CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 La vaccination [1] à l’échelle mondiale vise une immunité globale devant permettre l’éradication des maladies. Elle est une priorité de santé publique pour l’Organisation mondiale de la santé (OMS) et le Fonds des Nations unies pour l’enfance (Unicef). Intégrée aux soins de santé primaire (SSP) depuis 1985 sous la dénomination de « programme élargi de vaccination » (PEV), elle est devenue l’un des leviers importants de la prévention et de l’éradication des maladies. Les « bénéficiaires » principaux en sont les enfants âgés de moins de 5 ans. Depuis 2000 et la création de Gavi (l’Alliance du vaccin) [2], les initiatives se sont multipliées pour améliorer l’accès à la vaccination – et, en outre, pour s’assurer de sa sûreté et rassurer ceux qui pourraient douter de cette dernière. Avec cet article, nous souhaitons contribuer à une anthropologie de la gestion du risque vaccinal en décrivant le processus « d’invisibilisation » par le bas de potentielles paralysies postvaccinales, décrites au niveau communautaire au Sénégal comme des « jambes qui traînent ».

Face au manque de visibilité scientifique du risque vaccinal

2 Les historiens et les anthropologues contribuent régulièrement à mettre en évidence les processus conduisant à l’invisibilité des risques liés à la pratique de la médecine. Anne-Marie Moulin [2007] et plus récemment Gaétan Thomas [2013] parlent de « routinisation » pour désigner les mécanismes par lesquels la communauté scientifique française a tenté pendant plusieurs décennies, entre 1940 et 1990, de faire de la vaccination un objet sans accrocs – sans risques ni controverses.

Un exemple : la vaccination contre la poliomyélite

3 Plus spécifiquement dans le cadre qui nous intéresse ici, le scientifique Harold Vivian Wyatt, biologiste de formation, a décrit en 1987 comment des cas de paralysie due à la poliomyélite ont pu être développés suite à des injections intramusculaires chez des enfants de moins d’un an. Plusieurs types d’entre elles ont été identifiés au cours de l’histoire comme étant potentiellement à risque : l’inoculation du vaccin Kolmer en 1936 aux États-Unis, qui aurait dû contenir le virus inactivé de la poliomyélite, mais qui s’était finalement révélé actif [3] ; les injections curatives désignées par Wyatt comme « inutiles » chez les enfants de moins d’un an et potentiellement à risque dans des conditions de stérilisation insuffisantes pour des enfants non vaccinés contre la poliomyélite ; et enfin les injections vaccinales de diphtérie-tétanos-coqueluche (DTC) – décrites comme « utiles » par Wyatt [1992].

4 Intrigué par l’absence de documentation de ces « provocations » de paralysies auxquelles il fut confronté sur le terrain en Inde, Wyatt s’est notamment penché sur les motifs d’invisibilité des données produites entre 1914 et 1950 en effectuant une revue de littérature des articles pourtant publiés sur les causalités établies entre injections et paralysie [Wyatt, 1981]. Il met en cause les mécanismes d’évaluation des articles scientifiques – qui accordent notamment peu de crédit à ce qui relèverait de « l’anecdotique » sur un plan statistique – et la nécessité de santé publique de ne pas nuire à l’acceptabilité de la vaccination en faisant publiquement cas de risques potentiels [Wyatt, 1981 et 1992] [4].

La surveillance des « manifestations postvaccinales indésirables »

5 Depuis la parution des travaux de Wyatt, notamment depuis les années 2000, des directives ont été élaborées pour renforcer la sûreté des injections vaccinales [Dicko et al., 2000]. Des moyens ont été alloués pour remplacer le matériel d’injection (seringues et aiguilles à stériliser) par des seringues autobloquantes à usage unique devant limiter le risque de diffusion de maladies transmissibles par le sang. Les pays ont commencé à recevoir un appui logistique pour s’assurer de la continuité de la chaîne de froid. Et, ce qui nous intéresse ici, des outils ont été diffusés pour reporter les potentiels effets secondaires des vaccins.

6 Ces outils précisent que les termes « effet secondaire » et « réaction secondaire » impliquent une relation de causalité établie sur la base de l’expérience d’une association temporelle de la vaccination et de la survenue des réactions. Le milieu de la vaccinologie préfère quant à lui utiliser le terme de « manifestation clinique survenue après la vaccination » pour désigner un événement indésirable lié dans le temps à la vaccination, qu’il ait ou non été causé par le vaccin lui-même, par ses composants ou par la technique d’injection [OMS, 2000]. Plus généralement, il est question de documenter des « manifestations postvaccinales indésirables » (MAPI), expression qui désigne cette fois-ci une causalité établie.

7 Des indications pour identifier les MAPI sont produites suite à des études de surveillance dites de « pharmacovigilance » conduites du stade de développement du vaccin – au cours d’essais cliniques de différentes phases – à son adoption et son utilisation par les programmes élargis de vaccination (PEV). Ces études sont menées tant par des producteurs de vaccins (les industries pharmaceutiques) que par des ministères de la Santé. L’OMS élabore les directives pour effectuer cette surveillance. Un groupe est même consacré à la sécurité vaccinale, le WHO Global Vaccine Safety Group, dont l’objectif est notamment d’uniformiser la communication des données (reporting) des pays afin d’améliorer la surveillance des MAPI avérées et d’intervenir rapidement en cas de risques réels pour la sécurité des populations à vacciner. Des équipes internationales travaillent à développer des outils de reporting accessibles en ligne dans le but de centraliser les données [5]. Le WHO Global Vaccine Safety Group a établi une liste de critères devant permettre l’identification des MAPI [Folb et al., 2004]. Enfin, signalons que les résultats des délibérations du groupe de surveillance sont publiés dans le Weekly Epidemiological Record de l’OMS.

