CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Entre 1980 et 2000, le Pérou est secoué par un violent conflit qui provoque la mort de près de 70 000 personnes [1]. Deux mouvements révolutionnaires, le Parti communiste péruvien Sentier lumineux (PCPSL) et le Mouvement révolutionnaire Tupac Amaru (MRTA) prennent tour à tour les armes dans le but de renverser le pouvoir en place alors que le pays achève sa transition vers la démocratie après une longue période de dictature militaire (1968-1979). C’est dans le département andin d’Ayacucho, situé au centre-sud, l’une des zones les plus pauvres du Pérou, que débutent les premières actions armées menées par le PCPSL. Les forces de l’ordre locales se trouvant vite débordées par les premiers affrontements, le gouvernement fraîchement élu de Fernando Belaunde fait rapidement le choix d’en appeler aux forces armées afin d’éradiquer les guérillas. Les militaires déployés dans les zones de conflit ont alors recours aux arrestations arbitraires, exécutions extrajudiciaires et massacres de masse, ayant pour résultat une véritable escalade de la violence et la polarisation de la population civile prise alors entre les forces de l’ordre et les militants du PCPSL [Uceda, 2004]. C’est dans ce contexte qu’émergent les premières organisations d’autodéfense, qui prennent la forme de milices paysannes formées dans les zones rurales situées dans les régions les plus affectées par le conflit afin de collaborer avec les forces armées dans la lutte contre-insurrectionnelle.

2 Ces milices, connues sous le nom de comités d’autodéfense (CAD), développent tout un ensemble d’activités requérant la participation de la population. La défense de la communauté devient ainsi la pierre angulaire de l’organisation quotidienne et un devoir pour chacun de ses membres, tous sexes et tous âges confondus, de telle sorte que ces organisations d’autodéfense en viennent à jouer un rôle clé dans la transformation des rapports sociaux au sein des communautés andines à partir desquelles est administré le territoire. La déclaration de l’état d’urgence, qui fait primer le pouvoir militaire sur la justice civile et qui permet de suspendre la plupart des droits constitutionnels, de 1982 à la fin des années 1990, mais aussi le remplacement des autorités traditionnelles par les dirigeants des CAD vont dans le sens d’une véritable militarisation des communautés andines pendant cette période. Or si la plupart des bases militaires installées dans les régions les plus affectées par le conflit sont aujourd’hui fermées, l’histoire de la contribution active des populations locales à la lutte contre-subversive continue de représenter un cadre d’interprétation privilégié pour comprendre les différents enjeux actuels des sociétés andines au Pérou, notamment au niveau de la reconnaissance légale des communautés paysannes et indigènes, du contrôle territorial et de l’exploitation des ressources.

3 La participation des femmes dans les CAD a été mise en évidence à plusieurs reprises. Le rapport final de la commission Vérité et réconciliation (CVR), dont une partie est consacrée à souligner le rôle des organisations d’autodéfense dans la résolution du conflit, mentionne ainsi le fait que les femmes des communautés organisées en CAD ont activement participé à ses activités [2]. Le rapport montre par ailleurs comment l’identité du guerrier contre-subversif, construite par les commandos pendant le conflit et qui s’appuie sur une hypermasculinisation du sujet, a contribué à la marginalisation des femmes lors de l’élaboration de la mémoire officielle de la guerre contre-révolutionnaire qui célèbre l’héroïsme masculin [3]. En 2005, le Centre de promotion et de développement problationnel [4] (Ceprodep) produit une série de documentaires dont le but est de rendre visibles les multiples facettes de l’expérience féminine de la guerre. L’un d’entre eux, Mujeres en la guerra, est ainsi exclusivement consacré à la participation des femmes à la lutte contre-subversive [5].

4 Malgré cela, il existe encore peu de recherches de fond sur l’implication concrète des femmes dans les CAD et la façon dont elle a éventuellement influencé l’organisation des rapports sociaux dans les communautés paysannes et plus généralement dans la société andine. Le statut de « combattant » est en effet resté relativement problématique au Pérou dans la mesure où il n’a jamais fait l’objet de définition officielle et reste réservé aux membres des forces armées, tandis que les militants du PCPSL et du MRTA étaient légalement considérés comme des « terroristes ». Dans ce contexte, les CAD ont été laissés dans une sorte de flou juridique, et ce malgré leur reconnaissance officielle au tournant des années 1990 [6].

5 Alors que les CAD ont été formés avant tout par des populations historiquement tenues en marge de la communauté nationale en raison de leurs origines ethniques, la discrimination sociale, et raciale, qui structure l’organisation des rapports sociaux au Pérou participe d’une certaine discréditation du rôle tenu par la population civile dans la résolution du conflit armé. Certains de leurs membres ont en effet été à plusieurs reprises reconnus comme étant responsables de nombreuses violations de droits de l’homme, ce qui les a affligés d’une mauvaise réputation auprès des diverses organisations de la société civile qui interviennent sur la scène de l’après-conflit. Dans un tel contexte, il semble difficile pour les femmes ayant participé aux CAD de revendiquer leur statut d’ex-combattantes, et c’est donc avant tout au travers d’une revalorisation de l’action collective féminine expérimentée pendant le conflit qu’elles réussissent à s’imposer en tant qu’actrices du processus de paix.

6 Dans cet article, je chercherai à montrer que c’est en effet avant tout en tant que victimes du conflit, et non ex-combattantes, que les femmes parviennent à faire valoir leur expérience de la guerre et à asseoir leur légitimité en relation avec les différentes initiatives locales et nationales menées dans le cadre de l’après-conflit. L’objectif est ainsi de s’interroger sur le glissement qui s’opère entre l’identité de combattante qui existe pendant le conflit et le statut de victime qui va par la suite le remplacer. Je tenterai ainsi tout d’abord de proposer une description du rôle tenu par les CAD pendant le conflit armé et de la participation des femmes aux activités d’autodéfense. Dans un deuxième temps, je montrerai comment on assiste, lors de la résolution du conflit, à un sensible effacement de l’expérience combattante féminine de la mémoire collective au profit d’une réhabilitation de normes de genres. Ces dernières se voient en effet (re)constituées notamment au travers des différents programmes sociaux menés dans l’après-conflit. Cette analyse s’inscrit dans une recherche plus large sur la participation des femmes ex-combattantes à la construction sociale du post-conflit au Pérou et en Colombie. En ce sens, cet article propose avant tout d’ouvrir de nouvelles pistes de réflexion sur les questions de genre et de développement en contexte de post-conflit.

