 2018.
  • [177]
    Le Soir, 18 août 2018.
  • [178]
    Tract syndical, 31 août 2018.
  • [179]
    La rémunération des membres du comité de direction est passée de 1,9 millions d’euros à 2,3 millions d’euros en 2017 et elle monte à 3,4 millions d’euros en 2018. La part variable a été de 740 000 euros en 2016 et de 933 000 euros en 2017, et elle est de 900 000 euros en 2018. Pour leur part, les frais de consultance passent de 15,5 millions d’euros à 21,7 millions d’euros entre 2016 et 2018 (soit + 40 %).
  • [180]
    La Libre Belgique, 23 novembre 2018.
  • [181]
    Ibidem.
  • [182]
    Ibidem.
  • [183]
    Belga, 23 novembre 2018.
  • [184]
    Belga, 6 décembre 2018.
  • [185]
    La Libre Belgique, 20 décembre 2018.
  • [186]
    Belga, 20 décembre 2018.
  • [187]
    Statut d’abord envisagé à temps partiel ; fortes disparités en termes d’avantages extra-légaux, de congés, de pensions, de rémunération (tarif horaire inférieur de 20 %, absence de barémisation à l’ancienneté et d’indexation automatique).
  • [188]
    Indemnité octroyée en tant que remboursement des frais encourus par le personnel dont le caractère mobile du travail empêche de faire usage des installations pour s’abreuver, aller aux toilettes, etc. L’utilisation d’installations en dehors de l’entreprise engendre en effet pour le travailleur un coût qu’il convient de compenser.
  • [189]
    CSC, Tract syndical, s.d.
  • [190]
    CGSP et SLFP, Tract syndical, s.d.
  • [191]
    Le Soir, 19 mars 2019.
  • [192]
    S. Béroud, J.-M. Denis, G. Desage, B. Giraud, J. Pélisse, La lutte continue ? Les conflits du travail dans la France contemporaine, Paris, Éditions du Croquant, 2008.
  • [193]
    Cf. la variété des mouvements étudiés dans J. Faniel, C. Gobin, D. Paternotte (dir.), Se mobiliser en Belgique. Raisons, cadres et formes de la contestation sociale contemporaine, Louvain-la-Neuve, Academia-L’Harmattan, à paraître.
  • [194]
    J.-M. Pernot, Syndicats : lendemains de crise ?, Paris, Gallimard, 2010.
  • [195]
    C. Levesque, G. Murray, « Comprendre le pouvoir syndical : ressources et aptitudes stratégiques pour renouveler l’action syndicale », La Revue de l’IRES, n° 65, 2010, p. 41-65.
  • [196]
    F. Pichault, M. De Coster, « Les syndicats face aux défis de la participation », in M. De Coster,
    F. Pichault (dir.), Traité de sociologie du travail, Bruxelles, De Boeck, 1998, p. 157-183.
  • [197]
    G. Groux, J.-M. Pernot, La grève, Paris, Presses de Sciences Po, 2008.
  • [198]
    J. Goetschy, « Le marché contre les relations professionnelles », in A. Pouchet, Sociologie du travail : 40 ans après, Paris, Elsevier, 2001, p. 207.
  • [199]
    Loi du 19 mars 2017 modifiant la loi du 26 juillet 1996 relative à la promotion de l’emploi et à la sauvegarde préventive de la compétitivité, Moniteur belge, 29 mars 2017.
  • [200]
    Données de la Banque nationale de Belgique consultées le 7 octobre 2019.
  • [201]
    Il s’agit cependant d’une dette à l’égard du groupe, qui ne reflète donc pas nécessairement le résultat des seules activités bruxelloises.
  • [202]
    Cf. B. Conter, V. Demertzis, J. Faniel, « La conflictualité sociale interprofessionnelle en 2014 », in
    I. Gracos, « Grèves et conflictualité sociale en 2014 », Courrier hebdomadaire, CRISP, n° 2246-2247, 2015, p. 13-23 ; B. Conter, J. Faniel, « La conflictualité sociale interprofessionnelle en 2015 », in
    I. Gracos, « Grèves et conflictualité sociale en 2015 », Courrier hebdomadaire, CRISP, n° 2291-2292, 2016, p. 14-32 ; B. Conter, J. Faniel, « La conflictualité sociale interprofessionnelle en 2016 », in
    I. Gracos, « Grèves et conflictualité sociale en 2016 », Courrier hebdomadaire, CRISP, n° 2341-2342, 2017, p. 13-29 ; B. Conter, J. Faniel, « La conflictualité sociale interprofessionnelle en 2017 : l’espace exigu de la négociation », in I. Gracos, « Grèves et conflictualité sociale en 2017 », Courrier hebdomadaire, CRISP, n° 2383-2384, 2018, p. 12-25.
