CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Après des décennies de plaidoyer scientifique international, la mesure épidémiologique à travers la charge globale de morbidité a permis d’inclure la santé mentale dans les objectifs du développement durable et la santé globale [1]. Pour l’instant, les réalités nationales de l’Afrique subsaharienne dans ce secteur de la santé demeurent éloignées des objectifs de l’agenda international. La santé mentale n’y constitue pas un enjeu de santé publique et de développement en dépit du slogan « no health without mental health[2] » porté par les organisations internationales. L’Afrique se caractérise en effet par une absence de mobilisation politique et financière [3], la rareté des politiques en matière de santé mentale [4] et un déficit de recherches permettant d’orienter les politiques de santé [5]. Si l’OMS (Organisation mondiale de la santé) se déclare en faveur de soins en santé mentale délivrés d’une manière culturelle dite « appropriée [6] » et d’une reconnaissance de la médecine traditionnelle, la relocation de pratiques et de savoirs issus de la médecine et de l’éthique occidentales du Global North vers le Global South soulèvent de nombreuses questions [7]. La production et la circulation de pratiques, de technologies et de principes interrogent la construction de la santé mentale globale qui est décrite, en l’état actuel, comme « un assemblage dynamique, provisoire et instable [8] ». En soulignant le « gap » qui existe entre les populations nécessitant un traitement et celles pouvant y accéder, le focus est mis sur la question de l’accessibilité, à savoir les problèmes d’approvisionnement en psychotropes et de ressources allouées à ce secteur.

2Si essentiels que soient ces problèmes pour les systèmes de santé actuels et futurs [9], ils ne doivent pas effacer l’enjeu que représentent les coûts multiples engendrés par les pathologies mentales pour les familles en l’absence de politiques sociales et leurs impacts sur la condition de la personne malade [10]. L’espace de la parenté [11], saisi au niveau de la maisonnée, demeure une arène essentielle à la compréhension des processus de décision thérapeutique, dans la mesure où la famille proche constitue en premier lieu « le groupe organisateur de thérapie [12] ». De plus, dans le cas des maladies psychiques, elle incarne, parallèlement à l’institution psychiatrique, une autre institution régulatrice de la destinée des patients en maintenant un statut au malade dans un contexte de stigmatisation sociale. Rendre compte de la vie ordinaire d’un patient permet de saisir les négociations qui affectent la quête de soin et la condition de malade mental.

3Le Sénégal offre un contexte propice à une telle analyse. Cet État ne fait pas exception à la situation prévalant dans la plupart des pays africains, en dépit de l’ancienneté de l’implantation de la psychiatrie au moment de la colonisation française et de la réputation internationale de l’École de Fann qui prend corps à partir de 1956. Cette histoire et son rôle dans l’ethnopsychiatrie ont suscité de nombreux travaux [13] et ses prolongements sont toujours interrogés, notamment dans la perspective de la circulation des savoirs [14]. Depuis presque un siècle, la psychiatrie pénètre l’imaginaire sénégalais à travers l’institution psychiatrique en redessinant la perception du « fou ». Cette diffusion de nouvelles représentations ne se limite pas aux zones urbaines, du fait des mobilités internes et de l’accroissement des moyens de communication qui contribuent à véhiculer les stéréotypes stigmatisant les personnes malades. Cet étiquetage conduit à affaiblir la relative tolérance sociale dont bénéficiaient les « fous » au sein de leur communauté en les excluant des rapports sociaux quotidiens et en les invisibilisant dans l’espace public [15]. La psychiatrie s’insère dans un pluralisme thérapeutique où l’étiologie des malades psychiques s’exprime en termes de possessions par différents types d’esprits et de génies qui sont interprétées localement comme résultant de transgressions sociales [16]. Néanmoins ces croyances sont réactualisées à travers de nouvelles manières de pratiquer la sorcellerie. Celles-ci articulent la prise en charge de la souffrance au changement culturel, accompagnant l’émergence de nouvelles identités, de la modernité et d’imaginaires mondialisés [17]. Certaines caractéristiques de cette psychiatrie sont qualifiées de « culturelles » ou de « sociales » par les praticiens afin de témoigner de la prise en compte des représentations de la maladie ainsi que des appartenances des patients dans la compréhension de leur état pathologique. La question de l’héritage des pratiques thérapeutiques de l’École de Fann reste ouverte, d’autant qu’un processus légal visant à la reconnaissance de la médecine traditionnelle et à son intégration dans le système de soins est à l’œuvre au Sénégal, à l’instar d’autres pays voisins. Les parcours thérapeutiques enregistrés au sein des structures médicales ou recueillis lors de nos entretiens montrent que la psychiatrie constitue souvent l’ultime recours face à une détérioration continue de l’état de santé ou une crise qui se révèle ingérable. L’entrée en psychiatrie révèle la lassitude et l’épuisement des parents après l’expérimentation des divers recours thérapeutiques auxquels ils ont accès (marabouts, guérisseurs, prêtres exorcistes, médecine prophétique, Églises du réveil, etc.) [18].

4La répartition spatiale des services psychiatriques est très inégale, ce qui a des conséquences en termes d’accessibilité. Dakar et sa région concentrent plus de 80 % des ressources avec les services du CHU de Fann, de l’Hôpital principal et de l’Hôpital psychiatrique de Thiaroye [19]. Les centres catholiques Dalal Xel de Thiès et de Fatick complètent le dispositif en accueillant les patients du centre du pays, des régions périphériques du Nord et de l’Est du territoire, de Mauritanie et du Mali. Le Centre Émile Badiane à Ziguinchor assure seul le suivi psychiatrique en Casamance et reçoit des patients de Guinée-Bissau, de Guinée et de Gambie. Les hôpitaux régionaux dispensent une consultation en psychiatrie, ce qui permet d’organiser le tri des patients en les référant vers les unités ayant la capacité d’hospitaliser. Les services situés hors du rayon d’attraction de Dakar peinent à recruter des psychiatres et des infirmiers spécialisés [20], en raison de l’effectif formé, de l’émergence d’un secteur de soins privé à Dakar [21] et de l’émigration de soignants vers l’Europe. Moins d’une cinquantaine de psychiatres assure la prise en charge de la population du pays, cette démographie professionnelle ayant des conséquences sur les conditions d’accueil, les relations entre les acteurs et les pratiques médicales. Les observations révèlent tout autant la vétusté des lieux que les efforts conduits afin de rénover les structures, combler le manque d’équipements et moderniser l’aménagement intérieur. Le manque de ressources de la division santé mentale est souligné de manière récurrente, tout comme les ruptures d’approvisionnement en psychotropes [22], alors que la demande d’interventions auprès de groupes cibles s’accroît (secteur éducatif, migrants rapatriés, santé des mères, addictions des jeunes). Différents indicateurs en témoignent : saturation des places d’hospitalisation, d’où la pratique du référencement [23], attente lors des consultations, développement de l’offre privée et des consultations itinérantes [24].

5Outre une offre insuffisante, la prise en charge est impactée par le coût et la durée des traitements. Souvent dans l’incapacité d’avoir un revenu, le patient dépend du tissu de solidarités qui l’enserre et de l’action de l’État. Celui-ci lance en 2008 la Stratégie d’expansion de la couverture du risque maladie des Sénégalais après avoir constaté que seulement 20 % de la population est assurée. La situation change réellement en 2013 avec le plan de développement de la couverture maladie universelle (CMU). Elle est loin d’être généralisée, puisque seulement 49,3 % des Sénégalais étaient protégés en 2017 ; de plus, l’objectif d’une couverture de 75 % des Sénégalais a été reporté à 2021. Des problèmes de mise en œuvre et d’information subsistent en milieu rural et dans certains secteurs économiques [25]. Le Plan national de développement sanitaire 2009-2018 (PNDS) [26] a mis l’accent sur le renforcement de la couverture du risque maladie pour les groupes vulnérables et les indigents. Lors de la mise en place du Fonds d’équité, a été désigné comme indigent « celui qui n’a rien, ne peut régler ses besoins sociaux primaires, qui vit sans accéder à des opportunités », les individus souffrant de troubles psychiques ayant été inclus dans cette catégorie en tant qu’« inadaptés socialement [27] ». Un Fonds de gratuité de la prise en charge des malades mentaux en situation de précarité a été mis en place fin 2019, alors que certains centres de santé mentale, qui font de l’accès aux soins un axe de leur politique, le sécurisaient déjà à travers des mesures de crédit et de gratuité.