8 Les MAPI sont décrites comme étant de nature, de forme et de fréquence diverses, et comme étant notamment liées aux caractéristiques intrinsèques du produit utilisé et à la réponse individuelle de la personne vaccinée. Les manifestations relativement fréquentes et prévisibles pour l’ensemble des vaccinations (réactions locales, fièvre, etc.) sont le plus souvent présentées comme bénignes et disparaissant spontanément. Dans de rares cas, on observe des réactions allergiques graves ou imprévues désignées par le terme d’« anaphylaxie ». Le risque de paralysie est également un type de MAPI mentionné par les manuels de reporting. Il est décrit comme pouvant faire suite au vaccin antipoliomyélitique oral qui provoque ce qui est appelé la « poliomyélite paralytique postvaccinale » (PPPV) [OMS, 2000, p. 78]. En 1969, une étude coordonnée par l’OMS chiffrait la fréquence de la PPPV à un cas pour 5,9 millions. D’autre part, des injections intramusculaires notamment du vaccin DTC seraient incriminées [ibid., p. 79]. À ces corrélations, s’ajoute celle de la « lésion du nerf sciatique » imputable à ce qui est décrit comme « une erreur du programme » et plus précisément à un « point d’injection incorrect » [ibid., p. 6]. Dans tous les cas, les victimes potentielles de ces MAPI sont les enfants [6].

9 L’émergence des acteurs spécialisés en sécurité vaccinale, la diffusion de la liste des MAPI à documenter et la révision régulière des outils pour ce faire témoignent de l’actualité du problème de visibilité des MAPI [7]. Déjà en 2000, une étude comparative sur la sécurité des injections vaccinales pointait le manque de données de pharmacovigilance dans la région africaine [Dicko et al., 2000, p. 165]. Une recherche qualitative plus récente, menée auprès de représentants de l’OMS travaillant au siège et dans les « bureaux pays », décrit quant à elle des systèmes de surveillance nationaux inexistants ou, du moins, non renseignés [Graham et al., 2012]. Le présent article vise à apporter des éléments empiriques collectés au Sénégal pour contribuer à comprendre comment est produit le manque de visibilité du risque vaccinal au niveau « communautaire ».

Une étude anthropologique au Sénégal

10 Anthropologues, chargées d’une étude de l’Agence de médecine préventive sur l’acceptabilité d’un type de seringue en cours d’homologation pour la vaccination, nous avons notamment documenté les perceptions des procédés de vaccination actuels.

11 Nous avons utilisé une démarche classique en anthropologie basée sur des observations et des entretiens dans quatre structures de santé, situées dans deux districts : un en milieu rural à Linguère dans la région de Louga et un dans la zone urbaine à Rufisque dans la région de Dakar. Ces districts ont été choisis selon leur taux de couverture vaccinale – haut pour Rufisque et bas pour Linguère – pour avoir une base comparative.

12 Cent cinquante-six personnes ont été interrogées. Vingt-deux familles ont été rencontrées sur la base de leurs caractéristiques sociodémographiques – l’âge des enfants du ménage de telle sorte que ceux-ci soient ciblés par le programme national de vaccination et le sexe du participant à l’étude pour avoir des points de vue de pères et de mères – et de leur attitude vis-à-vis de la vaccination – acceptabilité, refus de certains vaccins ou refus catégorique de la vaccination. Des acteurs au niveau institutionnel ont aussi été interviewés. Près de soixante entretiens y ont été réalisés auprès d’agents vaccinateurs (10), d’infirmiers (10), de représentants de la communauté (10), de responsables de comité de santé (4) et de professionnels de santé impliqués dans le processus de vaccination (10 associations d’infirmiers et de sages-femmes et 13 agents de santé communautaire et relais communautaires).

13 La collecte de données a duré un mois, du 10 février au 10 mars 2014, avec une présence quotidienne dans les structures de santé aux horaires de travail, de 9h à 14h. Nous nous rendions dans les familles les après-midi même si les interviews avec certaines mères se faisaient après la séance de vaccination, au centre de santé.

L’invisibilisation des MAPI de la vaccination au Sénégal

14 Nous proposons ici de contribuer à comprendre ce qui se joue au niveau local lorsque des manifestations cliniques surviennent après la vaccination. Nous documentons la façon dont ces manifestations sont décrites, prévenues et gérées, et ce que ces différents aspects mettent en évidence de l’accomplissement du projet de santé publique de vaccination qui pense le bénéfice collectif de la vaccination en minimisant le vécu individuel de l’enfant décrit comme exceptionnellement concerné par l’effet secondaire. Les points de vue des soignants et des familles sont ici considérés.

