CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Les Mutilations Génitales Féminines (MGF) à Djibouti sont communément considérées comme une « affaire de femmes ». Elles relèguent ainsi dans la sphère féminine, à la fois la pratique des MGF et la lutte contre cette pratique. Les acteurs scientifiques, politiques et institutionnels (Ministères de la Promotion de la Femme, de la Santé, des Affaires religieuses, UNICEF, UNFPA) à l’initiative du mouvement anti-MGF ont repris à leur compte, telle une évidence, cette assertion. Or, si celle-ci n’est pas infondée, elle cultive néanmoins l’illusion d’un pouvoir donné aux femmes et suggère l’absence des hommes. Elle interroge donc à plusieurs niveaux.

2Il est en effet surprenant de parler d’une affaire exclusivement féminine dans une société patriarcale où les hommes exercent autorité et pouvoir, où les femmes, dans un contexte de division sexuelle des activités très marqué, exercent des tâches peu ou pas valorisées et restent fréquemment cantonnées dans l’espace domestique.

3Les hommes, dans la société djiboutienne, en tant que père et chef de famille, sont au c ur des décisions prises au sein de la cellule familiale. En outre, en tant qu’époux, ils accueillent leur femme à résidence ; en tant que père, ils prennent en charge le mariage de leurs filles. Ils organisent ainsi la circulation des femmes au sein de leur communauté. Ils ont le pouvoir de contrôler la sexualité et la fécondité des femmes. Or, la pratique des MGF, présentée comme un moyen de préservation de la chasteté des femmes par inhibition du désir sexuel, assure aux hommes la fidélité de leur femme et l’origine de leur progéniture. En garantissant la virginité des jeunes filles avant les noces, elle rend la femme éligible à un mariage. La prééminence des hommes dans le domaine de la sexualité et de la reproduction de leur lignée contraste largement avec leur absence dans le domaine des MGF.

4Par ailleurs, on peut être surpris de voir les femmes revendiquer des pratiques illégales comme relevant exclusivement de la sphère féminine. En outre, les femmes savent, par expérience, que les MGF sont associées à la souffrance, voire à la mort. Ce processus de revendication et d’appropriation, de même que l’intériorisation d’une pratique liée à la violence et à l’illégalité, demande donc à être interrogé.

5Enfin, dans le contexte actuel de changement social à Djibouti, auquel participent les campagnes de sensibilisation contre les MGF, le positionnement de chaque sexe demande à être déconstruit. Car derrière cette « affaire de femmes », se dissimule la question de l’efficacité de la politique de lutte contre les MGF axée sur les seules femmes. Est-il réaliste de concevoir un réel abandon de la pratique sans envisager un certain bouleversement de l’organisation sociale et des rapports de genre ?
Notre propos est donc de déconstruire, à l’aune des résultats d’une étude anthropologique, ladite « affaire de femmes », dans le but d’y mettre en exergue le rôle des hommes. Nous interrogerons les fondements et le sens que revêt l’absence apparente des hommes dans la mise en scène sociale des MGF. Nous tenterons ainsi de comprendre quels sont les ressorts socioculturels qui inscrivent la pratique des MGF dans les relations de genre et d’interroger les conséquences, en termes politiques, de cet agencement social particulier.

Le contexte de l’Étude

Les MGF à Djibouti : une forte prévalence en dépit d’une interdiction

6Si les MGF sont interdites depuis 1995 [1] à Djibouti, aucune sanction pénale n’a jamais été prononcée. La prévalence des MGF y est la plus élevée en Afrique de l’Est. En 2006, environ 93 % des femmes âgées de 15 à 49 ans déclaraient avoir subi une MGF [DISED, 2006]. Les mutilations génitales féminines recouvrent « toutes les interventions aboutissant à une ablation partielle ou totale des organes génitaux externes de la femme et/ou toute autre lésion des organes génitaux féminins pratiquée à des fins non thérapeutiques » [OMS, 2008]. À Djibouti, trois types de mutilations sont repérables : l’infibulation, forme la plus sévère et la plus fréquente (72,5 %), l’excision (14,7 %) et la « Sunna[2], forme la plus légère (10,4 %) [DISED, 2002]. Le type de mutilation pratiqué varie selon les origines ethniques et le milieu de résidence des populations [3]. L’infibulation est essentiellement exercée chez les Somalis, sur des fillettes âgées de cinq à dix ans, regroupées à cette occasion, tandis que la sunna et l’excision le sont parmi les populations Afars et Arabes [4] qui l’effectuent sur les nouvelles nées [5]. L’infibulation est plus fréquente en milieu rural ; les pratiques plus légères le sont davantage en milieu urbain [PAPFAM, 2004].

La mobilisation contre la pratique des MGF

7Le mouvement débute à Djibouti dans les années 1980 – alors que la lutte est déjà engagée au niveau international depuis les années 1970 [6] – à l’initiative de l’Union Nationale des Femmes Djiboutiennes (UNFD). S’y joignent progressivement des organisations associatives. Cette impulsion est renforcée, en 1984, par la création du Comité National de Lutte Contre les Pratiques Traditionnelles Néfastes, organe chargé de coordonner le mouvement. Puis, l’implication conjointe de la société civile, des autorités politiques (Ministères de la Santé, de la Promotion de la Femme et des Affaires religieuses) et des acteurs internationaux de développement (UNFPA, UNICEF) appuient la mobilisation. Dans les années 1990, l’État djiboutien ratifie plusieurs conventions internationales relatives à la protection des droits des individus [7]. Il met ensuite en place un Comité National de Lutte contre les MGF, et formule, en 2006, une Stratégie nationale pour l’abandon de l’excision et de l’infibulation. Cette mobilisation trouve désormais un écho dans les médias qui rendent compte notamment de l’engagement des plus hautes autorités de l’État dans ce processus [Ministère de la Santé, 2006]. Les MGF constituent donc de plus en plus, dans la sphère politique et dans la société civile, « une question de société » que l’État et ses partenaires souhaitent résoudre.