6Ces conditions d’accessibilité géographique et financière expliquent en partie la place centrale qu’occupe la famille dans la prise en charge des malades, alors que des actions citoyennes peinent à émerger dans ce secteur. Sans entrer dans le débat sur les effets de la gratuité des soins [28], on peut néanmoins s’interroger sur l’efficacité de cette mesure quant à l’accès aux soins en santé mentale compte tenu d’expériences passées (échec du plan Sésame visant à la gratuité pour les personnes âgées au Sénégal en 2006 par exemple) et d’un contexte où les États africains peinent à construire une véritable politique globale de santé et de protection sociale [29]. Joseph Brunet-Jailly [30] souligne d’ailleurs la rupture d’équité entre les malades qui sont inclus dans des programmes verticaux financés par des bailleurs internationaux, le Fonds mondial en particulier, et ceux devant se contenter d’une prise en charge dans des structures publiques appartenant à des systèmes de santé d’abord marqués par les politiques d’ajustements structurels et l’affaiblissement de l’État qu’elles entraînèrent, puis plus récemment par la gouvernementalité néolibérale [31]. Celle-ci, loin de contourner les États, les soumet à des techniques managériales visant à les rendre plus efficaces et plus performants à travers la production d’un gouvernement de la vie quotidienne [32]. Ces exigences, souvent extérieures au pays, aboutissent à une logique de tri que Michel Foucault résumait laconiquement par « faire vivre et laisser mourir [33] ». Elle s’effectue au détriment de certaines catégories de la population, dont celle qui nous concerne ici. Les effets pervers de cette gestion néolibérale sont aussi à l’œuvre dans la fabrique des plans nationaux de développement sanitaire (PNDS) qui définissent l’action publique en matière de santé. Issa Wone [34] montre comment, dans le cas du Sénégal, la planification issue du monde des affaires est devenue un mode de gestion des services, sans que soient prises en compte la complexité des situations de santé publique et les spécificités locales. Le Plan national de développement sanitaire et social 2019-2028[35] consacre ainsi une demi-page à la santé mentale et les objectifs présentés, tout en reprenant les grandes orientations définies par l’OMS, actent l’absence de moyens dévolus à cette cause.

7Aussi notre propos est, à travers le suivi d’une personne particulière, d’étudier les processus de prise en charge ordinaire de la folie dans le contexte de la société sénégalaise contemporaine, caractérisé notamment par la déprise des institutions psychiatriques relevant des pouvoirs publics et un pluralisme thérapeutique en effervescence. Notre analyse se concentrera sur les relations entre la personne malade et son entourage familial relatives à l’accès aux soins psychiatriques [36].

Enquêter hors les murs de l’institution psychiatrique

Entrer dans l’intimité d’une famille

8Notre approche de l’ordinaire [37] de la folie a été influencée par les travaux d’historiens inspirés par la microstoria et l’histoire des émotions, quand bien même notre corpus ne relève que marginalement d’archives et d’écrits. Dans la perspective développée par Anatole Le Bras [38], prolongeant lui-même les travaux de Philippe Artières, Laure Murat et Benoît Majerus, il s’agit de restituer la complexité de l’existence d’individus non réduits au traitement que leur réserve l’institution qui appose son empreinte à leur parcours biographique. Il s’agit de contribuer à « une histoire institutionnelle décloisonnée » en décrivant la condition d’une personne malade en particulier dans les espaces de son existence hors les murs. L’incursion dans l’intimité est d’autant plus importante que la famille demeure une instance de référence pour l’ensemble des acteurs. Comme nous le verrons, la personne malade développe ses capacités d’action en (ré)affirmant sa subjectivité, par rapport aux soignants et aux injonctions familiales, afin d’être un « bon » malade et un « bon » fils. La maladie est donc loin d’être « l’expérience individuelle, somatique et désocialisée » attendue comme une des conséquences de l’occidentalisation des systèmes de santé [39].

9Nous retracerons ici la vie quotidienne d’un homme âgé d’une quarantaine d’années affecté d’une maladie mentale dont il ignore la désignation médicale alors même qu’il est suivi dans un centre de santé mentale depuis plusieurs années [40]. Il parle de « la maladie » en se référant à son ordonnance, à ses médicaments, aux crises qu’il a vécues et qui se traduisent par des gestes violents, des moments de délires et des périodes de repli et de dépression. Il n’incarne pas une situation dramatique au regard de la situation d’autres malades en Afrique subsaharienne, dans le sens où il a accès à un suivi psychiatrique depuis des années, qu’il déclare en retirer un bénéfice thérapeutique, qu’il vit dans sa famille et qu’il travaille de manière occasionnelle. Il n’est ni un malade errant [41], ni abandonné à un marabout dans un village thérapeutique [42], ni rejeté par sa famille. Il réalise un objectif classique chez les psychiatres : l’établissement d’une alliance thérapeutique qui entraîne l’adhésion au traitement, un suivi médical et une « stabilisation » qui permet une amélioration de la santé et une relative sociabilité. La « mise en intrigue » que nous proposons de cette vie [43] montre comment la santé individuelle est négociée dans le contexte des « écologies locale de la santé » et aboutit à « une citoyenneté domestique » en redessinant les modèles d’exclusion sociale, les textures de la parenté et les catégories nosologiques [44].

L’expression de subjectivités

10Dans cette perspective, nous avons choisi de nous attacher au parcours d’une seule personne, conscient du risque de « biais biographique » encouru. S’attarder sur une histoire permet d’accéder aux problématiques vécues par les personnes malades et qui sont récurrentes, quels que soient la configuration familiale et le milieu social du patient. L’expérience de François avec qui nous allons faire connaissance nous permet, « à partir d’une vie, d’inventer des vies… [45] » et de dessiner un pan de la condition de malade en Afrique subsaharienne. En restituant son point de vue, on saisit de quelle manière il peine, tels les autres patients, à être « un interlocuteur valable » en et pour la société [46]. En raison des structures anthropologiques de la production et de la circulation de la parole [47], accorder de la considération aux discours et aux récits des personnes malades n’est pas un geste anodin. Les rapports de pouvoir et d’autorité au sein des familles conduisent à négliger, comme souvent la psychiatrie, ce que dit le patient et à décider pour lui de ce qui lui convient. Avant même que la voix des malades soit filtrée par les processus administratifs et médicaux, elle est déjà discréditée dans cette sphère. Dès lors, face à ce contrôle, on comprend que l’expression des symptômes puisse être secondaire dans les discours par rapport au désir d’être reconnu.

11D’autre part, nous prêterons attention au registre émotionnel qui caractérise la « réplique des individus [48] » face à des pathologies qui affectent les interactions sociales. Le recueil de la parole des personnes malades d’un point de vue médical ou socialement désignées comme « folles » a constitué un des objectifs premiers de cette recherche, d’autant que la parole « est toujours une émanation de la personne tout entière, elle est incarnée et saturée d’affectivité [49] ». Actant que la frontière entre le normal et le pathologique est poreuse, que la folie n’est pas l’a-raison et qu’un « infime interstice sépare le fou de l’homme sain [50] », nous avons considéré que les récits recueillis constituent « un retour réflexif sur une histoire singulière » et sont porteurs d’intelligibilité et d’expériences [51]. Il nous revenait de nous adapter à leur mode d’expression et non de les enfermer dans un schéma établi et normé. Ce positionnement s’inscrivait aussi dans la volonté de ne pas participer à la dépossession de soi des personnes malades en s’exprimant à leur place.