Le manque de documentation du risque

15 Selon l’OMS, le programme élargi de vaccination (PEV) a permis d’étendre la vaccination aux zones rurales du Sénégal et d’améliorer ainsi le taux de couverture vaccinale. Basé sur une stratégie dite mixte reposant sur des structures de santé opérant dans un rayon de quinze kilomètres – aussi appelée vaccination de routine – et sur des équipes mobiles qui se déplacent au-delà de ces quinze kilomètres lors de stratégies dites avancées, il vise pour l’heure à protéger les enfants contre sept maladies (tuberculose, diphtérie, coqueluche, fièvre jaune, rougeole, poliomyélite et fièvre jaune). Il utilise une approche dite « communautaire » faisant intervenir des acteurs de la localité pour la sensibilisation et l’information des populations. De plus en plus, des relais et autres agents de santé communautaire – qui n’ont pas reçu de formation diplômante en santé – sont impliqués lors de campagnes de vaccination qui permettent d’atteindre les enfants sur l’ensemble du territoire. Officiellement, les vaccins oraux, et officieusement les vaccins injectables, sont ainsi délivrés par des agents choisis et recrutés plus ou moins ponctuellement par les comités de santé [8] ou les leaders associatifs intervenant dans la santé. L’action vaccinale s’ouvre ainsi à des acteurs qui n’ont pas bénéficié de formation professionnelle pour identifier et gérer des manifestations postvaccinales. Ces relais et agents de santé communautaire sont surtout formés à la prévention de certaines maladies comme le paludisme et le sida. Pour la vaccination, leur rôle doit officiellement se limiter à convaincre les parents (surtout les mères) de respecter le calendrier vaccinal des enfants âgés de 0 à 5 ans établi par le PEV.

16 Sur le terrain, la question des manifestations posvaccinales indésirables est rarement évoquée par les agents de santé communautaire. Parmi ceux que nous avons rencontrés, aucun n’a spontanément fait état des MAPI d’autant qu’ils n’ont pas le droit de procéder eux-mêmes à la vaccination. Nous savons cependant que, suivant le principe de délégation des tâches qui régit le fonctionnement au quotidien des structures de santé, ces agents de santé délaissent les activités peu valorisantes pour lesquelles ils sont recrutés pour se former « sur le tas » aux gestes techniques comme la vaccination. Leur stratégie vise alors à être progressivement reconnu comme personnel de santé. L’utilisation des injections notamment vaccinales comme moteur d’ascension professionnelle, ou à défaut d’ascension sociale, a été décrite depuis les années 1980 en contextes africain et sud-américain [Van Staa, Hardon, 1996], et notamment sénégalais [Hardon, 1993].

17 La délégation des tâches entraîne la dilution des responsabilités au point qu’en cas de faute « on ferme les yeux » [Hane, 2010 ; Ndoye et al., 2005]. Ainsi, à la question de savoir « ce qui se passe s’il y a des MAPI », il nous a été répondu qu’en théorie « ceux qui sont officiellement chargés de la vaccination savent reconnaître et gérer les MAPI. S’il y a MAPI, le responsable du service de vaccination, à savoir le médecin chef de district, devra prendre en charge médicalement et financièrement l’enfant. » Cette réponse était suivie de l’affirmation que ce cas de figure ne se présentait pas.

18 L’explication de cette absence de reporting donnée par un responsable au niveau institutionnel était que la difficulté résidait dans le fait que les populations ne sont pas activement impliquées dans les campagnes de vaccination. Il disait à ce propos :

19

« On fait beaucoup de choses sans demander l’avis des bénéficiaires. Et comme les mères ne sont pas informées des risques de MAPI, elles utilisent le bleu de méthylène [qui sert de pansement alcoolisé contre les abcès] sans rien signaler alors qu’on a besoin de pharmacovigilance. »

20 Cette remarque contraste avec nos observations. En effet, lors des séances de vaccination auxquelles nous avons pu assister, il est dit aux mères de donner un antalgique en cas de fièvre et de ramener l’enfant si une complication majeure survient comme les abcès, les éruptions cutanées (boutons, démangeaisons), une forte fièvre résistant aux antalgiques ou des diarrhées. Nos observations révèlent donc que les agents de santé font un travail d’information sur les MAPI mais que des stratégies de gestion locale des manifestations survenues après la vaccination semblent se développer au sein des familles, première étape d’invisibilisation des MAPI.

Définitions locales des manifestations

21 Nous avons demandé aux familles si des effets secondaires surviennent parfois suite à des séances de vaccination. Les réponses positives étaient unanimes. Trois effets principaux sont mentionnés de manière récurrente. Le premier est celui d’avoir le « corps chaud », c’est-à-dire d’avoir de la fièvre. Les deux suivants, à savoir le risque d’abcès et d’endommagement des nerfs, sont décrits comme étant plus rares, mais chaque interlocuteur a mentionné spontanément un exemple de parent ou de voisin souffrant ou handicapé suite à une injection vaccinale. Ce père de famille interrogé en tant que chef de quartier répond ainsi à nos questions :

22

« – Connaissez-vous un enfant qui aurait souffert d’effet indésirable ?
– Oui, mon propre fils. Il commençait à marcher quand il a été vacciné et depuis il traîne la jambe.
– Quel âge a-t-il aujourd’hui ?
– Il est adulte maintenant, ça fait longtemps. »

23 Ce témoignage donne à percevoir que l’association temporelle du geste d’injection et de la douleur ou du handicap n’est pas limitée dans le temps contrairement à ce que la notion de « manifestation clinique survenue après la vaccination » décrit comme cliniquement exact. Un entretien réalisé auprès d’un représentant religieux confirme cette perception :

24

« – Les vaccins injectables sont douloureux. Les parents préféreraient l’éviter mais c’est un acte efficace pour protéger les enfants des maladies, alors ils acceptent.
– Vous dites qu’il est douloureux ?
– Oui. Certains se retrouvent avec une jambe qui traîne à cause des vaccins injectés. Une voisine se plaint depuis peu de maux de dos. Elle ressent une douleur là où elle a reçu un vaccin quand elle était enfant. Maintenant elle ne peut plus marcher correctement. »

25 Ainsi, tout comme l’efficacité protectrice du vaccin est pensée comme continue dans le temps – sans prendre en compte la durée limitée de l’efficacité d’une dose –, le risque d’endommagement des nerfs par l’injection du vaccin est lui aussi pensé comme pouvant survenir longtemps après l’acte. Ces éléments de perception du risque lié à l’injection traduisent toute l’importance accordée au geste vaccinal, tant dans le bénéfice attendu que dans le risque qui lui est associé.