8L’émergence de la lutte contre les MGF sur la scène publique coïncide avec un changement de pratiques. En 2006, l’Enquête pilote sur la médecine scolaire préventive à Djibouti[8] [Belbéoch, 2006 ; Belbéoch et al., 2008] réalisée auprès des fillettes âgées de cinq à dix ans, dans dix écoles primaires, montre une baisse sensible du taux de prévalence des MGF et en particulier de l’infibulation. Reposant sur l’observation clinique de l’appareil génital des fillettes, cette recherche révèle que presque 20 % des fillettes âgées de 13 ans n’ont subi aucune mutilation dans le district de Djibouti. Ce constat conduit à penser que la question de l’abandon des MGF se pose désormais au sein des familles et à s’interroger sur le rôle de chaque sexe dans ce processus de changement social.

Méthodologie de l’enquête

9Le questionnement évoqué donne lieu à la réalisation, en 2007, d’une enquête anthropologique financée par l’UNICEF et l’UNFPA, visant pour la première fois à Djibouti, à reconstruire le processus de décision élaboré au sein des familles qui conduit à l’acceptation ou au refus de la pratique d’une MGF sur les fillettes, en s’intéressant à la place des hommes dans cette interaction [Petit et Carillon, 2007].

Une démarche anthropologique compréhensive

10L’enquête a été réalisée à partir de vingt-cinq entretiens conduits sur la base d’un guide à partir duquel une grande liberté d’expression a été laissée. Notre démarche était explicitée aux personnes sollicitées dès notre rencontre : il s’agissait de discuter ouvertement sur le thème des MGF et de recueillir des témoignages visant à comprendre pourquoi dans certaines familles la pratique des MGF est abandonnée alors qu’elle persiste dans d’autres foyers. Étaient également expliquées l’utilité sociale des témoignages et la confidentialité de l’entretien.

11La question des MGF était abordée soit à l’issue de la présentation de notre démarche, à l’initiative des enquêtés, soit au cours de l’entretien après avoir évoqué l’histoire de la famille ou le parcours de l’enquêté(e). Parler de la lutte contre les MGF, de l’éventuelle implication de notre interlocuteur dans le mouvement, de ce qui se dit sur le sujet dans les médias et les quartiers, ou de la répartition des pouvoirs de décision au sein de la famille constituaient autant de portes d’entrée dans le sujet. Les opinions relatives à la pratique et à son évolution, ainsi que les expériences vécues étaient alors recueillies.

12Nous incitions nos interlocutrices à parler de la pratique des MGF dans leur propre famille. Nous les sollicitions en tant que grand-mère en s’enquérant de leur position vis-à-vis de l’excision de leurs petites-filles et du champ d’action ou d’influence dont elles disposent ou non pour intervenir dans la décision. Elles ont été interrogées ensuite en tant que mère sur l’excision de leurs propres filles. Puis, elles étaient questionnées en tant que fillettes ayant subi une MGF, sur les souvenirs qu’elles avaient gardés de leur propre opération et de ses suites. Enfin, nous les sollicitions en tant qu’épouse, en leur soumettant nos interrogations quant à leur sexualité (la manière dont sont conçus et vécus le désir, le plaisir, les rapports sexuels) et leurs relations avec leur conjoint.

13Les hommes ont été sollicités selon leur âge et leur statut matrimonial en tant que frère, père, futur père, époux et futur époux sur leur implication dans la décision d’exciser ou non leurs propres filles et sur la définition de leurs responsabilités au sein du foyer. Ils ont été également invités à expliquer les raisons qui justifient la pratique des MGF, leur abandon ou leur perpétuation. La question des relations sexuelles avec des femmes ayant subi une MGF a été aussi évoquée.

Une enquête en milieu urbain

14Cette enquête s’est déroulée sur l’ensemble des quartiers de la ville de Djibouti, des plus riches aux plus démunis. Outre que plus des trois quarts de la population résident en milieu urbain et que la capitale regroupe les deux tiers de la population totale du pays, sa position à la jonction de l’Afrique et de l’Orient, sa dimension cosmopolite, font de la capitale un terrain propice à l’observation des mutations sociales.

15Les enquêtés ont été rencontrés soit dans des associations de quartier identifiées par l’intermédiaire du Ministère de la Promotion de la Femme du fait de leur implication dans la lutte contre les MGF – huit femmes issues de milieux populaires ont ainsi été recrutées – soit dans des centres de santé. Trois hommes issus de milieux modestes ont été rencontrés. Le bouche-à-oreille a permis de solliciter trois femmes et un homme (tous employés). Des connaissances personnelles nous ont également permis de rencontrer quatre femmes et deux hommes issus de classe sociale aisée. Enfin, trois hommes de profil plus modeste ont été recrutés spontanément sur leur lieu de travail dans lesquels nous étions de passage. La sélection des quinze femmes et dix hommes interrogés visait à une diversification des profils sociodémographiques : diversité sexuelle, générationnelle, ethnique [9], sociale, résidentielle, enfin diversité des opinions.

Des hommes qui adhèrent difficilement à l’objet de l’enquête

16La difficulté de faire participer les hommes à l’enquête – refus, atermoiements, mutisme – est révélatrice de leur exclusion du domaine des MGF. Dès la mise en place du dispositif méthodologique de l’enquête, certains acteurs associatifs et institutionnels ont mis en doute la pertinence de réaliser des entretiens auprès de la gente masculine. Puis, les hommes, pressentant que nous attendions d’eux l’expression d’opinions, se sont dérobés en usant de diverses stratégies afin de retarder le plus possible la confrontation avec des femmes occidentales. A cela s’ajoute une réalité locale dont il est difficile de se dégager : la consommation généralisée de khat. Effectuée dans des lieux spécifiques, cette consommation quotidienne contraint les espaces et les temporalités d’enquête et rend les hommes peu disposés à nous rencontrer.