Assumer le biais biographique

12Le choix de François est une tentative d’objectivation partielle et contrainte. En effet, le Sénégal ne dispose pas de données statistiques décrivant la situation épidémiologique et les profils démographiques des patients [52]. Il est impossible d’inférer ce qu’est, d’un point de vue statistique, une situation « normale », « moyenne », « représentative » ou « marginale » par rapport à une personne atteinte d’un trouble psychique. Les soins en santé mentale ne relevant pas de la santé primaire, ils n’étaient pas jusqu’alors intégrés au système d’information sanitaire du MSAS et comptabilisés. Ils n’ont été inclus dans la plateforme DHIS-2 [53] qu’en 2019. Cette invisibilité statistique se retrouve dans l’absence des structures de santé mentale dans les Enquêtes continues sur la prestation des services de soins de santé conduites par l’Agence nationale de statistique et de démographie (ANSD) [54]. Cette situation évolue grâce à l’Enquête démographique et de santé-Continue 2019 (EDS-C) qui, pour la première fois, a inséré dans son questionnaire ménage quelques questions sur la santé mentale. Aussi, sans s’inscrire dans une représentativité statistique impossible à construire, le profil de François permet d’entrer dans la condition d’un nombre grandissant de malades ayant entamé un suivi psychiatrique, vivant dans la hantise de voir la solidarité familiale s’étioler, ne disposant pas encore de la CMU et éprouvant des difficultés à s’insérer socialement.

13L’objectif n’est pas de reconstituer « la » véracité des faits évoqués ou d’obtenir une illusoire cohérence biographique [55], mais de retracer les « façons d’être au monde [56] » des personnes malades. Comment eux-mêmes retracent-ils le caractère singulier et irréductible de cette expérience, de quels sens et de quelles logiques la revêtent-ils [57] ? Nous assumons aussi une part de subjectivité, une forme de contre-don, dans le choix de faire écho à cette vie-là. François a été le premier malade avec qui nous avons entamé un suivi sur des mois, des années dans son cas, c’est donc (lui) reconnaître la place qu’il occupe dans l’enquête que nous allons présenter.

Terrains d’enquête

14Au-delà de ce travail mené avec François, les données sur lesquelles repose cet article sont issues d’une recherche sur les parcours en santé mentale et l’adhésion aux soins psychiatriques [58]. Nous avons réalisé des entretiens et des échanges informels dans plusieurs services psychiatriques et centres de santé mentale, principalement à Dakar, à l’hôpital de Thiaroye, aux centres de santé mentale Dalal Xel à Thiès et à Fatick et au Centre Émile Badiane à Ziguinchor, auprès de personnes malades, de leurs accompagnants [59] et des soignants. Nous avons observé plusieurs consultations dans ces services et lors de consultations itinérantes. En raison de la stigmatisation dont les malades sont l’objet, les services psychiatriques ont constitué une des portes d’entrée pour cette enquête. Les personnes malades peuvent faire l’objet de mesures de contention, de réclusion ou d’enfermement au sein des familles. Étant considérées comme une source de honte et de déshonneur en raison des transgressions sociales qu’on leur impute, elles sont soustraites aux regards extérieurs et sont donc difficilement identifiables si elles ne sont pas rejetées à la rue. Le chercheur ne peut pas non plus recourir à des associations de personnes ayant partie prenante avec la maladie mentale compte tenu de leurs difficultés à émerger sur la scène sociopolitique. Dans ce contexte, les services psychiatriques permettent, dans un premier temps, de nouer des relations avec les malades, puis de s’extraire de l’institution médicale afin d’enquêter dans d’autres cadres sociaux. À l’intérieur des structures psychiatriques, nous avons conduit des entretiens et des observations avec l’accord des autorités médicales et administratives, puis celui des accompagnants et des personnes malades. Parfois, ce sont les soignants qui ont établi le contact, dans d’autres cas, ce sont les personnes malades qui ont initié le dialogue en interrogeant notre présence, en émettant une sollicitation ou en nous confondant avec un médecin. Du fait de l’attente et de l’ennui qui règnent dans les services, solliciter un récit ne s’est heurté qu’exceptionnellement à un refus tant le besoin d’attention est présent. En raison du suivi de consultations et des discussions avec les psychiatres, nous pouvions avoir connaissance du diagnostic médical porté sur une personne avec qui nous échangions alors qu’elle-même et son entourage n’en étaient pas précisément informés par le praticien. Nous avons essayé de mettre à distance cette information afin de rompre le processus de circularité diagnostique définie par Benoît Majerus :

15

« Souvent le psychiatrisé n’apparaît pas et s’il le fait est confiné à un rôle passif, celui d’un objet dont toute parole, tout acte est lu comme un signifiant de sa maladie. Leurs mots sont enfermés dans une circularité diagnostique : ils sont un signe supplémentaire de leur maladie et leur maladie est une raison pour ne pas prendre en compte leurs paroles [60]. »

16Enfin, les échanges initiaux avec certains malades et leurs accompagnants ont été prolongés à leur domicile ou dans d’autres cadres. Ces interactions permettaient d’observer le déroulement de la prise de parole, ainsi que les conflits et les dissensions au sein des familles. Alors que la production et la circulation de la parole sont très codifiées dans la société sénégalaise [61], les discussions avec les personnes malades se distinguent par la tonalité très libre, imagée, poétique, créatrice, lucide adoptée par ces acteurs. Cet ordinaire ne s’exprime pas selon un registre convenu.

Une personne malade, François

17La personne dont nous allons évoquer le parcours nous a été présentée par une relation commune, une amie, qui est une de ses tantes maternelles résidant et travaillant à Dakar. Depuis janvier 2016, nous rencontrons François à intervalles plus ou moins réguliers dans l’année, environ tous les 3 ou 4 mois. Durant ces phases, nous nous retrouvons durant plusieurs heures ou plusieurs jours d’affilée dans des lieux de son choix ou en fonction d’activités auxquelles il souhaite nous associer. Le reste du temps, nous nous téléphonons et échangeons des textos dans lesquels il nous informe d’événements familiaux, des activités agraires, de l’arrivée de la pluie, de son moral et de ses projets. Il nous interroge sur notre vie, sur un prochain retour. Ces conversations se superposent et croisent parfois celles que nous avons avec sa tante. François émet parfois des sollicitations d’importance variable. Dans les réponses que nous lui donnons, nous explicitons nos motivations professionnelles et personnelles et la place que nous lui accordons dans notre dispositif de recherche. Il s’agit de trouver un équilibre en ne trahissant pas sa confiance, en ne se substituant pas à un soignant, en répondant à ses demandes légitimes sans monnayer sa parole ou les formes de soutien que nous pouvons ponctuellement apporter. Nous l’avons informé de notre identité et des objectifs de notre recherche.

18Au fil des échanges avec François, nous avons pris conscience du risque pour le chercheur de se substituer au praticien et de la nécessité de réitérer constamment sa position et ses objectifs. Les attentes et les interactions autour de la production discursive peuvent générer des ambiguïtés de part et d’autre. Les questionnements du chercheur, relatifs par exemple au parcours biographique, à la quête thérapeutique et à la dynamique familiale, se superposent à ceux du psychiatre, même s’ils ont d’autres visées. De plus, le psychiatre comme le chercheur accordent aux récits et aux discours une fonction centrale dans leurs pratiques ; ils font également l’objet d’enregistrements, de codages et d’analyses. Cette proximité sert les desseins du chercheur tout en l’invitant à être activement conscient de son positionnement et de ses limites. D’autant que, comme nous le verrons, François se plaint du manque de temps que lui consacre son psychiatre et est en quête d’autres interlocuteurs susceptibles de lui offrir écoute et conseils. Tous nos échanges ont été réalisés en français, parfois ponctué d’expressions en serer ou en wolof qu’il nous traduisait lorsque nous ne les comprenions pas. Certains ont été enregistrés et retranscrits, d’autres ont donné lieu à des prises de notes sur le moment ou a posteriori, selon le contexte de la discussion.