7 Mes propos s’appuient pour l’essentiel sur trois séries d’enquêtes de terrain réalisées dans le département d’Ayacucho entre 2006 et 2010 [7]. Les deux premières, qui correspondent à une série d’allers-retours entre Lima et le département d’Ayacucho [8], ont été menées dans le cadre de ma recherche doctorale sur la participation des femmes au conflit armé soutenue à Paris en 2009. L’objectif était alors de comprendre les différents modes d’implication de ces dernières dans le conflit, en cherchant à en évaluer la continuité suite à sa résolution. Le troisième terrain, mené en 2010 [9], a été réalisé conjointement avec Nora Nagels, dans le cadre de sa recherche doctorale sur les « programmes de tranferts conditionnés au Pérou et en Bolivie » soutenue en 2012. Ce dernier terrain collectif m’a permis de réactualiser les données obtenues précédemment tout en m’ouvrant à de nouvelles perspectives : il n’était alors plus tant question de s’intéresser à l’expérience des femmes pendant le conflit qu’aux rôles qui leur étaient attribués dans le cadre des programmes sociaux menés dans l’après-conflit. Pour chacune de ces enquêtes ont été analysés huit récits de vie de femmes habitant ou ayant habité dans la région d’Ayacucho pendant le conflit, parallèlement à plusieurs observations participantes, notamment lors d’une réunion de la Fédération départementale des clubs de mères d’Ayacucho (Fedecma) en avril 2006, mais aussi à l’occasion d’ateliers de formation réalisés par des organisations non gouvernementales (ONG) comme le Ceprodep en 2007.

Figure 1

Frise chronologique du conflit armé péruvien

Figure 1

Frise chronologique du conflit armé péruvien

Notes : a Parti communiste péruvien Sentier lumineux ; b comités d’autodéfense ; c commission Vérité et réconciliation.
Sources : d’après la périodisation proposée par la commission Vérité et réconciliation.

La contribution de la population civile à la lutte contre-subversive : vers une évolution des rapports de genre

Des organisations fortement influencées par les pratiques militaires

8 Les premiers comités d’autodéfense apparaissent au début des années 1980 dans la vallée des fleuves Apurimac et Ene (VRAE), au nord du département d’Ayacucho, pour s’étendre peu à peu sur l’ensemble du département et des régions déclarées en état d’urgence. Alors que dans certains cas les CAD se mettent en place avec l’appui de l’armée dans un esprit de collaboration et de relative autonomie, dans d’autres ils peuvent être institués de force et être totalement contrôlés par les militaires qui vont organiser leur fonctionnement et nommer leurs représentants. Si ces organisations d’autodéfense paysannes correspondent par ailleurs en grande partie à une stratégie d’action contre-subversive élaborée et transmise par l’armée américaine [Taylor, 1997], ils ne sont cependant pas seulement le résultat de l’importation d’une stratégie militaire. Il existe en effet depuis la fin des années 1970 dans le nord du Pérou des « rondes paysannes » (rondas campesinas), formées à l’origine afin de lutter contre le vol de bétail ; ces rondes sont venues par la suite combler le vide d’autorité laissé par la réforme agraire de 1969 et la dissolution des grandes haciendas [Pérez Mundaca, 1998].

9 Or, bien qu’elles émergent aussi en contexte de crise, comme après les inondations de 1983 [Huber, Appel, 1990], ces rondes paysannes du nord du Pérou se distinguent clairement des CAD formés à Ayacucho en ce qu’elles affichent une autonomie réelle vis-à-vis des forces de l’ordre et qu’elles se constituent comme des acteurs clés de l’administration locale [Piccoli, 2009]. Les deux types d’organisation bénéficient en outre d’une reconnaissance légale bien distincte. Si le statut juridique actuel des rondes paysannes s’inscrit ainsi dans le cadre de la convention 169 de l’Organisation internationale du travail (OIT) relative à la reconnaissance des peuples indigènes (1989), les CAD quant à eux vont être reconnus légalement en 1991 par le biais d’un décret institutionnalisant leur participation au conflit, assumant ainsi un véritable rôle dans la lutte contre-subversive menée par l’État péruvien. Or bien que des auteurs comme Carlos Degregori, Ponciano Del Pino ou José Coronel aient souligné l’importance de ces organisations dans la résolution du conflit [Degregori et al., 1995], ce sont avant tout les forces de l’ordre (police et armée) qui sont considérées par l’ensemble de l’opinion comme les véritables vainqueurs de la guerre. Cet effacement du rôle prédominant des CAD dans la lutte contre-subversive conduit de fait à ce que s’établisse une certaine confusion entre les organisations civiles formées sur le modèle des rondas campesinas du nord et celles s’étant mises en place dans le seul objectif d’assurer une autodéfense armée.

10 Les CAD émergent dans un contexte de déstructuration de l’organisation traditionnelle des communautés andines qui subissent un véritable choc démographique. Entre 1980 et 1997, près de 600 000 personnes sont ainsi parties s’installer dans les périphéries urbaines, la grande majorité d’entre elles étant originaires des départements du centre-sud du pays (Ayacucho, Huancavelica, Apurimac), les plus affectés par le conflit [Coral Cordero, 2002]. À cela s’ajoute la hausse vertigineuse de la mortalité causée par les massacres répétés perpétrés par le PCPSL et les forces armées. Certaines communautés ont été alors totalement abandonnées tandis que la majorité d’entre elles doivent faire face à un véritable vide du pouvoir du fait de l’absence des autorités traditionnelles, particulièrement ciblées par le PCPSL. Les CAD, dont la légitimité se voit renforcée par leur collaboration avec les forces armées, en sont donc venus tout logiquement à remplacer les autorités locales et à imposer leurs modes d’organisation à l’ensemble de la communauté en en dictant une logique militaire qui organise le quotidien de tout un chacun en fonction de la guerre. Des règles strictes sont ainsi mises en place dont l’objectif est d’assurer la bonne marche des activités d’autodéfense ; et toute personne les enfreignant est drastiquement punie.