L’ambiguïté du positionnement des chercheuses

17Notre appartenance au genre féminin constitue un facteur à prendre en compte. C’est en faisant valoir une identité commune auprès de certaines femmes et en partageant des expériences similaires autour de la vie génésique que nous sommes parvenues à obtenir leur consentement. Nous avons ainsi désamorcé l’agressivité qui a pu se manifester à notre égard, agressivité justifiée par la crainte des femmes de voir des étrangères s’immiscer dans l’intimité de leurs souffrances. Ce statut d’étrangère a cependant favorisé un climat de confiance avec les participants. N’appartenant pas à leur environnement social immédiat, nous n’étions pas susceptibles de révéler des détails sur leur vie. Cette extériorité entre positivement en synergie avec le besoin des femmes de parler librement de leur vécu.
Par ailleurs, si le soutien institutionnel a facilité notre introduction auprès des acteurs sociaux locaux, il a induit chez les enquêtés notre identification au positionnement idéologique de ces institutions. De ce fait, les personnes interrogées se conformaient à ce qu’elles imaginaient être nos attentes : un discours anti-MGF. Au-delà du cadre strict de cette interaction, les individus témoignaient de leur parfaite conformité sociale et politique en se pliant aux injonctions diffusées lors des actions de sensibilisation. Afin de dépasser cette attitude, nous avons incité les individus à décrire le plus précisément possible les faits relatés et avons relevé les contradictions inhérentes à leurs discours afin de les faire réagir.

La place des hommes dans l’« affaire de femmes » : de l’absence héritée à l’invisibilité recherchée

Du monopole des femmes à l’absence des hommes, un consensus social

18Tout au long de l’enquête, les MGF nous ont été présentées avec constance, répétition et conviction, comme une « affaire de femmes ». Nos interlocuteurs-enquêtés, acteurs institutionnels ou associatifs – quelles que soient leurs caractéristiques sociodémographiques ou leurs opinions, désignaient les MGF comme un domaine réservé aux femmes, « un sujet exclusivement de femmes » (F14 [10], 46 ans, mariée, non scolarisée, sans profession, une fille excisée), et les femmes comme étant « en charge de gérer ça » (H2, 47 ans, marié, non scolarisé, sans profession, aucune fille). Inversement, les hommes semblent ne pas avoir « à s’occuper de l’excision de la fille » (H3, 43 ans, marié, cadre, une fille non encore excisée).

19Cette configuration fait écho d’une part à un code de la pudeur [Couchard, 2004] – s’agissant d’une intervention sur le sexe de la femme, seules les femmes la prennent en charge ou, selon les termes de l’un de nos enquêtés, « ça concerne les femmes parce que c’est le corps des femmes » (H10, 46 ans, marié, ouvrier, une fille non excisée) – et d’autre part, au déroulement de la pratique ellemême puisque les femmes en sont les seules protagonistes. Elles sont successivement victimes de la pratique, organisatrices, puis réparatrices car elles assurent les soins postopératoires. A contrario, les hommes ne remplissent aucun de ces rôles.

20Certains n’ont pas manqué de rappeler qu’ils « ne participent pas physiquement aux mutilations génitales féminines » (H3). La plupart a souligné son absence le jour de l’opération, précisant également que « nul homme n’était au courant » (H1, 59 ans, marié, non scolarisé, sans profession, une fille excisée) et qu’ils ne sont pas même informés des jours et lieux de l’opération : « Lorsqu’on faisait ça à ma s ur, le père n’était pas au courant (…) Les femmes le faisaient alors que l’homme n’était même pas là. Il l’ignorait » (H2). Et un père de famille (34 ans, non scolarisé, employé) dont la fille a été touchée, d’ajouter : « On ne me demande rien » (H8).

21Cette dialectique – présence des femmes/absence des hommes – est également perceptible au niveau de la lutte contre les MGF. L’omniprésence des femmes constatée dans les institutions investies dans la mobilisation, lors des réunions consacrées à l’organisation de notre enquête ou encore des actions de sensibilisation, révèle leur surreprésentation dans ce domaine. En outre, les femmes ont toujours été et sont à la fois les organisatrices de la lutte contre les MGF et la cible quasi unique des campagnes de sensibilisation. Les hommes, hormis les religieux, ne sont ni directement visés, ni sensibilisés et encore moins mobilisés.
Ainsi, tandis que les femmes apparaissent aux yeux de tous comme étant les plus compétentes et les plus légitimes à traiter de la question des MGF en raison de leur statut de victimes, les hommes restent invisibles, exclus de ce champ d’investigation et se gardent bien d’y intervenir. L’omniprésence des femmes et son corollaire, l’absence des hommes, font ainsi l’objet d’un consensus qui transcende les différences de genre. Comment expliquer ce consensus ?

Une « affaire de femmes » en héritage

22La pratique des MGF est constituée comme une « affaire de femmes », « parce que traditionnellement, depuis des siècles, ce sont les femmes qui les pratiquent. L’exciseuse, c’est une femme. La mère qui demande l’excision, c’est une femme » (H3, 43 ans, marié, cadre). La répétition d’une génération sur l’autre des mêmes comportements par les femmes sur les fillettes et, de fait, du positionnement spécifique des hommes par rapport à cette pratique, introduit dans cette société des modèles de comportements préformés que chaque génération intériorise et reproduit de manière mécanique et spontanée. Elle confère aux positions de chacun des sexes une légitimité certaine et renforce le consensus. Chaque sexe agit en référence à ce qui a toujours été et ce qu’il convient de faire et justifie ainsi sa position.

23En outre, traditionnellement, « la circoncision est du domaine des hommes et l’excision est du domaine des femmes. (…) L’homme est responsable de la circoncision des garçons, la mère est responsable de l’excision des filles ». Il semble que « cette division des tâches continue » (H3). La division sexuelle des tâches, système normatif établi et partagé au sein de la société, à l’intérieur duquel hommes et femmes se positionnent sans hésitation, est ici mentionnée pour justifier de l’absence des hommes. Celle-ci est ainsi présentée comme relevant de l’ordre naturel des choses et reposant sur des accords informels revêtus de l’autorité de l’âge et de la tradition.
Les hommes, au même titre que les femmes, revendiquent ainsi leur rapport à l’objet comme légitime. Cependant, s’ils laissent le champ libre aux femmes parce qu’il en a toujours été ainsi, il n’en demeure pas moins que cette absence se répercute aujourd’hui sur la scène des MGF.