Vouloir être reconnu malade

L’irruption de la maladie

19François est un homme âgé de 41 ans, « encore » célibataire au moment où débutent nos échanges en janvier 2016. Il est le troisième enfant d’une fratrie de douze enfants, certains d’entre eux ont émigré à Dakar pour des motivations économiques. D’origine serer, il réside chez ses parents dans son village natal situé à une dizaine de kilomètres de Thiès. Il est issu de lignages de paysans. Son père à la retraite était douanier. Sans appartenir aux classes sociales favorisées, sa famille dispose de ressources financières et sociales lui permettant de subvenir aux besoins essentiels de ses membres, voire d’absorber certains chocs. Il arrête ses études après le collège et suit une formation professionnelle de technicien en électricité dans laquelle il excelle. Ses parents l’imaginent alors à la tête d’une entreprise. Il a été élevé dans la religion catholique et y demeure attaché. Certains membres de sa parenté sont des religieux·ses catholiques rattaché·e·s à différentes congrégations. François nous expliquera avoir voulu devenir prêtre, mais il en avait abandonné l’idée après avoir fait l’expérience du noviciat et en avoir été dissuadé par les prêtres. Il se et est décrit par son entourage comme un « leader », « une forte personnalité », « un caractère pas facile » depuis son jeune âge. La maladie a détruit son rêve personnel d’être prêtre et réduit à néant les ambitions que ses parents projetaient sur lui. Ces attentes ont modelé un projet de vie dont il n’a été ni l’initiateur, ni l’acteur central, mais auquel il a dû adhérer en réprimant ses aspirations.

La description des symptômes

20Les premiers symptômes de ses troubles psychiques apparaissent alors qu’il poursuit sa formation d’électricien. En dehors d’un récit initial, spontanément, François évoque peu ses symptômes et n’utilise jamais de possessifs lorsqu’il évoque son état. Il établit ainsi une distanciation avec « la maladie », qui apparaît comme extérieure à sa personne, il n’en connaît ni la cause, ni la dénomination médicale, l’évoquer semble parfois l’effrayer. Répondant à nos relances, il évoque ses insomnies, ce « sommeil qui ne vient plus jamais » durant des semaines, les « cauchemars » et les « visions » qui les accompagnent, le terrorisant lorsqu’il finit par s’effondrer. Il décrit un état « d’abattement » profond, une léthargie qui l’envahit [62], une perte d’appétit et une absence de désirs se traduisant par l’incapacité à se mouvoir : « Je reste assis la tête dans mes mains », « Je reste sans sortir, sans faire rien ». Sans même être entravé, son univers se réduit progressivement à sa chambre.

21Ces phases sont interrompues par ce qu’il qualifie, ainsi que son entourage, de « crises ». L’expression « Il crise » revient plusieurs fois, elle est reprise des discours des soignants qui l’emploient de manière récurrente (« Il crise », « Les malades crisent », « La société crise de plus en plus »). Il se décrit alors « en excitation », « inspiré », « très nerveux », et « parlant sans cesse toujours » de ses visions ponctuées de références chrétiennes et refusant d’être interrompu, parfois s’échappant de la concession pour crier dans les rues et pénétrer chez les voisins [63]. Cette logorrhée verbale est associée au terme de « délire » (en français) par certains membres de son entourage. Son père et ses frères, en voulant le canaliser, se heurtent à une violence physique et verbale, François la présente comme une réaction aux agressions qu’il dit subir lorsqu’il traverse ces moments de tension.

Le vécu de la maladie : effroi et solitude

22En contrepoint à l’épuisement et à l’exaspération exprimés par son entourage, François évoque le manque d’intérêt de celui-ci vis-à-vis de son état de santé et l’absence de compréhension dont il est l’objet. Si le choix des recours thérapeutiques devient un objet de débats au sein de la famille, dans un premier temps, ce qui marque le quotidien de François durant des mois est la terreur qu’il ressent face à l’incompréhension de ce qu’il vit :

23

« La peur entre directement en moi. C’était terrible. Je me levais la nuit et récitais des “Je vous salue Marie” pour faire disparaître la peur. Je m’efforçais de réciter, j’avais peur de mourir si je m’endormais. C’est là que l’insomnie est entrée en moi. La peur et l’insomnie. Si tu ne dors pas la nuit, tu ne peux pas avoir le corps normal, faire les activités normales le jour. Je me suis tu, je ne disais rien. J’avais peur de le dire à mes parents, je n’étais pas tranquille quand je voyais des proches. Je me disais que ça allait passer, je dois lutter. Je suis en train de souffrir terriblement et personne ne me demande rien. Des parents ne me demandent rien, personne. Je ne comprends pas [64]. »

24Le sentiment d’abandon est d’autant plus profond, qu’« au fond, ils [ses parents] savaient que j’avais un problème. Ils ne m’ont pas emmené à Dalal Xel [le centre catholique de santé mentale à Thiès], ils m’ont laissé comme ça. Je faisais des efforts, tous les efforts que je pouvais pour éloigner l’insomnie, les coups dans la tête, la fatigue, la peur est revenue là [65] ».

25Cette période de solitude ancre les relations entre François et sa famille dans une forme de ressentiment et de défiance. Cette synergie négative est lisible, d’une part, à l’aune de la sutura[66] qui structure les attitudes et les relations entre les individus dans la société sénégalaise. Les difficultés relationnelles ne sont pas frontalement énoncées ; dès lors, elles ne constituent pas un conflit ouvert et n’entravent pas les circulations financières au sein de la maison. Chacun évite d’exposer ses affects et de questionner autrui sur les siens. D’autre part, le récit de François est exemplaire des résistances qui habitent l’entourage familial face à des troubles mentaux. Elles les minimisent, les dénient tant que les symptômes ne s’avèrent pas gênants pour elles ; ce que vit la personne dont l’état de santé se détériore appelle des modes et des temps de réaction à spécifier selon les symptômes, le statut social du malade et les représentations de la maladie.

La famille comme groupe organisateur de thérapie

26Les discussions autour de la situation de François acquièrent une autre dimension lorsque la gendarmerie intervient à leur demande. La violence déborde alors le cadre de la concession familiale et affecte les relations avec le voisinage. L’intervention du voisinage, apparenté ou pas, vivant à proximité se fait d’abord sur un mode prévenant :

27

« Y’a une solidarité spontanée ici dans la communauté, des cohabitants, du voisinage proche. Le malade, ici, c’est le malade de tout le monde. En pays serer, on ne peut pas rester indifférent. Il y a un côté affectif, on rend visite, on aide à soulager le malade. On donne des recommandations. Mais chacun vient avec ses recommandations : tel tradi, tel docteur, tel dispensaire… [67]. »

28Le choix des recours et l’explication étiologique donnent lieu à des tensions entre ses parents. C’est le début d’une longue quête thérapeutique où François est ballotté de marabouts en guérisseurs. Parfois, son père l’accompagne, d’autres fois, sa mère l’envoie seul sur les routes du pays au fil des recommandations et des crises qui se succèdent :

29

« Je suis parti tout seul, dans des taxis clando. On m’a jeté sur des routes pour aller chez des marabouts en Casamance, des guérisseurs. […] Moi, je baissais les bras pour aller chez les marabouts. Quand je rentre, la maison est vide, je pars chez mon grand-père. Ils m’emmènent chez des guérisseurs traditionnels. Ils soignent aussi ceux qui ont des problèmes mentaux, j’étais accompagné par mon père [68]. »