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« C’était une vie sacrifiée. Les paysans devaient abandonner leurs terres et se soumettre à une vie militarisée, avec des exercices, des entraînements et des excursions de plusieurs jours, seuls ou avec les militaires. Vivre entre les barricades qui entouraient les communautés, faire la surveillance tous les jours dans les tours de guet, contrôler les entrées et sorties avec des passes, se réunir tous les jours et hisser le drapeau, tout cela implique l’incorporation d’un ordre militaire, avec ses codes spécifiques et l’altération des rythmes de vie, au quotidien, de telle façon que dans certains cas jusqu’à aujourd’hui, cela leur [aux communautés] coûte de rétablir l’ordre antérieur [10]. »

12 Si les forces principales des CAD sont réunies au sein de commandos qui effectuent régulièrement des patrouilles aux alentours de la communauté, parfois durant plusieurs jours, l’autodéfense reste l’affaire de tous, hommes, femmes et enfants. Ces activités ne se restreignent par ailleurs pas aux seules fonctions militaires, mais intègrent aussi tout un ensemble de tâches reproductives qui vont être mises au service de la matrice contre-subversive. C’est ce que révèle le récit de Reyna, veuve du président du CAD de sa communauté situé près de Huanta dans le département d’Ayacucho :

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« En fait on faisait tous partie de la ronda [le CAD], on ne vivait plus dans la maison, on dormait tous au même endroit, par exemple on disait “cette nuit on dort là” et donc pendant qu’on se regroupait la nuit les hommes patrouillaient. Puis ensuite on a construit des petites cabanes pour ne pas à avoir à dormir dans la maison, car c’était la mort assurée. La nuit, les militaires viennent et ils te tuent, et les terroristes viennent et ils te tuent. Mais le jour on redescendait au village pour travailler la terre. Mais ceux qui ne participaient pas à la ronda étaient sanctionnés. Les militaires venaient tout le temps pour faire l’appel [11]. »

14 Les femmes ont alors joué un rôle essentiel dans la lutte contre-subversive, en assurant notamment le support logistique des CAD, mais aussi en représentant une véritable force du travail militaire assumé par les CAD.

La contribution des femmes à la lutte contre-subversive

15 La contribution des femmes aux CAD comporte plusieurs aspects. Dans la grande majorité des cas, leur rôle est avant tout de permettre aux ronderos qui composent les commandos de se dédier exclusivement à leurs fonctions d’autodéfense. Elles sont alors chargées de fournir leurs aliments et de préparer leurs repas, mais aussi de s’occuper des jeunes enfants ou des personnes âgées et d’assurer le maintien d’une économie de subsistance en cherchant notamment une alternative à l’extrême précarité causée par la violence politique.

16 Outre leur assignation aux tâches reproductives, les femmes des communautés paysannes ont pour mission de surveiller les abords du village en même temps qu’elles conduisent le bétail aux pâturages alentour. Un film documentaire réalisé par Felipe Degregori en 2005 sur la participation des femmes paysannes aux CAD [12] montre qu’elles étaient dans certains cas chargées d’avertir les autres membres de la communauté en entonnant un harawi (chant traditionnel andin), devenu un véritable code grâce auquel elles peuvent indiquer non seulement le nombre de personnes qu’elles voient s’approcher, mais aussi préciser s’il s’agit de militaires ou de membres du PCPSL. Ces faits sont confirmés par Reyna qui raconte que les membres de sa communauté avaient en effet mis en place tout un système permettant d’en assurer la surveillance permanente : « On donnait des noms de codes à chacune des cabanes de surveillance. Quand un suspect arrivait, on devait crier “chat !”, “chien !”. » Les femmes composent par ailleurs l’« arrière-garde » des ronderos, armées de pics, de frondes et de bâtons, défendant le village en l’absence des hommes lorsqu’ils partent pour des patrouilles de plusieurs jours.

17 Dans certains cas, les femmes participent directement aux activités militaires développées par les CAD en intégrant les patrouilles, voire en formant leurs propres commandos féminins. Cela a été le cas d’Irené, habitante du village de Tambo :

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« Si, nous les femmes, nous avons participé, ils nous ont même donné des armes […]. Et n’importe laquelle de mes quinze camarades sous mon commandement on était capable de sauter, former une patrouille, des choses comme ça, n’importe quoi pour nous défendre […] [13]. »

19 Des commandos féminins ont ainsi vu le jour dans plusieurs communautés et semblent avoir été capables d’influencer certaines décisions collectives, notamment dans le cadre du traitement à réserver aux individus faits prisonniers pendant les patrouilles, soupçonnés d’être des militants du PCPSL. Corina, une ancienne rondera qui faisait partie d’un commando de femmes au début des années 1990 dans le VRAE raconte ainsi comment, alors qu’elles avaient procédé à l’arrestation de cinq personnes (un couple et trois enfants), les femmes avaient dû s’opposer fermement aux hommes afin de garder la mère et les enfants (trois petites filles) sous leur surveillance et empêcher que toute la famille ne soit exécutée :

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« Ils [les dirigeants du CAD de sa communauté] allaient les tuer, alors nous ce qu’on a fait c’est leur dire que c’était nous qui avions trouvé ces gens […]. Ils allaient les tuer et on a discuté entre nous les femmes et je suis allée voir le commando des hommes, pour leur dire que ce n’était pas juste, que c’était nos détenus, que c’était nous qui les avions amenés […]. On les a eus plusieurs jours et on n’a pas permis qu’ils soient torturés et les filles violées [14]. »

21 Malgré l’existence de ces patrouilles féminines, la participation aux activités militaires des CAD reste le plus souvent assumée comme une contrainte. Dans certaines communautés, les femmes n’ayant pas d’hommes pour les « représenter » au sein du CAD sont ainsi tenues d’y participer, après que tous les hommes valides aient été recrutés de force par le PCPSL à la fin des années 1980, ne laissant que les personnes âgées, les veuves et les enfants en bas âge. Lorsque les forces armées entrent peu de temps après pour mettre en place un CAD, ils se voient ainsi obligés de donner des armes aux personnes âgées et aux veuves [15].