Mobiliser l’absence héritée pour se rendre invisible

L’invisibilité perçue au cours de l’enquête

24Alors que la question des MGF tend à devenir une question de société, elle fait l’objet d’un certain évitement de la part des hommes. Ceux-ci ont usé de divers artifices pour ne pas être confrontés à la question.

25Au cours des entretiens, certains affirment que notre demande à leur égard est inappropriée, puisqu’il s’agit d’une « affaire de femmes », ils ne peuvent en témoigner. De surcroît, lorsque nous avons pu engager un débat avec eux, ils en posent rapidement les limites. Un père de famille (34 ans, non scolarisé, employé) dont la fille a été excisée, à la question : « Sais-tu si c’était une exciseuse ou une femme de la famille qui l’a fait ? », répond : « Comment veux-tu que je sache ? C’était ailleurs, je n’étais pas là » (H8). Cet homme définit implicitement les limites du champ de son témoignage : n’ayant pas contribué à l’opération, il ne peut en dire plus. Un tel positionnement lui permet de restreindre le débat et de ne pas se prononcer. C’est ce subterfuge que dénonce un père de famille : « C’est la facilité de dire que c’est une affaire de femmes. En fait, ils cachent les vraies raisons. Ils ne veulent pas se dire la vérité en face. C’est plus facile de dire : “c’est l’affaire des femmes ” comme ça, on n’évoque plus la question » (H4, 38 ans, cadre).

26Certains hommes, notamment le plus jeune de nos enquêtés (H6, 24 ans, célibataire, Bac+4), soulignent leur désintérêt quant à la question des MGF : « Ces choses-là, nous, les hommes, on n’y fait pas trop attention (…) C’est elles [les femmes] qui perpétuent la tradition de l’excision et tout ça. On [les hommes] n’y touche pas. Parce que nous, on ne considère pas que l’excision, c’est quelque chose de central, quelque chose qui est très très important (…) On considère que c’est du détail (…) C’est le domaine des femmes, donc on n’y pense pas ». Au désintérêt affiché s’ajoute la minimisation de la pratique présentée comme étant « du détail ». Dédramatisée, la pratique est également banalisée. Elle est désignée à plusieurs reprises comme « banale » (H3, H6). Enfin, associer la pratique des MGF à l’ordinaire, c’est implicitement suggérer que « c’est quelque chose de naturel, [par conséquent] on n’en parle pas » (H3). Là encore de façon détournée, notre interlocuteur légitime sa non implication dans les débats.

27Les hommes n’ont pas manqué de nous rappeler par ailleurs que les femmes sont les mieux placées pour discuter d’un tel sujet, orientant ainsi notre attention sur ces dernières et déplaçant la question initiale. « Ce n’est pas que je n’ai pas envie, mais franchement, je ne trouve pas ma place aussi. Moi, je pense qu’une femme djiboutienne est mieux placée que moi pour parler de ça (…), une femme peut mieux parler qu’un homme (…) La femme peut mieux que moi représenter la lutte contre les mutilations génitales (…) ça la concerne directement (…) la souffrance et les complications, si elle est infibulée, elle connaît mieux que moi » (H5, 31 ans, célibataire, profession intermédiaire). Le statut de victime des femmes est mobilisé comme alibi pour légitimer une implication exclusive. En outre, l’homme se défile en mettant la femme sur un piédestal. De façon similaire, un enquêté explique : « Dans une société comme Djibouti, où la société considère que c’est un domaine réservé de la femme, je ne vois pas pourquoi j’ôterais ça à ma femme si vraiment elle veut occuper tout son espace » (H4, 38 ans, cadre). Cet homme se réfère au consensus qui prévaut dans la société de façon à légitimer son propos, puis justifie sa non implication en affirmant attribuer à sa femme un espace de liberté. Il s’arroge ainsi l’image d’un mari compréhensif et souple.

28Enfin, l’un des chefs de famille partisan de la lutte contre les MGF détourne notre attention vers les chefs religieux : « je pense que les hommes, dans le changement de la société, ont un rôle à jouer en tant que chef religieux. C’est-à-dire que, en général, (…) c’est les hommes qui prêchent dans les mosquées, qui prêchent à la télé (…) ils ont un rôle à jouer » (H3, 43 ans, marié, cadre). Même stratégie d’évitement que celle constatée précédemment : notre interlocuteur s’efface en mettant en avant le rôle d’autrui.

29En se retirant des débats, les hommes ne sont plus seulement absents, comme ils l’ont toujours été, mais ils cherchent à prendre leur distance. Leur démarche est active et motivée. Faisant en sorte d’échapper à la question des MGF, ils se rendent invisibles.

L’invisibilité dans le processus de décision

30Dans ce contexte, il revient aux femmes, désignées comme seules protagonistes, la décision de faire subir ou non une MGF à leurs fillettes : « C’est la femme qui est responsable de la fille et c’est elle qui est responsable du mal. C’est elle qui a le pouvoir de décider d’exciser la fille » (H2, 47 ans, marié, non scolarisé, aucune fille). L’homme se dissimule derrière l’abandon aux femmes du pouvoir de décision et de la responsabilité. Le témoignage d’un père de famille pour qui la question d’exciser ou non sa fillette se pose au moment de l’enquête, renforce cette illusion que nous donnent nos interlocuteurs d’une femme émancipée du pouvoir de l’homme : « Elle sait que je suis contre, mais qu’est-ce que je peux faire de plus ? » (H3, 43 ans, cadre).