Perceptions du risque des MAPI et jeu social

26 Les personnels de santé et les parents interrogés ont identifié différentes causes pour les manifestations cliniques postvaccinales. Ces causes sont conformes à celles décrites dans les guides internationaux.

27 Sans renvoyer à des manifestations cliniques spécifiques, une cause générale mentionnée est la qualité des vaccins fournis au sein du PEV. Des parents, des représentants communautaires et des agents de santé ont émis des doutes quant au respect des conditions de stockage et d’acheminement des vaccins dans la chaîne de froid. Un agent de santé au niveau central décrivait ainsi une méfiance particulière envers les vaccins produits à des tarifs préférentiels dans des pays émergents – fruit du travail de plaidoyer et de négociation des organisations internationales et des producteurs de vaccins –, venant effriter la perception de l’efficacité et de la qualité des produits occidentaux alors que les injections ont fait le succès de la médecine (post)coloniale [Wyatt, 1992].

28 Plus spécifiquement, les participants à l’étude ont introduit une diversité d’interprétations des causes de MAPI. La fièvre, considérée comme bénigne, est décrite comme pouvant survenir après l’injection. Elle est attribuée positivement à l’efficacité du vaccin, comme cela a d’ailleurs été décrit dans de nombreux contextes [Van Staa, Hardon, 1996, p. 19]. Les abcès, quant à eux, sont imputés à des causes plus techniques et apparemment étrangères au contenu du vaccin, à savoir : l’environnement (poussières et microbes) et les gestes nécessaires à la préparation de l’injection – l’ouverture du flacon de vaccination avec le risque de détériorer l’aiguille et la nécessité de stériliser le site d’injection.

29 Le risque d’endommagement des nerfs est quant à lui attribué par les agents de santé à une erreur technique du vaccinateur notamment en cas d’injection par voie intramusculaire. Pour les agents de santé diplômés, cette erreur est due au manque de formation des vaccinateurs ayant appris le métier sur le tas et peu informés des risques de MAPI qu’ils font encourir. Ce manque de formation s’explique par le fait qu’ils ne sont ni préparés à prendre en charge médicalement les MAPI, ni officiellement tenus pour responsables de leur présumée erreur [Ndoye et al., 2005 ; Hane, 2010].

30 Le système de reporting prôné sur le plan international et officiellement adopté cohabite avec un autre système de perceptions et de gestion des présumées MAPI au niveau local. Les discours des agents de santé sur les manifestations non bénignes (autres que la fièvre) opèrent un glissement de la mise en question des compétences professionnelles à celles des compétences personnelles en mobilisant les notions, partagées par les familles et les représentants communautaires, de « main lourde » et de « main légère », présentes également dans d’autres contextes [Van Staa, Hardon, 1996, p. 23]. La question de la santé des vaccins est alors éludée. Ce soignant explique ainsi :

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« Ce n’est pas un problème de vaccin ou de technique mais un problème de personne. Certains ne maîtrisent pas alors que c’est important. Ils ont la main lourde. Il y a des personnes douces et d’autres avec la main lourde, ce n’est pas une question de formation. »

32 L’ensemble des qualités nécessaires attendues d’un vaccinateur pour éviter de provoquer des effets indésirables constitue la notion de « main légère » et renvoie aussi à la conception locale de teranga. Celle-ci désigne littéralement l’hospitalité mais peut être comprise au sens large comme le fait d’être accueillant, ouvert. Elle est ici utilisée au sens de douceur et de légèreté dans le geste.

33 Une mère de famille justifiait son choix du vaccinateur en mobilisant cette notion :

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« Je préfère que ce soit le plus âgé des agents de santé qui vaccine mon enfant. Il a la main légère et il sait prendre en charge l’enfant. L’autre agent est trop jeune et brusque, il ne sait pas éviter la douleur. »

35 La perception selon laquelle les qualités personnelles de l’agent vaccinateur assurent la sécurité de la vaccination est aussi communément exprimée par les agents de santé diplômés des formations sanitaires qui justifient leur choix de donner des responsabilités à tel agent de santé communautaire « parce qu’il/elle est très bien », « il/elle sait comment parler avec les mères pour les rassurer », « il/ elle est doux avec l’enfant » ou « il/elle est consciencieux » en pratiquant les gestes techniques. Ce sont ainsi les attitudes de l’agent vaccinateur à chaque étape de la session de vaccination qui sont ici considérées comme intervenant dans la réussite ou la prise de risque vaccinal – plus que l’acte vaccinal.

36 Les vaccinateurs eux-mêmes ont recours à cette notion s’ils sont affublés de l’attribut de « main légère » tandis que leurs collègues dépréciés la remettent en cause. Ainsi, le jeune homme décrit précédemment comme brusque et conscient de la préférence donnée à son collègue réaffirmait-il l’imputation de la fièvre ou du risque d’abcès aux causes exposées par les agents de santé (efficacité du contenu du vaccin et environnement). Dans un autre centre, une vaccinatrice se référait aux taux de couverture vaccinale de son service – dépassant les 100 % – et aux deux générations de vaccinés – les enfants des enfants qu’elle a vaccinés – qui s’adressent à elles pour témoigner de la reconnaissance sociale de ses compétences. Elle insistait ainsi sur l’imbrication des compétences professionnelles et personnelles qui font un bon vaccinateur au regard de la communauté. Sa collègue, laissée pour compte dans ce jeu de reconnaissance sociale du vaccinateur, répliquait alors vivement : « comme si tu étais la seule à savoir faire la vaccination ici ! », réaffirmant ainsi le critère de savoir-faire technique.