30Durant des années, le souhait qu’il émet à maintes reprises d’être conduit au centre de santé mentale Dalal Xel à Thiès est rejeté, alors que cette institution catholique est connue dans la région et qu’il est possible de faire un aller-retour dans la journée pour consulter. Une de ses sœurs affirme qu’à cette époque son esprit n’est pas sain (« xel bi nekhwel » en wolof). Le recours à la psychiatrie est constamment repoussé par ses parents car il est associé à la honte. François s’obstine et refuse d’aller chez des marabouts. Alors ce sont ses parents, ses grands-parents paternels et maternels qui partent eux-mêmes à la recherche de gris-gris et de remèdes lui étant destinés. À la fois en réponse à des interrogations personnelles et à des pressions émanant de voisins, il se tourne vers les coutumes « traditionnelles » en effectuant les rites d’initiation et des sacrifices aux pangols[69] : « On ne doit pas contredire les esprits sinon ils t’attaquent ; on est lié avec eux depuis des générations, il faut les respecter… mais j’avais peur de cela. » Face à la persistance des crises et aux douleurs (maux de ventre, violentes migraines), il est conduit chez un prêtre-exorciste du diocèse de Thiès (« un prêtre-sorcier » comme la population le nomme). Ce dernier, tout en instaurant un dialogue avec François, le pousse à consulter un médecin.

Divergences familiales face à l’institution psychiatrique

31La durée et le caractère chaotique de la quête thérapeutique révèlent à la fois le processus de dépossession de soi qui se met en place, mais également les processus de résistance que François développe en réponse aux recours qu’on lui impose. Il retrace avec douleur cette succession d’expérimentations thérapeutiques qui le tient éloigné d’un médecin :

32

« Quand tu veux bien guérir, ça devient même l’objet de reculements. […] Ils [ses parents] disent que l’ordonnance va détruire mon corps, ils disent que les médicaments me détruisent, c’est le marabout qui peut me soigner, or c’est ça qui aggrave la situation [70]. »

33Une crise spectaculaire durant une fête villageoise conduit des hommes de la classe d’âge de François à le ramener de force chez son père parce que les délires et les comportements agressifs se déroulent dans l’espace public et choquent la communauté. Le voisinage presse les parents d’agir et, sous l’impulsion d’une religieuse d’un des centres de santé catholique, il est enfin conduit à Dalal Xel. Son témoignage est teinté de déception vis-à-vis de ses proches :

34

« La sœur ED demande à mes parents la permission de m’emmener à l’hôpital Dalal Xel, elle m’emmène avec elle. D’abord à la pharmacie du rail à Thiès, après on m’a fait une piqûre et donné des médicaments. J’ai dormi trois jours. Je croyais que ma grand-mère, mon père, mon oncle, eux, ils allaient m’emmener à Dalal Xel [71]. »

35Après une hospitalisation de plusieurs semaines, il rentre chez ses parents. Faute de traitement médical suivi, François fait plusieurs rechutes :

36

« Personne ne te rappelle ton rendez-vous. Personne ne se préoccupe de ça, de mon état de santé, de ma maladie…, il n’y a pas d’attention, d’intention pour moi. Ils ne me voient pas. Ça n’est pas réciproque. […] Mes parents n’achetaient plus mon ordonnance. J’avais des rechutes. Beaucoup. Je priais intensément. Je mettais du sel dans un tissu sous mon oreiller pour que les mauvais rêves ne viennent plus, que les mauvaises choses ne se réalisent plus, ne plus partir chercher les marabouts [72]. »

37François est écarté des discussions et des décisions qui le concernent, son expérience n’est pas prise en compte par tous. Tandis que certains parents s’opposent à la cure psychiatrique ou s’en désintéressent, d’autres s’organisent afin de garantir le financement et le suivi du traitement médical. Depuis 2018, progressivement, les rendez-vous de François ont été espacés et la posologie a été réduite. Il se rend également seul à ses rendez-vous. Néanmoins, en dépit de l’amélioration de sa santé, il reste amer :

38

« Côté affection, zéro, rien n’est normal. Les gens ne veulent pas entendre. Côté économique, côté moral, côté affection, les gens devraient t’aider s’ils te comprennent. L’ordonnance, c’est un traitement que je dois prendre à vie. »

39Faute d’une écoute au sein de la maisonnée, il se rend de manière hebdomadaire à des séances de prières dans une communauté d’une Église du réveil et à des messes dans la paroisse du prêtre-exorciste. Là, il a le sentiment d’être écouté et de pouvoir exprimer sa souffrance.

Une chambre à soi

40À la suite de plusieurs rendez-vous, François a souhaité nous montrer « sa chambre, là où il vit », « nous emmener au village » et nous faire connaître certains de ses parents qu’il avait évoqués au fil de nos discussions. Il nous précise aussi que « le village ce n’est pas son choix, c’est une manière de me cantonner, de vérifier mes transactions dans la vie [73] », signifiant ainsi que ses proches parents souhaitent contrôler son mode de vie. Faute d’avoir la capacité de s’assumer seul, François réside chez ses parents. Son village natal est relié à la ville par une piste, taxis-brousse et minibus assurant des liaisons quotidiennes.

L’espace révélateur du statut au sein de la famille

41La première visite que nous avons effectuée dans sa famille a été improvisée. À notre arrivée, sa mère s’activait à la préparation du repas dans la cour près de la cuisine tandis que son père discutait avec un voisin, entouré de ses petits-enfants. François tient à nous faire visiter la concession familiale car, avec son père et l’un de ses frères, ils repeignent différentes pièces, modernisent l’installation électrique, installent des toilettes et consolident la toiture. L’ensemble de la concession est propre et en ordre. François commente avec fierté la grande chambre dont il dispose. Il insiste sur le fait qu’il peut la fermer à clef et qu’elle est lumineuse grâce à une large fenêtre qui donne sur la cour. Des rideaux le protègent des regards extérieurs. Nous comprenons, au cours de la visite des lieux, que ses cadets ne bénéficient pas d’un espace individualisé. La chambre de François n’est pas surchargée de meubles ou d’objets de décoration, mais l’ensemble est en bon état. Il explique les acheter progressivement quand il a assez économisé grâce à des travaux qu’il effectue ou lorsqu’il reçoit de l’argent en cadeau. Des iconographies religieuses, un crucifix, des calendriers et un miroir sont placés au-dessus du lit. Sur la table de nuit sont disposés des médicaments (Rispéridone®, Largatil®, Artane®, Lexomil®), une statuette de la vierge sous cloche et des affaires de toilette, sur une chaise des vêtements repassés attendent d’être rangés.

42L’appropriation de cet espace privé est significative à plusieurs titres. Elle traduit la place particulière qu’occupe François dans la fratrie, l’investissement dont il a été l’objet et qu’il conserve, dans une certaine mesure, en dépit de la maladie et du décalage biographique qui s’instaure entre lui et sa fratrie. L’attachement à sa chambre s’oppose aux expériences passées d’hospitalisation, moments où le malade est obligé de partager sa chambre avec un accompagnant et est soumis à une autorité extérieure. En 2018, il est contraint d’abandonner cette chambre pour une plus petite. Son frère puiné s’étant marié, il obtient de disposer d’un espace plus adapté à la vie de jeune couple. Cette séquence donne lieu à de fortes tensions entre frères, l’occupation de cette chambre étant symbolique de la position relative de chacun.