22 Dans la majorité des cas, ce sont les militaires présents dans la zone qui décident de l’organisation hiérarchique des CAD. Il leur est ainsi arrivé de nommer spontanément des femmes à leur tête, comme Haydée, originaire d’une communauté située près de Huanta dans le département d’Ayacucho. Après avoir été harcelée pendant des mois par les militaires, Haydée est en effet nommée à la fin des années 1980 responsable coordinatrice des 26 commandos de son district :

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« Et finalement les choses ont changé, ils ont commencé à réformer les commandos et là les militaires m’ont nommée chef de commandos, des 26 commandos du district, après toutes ces menaces ils m’ont nommée chef des commandos de toute la base ! […] Ils me disent “tu vas être à la tête du commando”, alors que les gens avaient choisi une autre personne. Alors j’ai dit que je ne voulais pas parce que j’avais mes enfants dont je devais m’occuper, et que je vivais à Huanta, mais ils m’ont forcée à accepter [16]. »

24 Les femmes jouent par ailleurs un rôle important en tant que monnaie d’échange entre les membres des communautés paysannes et les militaires installés dans les bases voisines, en étant amenées à y accomplir un certain nombre de tâches reproductives. Ces activités ne se limitent pas à la préparation des repas ou au nettoyage des locaux, mais incluent aussi diverses formes d’exploitation sexuelle, la collaboration entre les militaires et les ronderos impliquant en effet certains « accords » obligeant les femmes à « prêter service » aux troupes [Theidon, 2012].

25 L’intervention des CAD dans la réorganisation des rapports sociaux, et a fortiori des rapports sociaux de sexe, ne s’est ainsi pas seulement exercée au niveau de la réassignation des tâches entre les hommes et les femmes dans le cadre d’une économie tournée vers l’autodéfense, mais a avant tout permis l’imposition d’une logique militaire dans les communautés rurales [Tapia, 1995]. Pendant le conflit, les CAD ont par ailleurs représenté une alternative à la fuite, l’arrestation ou encore l’exécution arbitraire en instaurant de nouveaux liens de sociabilité. Dans certains cas en effet, les ronderos sont rémunérés par la communauté et prélèvent des « bons » journaliers assurant leur rétribution [17]. Il est ainsi possible de penser que les CAD tels qu’ils se développent au Pérou pendant cette période participent de l’instauration d’une économie politique de la guerre dont la remise en question, à la fin du conflit, va représenter un véritable enjeu de gouvernance locale.

Les comités d’autodéfense face au retour de la paix

26 La question du devenir des CAD se pose en effet au début des années 2000, alors que le pays entame à nouveau un processus de transition démocratique. Leur reconversion sur le mode des « rondes paysannes » du nord du Pérou, non militarisées et plus impliquées dans des questions de gouvernance locale, a ainsi été suggérée à plusieurs reprises, notamment par les ONG mobilisées dans le processus de paix. Or, dès le début, les ronderos, sceptiques face à ce dernier, s’opposent très fermement à une telle proposition qui ne sera finalement jamais réellement appliquée [18]. Par ailleurs les (quelques) compensations et indemnisations financières accordées aux ronderos blessés dans le cadre de l’exercice de leurs fonctions – ou à leurs proches en cas de décès – ne sont accordées qu’en 1998 [19]. Dans certaines régions comme le VRAE, la violence armée persiste en raison de l’augmentation du narcotrafic, justifiant le fait que les organisations d’autodéfense continuent d’exercer leurs activités.

27 On assiste ainsi à une apparente multiplication des CAD, et ce alors que la paix est revenue sur la majeure partie du territoire. Des auteurs comme Ivette Castañeda se sont ainsi étonnés de voir leur nombre passer d’environ 4 000 répartis sur tout le territoire au moment de la fin du conflit à plus de 7 000 au début des années 2000 [Castañeda, 2006] [20]. Il est en fait très difficile de réaliser un réel état des lieux des CAD au Pérou à l’heure actuelle. Le ministère de la Défense péruvien, qui se présente comme l’institution publique supposée contrôler et coordonner l’ensemble des comités mobilisés sur le territoire, a notamment pour fonction de répertorier, former et accréditer les ronderos. Or au niveau local, on observe paradoxalement une certaine prise de distance entre l’État et les CAD, plutôt considérés avec méfiance par les pouvoirs publics qui rechignent à les considérer comme de véritables acteurs politiques [Hendrix, 2009]. Par ailleurs, alors que les ronderos se sont montrés extrêmement réticents à l’idée de rendre leurs armes, l’essentiel de leur artillerie est resté en circulation, soit parce qu’un accord a été établi avec les forces de l’ordre, soit parce que ces armes avaient été acquises de façon informelle (marché noir) et appartiennent donc à la communauté.

28 Si certaines colonnes féminines sont parvenues à se procurer quelques fusils pendant le conflit, ce sont les hommes qui ont toujours eu le monopole des armes, converties dès lors en une part importante de l’identité des ronderos. N’en possédant pas ou peu, les femmes se sont trouvées par conséquent exclues de ce processus d’identification et ont été écartées des récits soulignant l’héroïsme des CAD dans leur lutte contre les guérillas, un phénomène que l’on peut également observer sur d’autres terrains, notamment en Afrique [Puechguirbal, 2007]. Or si l’expérience combattante féminine est ainsi généralement passée sous silence, elle n’en a pas moins représenté une opportunité pour les femmes d’expérimenter des formes de mobilisations collectives inédites et d’accéder à de nouveaux espaces d’actions qu’elles vont savoir mettre à profit dans le cadre du post-conflit.

« Vétéranes » ou victimes ? Les organisations de femmes dans l’après-conflit

Une expérience combattante féminine passée sous silence

29 Si dans les zones pacifiées les CAD ont pour la plupart cessé leurs activités d’autodéfense, ils continuent de représenter de véritables symboles de résistance au sein des récits locaux élaborés sur le conflit. Alors que les guérillas du MRTA et du PCPSL ont été considérées dès le départ par l’État péruvien comme des organisations terroristes, l’arrivée au pouvoir d’Alberto Fujimori en 1990 provoque un durcissement de l’ensemble des lois « anti-terroristes » qui avaient été adoptées au début des années 1980. Ce retour à l’autoritarisme coïncide avec la reconnaissance légale des CAD, tandis que le déclin progressif de la violence armée à partir du milieu des années 1990 participe de l’élaboration d’une mémoire officielle au sein de laquelle l’État apparaît comme la principale victime du conflit. Comme le souligne Carlos Degregori, se construit alors une « mémoire salvatrice » hégémonique au sein de laquelle le gouvernement et les forces armées apparaissent comme les grands vainqueurs du terrorisme [Degregori, 2000]. C’est donc aux vainqueurs que s’identifient les ronderos, raison pour laquelle ils revendiquent la reconnaissance, par l’État, mais aussi par leurs concitoyens, de leur statut d’anciens combattants. Cette reconnaissance est alors obtenue au travers d’événements publics ayant lieu dans leurs communautés, comme des levers de drapeau, défilés militaires les jours de fête, inaugurations de lieux de mémoire ou visites de hauts fonctionnaires, qui apparaissent dès lors comme de véritables manifestations de l’économie morale de la reconnaissance telle que définie par Bruno Cabanes et Guillaume Piketty [Cabanes, Piketty, 2007].