37 Cohabitent donc au niveau local, au sein même des équipes soignantes, deux logiques de reconnaissance des qualités d’un vaccinateur : une logique officielle qui repose sur les compétences professionnelles acquises par la formation et une logique locale qui associe performance professionnelle et qualités personnelles. L’importance de la distinction entre un « bon » et un « mauvais » vaccinateur se comprend notamment par le fait qu’être évalué positivement permet une progression dans la hiérarchie professionnelle, par des opportunités de formation en partie financées par les comités de santé. Le refus d’une partie des professionnels de santé diplômés, et officiellement seuls autorisés à vacciner, à voir légalisées les pratiques informelles des agents de santé communautaire se fait en réaffirmant l’importance des compétences professionnelles acquises par la formation. Un responsable du syndicat des infirmiers l’exprimait ainsi :

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« les diplômés ne trouvent pas d’emploi, comme il n’y a pas de création de postes ! Dans ces conditions, on ne peut pas accepter que les tâches soient confiées aux agents de santé communautaire qui ne sont pas formés. C’est notamment risqué, puisqu’ils ne sont pas formés à la gestion des risques de MAPI. »

39 Ainsi donc les vaccinateurs doivent-ils aussi répondre à la logique officielle de reconnaissance de leurs compétences professionnelles pour assurer la pérennité de leur statut.

40 Dans le même temps, dans le contexte des structures de santé au Sénégal où le fonctionnement au quotidien repose sur le principe de la délégation des tâches, un moyen sûr de rester dans une structure de santé est d’accepter d’occuper un poste dont personne ne veut. Compte tenu des dynamiques organisationnelles, se produit un décalage entre l’organigramme officiel et l’organigramme réel à l’échelle de la structure de santé. Comme l’affirme Anselm Strauss : « Les règles qui régissent les activités des divers professionnels tandis qu’ils accomplissent leurs tâches sont loin d’être exhaustives ou clairement établies. » [1992, p. 92] Ceci implique la nécessité d’une négociation continuelle et participe aux brouillages des frontières de l’action. Ce flou est exacerbé dans le contexte des structures de santé au Sénégal par la diversité des trajectoires professionnelles, un accès inégal aux ressources, des enjeux de positionnement professionnel et des conflits où chacun tente de tirer son épingle du jeu. Le décalage entre statut et fonction participe à une redéfinition des postes, dont l’un des principes majeurs paraît fondé sur la délégation des tâches des professionnels aux non-professionnels. Comme le montre Everett Hughes [1996], chaque profession comporte en effet une part d’activités jugées dégradantes, qualifiées de « sale boulot », qui sont déléguées au personnel situé au bas de la hiérarchie. Dans ce contexte, ce « sale boulot » faisant l’objet de délégation ne comprend pas seulement des activités jugées proprement dégradantes mais aussi, dans des configurations variables selon les professionnels et les structures, un ensemble d’actes « routiniers » ou considérés comme « ennuyeux » alors qu’ils touchent directement à la relation thérapeutique [Hane, 2010]. Ainsi « maîtriser » la vaccination permet une reconnaissance à l’extérieur de la structure de santé de la part des mères qui demanderont à ce que tel agent soit le seul à vacciner ses enfants. Le prolongement du jeu social dans le cercle professionnel renforce la légitimité de cet agent à occuper ce poste.

Prévenir le risque : pratiques et attitudes face à la vaccination

41 Pour prévenir les manifestations perçues comme bénignes, les mères utilisent le bleu de méthylène ou bien administrent un antalgique à leurs enfants après la séance de vaccination. Le recours à ces pratiques est conseillé par les agents de santé communautaire ou peut être acquis par expérience avec des enfants plus âgés ou parmi leur entourage. En plus de l’automédication, certaines mères ont recours aux tradithérapeutes pour des massages qui soulageraient les enfants.

42 Les autres risques perçus – non liés à l’efficacité du vaccin – conduisent à plusieurs pratiques et attitudes chez les parents, souvent sur conseil des professionnels de santé et des agents de santé communautaire. La méfiance exprimée par certains envers la qualité des vaccins du PEV ou de leur acheminement conduit ceux qui le peuvent à se tourner vers le secteur privé de la santé. Les contraintes d’accès à ce secteur peuvent être décrites en termes de coût (du vaccin à acheter en pharmacie et de la prestation médicale) ou de présence de l’offre de soins (pharmacie et professionnel de santé privé). Ainsi, à Dakar, assiste-t-on au développement d’un système privé de vaccination. Un interlocuteur décrivait comment les pharmaciens peuvent être sollicités par leurs clients pour effectuer eux-mêmes l’injection afin de minimiser le risque de rupture de la chaîne de froid nécessaire à la conservation du vaccin. Un parent avait quant à lui recours à deux professionnels différents selon une pratique consistant à acheter le vaccin en pharmacie et à solliciter directement le responsable du centre de santé (le plus diplômé et expérimenté).

43 Cette combinaison – acheter dans le privé/solliciter le chef de centre – introduit la deuxième pratique, la plus commune : choisir son vaccinateur lorsque le centre offre plusieurs possibilités. Cette pratique découle de la perception précédemment décrite selon laquelle la sécurité de la vaccination repose sur les qualités/compétences du vaccinateur. Ainsi, celui bénéficiant de la réputation de teranga et de « main légère » sera choisi de manière préférentielle. Dans les deux sites où nous avons enquêté, à la question « avez-vous une préférence pour un vaccinateur ? », la réponse était quasi unanime pour désigner le même vaccinateur.