Le prix de la solidarité : se soumettre

43Lors d’une altercation en 2018, François frappera son jeune frère qui aura un bras cassé et une blessure. Puisque « le sang a coulé » et que les échos auront dépassé les palissades de la concession, il sera puni, y compris par les personnes dont il est le plus proche. Il ne reçoit plus d’argent de ses parents, sa sœur et sa tante à Dakar ne prennent plus ses appels téléphoniques et ne lui offrent plus de crédit. Sa jeune tante lui interdit de solliciter sa mère à elle qui habite juste à côté alors qu’il en a l’habitude lorsque ses parents refusent de le financer. Il s’agit de lui faire comprendre, à travers une glaciation des relations, qu’il a dépassé le seuil du tolérable sur l’échelle familiale et de lui faire ressentir ce qu’est une vie sans soutien ni affection. Son entourage le met à l’épreuve durant plusieurs semaines en modulant l’intensité des affects exprimés et la prise en charge est conditionnée à un changement d’attitude de sa part. François est renvoyé à Dalal Xel pour consulter son psychiatre, la famille s’interrogeant sur l’efficacité d’un traitement qui ne parvient pas à juguler cette violence envers les autres. Il obtempère car il est désireux d’éviter tout retour vers des guérisseurs ou des marabouts, « qui l’ont rendu encore plus malade, plus mal pour des sommes faramineuses ». Quand nous le retrouvons quatre mois après cet épisode, il explique sa fureur par le décalage croissant qu’il ressent entre lui et ses frères et sœurs, la jalousie, l’amertume et la colère qu’il en conçoit :

44

« Eux, ils avancent. Moi, moi, je stagne… ils me dépassent… Mon frère, il est plus petit, il se marie alors que c’est à mon tour à moi… je reste célibataire, je n’ai pas… je ne progresse pas dans la vie… ils… [François se reprend] tout est contre moi, je suis sans rien [74]. »

45La réaction à ce déplacement – quitter une chambre en façade pour une pièce dans le fond de la maison – fait écho aux témoignages de malades et de soignants décrivant la manière dont les personnes malades les plus agitées sont l’objet de contentions et sont recluses dans un coin du logement de manière à ne pas troubler l’ordre social. Sans que cela soit explicitement formulé, cet arrière-fond répressif est présent dans les esprits et agit comme une forme de chantage qui ne contribue pas à sécuriser les personnes malades. Les processus de refoulement du « fou » en Afrique subsaharienne se déclinent à différentes échelles sociologiques : celles des États à travers des politiques visant à assainir l’espace public ; celle des institutions psychiatriques qui furent installées à leur création en remplacement des lazarets, des léproseries et des morgues aux marges des villes et dans les recoins des enceintes hospitalières [75] ; enfin celle plus intime des maisonnées et des familles où l’ordre social s’impose.

Dynamiques familiales : le lien à l’épreuve de la maladie mentale

Les ambiguïtés de l’attachement

46Selon ses parents avec qui il cohabite, François est une personne « difficile », dans le sens où il peut être autoritaire, entêté et où il conteste les directives parentales ou de la génération précédente. Néanmoins, tous concordent pour souligner sa générosité envers ses neveux et nièces, ses frères et sœurs en dépit des tensions qui existent. Il se sent proche en particulier d’une de ses sœurs qui est dans une position socio-économique inconfortable. Dans cette perspective, François explique qu’il a besoin d’un minimum d’argent non pas pour ses besoins, mais afin d’assurer ses rôles d’oncle et de frère grâce à des petits cadeaux, d’être dans la réciprocité. Il souligne également le soutien que cette sœur lui apporte : « Elle me conseille, me téléphone. Elle me parle. Quand j’ai du crédit, je l’appelle, on parle [76]. » Cependant, cette affection réciproque est mise à l’épreuve par la maladie. Ses frères et sœurs ressentent de l’exaspération et de la jalousie face au traitement « spécial » qui est accordé à leur frère, à l’argent dépensé en sa faveur et qui leur semble « gaspillé » au regard de sa situation de dépendance. Ce dépit s’ancre aussi dans la croyance populaire selon laquelle on ne guérit jamais réellement de la folie, la personne touchée ne connaissant que des phases de rémission. De son côté, François mesure quotidiennement ses problèmes relationnels et sa difficulté à être entendu :

47

« Je ressens de l’injustice. Les gens disent que j’ai des problèmes, que je suis impoli. Celui qui dit la vérité n’est pas impoli. Si tu dis ce que tu as vu, il n’y a pas d’impolitesse là-dedans. Là, l’injustice dans ma famille, à l’école, à l’église [77]. »

48Les personnels médicaux rencontrés témoignent de la difficulté à communiquer dans la sphère familiale. L’expression des subjectivités y est rapidement interprétée comme une forme d’opposition et d’irrespect. Dire d’une personne qu’elle est « impolie » ou « compliquée » est une manière d’euphémiser une réalité conflictuelle. François souligne combien il est difficile pour lui de tenir cette position marginale compte tenu de son coût psychique et affectif :

49

« C’est difficile, je ne peux pas tenir tête contre tout le monde. Quand ils parlent, ils me critiquent, ils ne cachent pas leurs causeries. Ils parlent de moi, j’entends mes sœurs qui me critiquent. Mais moi, je n’ai pas d’habits neufs pour les fêtes [78]. »

50Ces extraits révèlent les antagonismes et les incompréhensions entre les personnes malades qui ne se conforment pas à l’ordre social et un entourage soucieux de préserver les apparences [79]. Afin d’atténuer les tensions intrafamiliales médiatisées par les questions financières, la solidarité qui s’exerce à l’égard de François est parfois dissimulée ou minorée. Une de ses tantes explique que son traitement médical et certains besoins ponctuels sont financés par un de ses oncles maternels qui dispose de revenus significatifs car il est ingénieur et migrant international en Asie. Cette tante dakaroise gère les transferts financiers et reverse à François la somme nécessaire à l’achat du traitement. En cas de rupture d’approvisionnement, elle se charge d’acheter les médicaments à Dakar et de lui faire parvenir. Ce mode de gestion permet de contrôler les dépenses de François qui, selon cette tante et le père de François, dilapide l’argent en sa possession autant pour des projets qui leur semblent irraisonnés que par générosité envers sa fratrie. Il ne s’agit pas tant de limiter des dépenses effectuées par l’oncle migrant que d’imposer un cadre normatif à la personne malade en lui rappelant qu’elle n’a d’autres choix que de se plier à l’organisation familiale, sous peine d’en être encore davantage marginalisée.

Tenir face à la durée de la maladie

51Comme le souligne Marie-Ange Schiltz, « rejet et acceptation étant interactifs [80] », c’est tout autant leur attachement profond ou indéfectible que leur épuisement et leur désespoir qu’expriment les accompagnants face à une maladie perçue comme sans fin et qu’ils peinent à accepter. Les relations entre François et sa famille sont exemplaires des enjeux que soulève la prise en charge quotidienne des personnes malades. Si ces dernières sont souvent sujettes de discrédit social, force est de constater que, parallèlement, elles sont aussi l’objet d’attentions et de soins qu’elles mésestiment ou dénient parce qu’elles éprouvent des difficultés à se décentrer de leurs troubles et qu’elles attendent toujours plus d’attention au regard de leurs souffrances. Parce qu’aussi de part et d’autre, chacun répugne à verbaliser la profondeur de ses affects du fait de la sutura. Selon François, « ici, on n’a pas l’occasion de s’autoanalyser, de libérer sa parole brute sans médecin sans psychiatre. Ce serait comme si on prenait de la distance avec soi-même en se dédoublant [81] ». Ceci doit conduire à relativiser tout jugement moral sur les familles qui « abandonnent » une personne malade, car il existe des degrés et des formes plurielles d’abandon (laisser le malade dans la rue, le confier à un marabout, l’oublier dans un service d’internement, le visiter rarement, etc.). Ces processus de désaffiliation sont complexes, car il n’y a pas une attitude familiale globale, mais des relations évolutives qu’un événement de plus ou moins « faible intensité » peut faire basculer vers une rupture ou un soutien plus affirmé en l’absence de politiques sociales et de santé. Cela interroge également la construction de la parentalité et la persistance de dimensions morales fortes. Les observations réalisées à l’arrivée d’un malade accompagné par plusieurs membres de sa famille et les discussions conduites dans les heures qui suivent montrent l’état d’épuisement total des familles, les émotions multiples et contradictoires qui les assaillent, l’oscillation entre la fidélité à des valeurs morales et la gestion brutale des réalités économiques. Derrière les personnes malades, s’expriment des solidarités et des souffrances familiales sous-estimées [82]. La « maladie du malade » ne coïncide pas plus avec « la maladie du médecin » qu’avec celle de la famille, ajouterons-nous [83].