31En outre, certains pères de famille ont témoigné de leur impossibilité d’imposer un refus de l’excision de leur propre fille au nom de la « pression de la famille, de la société » (H3) ou encore de « la contrainte culturelle » (H8, 34 ans, employé) : « je n’ai pas voulu que mes filles soient excisées, (…) Mais il y avait quand même une contrainte culturelle, une pesanteur culturelle… Sa grand-mère, ma belle-mère et puis même ma tante paternelle qui vivent avec moi maintenant, ils étaient vraiment gênés, ils n’étaient pas d’accord (…) Moi, j’ai dû céder » (H8). La contrainte culturelle mentionnée ici fait référence au poids du groupe des femmes et, ce que notre interlocuteur évoque dans la suite de son témoignage, au « respect des aînées » (H8). En mobilisant des arguments acceptables socialement, il justifie son exclusion du processus de décision.
Pourtant, le poids des femmes dans le processus de décision semble pouvoir être contré par celui d’un homme. Une mère de famille explique avoir été incapable d’amener sa famille à renoncer à l’excision de sa fille, face à la pression de ses aînées. Le récit de son expérience se solde par cet aveu : « Je suis sûre que si mon mari, ce jour-là, avait dit : « Je soutiens ma femme dans ce… On n’aurait rien fait à ma fille » (F3, 50 ans, profession intermédiaire). Il semble donc que l’intervention du conjoint puisse bouleverser la décision des femmes. Le jeune enquêté le confirme : « La parole d’un homme a un poids. C’est central. Si lui, il décide que sa fille ne doit pas être excisée, elle ne va pas être excisée » (H6). Si donc les femmes détiennent le pouvoir de décider de l’excision de leurs propres filles, c’est parce que les hommes n’interviennent pas. La non implication ou l’implication partielle des hommes est donc volontaire et recherchée.

La signification de l’invisibilité des hommes

32Comment expliquer l’attitude des hommes face à la question des MGF ? Pourquoi les hommes cherchent-ils à se rendre invisibles ? Un tel positionnement, loin d’être dénué de sens, consisterait en une stratégie visant pour les hommes à asseoir leur pouvoir.

De l’invisibilité des hommes à la reproduction de la division sexuelle des tâches

33Hommes et femmes, parce qu’ils ne s’impliquent pas de concert dans une même tâche, semblent cantonnés dans des espaces distincts aux frontières peu poreuses et vivre, selon le témoignage d’une femme mariée depuis une trentaine d’années, « dans deux mondes parallèles » (F3). Cette scission entre sphère masculine et féminine n’est pas spécifique au domaine des MGF mais elle constitue un des aspects d’une socialisation de genre différentielle qui se manifeste ici de façon criante. Elle reflète et entretient la division sexuelle des tâches.

34Dans le cadre de la pratique des MGF, les hommes n’étant pas sur les lieux de l’opération, c’est aux femmes qu’il incombe « de passer à l’acte » (H3). Elles sont alors livrées à elles-mêmes, seules face aux souffrances des fillettes. La tâche est donc pour le moins empreinte d’une violence physique – celle de la mutilation – mais également symbolique puisqu’elle réactualise des souffrances que les femmes ont-elles mêmes subies. La fuite des mères des excisées est éloquente : « Ma mère, elle est partie ! Elle ne voulait pas écouter les cris, elle ne pouvait pas supporter nos pleurs » (F2). Et à une mère d’expliquer : « Je me suis cachée, j’étais là-haut. J’étais sous deux oreillers pour ne pas l’entendre pleurer » (F3). S’ajoute à cette violence, celle plus symbolique contenue dans la reproduction de l’acte par des femmes sur des fillettes qui signifie que les femmes elles-mêmes participent volontairement à leur propre mutilation et de fait à leur propre soumission aux hommes.

35Car, comme le souligne Zwang, les MGF sont une « destruction de la fonction érotique » qui a pour conséquences de rendre les femmes inaptes à la jouissance sexuelle. Les femmes sont ainsi transformées en « êtres asservis » [Zwang, 1997, p. 71]. Le contrôle de la sexualité semble constituer une dimension fondamentale de la pratique des MGF. Un homme affirme en effet que « le rôle de l’incision (…), c’est une question de retarder l’orgasme de la fille. C’est-à-dire que, en principe, (…) si elle n’est pas excisée, vers ses 20 ans, elle peut avoir des pulsions, des désirs très intenses et tout ça (…). L’idée est d’atténuer le désir sexuel » (H5, 31 ans, célibataire, profession intermédiaire). Et à un père de famille d’ajouter : « L’argument pour les hommes, c’est le fait de se dire : « Ta fille est (…) infibulée, donc il n’y a pas de risque de coucher de gauche à droite » (H4, 38 ans, cadre, deux fillettes non touchées). Par conséquent, en excisant les fillettes, les femmes donnent implicitement la possibilité aux hommes de contrôler sexualité et fécondité des femmes. L’invisibilité des hommes apparaît alors très lourde de sens.
Par ailleurs, il n’est attribué à l’acte ainsi reproduit sur le corps des fillettes aucune reconnaissance sociale directe. La pratique des MGF est organisée « en catimini », à l’abri des regards. La victime n’a que « la ressource de crier ses souffrances et de pleurer le choc ressenti » (Boudhiba, 1998 : 217). Il ne s’en suit aucune festivité – a contrario de la circoncision qui fournit l’occasion de cérémonies familiales [11] – ce qui révèle que ce qui est constitutif du genre féminin est sinon dévalorisé, du moins ignoré socialement. L’organisation des MGF révèle le caractère ingrat de la tâche assignée aux femmes et la dévalorisation de leur statut. L’invisibilité des hommes peut être perçue comme un prétexte servant à maintenir la domination masculine. En définitive, la division sexuelle des tâches sert de fondement à l’invisibilité des hommes qui la renforce et contribue ainsi à la naturalisation des rapports de genre inégalitaire.

Silence et passivité pour rester maître d’une situation sociale inégale ?

36Si les hommes rechignent à parler des MGF, c’est sans doute parce que, au-delà du fait qu’il s’agit d’un sujet sensible et d’une pratique dépréciée par certains acteurs auxquels nous sommes assimilées, s’exprimer revient à rendre compte de sa position à un tiers, donc à se placer dans une position d’infériorité dans l’interaction… Posture inverse à celle qu’occupent spontanément les hommes. Dans le cadre de notre enquête, cette demande d’explication est sans doute ressentie d’autant plus violemment qu’elle est formulée par une femme, qui plus est étrangère au système social concerné. Notre sollicitation induit donc une remise en cause contraire à leur mode de fonctionnement.