44 Mais ces précautions ne suffisent pas à apaiser les craintes : certains refusent de faire vacciner leurs enfants car, de leur point de vue, le rapport risque/bénéfice de la vaccination n’est pas équilibré. Une mère expliquait ainsi avoir refusé de faire vacciner ses cinq enfants après un essai avec son premier né. Les pleurs de son enfant lors de l’injection et les effets secondaires qui ont suivi – bien que bénins d’un point de vue clinique – lui apparaissent plus importants que ce qu’elle perçoit comme un faible risque pour ses enfants de souffrir des maladies prévenues. Ailleurs, un père de famille ayant développé la poliomyélite – selon lui après avoir été vacciné – refuse le risque d’exposer ses enfants à la même expérience.

45 D’autres encore diffèrent de plusieurs mois la vaccination de leur progéniture. Cette idée rejoint les stratégies des parents qui repoussent le moment de la vaccination, si les enfants manifestent à leur sens une certaine fragilité.

46 Ainsi la vaccination est perçue comme un acte important, présentant des risques à prévenir ou à négocier ou même à éviter absolument par le refus, y compris au risque d’être marginalisé par son entourage. En effet, face à de telles réactions, les voisins, proches, agents de santé et autorités se mobilisent pour tenter de préserver l’objectif d’immunité collective.

La gestion communautaire du risque : réaliser le projet de santé publique et préserver l’équilibre social

47 La gestion communautaire des perceptions locales du risque de la vaccination est exprimée par les parents ayant une attitude de refus et par ceux qui, bien qu’hésitants, acceptent de faire vacciner leurs enfants. Un entretien – d’abord individuel conduit avec une mère de famille acceptant la vaccination, puis devenu collectif du fait de l’intervention de deux autres femmes – a ainsi mis en évidence le mécanisme d’« invisibilisation » des manifestations cliniques imputées localement à la vaccination.

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« – Le chercheur : Vos enfants ont déjà eu des problèmes après une injection ?
– La mère interrogée : Oui, mon fils. Il a reçu un vaccin, il a eu un abcès. Depuis il traîne la jambe.
– Une deuxième femme l’interrompt : Mais non, il est tombé malade, ce n’est pas à cause de la vaccination. Arrête ! Tu vas leur faire des histoires.
– Une troisième femme présente : On ne sait pas toujours pourquoi mais on sait que la vaccination c’est pour le bien de l’enfant.
– La deuxième femme reprend : Ne dis pas ça.
– La troisième femme : Quoi ? Je dis les choses comme elles sont. »

49 Se lisent ici deux arguments clés pour accepter la vaccination et taire la survenue de manifestations cliniques suivant une injection : le vaccin est perçu comme bénéfique pour l’enfant et il convient de ne pas mettre en défaut les agents de son centre de santé, notamment lorsqu’ils sont issus de la « communauté ». Répondant à une question sur les effets secondaires, un père de famille hésitant mais acceptant la vaccination confirme ce mécanisme :

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« – Les effets secondaires, est-ce qu’il arrive qu’il y en ait ?
– Oui. J’ai un copain qui a eu un problème après avoir été vacciné, il s’est mis à boiter. C’était dans les années 81-82. D’après le médecin il a bougé quand on lui a fait l’injection et celui qui l’a fait a dû toucher un nerf. Il y a trois personnes comme ça rien que dans ce quartier. Mais on continue d’accepter de vacciner les enfants parce que tout le monde a peur des maladies. Ici, on ne porte pas plainte, on dit que c’est Dieu et qu’on ne peut pas porter plainte comme nous sommes des voisins, qu’on vit ensemble. La vérité c’est qu’on n’a pas le choix. On ne sait pas ce qu’on donne à nos enfants et on ne peut rien faire si ça ne se passe pas bien ».

51 Les parents sont partagés entre la nécessité de protéger leurs enfants de maladies graves contre lesquelles ils savent les vaccins efficaces et la crainte des MAPI, crainte souvent tue parce qu’ils subissent la pression des autorités locales et sanitaires dès lors qu’ils sont identifiés comme refusant la vaccination. Un père adoptant cette attitude a ainsi reçu la visite de l’infirmier-chef de poste et du médecin chef de district ainsi que celle d’un représentant du préfet. De plus, la figure du soignant comme détenteur du savoir médical reste importante. Souvent les usagers n’osent pas poser de questions ou interpeller les vaccinateurs sur les produits qui sont injectés à leurs enfants.

52 En cas de plainte ou de refus de la vaccination, sur nos lieux d’étude, le vaccinateur se rend en premier lieu dans le foyer récalcitrant. Puis, l’infirmier-chef de poste ou le médecin chef de district interviennent afin d’éviter la plainte de la famille du patient victime, corroborant ce que Janice Graham a décrit comme une volonté de préserver les personnels de santé de toute complication [Graham et al., 2012] alors qu’ils sont incriminés pour des erreurs professionnelles. Le reporting des MAPI est perçu comme pouvant conduire à des représailles pour les vaccinateurs et leurs supérieurs, et ce d’autant plus si les premiers sont des agents de santé communautaire non autorisés officiellement à procéder à des injections vaccinales. L’infirmier-chef de poste ou le médecin chef de district interviennent alors en demandant aux parents de considérer l’apport de l’agent communautaire à la santé des habitants malgré les erreurs commises – décrites comme rares.