30 Les différents récits qui se construisent autour des actions menées par les ronderos pendant le conflit montrent comment leur dimension héroïque peut être atteinte grâce à une certaine forme de mysticisme qui passe par la mise en avant d’une masculinité exacerbée, en grande partie instituée par la pratique des armes [Del Pino, 1992]. La CVR a ainsi montré dans son rapport final comment les ronderos, choisis pour leurs qualités belliqueuses, se donnaient des noms de guerre laissant peu de place à l’équivoque : « Tigre », « Loup », « La Bête », « Centurion » ou encore « Dracula » [21]. Les représentations qui se créent autour du rondero sont belles et bien viriles, et se construisent sur la base d’une étroite association entre l’apologie de la virilité, l’institutionnalisation de l’exercice de la violence armée et un sentiment d’appartenance à la nation. En formant des CAD et en collaborant avec l’armée pour la « défense de la patrie », les ronderos ont en effet dès lors le sentiment d’intégrer une communauté nationale dont ils ont été jusque-là historiquement écartés en raison de leurs origines sociales et ethniques [Theidon, 2003 ; Boutron, 2010]. Les récits de l’expérience combattante des communautés andines, qui cherchent à mettre en valeur le caractère héroïque de leur résistance face aux « terroristes », se saisissent ainsi d’un ensemble de valeurs et de références masculines, ayant pour conséquence l’invisibilisation de la contribution des femmes à la lutte contre-insurrectionnelle.

31 Cette invisibilisation répond par ailleurs en partie à la division qui s’effectue dans la répartition des tâches associées aux activités d’autodéfense entre les hommes et les femmes, telle qu’on l’a décrite plus haut. En ce sens, il est possible de se saisir de la grille de lecture proposée par le concept de division sexuelle du travail en s’inspirant notamment de l’analyse réalisée par Jules Falquet au Salvador [Falquet, 2003]. À l’instar du Front Farabundo Martí pour la libération nationale (FMLN) [22], les CAD pratiquent en effet une certaine ségrégation au sein des activités d’autodéfense entre les hommes et les femmes : aux secondes sont assignées des tâches jugées secondaires et qui sont subordonnées pour la plupart d’entre elles à l’autorité masculine. De même, le risque encouru par les femmes ayant contribué à la défense de leurs communautés pendant le conflit se voit minimisé au profit d’un récit de guerre qui associe étroitement héroïsme et virilité, alors que les violences sexuelles dont elles sont massivement victimes et dont sont responsables les militaires, mais aussi parfois les propres ronderos, agissent au contraire comme un véritable stigmate de l’expérience féminine de la guerre [Bueno-Hansen, 2010].

32 Des auteurs comme Valérie Robin Azevedo ont cependant montré comment les femmes des communautés andines pouvaient produire leurs propres récits de la violence, lesquels viennent fortement nuancer l’héroïsme viril des ronderos, en rappelant notamment la domination exercée sur eux par les militaires, mais aussi leur participation à des actes de violence ayant ciblé les populations civiles, et notamment les femmes. Comme l’observe l’auteure :

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« La coalition et la complicité avec les militaires, dans les vols, les viols, les meurtres et le caractère sanguinaire de certains miliciens lorsqu’ils arrêtaient des paysans de communautés voisines étaient dénoncés sans détour par les femmes qui discutaient entre elles. »
[Robin Azevedo, 2013]

34 Les femmes construisent ainsi des récits alternatifs qui viennent remettre en question ceux officiels à partir desquels s’élaborent les histoires locales de la résistance héroïque des communautés andines face au « terrorisme ». Or si leur parole, qui s’exerce généralement au sein de l’espace privé, vient rarement défier publiquement le récit officiel élaboré par les hommes, cela ne veut pas dire qu’elles ne jouent pas pour autant un rôle central dans la reconstruction de leurs communautés. De fait, les nombreuses organisations de femmes qui existent à l’heure actuelle sont héritières des premières associations qui, formées pendant le conflit, sont devenues de véritables acteurs intermédiaires entre les communautés andines, l’État et les autres organisations de la société civile dans le cadre de la transition vers la paix.

L’apprentissage de nouvelles formes de mobilisation collective

35 C’est avant tout en tant que mères confrontées à la violence et assumant leurs devoirs de protection envers leurs familles que les femmes parviennent à résister individuellement et collectivement à la violence et à l’oubli. Pendant le conflit, le statut de mère de famille a pu en effet apparaître dans certains cas comme une forme de « bouclier » face aux militaires. Haydée se souvient ainsi avoir été libérée après une arrestation parce qu’elle était alors avec son bébé de quelques mois :

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« Mon bébé était en train de pleurer […] ils m’ont relâchée parce que j’avais mon bébé à qui je donnais encore le sein et ils m’ont dit “sois reconnaissante d’avoir un bébé, parce que si tu n’avais pas ton bébé on en aurait fini avec toi” [23]. »

37 Parfois les femmes décident volontairement d’amener leurs enfants en bas âge avec elles afin d’exercer plus de pression sur les militaires. Comme le souligne Irené :

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« Il y avait les fils, les pères, les hommes qui disparaissaient. C’est là où nous les femmes, on a joué un rôle, les femmes portant leurs enfants, portant leurs bébés, on se plantait devant la porte des policiers ou de ceux de la Marine [les militaires], on faisait un bruit d’enfer ils ne pouvaient pas nous toucher. À partir de là, on s’est organisées, pour la disparition de nos proches [24]. »

39 Parallèlement à l’émergence des CAD et en soutien de leurs activités, les femmes ont ainsi commencé à se rassembler afin de mettre en commun leurs moyens de subsistance et de prendre en charge les personnes les plus vulnérables, notamment les orphelins. Ces différentes initiatives leur ont permis de nouer de vastes réseaux de solidarité en formant plusieurs types d’organisations, comme les « clubs de mères » constitués dans les communautés rurales mais aussi les périphéries urbaines. Ces clubs, qui apparaissent au milieu des années 1980, connaissent une institutionnalisation rapide illustrée par la fondation en 1988 de la Fédération de clubs de mères d’Ayacucho (Fedecma). Ces organisations ne se contentent par ailleurs pas seulement de répondre à la précarité grandissante causée par le conflit, mais participent aussi à des événements publics, comme la « marche pour la paix » organisée à Ayacucho en août 1988. Peu à peu, un mouvement organisé de femmes du département d’Ayacucho se met en place, comme le montre le premier congrès départemental des clubs de mères qui a lieu en novembre 1991. En 1995, la Fedecma regroupait environ 1 400 clubs de mères et 80 000 adhérentes, résidentes de zones rurales ou urbaines, étroitement connectées [Venturoli, 2009].