  • [203]
    É. Arcq, La concertation sociale, Bruxelles, CRISP (Dossier n° 70), 2008, p. 75.
  • [204]
    Communiqué Belga, 21 janvier 2018.
  • [205]
    B. Conter, J. Faniel, « La conflictualité sociale interprofessionnelle en 2017 : l’espace exigu de la négociation », op. cit., p. 20.
  • [206]
    Au sujet de cet acteur, cf. S. Govaert, « Hart boven Hard et Tout autre chose », Courrier hebdomadaire, CRISP, n° 2262, 2015.
  • [207]
    * Annexe rédigée par Kurt Vandaele.
    Cf. K. Vandaele, « Les statistiques de grèves et leur exploitation », Courrier hebdomadaire, CRISP, n° 2079, 2010, p. 19-20 ; K. Vandaele, « Annexe : Les jours de grève durant la période 1991-2011 », in I. Gracos, « Grèves et conflictualité sociale en 2011 », Courrier hebdomadaire, CRISP, n° 2135-2136, 2012, p. 111-121 ; K. Vandaele, « Annexe : Les jours de grève en 2011-2012 », in I. Gracos, « Grèves et conflictualité sociale en 2012. II. Secteur public et questions européennes », Courrier hebdomadaire, CRISP, n° 2174-2175, 2013, p. 82-86 ; K. Vandaele, « Annexe : Les jours de grève en 2012-2013 », in I. Gracos, « Grèves et conflictualité sociale en 2013 », Courrier hebdomadaire, CRISP, n° 2208-2209, 2014, p. 105-109 ; K. Vandaele, « Annexe : Les jours de grèves en 2013-2017 », in I. Gracos, « Grèves et conflictualité sociale en 2017 », Courrier hebdomadaire, CRISP, n° 2383-2384, 2018, p. 94-103. Pour la période 1991-2012, les statistiques de grève sont sous-estimées.
  • [208]
    Il n’y a qu’au deuxième trimestre de 2016 qu’un nombre de jours de grève plus élevé encore qu’en 2018 avait été enregistré. Cf. K. Vandaele, « Annexe : Les jours de grèves en 2015-2016 », in I. Gracos, « Grèves et conflictualité sociale en 2016 », Courrier hebdomadaire, CRISP, n° 2341-2342, 2017, p. 117-130.
  • [209]
    Les lamaneurs sont les pilotes chargés de l’amarrage des navires.
  • [210]
    Cf., pour d’autres exemples similaires, K. Hamann, A. Johnston, J. Kelly, « Unions Against Governments: Explaining General Strikes in Western Europe, 1980-2006 », Comparative Political Studies, volume 46, n° 9, 2013, p. 1030-1057 ; K. Hamann, A. Johnston, J. Kelly, « The Electoral Effects of General Strikes in Western Europe », Comparative Politics, volume 49, n° 1, 2016, p. 63-82.
  1. 5. La grande distribution à nouveau sous tensions : conflits chez Carrefour, Mestdagh et Lidl
    1. 5.1. Carrefour
      1. 5.1.1. Un troisième plan de restructuration massif
      2. 5.1.2. Automatisation et grèves transnationales
      3. 5.1.3. Un accord controversé
      4. 5.1.4. Restructuration et mobilisations localisées, un patronat en position de force
    2. 5.2. Mestdagh
      1. 5.2.1. Réaction de la direction dans un contexte de forte concurrence
      2. 5.2.2. Réaction des travailleurs dans un contexte de négociations
      3. 5.2.3. Oscillation d’un rapport de force entre négociations et mobilisations
      4. 5.2.4. Succès ou défaite d’un front syndical uni ?
    3. 5.3. Lidl
      1. 5.3.1. Du hard-discount au smart-discount : Lidl, une entreprise en transformation
      2. 5.3.2. Le déclenchement du conflit
      3. 5.3.3. Négociations et front commun sous tensions
      4. 5.3.4. Durcissement du conflit
      5. 5.3.5. Vers une « victoire du premier mai » ?