37En outre, s’exprimer, c’est accepter de discuter de ce qui relevait initialement de l’évidence. Or, il semble que les évidences ne se discutent pas. Un père de famille (43 ans, cadre) en témoigne : « Ça [la pratique des MGF] allait de soi dans la tradition. C’était une pratique tout à fait naturelle. Toutes les filles étaient excisées. Personne ne mettait ça en cause. Personne ne parlait ». Il ajoute dans la suite de son témoignage : « On ne discute pas au sein du couple pour lequel c’est évident pour les deux membres du couple (…). Pour moi ce n’est pas évident, c’est parce que je m’y oppose qu’on en discute. Si pour moi, ça coulait de source, il n’y aurait peut-être pas eu discussion » (H3, 43 ans, cadre). Faire de la pratique des MGF l’objet de discussions, c’est donc instaurer le doute, interroger et lever le voile sur une relation inégalitaire pensée comme relevant de l’ordre naturel des choses (inégalité construite sur la perception de la différence biologique), relevant de l’ordre divin (l’Islam) et relevant de l’ordre social hérité. Or, parce que cette inégalité est constitutive de l’organisation sociale, il n’est pas question pour les hommes de la remettre en cause sous peine d’y introduire une certaine désorganisation et de mettre en péril leur pouvoir.

38Les hommes aspirent à maintenir l’ordre social, notamment à l’échelle de la famille. L’un des enquêtés qui, bien qu’affirmant au sein de sa famille son opposition à la pratique des MGF du fait des risques sanitaires encourus, n’a pas pu/su épargner sa fillette, explique : « Je n’ai pas voulu être un élément déstabilisateur de l’harmonie qui règne dans la famille, même si j’ai provoqué un débat, je n’ai pas voulu provoquer, casser l’harmonie familiale » (H9, 33 ans, profession intermédiaire, deux filles excisées). L’homme réaffirme ensuite sa capacité à bouleverser l’ordre des choses : « Si je m’imposais complètement, personne ne pourrait faire l’excision sans mon accord ». Bien que conscient de son pouvoir, il n’en use pas. Soucieux de ne pas perturber l’ordre établi, il laisse la question des MGF confinée dans la sphère féminine. Dès lors, la passivité peut être lue comme un moyen d’éviter d’interrompre le processus de reproduction sociale en cours.

39Enfin, ne pas intervenir dans le champ des MGF évite aux hommes de faire de leur domination un sujet de débat public dans une société où il convient de garder socialement les apparences sauves. Si dans l’espace domestique, des changements sont à l’ uvre, il faut éviter de légitimer ce qui peut apparaître comme un nouveau modèle social.

40La faiblesse de l’engagement masculin peut s’expliquer également par le refus de remettre en cause les frontières établies entre sphère masculine et féminine. Toutes initiatives masculines dans le domaine des MGF seraient perçues négativement à la fois par les femmes, qui se sont appropriées le domaine, et par les hommes qui y verraient un amoindrissement de leur statut. L’implication des hommes implique en effet qu’ils prennent place dans l’espace domestique et qu’ils résistent aux pressions sociales dans l’espace public. Cette recomposition de l’ordre établi et des relations de genres est loin d’être envisageable pour l’ensemble des Djiboutiens. Cependant la capacité réflexive et le recul dont ont témoigné certains de nos interlocuteurs (cas de H4, F2, F3) appartenant à l’élite sociale du pays présage d’un nouveau modèle de comportements à Djibouti.

41En outre, si au niveau macro sociologique les hommes constituent une entité rétive à s’impliquer, au niveau microsociologique, ils sont directement confrontés aux femmes de leur famille et au destin de leur fillette. Dès lors, il ne s’agit plus d’une posture rhétorique, mais d’un rapport de force concret dans lequel ils s’engagent ou non. L’expérience d’un père de famille qui ne parvient à faire valoir sa volonté de ne pas toucher sa propre fille face aux femmes de sa famille est éloquente : « Et si c’est fait, qu’est-ce que vous voulez que j’y fasse ? (…) Je vais porter plainte contre ma femme ? Je vais emmener ma femme en prison ? Je vais divorcer avec ma femme ? Ce sont des sujets qui ne sont pas faciles, hein ! (…) c’est une affaire de femmes. Donc les femmes, la belle-mère, les belles-s urs, tout ce que vous voudrez sont tout (…). Si ça se fait sans mon accord, je ne vois pas ce que je peux faire (…) Je ne vais pas cacher ma fille dans un autre quartier… Je ne vais pas enlever ma fille à ma femme ! »
(H3, 43 ans, cadre).
Les hommes sont pris entre différentes exigences contradictoires : en tant que père, ils désirent protéger leur fille ; en tant que conjoint, ils redoutent de s’engager dans des discussions avec leur épouse et de devoir se justifier si elle n’est pas d’accord, en tant qu’homme de la famille, ils sont peu enclins à s’opposer frontalement aux femmes de leur parenté… Autant d’éléments qui favorisent la nonimplication des hommes.

L’invisibilité des hommes ou la lutte des femmes mise en péril

42En s’impliquant dans la lutte contre les MGF, les femmes opèrent un glissement du statut de victime à celui de citoyenne engagée. La lutte contre les MGF apparaît alors comme le moyen pour elles de s’impliquer dans la vie politique et sociale de leur société, de s’affirmer et d’investir l’espace public.

43Cependant, si l’engagement des femmes leur permet d’obtenir une certaine reconnaissance sociale, il ne subvertit pas la hiérarchie des sexes. Au contraire, en s’impliquant seules, les femmes se heurtent rapidement aux limites de ce monopole. Si mobiliser de façon positive leur statut de victime est, dans une première phase, porteur de dynamique et constitue un ciment fédérateur entre les femmes, il devient problématique lorsqu’il s’agit d’étendre la sensibilisation au-delà de ce premier cercle de militantes. Un des enquêtés analyse ce blocage de la situation, rappelant aux femmes la rigueur de la réalité sociale : « Madame, si vous vous battez seule, vous n’irez pas jusqu’au bout… Parce que c’est toujours nous [les hommes], qui avons le pouvoir de décision dans ce pays (…) faire des conférences entre femmes ne fera pas avancer votre cause. (…) Est-ce que vous êtes sûre que les hommes veulent lâcher du lest ? Convaincre les femmes c’est une chose, mais il faut surtout convaincre les hommes »

44(H4, 38 ans, cadre).