53 La confusion des rôles et des statuts des agents de santé communautaire entraîne une redéfinition des rapports de pouvoir et d’autorité qui se trouvent confisqués par les références aux valeurs sociales. La délégation des tâches est facilitée par une culture organisationnelle où les règles professionnelles s’effritent. Les références biomédicales sont reléguées à la périphérie de la pratique. Le décalage des fonctions vers le bas qui en résulte s’accompagne souvent de la banalisation des actes médicaux dont la conséquence est une survalorisation des fonctions du personnel communautaire. Concrètement, la réalisation de gestes médicaux par des agents, au mieux formés sur le tas, vide de leur sens des actes jusqu’alors réservés aux professionnels. On note une dilution de l’autorité et l’émiettement des responsabilités en cas de reconnaissance des MAPI.

54 Est aussi exprimée une responsabilité partagée par l’ensemble des membres de la communauté (personnels de santé, familles, autorités locales dont le comité de santé), lesquels sont ceux qui recrutent les agents de santé communautaire et leur font confiance.

55 Ceux qui n’acceptent pas ces arguments et refusent la vaccination racontent un fort sentiment de marginalisation ou de jugement négatif de la part de leur entourage. Ceux qui sont convaincus des risques de vaccination ne fléchissent toutefois pas, comme l’exprimait cette mère de famille refusant les vaccins :

56

« Même ma belle-sœur que j’aimais beaucoup venait régulièrement me voir pour dire de vacciner les enfants pour leur santé. Quand elle est décédée, je me suis dit que j’allais le faire pour lui rendre hommage parce que je l’aimais beaucoup. Mais finalement je ne l’ai pas fait. Je ne veux pas prendre ce risque. »

57 En se référant à l’importance de son affection pour sa belle-sœur et l’acte symbolique qu’aurait représenté la vaccination de ses enfants suite à son décès, cette mère de famille exprime la force de sa certitude de faire le bon choix en refusant la vaccination.

58 Dans le mécanisme d’invisibilisation des MAPI se lit une évaluation des risques/bénéfices à dénoncer. On devine ici l’absence de bénéfices directs ou indirects pour les agents de santé comme pour les familles à faire « remonter » ce qui est communément présenté comme des erreurs à pardonner. Les risques, quant à eux, sont notamment l’interruption de l’offre de soins de proximité alors que, comme cela a déjà été décrit en contexte rural sénégalais dans le cas d’essais cliniques, le consentement des participants à des études – qui pourraient être ici de pharmacovigilance – est conditionné par l’assimilation de ces interventions à des projets d’aide [Coudert, 2011 ; Ouvrier, 2011]. Or, dans le cas de la vaccination par les agents de santé communautaire, il est déjà question d’aide et de dévouement au bénéfice de la population.

Conclusion : de la nécessité de mieux prendre en charge les MAPI dans les politiques de vaccination

59 L’efficacité des politiques et programmes de vaccination n’est plus à démontrer : la vaccination apparaît comme le plus important moyen de prévention et d’éradication des maladies au xxi e siècle. Cependant, la question des manifestations postvaccinales reste problématique et nos données tendent à montrer leur importance dans la définition et les perceptions de la vaccination aussi bien chez les agents de santé que parmi les populations. Les personnels de santé relativisent les MAPI en s’appuyant sur une perspective coût/bénéfice qui met en balance le faible pourcentage de risques de MAPI et le nombre de vies sauvées par l’éradication de maladies graves. Au niveau local, plusieurs logiques cohabitent. Les familles agissent en pensant au bien individuel de leur enfant. Ils évaluent le risque/bénéfice pour l’enfant en fonction de leur perception de la vaccination et des manifestations qui la suivent ainsi que de leur confiance dans la sûreté du vaccin et dans les qualités et compétences du vaccinateur.

60 Les instances communautaires (entourage social, comité de santé, agents de santé, voire agents de sécurité) interviennent quant à elles pour préserver tant le projet de santé publique – qui repose sur la compliance [9] des familles avec des enfants à vacciner – que la cohésion communautaire permise par la confiance et l’acceptation des agents de santé communautaire qui assurent l’existence de l’offre de santé en dépit du manque de ressources humaines.

61 Comme nous avons pu le démontrer, le risque de manifestations postvaccinales influence les comportements des familles face à la vaccination. Certaines renégocient le calendrier vaccinal ou refusent de vacciner leurs enfants. La difficulté de faire admettre les MAPI comme failles du dispositif du fait de la gestion communautaire de ces dernières et de leur absence de reporting rend leur prise en charge plus complexe. Les familles sont souvent désemparées et acceptent, par résignation, les « jambes qui traînent » qu’ils imputent localement à la vaccination.

62 Rappelons qu’il est ici question de contextes où la prise en charge des handicaps reste problématique. Les handicapés sont souvent exclus, du fait du manque d’aménagements spécifiques dans les espaces publics, et réduits à la mendicité. Les manifestations postvaccinales, dépeintes comme statistiquement anecdotiques ou non documentées, peuvent ainsi influencer considérablement les expériences de vie des individus.

63 Le manque d’études de pharmacovigilance depuis la base de la pyramide sanitaire ne permet de conclure ni sur la récurrence effective de ces manifestations ni sur la corrélation entre celles-ci et l’acte vaccinal. Ce type d’études apparaît toutefois nécessaire pour permettre, selon les résultats, d’apaiser les craintes des parents et prévenir les refus de vaccination ou, le cas échéant, de prendre en charge les conséquences des manifestations postvaccinales lorsqu’elles sont avérées. Une étude épidémiologique combinée à une enquête anthropologique à l’échelle du district sanitaire et portant spécifiquement sur les MAPI serait ainsi essentielle pour permettre d’identifier les défis pour des procédés vaccinaux sans risques, pouvant faire concorder les objectifs globaux de protection universelle infantile et les attentes individuelles.