40 Les organisations de femmes dans les communautés andines peuvent représenter pour certaines d’entre elles de véritables tremplins en les amenant progressivement à candidater aux postes de responsabilités collectives de leurs communautés. Irené raconte ainsi comment elle a « gravi les échelons » au sein des organisations de clubs de mères depuis la fin des années 1990 :

41

« j’étais dirigeante de mon quartier d’abord, puis au niveau du district et maintenant de la province. On a fait des choses et maintenant je suis la représentante de la province de La Mar [dans le département d’Ayacucho], comme à l’école, on passe à la classe supérieure ! […] Maintenant je participe aux réunions régionales. Une dirigeante doit passer par les différentes étapes. Et une fois que tu as été une dirigeante de la Fedecma tu peux avoir d’autres fonctions, ne plus retourner au niveau de la province ou de la communauté, tu dois continuer [25]. »

42 Cette nouvelle visibilité de l’action collective féminine sur la scène publique s’accompagne par ailleurs d’une augmentation de la participation des femmes à la gouvernance locale. Le conflit armé, en poussant les hommes à fuir leurs communautés, amène les femmes à les remplacer en assumant des charges publiques desquelles elles étaient traditionnellement écartées. Ces femmes, qui constituent alors à leur tour des cibles privilégiées du PCPSL, deviennent de véritables héroïnes locales, comme Rosa Ludeña, première mairesse du district de Luricocha dans le département d’Ayacucho, après que son prédécesseur ait fui à Lima [Hurtado, 2003]. En étant soit élues par les membres de la communauté n’ayant pas fui dans les zones urbaines, soit désignées par le CAD local, les femmes accédant à une charge publique bénéficient de l’appui de l’ensemble de leurs concitoyens et d’une certaine reconnaissance qui persiste lors du retour à la paix – et ce, même si les hommes cherchent dès lors à récupérer les espaces qu’ils avaient abandonnés pendant le conflit.

43 En assumant des rôles généralement réservés aux hommes, notamment dans le cadre de l’administration publique locale, et en expérimentant de nouvelles formes d’action collective qui leur permettent de mettre en place un vaste réseau de solidarités tout en se montrant capables d’alerter les pouvoirs publics, les femmes des communautés andines acquièrent ainsi pendant le conflit une légitimité au sein de la politique locale. Cette légitimité cependant s’exerce avant tout lorsque elles s’expriment au travers d’une voix collective. Paulina, dirigeante du club de mères de Santa Rosa dans le VRAE, considère ainsi que son association représente l’une des organisations de base de sa communauté :

44

« Ici nous sommes organisés, l’homme et la femme […] Moi, comme présidente du club de mères, je participe aux assemblées, parce que nous avons d’autres idées. […] La pacification nous l’avons faite, l’homme et la femme, pas seulement l’homme [26]. »

45 Or si les paroles de Paulina expriment une volonté de faire reconnaître le rôle joué par les femmes de sa communauté dans la résolution du conflit, c’est bien au travers de la défense des valeurs familiales que les organisations de femmes réussissent à gagner une certaine reconnaissance, non seulement au sein de leurs communautés, mais aussi face aux acteurs intervenant dans le cadre des programmes de développement et de justice transitionnelle qui se mettent en place à partir de 2001. En devenant emblématiques des souffrances vécues par les femmes andines pendant le conflit armé, ces organisations féminines se sont imposées comme des interlocutrices privilégiées au sein de la société civile dans le cadre du processus de paix et elles ont représenté un acteur essentiel de la mobilisation des victimes du conflit armé. C’est donc avant tout à partir de leur statut de victimes – ou de proches de victimes – que les femmes sont prises en compte par les ONG et les fonctionnaires publics en charge de mener les programmes de reconstruction mis en place après la guerre.

N’exister qu’en tant que victimes

46 De fait, les principales associations de victimes actuellement mobilisées au Pérou sont dirigées par des femmes, lesquelles représentent par ailleurs la grande majorité de leurs adhérent-e-s. C’est le cas d’organisations comme l’Association nationale de proches de séquestrés, détenus et disparus du Pérou (Anfasep) [27], née à Ayacucho au début des années 1980 sous l’impulsion de mères de disparus et qui représente l’une des organisations de victimes les plus emblématiques au Pérou, ou encore la Coordination nationale des organisations de victimes de la violence politique (Conavip) [28], qui fédère quant à elles plusieurs des associations de victimes à l’échelle nationale.

47 Sur les 17 058 témoignages recueillis par la CVR entre 2001 et 2003, près de 9 600 d’entre eux, soit largement plus de la moitié, ont été émis par des femmes [29]. La tendance est encore plus marquée si l’on observe les chiffres concernant les personnes ayant apporté leur témoignage à la représentation régionale de la CVR pour les départements andins du centre-sud du pays, dont fait partie Ayacucho : 3 724 femmes ont été auditionnées contre 2 231 hommes [30]. La parole des femmes apparaît donc comme un outil essentiel au sein des initiatives politiques, programmes sociaux et mobilisations qui ont lieu dans le cadre du post-conflit. En témoignant pour leurs proches morts ou disparus, elles assument un rôle fondamental dans les diverses luttes réclamant l’ouverture de procédures judiciaires et la mise en place de mesures de réparations et d’indemnisation pour les survivants. Les revendications exprimées par les associations de victimes s’appuient par ailleurs sur un rappel constant de la souffrance infligée aux femmes au cours du conflit armé, illustrée par un recours régulier au registre de l’intime et incarnée par le souvenir sans cesse actualisé des liens affectifs qui les reliaient aux victimes. On assiste ainsi à une forme de politisation de la sphère privée qui permet aux femmes d’intervenir au sein de l’espace public tel qu’il se définit dans l’après-conflit.

Figure 2

Manifestation de femmes membres d’une association de victimes à Lima en 2007

Figure 2

Manifestation de femmes membres d’une association de victimes à Lima en 2007

Sources : Camille Boutron©.