45L’implication des hommes est donc une condition nécessaire pour qu’une nouvelle impulsion soit donnée au mouvement anti-MGF. Les hommes sont conscients de leur pouvoir de décision et d’action et certains n’hésitent pas à le revendiquer : « La parole d’un homme a un poids. C’est central. Si lui, il décide que sa fille ne doit pas être excisée, elle ne va pas être excisée » (H6, somali, bac+4, employé, 24 ans célibataire, 4 s urs sur 5 touchées). Le pouvoir de l’homme constitue donc même pour les jeunes générations instruites l’ultime facteur décisif. Ces hommes, encore marginaux, s’affichent comme des acteurs clés dans le processus de changement. Cependant, celui-ci est actuellement freiné du fait des résistances masculines.
Ne pas encourager la démarche des femmes, c’est donc implicitement mieux les orienter vers le relatif échec de leur combat. Car, une lutte exclusivement féminine, ne pouvant aboutir, conduirait à la marginalisation de la cause et à une dévalorisation de l’effort accompli. En se montrant invisibles, les hommes exposent donc sur la scène publique les limites de l’action des femmes, et par là même l’infériorité de la gente féminine.

L’intériorisation, clé de la domination

Une domination consentie

46Les hommes ne renforcent leur pouvoir qu’en raison de l’acceptation sans réserve de ce rapport asymétrique par les femmes. Cette soumission à un ordre fondé sur la violence mérite d’être interrogée.

47La pratique des MGF s’imposait, jusque récemment, comme étant « dans l’ordre des choses » (H4, 38 ans, cadre, deux filles non excisées). « On pensait que c’était un cap où toutes les petites filles devaient passer (…) on pensait que c’était normal » (F2, mariée, employée, une fille non excisée). Les femmes, en reproduisant ce rituel, assument un rôle social qui leur est assigné par leur groupe d’appartenance. Ce rôle leur a été inculqué implicitement au cours de leur jeunesse, grâce à des mécanismes psychosociologiques et à l’action des acteurs sociaux chargés d’énoncer et d’exercer la Loi. Obligations et devoirs relatifs à la pratique des MGF sont ainsi intériorisés par les femmes. Leur appropriation de ce domaine en témoigne. Mais, sans le savoir, ni le vouloir, les femmes incorporent ainsi la vision du monde des dominants et se font complices de l’ordre social existant dont elles sont victimes. Bourdieu met en lumière la nécessaire part d’inconscient dans le processus d’intériorisation : « pour que la domination fonctionne, il faut que les dominés aient incorporé les structures selon lesquelles les dominants les perçoivent, que la soumission ne soit pas un acte de la conscience, susceptible d’être compris dans la logique de la contrainte ou dans la logique du consentement » [Bourdieu, cité par Fougeyrollas-Schwebel et al., 2003, p. 11].

48Cependant si l’ampleur de la domination demeure inconsciente, il serait illusoire de croire qu’elle est intégrée sans que cela ait un coût social et psychologique au niveau des dominées. Les souffrances exprimées par les victimes et leurs mères sont éloquentes. Face à l’impossibilité de remettre en cause cette structure oppressive, à laquelle elles participent pleinement, les femmes cherchent des parades leur permettant de se revaloriser. Une des solutions consiste à revendiquer un champ de compétence exclusif, en l’occurrence les MGF. Ce déni rend la situation acceptable, donc vivable, et permet la perpétuation du système.

L’efficacité de la domination symbolique : l’adhésion au rituel

49Le fait que seules des femmes participent à la pratique des MGF renforce l’efficacité de la domination masculine. En effet, le processus d’intériorisation est répété, réactivé et entretenu tout au long de la vie des femmes en tant que personne infibulée, puis en tant que témoins ou actrices de ce rituel. De surcroît les hommes les placent dans la position où elles sont responsables du succès de cette opération. Par conséquent il devient difficile pour les femmes de se dégager d’un rôle social où l’honneur personnel et la réputation du lignage sont engagés. Les partisanes de l’éradication des MGF ont souligné la difficulté d’être les premières à abandonner cette pratique par la stigmatisation dont elles font l’objet. L’injonction de réussite les transforme ensuite en agents exemplaires de leur propre domination, puisqu’elles veillent à satisfaire au mieux l’exigence des hommes : garantir l’identité sexuelle des filles et les rendre conformes aux qualités requises pour leur vie future d’épouse. La force opératoire de cette attente traduit l’omniprésence symbolique des hommes : le système se reproduit à leur avantage grâce à la participation des femmes.

Conclusion : l’omniprésence des hommes et ses limites

50Si l’absence des hommes dans le domaine des MGF est assumée et revendiquée, elle n’en demeure pas moins apparente. Car les hommes, dissimulés dans « les coulisses de la scène », assurent une omniprésence symbolique visant à maintenir leur pouvoir. Ainsi, cette invisibilité des hommes, parce qu’elle conforte l’inégalité des rapports de genre, peut être lue comme l’un des mécanismes du travail de reproduction de « l’éternel masculin » [Bourdieu, 1998].

51Cette enquête-pilote invite donc à réfléchir dans le sillage de Devreux au développement de recherches sur les hommes en tant que dominants en partant du point de vue « qu’ils ne sont pas seulement dans cette position parce que les femmes sont en dessous de celle-ci. Ils y sont parce que les rapports de sexe les y mettent, parce qu’ils sont produits pour y être, et parce qu’ils se battent pour s’y maintenir » [Devreux, 2004, p. 8]. L’analyse du comportement des hommes djiboutiens montre que les pratiques masculines en matière de lutte contre « le progrès social » ne sont pas seulement le résultat d’un processus macro structurel mais qu’elles résultent également des résistances quotidiennes observées au niveau micro sociologique et enfin « dans la désertion et l’absence d’action » [Devreux, 2004, p. 15].