64 Avant d’entreprendre une telle étude, il conviendrait de réfléchir à ses bénéfices directs et indirects pour motiver la participation des acteurs locaux. Les agents de santé, vaccinateurs et responsables, devront en effet percevoir les avantages à reporter ce qui risque de leur être reproché en tant qu’erreur ; et les familles devront aussi tirer un bénéfice de leur transgression des règles de conciliation « entre soi ». Pour les premiers, les avantages pourraient être la progression de carrière de ceux qui communiquent les données cliniques des cas de MAPI avec précision et diligence ; et pour les secondes, le bénéfice serait la prise en charge financière des soins dont l’enfant aurait besoin.

65 La formation serait également un élément non négligeable dans la compréhension et la prise en charge des MAPI. Pour faire de « bons » vaccinateurs, il est communément admis que ceux-ci doivent être formés aux gestes techniques d’injection, au suivi des MAPI et qu’ils fassent preuve de compétences personnelles pour prendre soin des enfants reçus. Ces pistes de réflexion venue des participants à cette étude pourraient servir à améliorer la formation des agents de santé communautaire et celle des soignants diplômés.

Notes

  • [*]
    Docteur en anthropologie, enseignante-chercheure, chef du département de sociologie, université de Ziguinchor, chercheure associée à l’unité mixte internationale Environnement, santé et sociétés (UMI 3189 ESS).
  • [**]
    Docteur en anthropologie, expert anthropologue, Agence de médecine préventive.
  • [1]
    Nous remercions les relecteurs pour la richesse de leurs commentaires et indications. La réflexion partagée ici est basée sur des données produites dans le cadre d’une étude de l’Agence de médecine préventive (AMP). Anaïs Colombini et Brad Gessner ont contribué à l’écriture du protocole de cette étude.
  • [2]
    Gavi, ou l’Alliance du vaccin, est une organisation internationale créée en 2000 afin d’assurer aux enfants vivant dans les pays les plus pauvres du monde un meilleur accès aux vaccins nouveaux ou sous-utilisés. Établie à Genève, elle regroupe secteurs privé et public avec comme objectif de faire en sorte que les enfants aient un accès égal aux vaccins, quel que soit leur lieu de résidence.
  • [3]
    À la suite de cet événement, le processus d’inactivation du virus a été renforcé et de tels cas n’ont plus été rapportés.
  • [4]
    Si telle est la tendance dominante, des équipes de recherche considèrent les expériences des bénéficiaires qui perçoivent un lien entre vaccin et effets secondaires pour en évaluer la pertinence scientifique (clinique/épidémiologique), comme ceux observés par Wyatt. Citons les études sur la corrélation entre hépatite B et sclérose en plaque [Wraith et al., 2003] ou sur la sûreté de nouveaux adjuvants [Tavares Da Silva et al., 2013].
  • [5]
    C’est notamment le cas du Uppsala Monitoring Center, partenaire de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) : www.who-umc.org/DynPage.aspx?id=123391&mn1=7347&mn2=7252&mn3=7254&mn4=7695 (page consultée le 19 janvier 2015).
  • [6]
    Les paralysies suite à des injections intramusculaires ont été décrites dans le traitement du paludisme par quinine [Barennes, 1999] et notamment en contexte rural sénégalais [Franckel et al., 2007, p. 278].
  • [7]
    Voir la page de l’OMS datant du 7 avril 2014 : www.who.int/vaccine_safety/initiative/detection/en/ (page consultée le 19 janvier 2015).
  • [8]
    Au titre de « la participation communautaire », dans la cadre de la politique de recouvrement des coûts, des comités de santé ont été mis en place en vue d’une cogestion des recettes financières générées par les activités des structures publiques de santé. Officiellement, ils ont été créés en 1987 en même temps que l’adoption de l’initiative de Bamako. Chaque centre et poste de santé dispose d’un comité de santé dont les membres sont issus du milieu associatif des quartiers. Ces comités ont comme prérogatives de recruter du personnel de soutien pour la vente des tickets et des médicaments de la pharmacie, le nettoyage, etc. Il arrive que des comités de santé soient en mesure de recruter du personnel médical : médecin, infirmier, sage-femme.
  • [9]
    Entendu comme respect strict des prescriptions médicales.
Français

La sûreté vaccinale est une priorité de l’agenda international, notamment pour assurer l’adhésion des populations à l’éradication des maladies par la vaccination des enfants. Malgré les moyens mis en œuvre, le système de reporting depuis les pays est régulièrement décrit comme défaillant. Cet article propose de montrer comment l’invisibilité des manifestations postvaccinales indésirables (MAPI) – et plus particulièrement les paralysies suivant les injections intramusculaires – est créée depuis le milieu rural sénégalais, tant par les agents de santé du fait de leur organisation officieuse que par les familles de peur de se voir marginalisées.

Mots-clés

  • vaccination
  • MAPI
  • Sénégal
  • enfant
  • paralysie

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Fatoumata Hane [*]
  • [*]
    Docteur en anthropologie, enseignante-chercheure, chef du département de sociologie, université de Ziguinchor, chercheure associée à l’unité mixte internationale Environnement, santé et sociétés (UMI 3189 ESS).
Élise Guillermet [**]
  • [**]
    Docteur en anthropologie, expert anthropologue, Agence de médecine préventive.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 01/12/2016
https://doi.org/10.3917/autr.074.0101
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