Faire famille : en quête de normalité

52Sa situation de célibataire tourmente François car ce statut, non conforme à son âge [84], renforce aux yeux de tous son handicap et son incapacité à entretenir une famille. Alors que ses frères s’appuient sur leur parenté pour trouver une épouse correspondant aux attentes familiales, personne ne propose à François une fiancée. Une autre de ses tantes nous explique que seul, il a trouvé en 2018 une épouse et qu’il a dû supplier ses oncles de négocier le versement de la dot : « Une fille de M’bour, une jeune que personne ne connaissait. Gentille, aimante, mais on ne savait pas d’où elle sortait. » Outre les critiques à l’encontre de la jeune épouse, on le renvoie à sa situation de dépendance envers les siens : « Plutôt que de se marier, il devrait faire les choses dans l’ordre et trouver de quoi établir une famille [85]. » C’est une manière de lui rappeler qu’il a été incapable de conserver différents emplois salariés (employé dans une station-service, électricien dans une cimenterie) et que ses projets d’activités économiques (petit commerce d’épicerie au village, élevage de caprins) se sont soldés par des échecs alors qu’il a bénéficié de l’appui de plusieurs parents. Ses ressources aléatoires proviennent des petits chantiers d’électricité qu’il effectue dans les villages environnants. En septembre 2019, François nous apprend par téléphone que son épouse est rentrée chez ses parents, « parce que quand mari et femme ne se comprennent pas, ne se respectent pas, c’est la fin ». Alors que, durant les mois, il discutait âprement avec ses parents pour qu’ils respectent son désir d’union, là il évoquait son souhait de respecter sa mère, son père, l’impossibilité de trouver une solution au conflit qui l’oppose à sa femme et à sa belle-famille.

Techniques de soi : ajustements et stratégies de réhabilitation

53Les psychiatres expliquent aux patients et à leurs accompagnants que l’efficacité du traitement implique régularité et constance : la prescription des médicaments doit être quotidiennement respectée ; le patient doit être au calme, bien nourri et dormir suffisamment ; il doit veiller à son hygiène et à sa présentation. Il doit être placé dans un environnement structuré par des habitudes et des rituels garantissant « la stabilisation » initiée durant l’hospitalisation. La vie au village est considérée par les psychiatres interrogés comme un « environnement sain », contrairement à la vie urbaine, synonyme de « modernité », qui est décrite comme « pathogène » en raison du stress et des efforts d’adaptation qu’elle génère.

Veiller sur soi-même

54Les recommandations médicales sont source de tensions car elles impliquent un traitement différencié de la personne malade et leur nécessité n’est pas toujours comprise de tous. François vit ce travail sur soi comme un combat solitaire qui vise à la restauration de son intégrité psychique et de son insertion sociale :

55

« C’est moi qui veille sur moi, les autres ne veillent pas sur moi. Ma priorité, c’est l’ordonnance. C’est ça qui me fait vivre, qui donne ma tranquillité. Quand j’ai la paix, la joie, je peux vivre avec tout le monde. Je peux travailler, m’aider moi-même, aider les autres [86]. »

56Depuis 2016, nous avons retrouvé François plus ou moins amaigri selon les périodes. Pourtant, il désire se conformer aux prescriptions :

57

« Celui qui prend l’ordonnance, il doit manger bien. Parfois, je trouve à manger, parfois je ne trouve rien. Je ne mange pas le matin, sans manger rien. Alors je suis sans l’énergie et les forces [87]. »

58Ce qu’il désigne comme relevant de son traitement est ressenti comme un caprice par son entourage :

59

« Il veut son régime alimentaire. Les enfants malades, c’est capricieux. Il faut lui préparer quelque chose qui lui plaît, quelque chose de spécial. Ici, c’est pas facile, on est des cultivateurs et puis il faut soutenir les enfants [88]. »

60François avoue avoir du mal à respecter les horaires en raison des effets secondaires des médicaments qui « l’anesthésient, lui enlèvent sa force naturelle. Le matin je n’arrive pas à me lever, je mets du temps pour tout. Les autres sont partis quand j’arrive. Je suis lent, trop… [89] ». Sa mère lui reproche de bouder les repas familiaux et de rejeter ainsi la commensalité familiale, tandis que sa tante lui rappelle la nécessité d’appliquer, « pour son bien d’abord, pour qu’il ne retombe pas dans la maladie [90] », les règles énoncées par le médecin quant à sa consommation de cigarettes et au fait de vouloir partager une bière avec ses frères. Les recommandations médicales font l’objet de négociations, de discussions et de transgressions ponctuelles. Elles sont parfois instrumentalisées par son entourage. Il peut s’agir d’une forme de punition à travers une privation, de réaliser des économies en justifiant l’interdiction de boire et de fumer, ou au contraire, s’il est tendu ou déprimé, son père lui donne de quoi acheter un paquet de cigarettes. Ces petits arrangements instaurent un équilibre familial précaire en évitant des conflits ouverts, alors qu’une de ses sœurs explique qu’« il ne respecte rien ni personne. Il suit sa volonté, ses caprices. Si on va contre lui, il peut être violent [91] ». François se justifie ainsi : « Même ma famille ne me donne pas d’affection. Si je veux la paix, on me donne la guerre [92]. » La famille se fait la garante morale des prescriptions médicales ou la complice de leurs transgressions selon les circonstances.

Travailler à être crédible

61À chacune de nos rencontres, nous l’avons toujours trouvé attentif à, sinon préoccupé par, son apparence physique et vestimentaire. Il est toujours vêtu proprement et avec soin (pantalon, chemise boutonnée jusqu’au cou, veste, sandales cirées), rasé de près et coiffé. Alors qu’il ne dispose pas de revenus fixes, il n’hésite pas à dépenser son argent afin de s’offrir un vêtement et des produits de toilette. Derrière l’attention qu’il porte à son apparence se cachent une profonde anxiété et la volonté d’être socialement désirable. Il veut être « présentable » de peur que tout relâchement dans son apparence trahisse son état mental, qu’importe si son entourage juge ces dépenses inappropriées compte tenu de ses ressources. Goffman soulignait que les malades jouent à être normaux, en soignant leur apparence et en ayant un vocabulaire choisi. Ces éléments « désidentificateurs » leur permettent de brouiller les pistes du stigmate [93]. Il est réticent à décrire ses symptômes car il est conscient que son emportement verbal, ses gestes violents, ses hallucinations le rattachent à l’iconographie du « fou » véhiculée par les médias [94] et dont il veut se départir. L’intérêt et la présence du chercheur à ses côtés lui donnent une forme de caution dans le travail d’amendement qu’il a entamé. Cette auto-attention est réactivée à chaque consultation, puis relayée par certains parents et renforcée par les figures d’autorité catholiques de son entourage. Les prescriptions d’ordre sanitaire se superposent souvent à des injonctions normatives de la part de ces « entrepreneurs de morale [95] », qui ne disjoignent pas l’état pathologique de la moralité. Son psychiatre nous dira qu’il doit « le rendre compatible avec sa société », ce qui, implicitement, place la responsabilité de l’insertion sur les épaules du malade, qui doit se réformer avec l’aide du praticien, mais non sur la société. Dans le prolongement du soin porté à son apparence, François exprime la volonté de dominer certains effets secondaires des médicaments en « se tenant ». Il parle à voix contenue, presque avec déférence, afin de ne pas donner des signes physiques d’agitation. Il s’agit de se dissocier de l’image du « fou » agité ou délirant afin de ne pas renforcer des jugements extérieurs émis dans son entourage social, d’éviter de se placer en situation de vulnérabilité et de susciter ainsi des formes de répression. L’imposition de différentes formes de violence est régulièrement évoquée dans les discours des malades. Ils insistent sur la disproportion entre une violence qui leur échappe et la sanction collective qu’ils vivent comme une trahison :