48 Mobilisées au moment du retour de la paix et de la démocratie au début des années 2000, les organisations non gouvernementales vont permettre l’articulation des différents programmes de réparations et des initiatives de réconciliation. Or, si les CAD suscitent leur méfiance, en raison notamment de leurs liens avec les forces armées, ce n’est pas le cas des associations féminines. Mais là encore, les femmes des communautés andines touchées par la violence politique sont considérées avant tout comme des victimes, particulièrement aussi parce que la violence domestique s’est imposée comme un enjeu d’intérêt majeur au sein des programmes sociaux mis en place dans les régions les plus affectées par le conflit. On observe ainsi une certaine adaptation de la part des femmes mobilisées au sein des organisations sociales visées par ces programmes qui vont dès lors chercher à se réapproprier les discours diffusés par les ONG. Corina par exemple, évoque, plusieurs années après la fin du conflit, la brutalité de son conjoint en ces termes :

49

« Ma vie de femme a été frustrée parce que, malgré mes responsabilités [dans le commando], j’étais victime de violence familiale, même en déménageant ici à San Miguel, jusqu’en 2001. Là, j’ai dit “ça suffit, plus jamais de violence domestique” […] Maintenant, grâce aux ateliers d’auto-estime, je peux dire “ça suffit” [31]. »

50 Outre le fait qu’elle affirme ne plus accepter d’être violentée, Corina revendique sa légitimité à intervenir au sein de sa communauté :

51

« On a du mal à se faire reconnaître des autorités cependant, il n’y en a pas beaucoup qui s’y intéressent à la violence familiale ; ils continuent d’être super machistes. Mais maintenant, on est aussi des surveillantes des institutions. Alors on commence à pouvoir faire bouger les choses [32]. »

52 D’ailleurs, elle a su investir l’espace qui lui était offert afin de gagner une certaine autorité dans sa communauté :

53

« L’année dernière, le maire de San Miguel me dit “toi tu sais, tu connais les besoins des autres femmes, alors je vais te donner un poste à la mairie pour ce genre de projets” [33]. »

54 Au travers de sa participation aux ateliers et formations organisés par les ONG [34], ainsi qu’en sa qualité de dirigeante, Corina accède ainsi à une légitimité à participer aux affaires publiques de sa communauté. Son exemple, qui peut être repris dans le cas de plusieurs autres dirigeantes de clubs de mères et « ex » ronderas, montre que le statut de victime comporte un aspect performatif permettant aux femmes d’accéder à une forme de reconnaissance, à la fois de la part des institutions extérieures à la communauté et des autorités locales. La participation des organisations collectives féminines peut par ailleurs éventuellement relever d’une certaine stratégie qui consiste à se servir de leur bonne réputation aux yeux des bailleurs de fonds et travailleurs sociaux pour bénéficier de l’aide matérielle et financière de ces derniers. Ainsi que le souligne Corina :

55

« L’année dernière ils m’ont donné deux petits boulots en tant que travailleuse sociale, on partait donner des formations, parfois les ONG elles te donnent des pourboires et nous on se contente de ça, qu’ils nous donnent des formations et qu’ils nous payent le déplacement. Qu’ils nous appuient économiquement c’est important, que ce soit juste 50 soles [15 euros] par mois, afin de maintenir l’organisation [35]. »

56 L’engagement associatif des femmes qui adhérent aux organisations telles que les clubs de mères représente néanmoins un véritable coût. Le soutien matériel des ONG est en effet bien loin de véritablement correspondre à la charge de travail assumée par les femmes qui vont généralement cumuler plusieurs fonctions au sein des différentes associations locales, comme en témoigne Martha, conseillère municipale de Tambo :

57

« J’ai un tas de responsabilités. Je suis rédactrice des actes au collège quand il y a des assemblées générales, je suis la trésorière de l’autodéfense [ex-CAD reconverti en organisation civile], ma tâche est d’administrer et surtout veiller au budget, organiser et réunir de l’argent. Je suis aussi secrétaire à la table de concertation [entité civile chargée de la résolution de conflits locaux], j’ai travaillé à la Demuna [organisme public de lutte contre la violence familiale], principalement pour m’occuper des enfants. Il y a eu plus de violence après le conflit parce qu’ils [les hommes] n’avaient plus de terre, donc ils ont passé leur temps à boire [36]. »

58 Un grand nombre de femmes interrogées font ainsi le constat des séquelles psychologiques laissées par le conflit et confient vivre dans la peur que reprenne la guerre. Pour Irené, la paix ne sera pas atteinte tant que ces questions ne seront pas réglées :

59

« Regarde, pour nous il n’y a pas de pacification, parce qu’on ne peut pas dire qu’il y a la paix, parce que nous qui avons été affectées par la violence sociopolitique, on a encore cette idée que ça peut revenir n’importe quand. Il y en a même qui disent qu’ils [le PCPSL] se réorganisent. Pour nous il n’y a pas de paix […] nous sommes encore en train de chercher une explication. Il y a encore des conflits. Par exemple la violence familiale et sexuelle, avant il n’y en avait pas, maintenant il y a des gens qui sont restés traumatisés dans leur tête et ces personnes causent ça [37]. »

60 Si les paroles d’Irené sont susceptibles de refléter les discours élaborés par les travailleurs sociaux sur la violence familiale comme l’expression de séquelles psychologiques du conflit, il n’en est pas moins vrai que sa colère est réelle et que son témoignage permet de mettre en lumière les limites de la collaboration des organisations féminines avec les ONG dans le Pérou de l’après-conflit. En effet, si les femmes d’Ayacucho ont intégré le statut de victimes et de promotrices de la paix, il semble bien que cela ne suffise pas à leur apporter de réelles réponses expliquant l’extrême violence dans laquelle elles ont vécu pendant près de vingt ans.

Conclusion

61 Si les femmes des communautés andines ont activement participé aux activités d’autodéfense menées par les CAD pendant le conflit armé, l’histoire de leur contribution à la lutte contre-subversive reste à écrire. C’est en effet avant tout en tant que victimes qu’elles parviennent à gagner une certaine reconnaissance de la part des pouvoirs publics et des organisations de la société civile en charge des programmes de réparations et de réconciliation qui continuent d’être mis en œuvre au Pérou à l’heure actuelle.