52Cette analyse conduit à une relecture de l’évidence avec laquelle l’invisibilité des hommes, au même titre que l’« affaire de femmes », a été intégrée dans les politiques de lutte contre les MGF. Considérer cette invisibilité comme un donné naturel, c’est occulter l’intensité de l’inégalité des rapports de genres et ses répercussions sociales et politiques. C’est croire que l’on peut résoudre un « problème de société » élaboré en termes de santé publique et de droit des personnes, sans le replacer au c ur des interactions sociales dans lesquelles les acteurs sociaux sont impliqués et qui font système. C’est oublier que le penser comme l’agir se déterminent dans un monde d’échanges définis par des normes et des injonctions contribuant à renforcer des structures d’assujettissement. Alors que les analyses sociologiques, anthropologiques, historiques mettent en exergue le poids de la domination masculine, la violence qui s’exerce sur les femmes, le rôle des hommes comme pivot du système social, les politiques de population dans les pays en développement restent largement bâties autour de l’illusion sociologique, voire démographique, du pouvoir d’autonomie et de décision des individus, et en particulier celui des femmes. Même dans une dynamique d’individualisation moderne, les individus restent avant tout des êtres socialisés au-delà de toute différence de genre [Spurk, 2007]. En réintégrant la domination masculine dans le traitement des MGF, chercheurs et politiques iront plus loin dans la compréhension d’une pratique qui avant d’être « un problème de santé publique » est fondatrice de l’identité féminine et des rapports de genre.

Notes

  • [*]
    Doctorante en anthropologie, UMR CEPED – Université Paris Descartes – INED – IRD. sevcarillon@ hotmail. com
  • [**]
    Maître de Conférences en démographie, UMR CEPED – Université Paris Descartes – INED – IRD. veronique. petit@ ceped. org
  • [1]
    L’article 333 du Code Pénal stipule que « la violence imposée par les mutilations génitales est passible de cinq ans d’emprisonnement et d’une amende d’un million de francs Djiboutiens ».
  • [2]
    L’infibulation est le rétrécissement de l’orifice vaginal par la création d’une fermeture, réalisée en cousant et en repositionnant les lèvres intérieures, et parfois extérieures, avec ou sans ablation du clitoris. L’excision désigne l’ablation partielle ou totale du clitoris et des petites lèvres, avec ou sans excision des grandes lèvres qui entourent le vagin. La sunna consiste en l’ablation du prépuce.
  • [3]
    La presque totalité de la population étant musulmane, les différences selon l’appartenance religieuse ne sont pas perceptibles.
  • [4]
    Somalis et Afars sont les peuples nomades désormais sédentarisés et majoritaires à Djibouti ; les Arabes sont des commerçants yéménites.
  • [5]
    On ne dispose pas de données chiffrées sur la pratique des MGF en fonction de l’appartenance ethnique [Unicef, 2005].
  • [6]
    Création à Genève en 1977, par un organe de l’ONU, du Groupe de Travail sur les pratiques traditionnelles affectant la santé des femmes et des enfants. En 1979, le Planning Familial organise au Caire la Conférence des Chefs Religieux ; l’UNICEF publie son document « Position on Female Circumcision ». À Lusaka, est adoptée une résolution qui condamne l’excision et il est demandé aux gouvernements africains de fournir une aide aux organisations nationales de femmes qui cherchent à éradiquer la pratique. Dix pays de l’Afrique de l’Est et de la Méditerranée orientale participent à un colloque organisé à Khartoum par l’OMS, en vue d’abolir « les pratiques traditionnelles affectant la santé des femmes et des enfants ». L’État djiboutien n’y prend pas part. En 1980, l’UNESCO et l’OMS condamnent à Alexandrie la médicalisation des MGF.
  • [7]
    Entre autres, la Convention sur l’élimination de toutes formes de discrimination envers les femmes et la Convention internationale sur les droits de l’enfant.
  • [8]
    Enquête réalisée par le Ministère de la Santé et l’équipe de recherche Populations & Interdisciplinarité (désormais intégrée à l’UMR 196 CEPED).
  • [9]
    La question ethnique constitue une variable sensible à Djibouti en raison de l’histoire de cet État. Bien que l’appartenance ethnique ait des implications évidentes en termes d’organisation sociale et familiale, de traditions, etc., l’approfondissement de cette dimension identitaire n’a pas pu être suffisamment creusé lors de notre enquête car il se heurte à une forte pression politique cherchant à renforcer l’idée d’une cohésion nationale.
  • [10]
    Les auteurs des citations sont désignés par un « F » s’il s’agit d’une femme et un « H » s’il s’agit d’un homme. Les numéros qui succèdent permettent de distinguer les individus en gardant l’anonymat.
  • [11]
    Pratique des MGF et circoncision sont mis en parallèle en tant que pratique visant l’une et l’autre à la définition des identités sexuelles, seul point commun de ces pratiques. Toute autre comparaison est, à notre sens, inadaptée compte tenu de l’inégalité des conséquences entre les pratiques.
Français

Résumé

Les mutilations génitales féminines (MGF) à Djibouti sont communément considérées comme une « affaire de femmes ». C’est non seulement la pratique des MGF qui est ainsi reléguée dans la sphère féminine mais également la lutte contre cette pratique. Si cette assertion n’est pas infondée, elle cultive néanmoins l’illusion d’un pouvoir donné aux femmes et suggère l’absence des hommes. Or, si l’implication des femmes dans la lutte contre les MGF paraît légitime au regard de la cause – elles en sont les premières victimes – l’absence des hommes dans le contexte particulier de Djibouti – société patriarcale dominée par les hommes – elle, interroge. Pourquoi les hommes ne s’impliquent-ils pas sur la scène des MGF ? Cet article a pour ambition de déconstruire cette soidisant « affaire de femmes ». Nous tâcherons, à l’aune des résultats d’une enquête anthropologique, d’explorer les mécanismes sous-jacents constitutifs de cette assertion, d’interroger l’absence apparente des hommes de façon à faire émerger ce qui se joue à travers elle. Nous verrons ainsi comment les hommes, en se rendant invisibles sur la scène des MGF, parviennent à conforter les inégalités de sexe.

Mots-clés

  • mutilations génitales féminines
  • « affaire de femmes »
  • invisibilité des hommes
  • domination masculine
  • inégalités des sexes

Bibliographie

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Séverine Carillon [*]
Véronique Petit [**]
Mis en ligne sur Cairn.info le 28/12/2009
https://doi.org/10.3917/autr.052.0013
Pour citer cet article
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