      6. 5.3.6. Conclusion
    4. 5.4. Conclusion
  2. 6. « Ryanair must change » : une victoire sociale et syndicale dans le monde du low cost
    1. 6.1. Ryanair en quelques chiffres
    2. 6.2. 2017 : l’amorce du conflit
    3. 6.3. 2018 : une année de grèves et de tensions sociales
      1. 6.3.1. La grève du personnel de cabine au Portugal
      2. 6.3.2. La grève historique du personnel de cabine des 25 et 26 juillet 2018
      3. 6.3.3. La grève des pilotes du 10 août 2018
      4. 6.3.4. Le 28 septembre 2018 : « vers la plus grande grève européenne jamais vue »
      5. 6.3.5. L’instauration d’une délégation syndicale en Belgique
    4. 6.4. Fin 2018-2019 : l’issue du conflit
    5. 6.5. L’arrêt de la cour du travail de Mons
    6. 6.6. Conclusion
  3. 7. La Grève chez le bagagiste Aviapartner
    1. 7.1. Brussels Airport en donneur d’ordre
    2. 7.2. Une grève spontanée
    3. 7.3. La résolution du conflit
  4. 8. L’Avenir, un journal au futur suspendu
    1. 8.1. De longues étapes de transition : Namur, Grand-Bigard, Liège
    2. 8.2. À trois en Wallonie et en Région bruxelloise
    3. 8.3. Un scénario interrompu
    4. 8.4. Une restructuration d’envergure
    5. 8.5. Assemblées et réactions du personnel
    6. 8.6. IPM dans le circuit ?
    7. 8.7. Les parlements auditionnent
    8. 8.8. Les partis politiques se positionnent
    9. 8.9. Représentation syndicale et représentation des journalistes
    10. 8.10. Accord entre syndicats et direction
    11. 8.11. Retour devant les commissions parlementaires
    12. 8.12. Enodia : changement de position ou pas ?
    13. 8.13. Loin de l’épilogue
  5. 9. BPOST : un conflit historique par son ampleur, sa durée et ses modalités
    1. 9.1. L’écroulement boursier et la question du business model de l’entreprise
    2. 9.2. La scène sociale, acte 1 : un printemps socialement tendu
    3. 9.3. La scène sociale, acte 2 : le conflit de novembre
    4. 9.4. La scène sociale, acte 3 : l’accord du 20 décembre 2018
    5. 9.5. Conclusion
  6. Conclusion : La capacité syndicale à l’épreuve des faits
    1. Travail syndical et capacité syndicale
    2. Les origines et la nature des conflits
    3. L’influence du contexte économique
    4. Le poids relatif de la variable politique et institutionnelle
    5. Les ressources internes et la capacité de mobilisation
    6. Les aptitudes syndicales
    7. L’issue des conflits et la capacité syndicale
Iannis Gracos
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Le Groupe d’analyse des conflits sociaux (GRACOS) est un collectif interdisciplinaire ayant pour objectif l’étude des principaux mouvements de grève et autres éléments de la conflictualité sociale qui jalonnent l’actualité de chaque année civile.

Ce Courrier hebdomadaire est consacré aux conflits qui ont marqué l’actualité belge en 2018. Particulièrement significatifs par rapport à l’histoire sociale et aux enjeux futurs, ceux-ci sont regroupés en deux volumes et neuf chapitres. Le second volume traite des conflits d’entreprise. Cinq thèmes y sont étudiés : les conflits dans la grande distribution (Carrefour, Mestdagh et Lidl), les tensions sociales au sein de la compagnie aérienne low cost Ryanair, la grève chez le bagagiste Aviapartner, la restructuration de la maison d’édition du journal L’Avenir, et la conflictualité sociale au sein de bpost. À travers ces différents cas, c’est plus globalement l’évolution des relations collectives de travail et de la concertation sociale qui est questionnée.

L’étude se clôt par une annexe statistique fournissant un aperçu quantitatif du phénomène des grèves en Belgique en 2018.

Le GRACOS se compose actuellement de 18 membres : B. Bauraind, A. Bingen, M. Brodersen, J. Buelens, B. Conter, V. Demertzis, A. Dufresne, J. Faniel, C. Gobin, N. Hirtz, C. Leterme, E. Martinez, L. Mélon, P. Reman, M.-C. Trionfetti, K. Vandaele, J. Vandewattyne et C. Vanroelen. La présente étude a été rédigée avec la collaboration de L. Gutierrez Florez, T. Hausmann, G. Lambert et A. Orban.

Mis en ligne sur Cairn.info le 18/11/2019
https://doi.org/10.3917/cris.2424.0007
ISBN 9782870752197
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