62 La participation des femmes au conflit armé péruvien, et ici plus précisément à la lutte contre-subversive, fait en réalité l’objet d’une double invisibilisation d’ordre à la fois ethnique et sexué. Les femmes des communautés paysannes s’étant organisées en CAD pendant la guerre appartiennent en effet à des groupes sociaux historiquement marginalisés. Et le peu de reconnaissance publique octroyée aux organisations d’autodéfense dans le Pérou de l’après-conflit ne s’explique pas seulement par les soupçons autour de leur responsabilité dans les violations de droits de l’homme mais aussi par le fait que les ronderos sont considérés comme des citoyens de seconde classe. Par ailleurs, si la contribution de la population civile à la lutte contre-subversive a pu représenter une certaine forme d’intégration à l’imaginaire national au sein de récits locaux mettant en scène l’héroïsme des ronderos, c’est bien au travers d’une réaffirmation de la suprématie masculine que se tissent de tels récits.

63 En ce sens, il serait intéressant d’envisager de poursuivre la recherche sur les différentes formes de trajectoires combattantes féminines et leurs différents modes de reconversion lors du retour à la paix. La réhabilitation des ex-combattantes passe-t-elle automatiquement par une « reféminisation » afin de leur réassigner leur rôle dans l’après-conflit ? Au-delà de la question du genre, à partir de quel moment l’appartenance ethnique permet-elle d’analyser les différents enjeux de la réorganisation des rapports sociaux, et notamment de leurs hiérarchies dans l’après-conflit ? Des réponses sont susceptibles d’être apportées par une recherche sur le long terme insistant sur les trajectoires biographiques et une perspective comparée sur d’autres terrains latino-américains tels que la Colombie.

Notes

  • [*]
    Professeure assistante, Centro interdisciplinario de estudios sobre desarrollo, universidad de los Andes, Bogota.
  • [1]
    Selon la commission Vérité et réconciliation dont le rapport final, rendu public en septembre 2003, est disponible en version numérique : http://www.cverdad.org.pe/
  • [2]
    Comisión de la Verdad y Reconciliación, Informe Final, 2003, tome 2, chapitre 1.5 « Los Comités de autodefensa ».
  • [3]
    Ibid.
  • [4]
    Centro de promoción y desarrollo poblacional.
  • [5]
    Mujeres en la guerra, dirigé par Felipe Degregori, production Ceprodep, 2005, 30 mn.
  • [6]
    Decreto Supremo no 741, 12 novembre 1991.
  • [7]
    Alors que j’étais rattachée au Centre de recherche et de documentation sur les Amériques (Creda).
  • [8]
    Quatre missions d’une dizaine de jours pour les trois premières et de trois jours pour la quatrième effectuées dans le département d’Ayacucho entre 2006 et 2008.
  • [9]
    Une mission de dix jours en mars 2010.
  • [10]
    Comisión de la Verdad y Reconciliación, Informe Final, op. cit.
  • [11]
    Ibid.
  • [12]
    Mujeres en la guerra, op. cit.
  • [13]
    Entretien réalisé par l’auteure, mars 2007.
  • [14]
    Ibid.
  • [15]
    D’après un entretien réalisé par l’auteure, mars 2007, Miskibamba, département d’Ayacucho.
  • [16]
    Entretien réalisé par l’auteure, mars 2007.
  • [17]
    Comisión de la Verdad y Reconciliciación, Informe Final, op. cit.
  • [18]
    Acte I de la première rencontre des CAD à Huanta, qui a eu lieu le 11 mai 2002 (archives de l’ONG Servicios educativos rurales et de la defensoría del pueblo).
  • [19]
    Decreto Supremo no 068-DE, 27 décembre 1998.
  • [20]
    Ivette Castañeda tire ces chiffres du ministère de la Défense péruvien en 2006. Le manque de transparence dont font preuve les CAD à l’heure actuelle est représentatif des divisions et luttes d’influences dans plusieurs secteurs politiques au Pérou.
  • [21]
    Comisión de la Verdad y Reconciliación, Informe Final, op. cit.
  • [22]
    Frente Farabundo Martía para la liberación nacional.
  • [23]
    Entretien réalisé par l’auteure, mars 2007, Huanta, département d’Ayacucho.
  • [24]
    Ibid..
  • [25]
    Entretien réalisé par l’auteure, mars 2007, Tambo, département d’Ayacucho.
  • [26]
    Entretien réalisé avec Nora Nagels, mars 2010, Santa Rosa, département d’Ayacucho.
  • [27]
    Asociación nacional de familiares de secuestrados, detenidos y desaparecidos del Perú.
  • [28]
    Coordinadora nacional de organizaciones de víctimas y de afectados por la violencia política.
  • [29]
    Comisión de la Verdad y Reconciliación, Informe Final, 2003, anexo estadístico, IV Testimonios y declarantes.
  • [30]
    Ibid.
  • [31]
    Entretien réalisé par l’auteure, mars 2007, San Miguel, département d’Ayacucho.
  • [32]
    Entretien réalisé par l’auteure, mars 2007.
  • [33]
    Ibid.
  • [34]
    Notamment le Ceprodep mais aussi d’autres organismes comme le Servicios educativos rurales (Services éducatifs ruraux, SER) ou Paz y Esperanza.
  • [35]
    Entretien réalisé par l’auteure, mars 2007.
  • [36]
    Entretien réalisé par l’auteure, mars 2007.
  • [37]
    Entretien réalisé par l’auteure, mars 2007.
Français

Cet article a pour objectif de proposer une réflexion sur les différentes contradictions soulevées par l’expérience combattante des femmes ayant participé à la lutte contre-subversive menée par les milices paysannes formées dans les communautés andines pendant le conflit armé ayant marqué le Pérou entre 1980 et 2000. Une enquête de terrain mené à Ayacucho en 2007 montre en effet que, si les femmes ont largement contribué à ce combat en s’acquittant de tâches et de responsabilités spécifiques, leur rôle a été largement écarté des récits soulignant la résistance héroïque des communautés andines face aux guérillas. Or les femmes ont expérimenté pendant le conflit de nouvelles formes d’action collective qui vont leur permettre d’acquérir une reconnaissance publique, cependant limitée au statut de victimes.

Mots-clés

  • Pérou
  • comités d’autodéfense
  • organisations de femmes
  • violence armée
  • lutte contre-subversive

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Camille Boutron [*]
  • [*]
    Professeure assistante, Centro interdisciplinario de estudios sobre desarrollo, universidad de los Andes, Bogota.
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