62

« Après, tu n’as plus confiance. Un jour, tu es bien, des fois pas. Tu voudrais juste qu’on te laisse le temps, l’argent de te soigner, pas qu’on te jette sur les routes… […] Tu peux être en vie et déjà mort… on ne te voit plus, […] la souffrance blesse tes yeux [96]. »

Soi et autrui : se reconnaître

63Ce souci de soi se traduit par un soin extrême porté aux objets auxquels il tient, comme son portefeuille avec ses ordonnances, son téléphone et sa montre qui sont des cadeaux. Un jour où il me décrivait son traitement et commentait son coût et l’évolution de la posologie, il tira de la poche de son veston son portefeuille. Son ordonnance était soigneusement pliée et conservée à l’intérieur d’une pochette en plastique avec des prescriptions précédentes et des résultats d’examens médicaux :

64

« Je n’ai pas l’habitude de laisser mon ordonnance à la maison ; si je sors, si je pars, je la mets dans ma pochette. Je la mets là, à côté de ma carte d’identité. Là, sur le coin de l’ordonnance, y’a mon numéro de malade à Dalal Xel. Comme ça, les docteurs ils me retrouvent tout de suite [97]. »

65Associée au statut revendiqué de malade, l’ordonnance s’apparente à un papier d’identité et constitue un viatique essentiel. Elle a pris un caractère salvateur, presque sacré, ayant été obtenue après une quête thérapeutique longue et douloureuse. Les effets positifs du traitement ont renforcé le pouvoir « presque mystique du document papier » dit son psychiatre [98], et elle constitue à chaque renouvellement une réassurance régulière. De peur de l’égarer ou qu’on lui enlève, François l’a faite photocopier.

66Parallèlement à l’observance du traitement, François mène, seul ou entouré, une introspection existentielle. Ces questionnements personnels se rattachent à la fois à une quête spirituelle, mais aussi à la volonté de comprendre ce qu’il est et ce qui le différencie des autres : « Je dois comprendre la maladie pour argumenter dans ma famille. » Alors qu’une relation de confiance s’est établie avec un psychiatre, il est déçu s’il est contraint de consulter son suppléant ou si la durée de l’entretien lui semble trop brève, d’autant que la fréquence des rendez-vous a été espacée, passant de deux mois à trois mois, puis à six mois. Aussi, entre les rendez-vous médicaux, il se rend dans une église de Thiès afin d’assister à des cérémonies d’exorcisme et à des réunions de prières, souhaitant devenir « une meilleure personne ». Il a des discussions en tête-à-tête avec le prêtre qui les conduit et il dispose de son numéro de téléphone, dont il use quand il en ressent le besoin. À cela, il ajoute des séances de prières d’une nouvelle église dans un autre quartier de Thiès. Cet accompagnement spirituel et mystique lui procure une joie, une reconnaissance immédiate, une forme de communion qu’il ne semble pas trouver autant qu’il le désire dans sa famille et dans un réseau amical villageois qui s’est raréfié.

67Dans cet article, nous avons souhaité attirer l’attention sur le rôle des acteurs familiaux dans la prise en charge des personnes affectées par une pathologie mentale, qu’il s’agisse de leur participation au processus de décision dans la quête thérapeutique ou des modalités de soutien qu’ils apportent à la personne malade. Notre objectif était de mettre en lumière les problèmes auxquels se heurtent jour après jour les personnes dont l’état a nécessité un recours aux soins psychiatriques et leurs difficultés à pérenniser leur traitement dans la mesure où ils sont dans une situation de dépendance vis-à-vis des parents qui rendent possible ce choix thérapeutique. Si la condition de la personne malade précédemment décrite ne peut subsumer à elle seule la globalité des problèmes liés à la prise en charge médicale et sociale, compte tenu de la complexité des situations sociales et sanitaires, elle met en lumière les tensions qui se cristallisent autour de la prise en charge et la manière dont cela impacte la situation déjà fragile des malades. Nos observations montrent toute l’importance des acteurs familiaux dans un contexte de ressources limitées et particulièrement en milieu rural. Disposer de relations privilégiées avec des membres de sa parenté ou d’amis assimilés à celle-ci, qu’ils soient présents dans son ménage ou à distance, comme des migrants, permet au malade d’échapper à l’abandon et d’accéder à diverses formes de soins. Ces attachements solidaires, qu’ils reposent sur des motivations affectives ou morales, sont marqués par la conflictualité et l’exaspération des sentiments du fait de la dépendance mutuelle entre malade et parents et de la façon de vivre la maladie pour chaque acteur. Les symptômes, les crises et les effets secondaires des traitements provoquent des émotions contradictoires liées à la peur et à l’incompréhension face au déroulement de la pathologie. Elles peuvent affecter les relations entre la personne malade et son entourage proche en entraînant soit un rapprochement, soit une distanciation.

68Ces solidarités morales sont aussi vécues comme des non-choix du fait de l’état du système de santé. À la déshérence de l’État en matière d’investissements dans le secteur psychiatrique s’ajoute un système de soin à plusieurs vitesses. La CMU contribue, du fait des principes économiques qui sous-tendent son instauration, à la rupture qui s’opère au sein de la population entre les individus qui disposent de ressources leur permettant d’être suivis dans des structures de soin privées et ceux qui doivent se contenter des conditions de suivi médical offertes par le secteur public et caritatif. Le développement de politiques sociales afin de favoriser l’accès à la santé des populations indigentes ou handicapées ne compense ni une offre insuffisante ni l’absence d’une politique de santé mentale. Tant que l’État ne fera pas de la santé mentale une priorité, le rôle des acteurs familiaux restera déterminant dans les parcours thérapeutiques et dans la possibilité de recourir à la psychiatrie. Nombre de soignants et d’accompagnants dans les structures psychiatriques expriment un vif ressentiment vis-à-vis de l’État et des agences internationales face à l’absence de mobilisation en faveur de la santé mentale, surtout lorsqu’ils comparent la situation des personnes souffrant de troubles psychiques à celle des personnes vivant avec le VIH.

69La déshérence de l’État, même si elle n’est pas le seul facteur explicatif, contribue sans doute aussi au dynamisme d’autres acteurs qui occupent le terrain de la prise en charge de la souffrance et de son accompagnement. Il serait réducteur d’enfermer les personnes malades et leurs parents qui s’investissent dans leur cheminement thérapeutique dans un face-à-face avec l’institution psychiatrique. Celle-ci ne constitue qu’un recours parmi une pluralité d’alternatives qui apparaissent en filigrane du récit que nous avons restitué : marabouts, guérisseurs, exorcistes de l’Église catholique, nouvelles Églises, Centres Roqya [99] par exemple. Dans un contexte de pluralisme thérapeutique, quel que soit le degré d’adhésion que suscite le traitement médical, il est rarement disjoint d’autres pratiques thérapeutiques malgré les recommandations des psychiatres. Le recours à ces acteurs coutumiers ou religieux réapparaît dans les phases d’abandon ou de moindre observance médicale, en raison de l’effacement des symptômes, de la durée de la cure ou du déni de la pathologie. Ils promettent, à travers des discours mêlant contenu religieux et vocable psychologique, une « délivrance » et des formes d’accompagnement qui peuvent répondre à certaines attentes des personnes malades et des membres impliqués de leur famille, d’autant que ceux-ci ressentent l’usure de leurs ressources financières et de leur soutien moral. À travers les offices, les assemblées de prières, les séances d’exorcisme, les officiants religieux dispensent « un suivi psychosocial » – à déconstruire bien entendu – que ni des structures psychiatriques sous-dotées, ni le secteur associatif ne sont en position de mettre en place faute d’un réel soutien politique

Notes

  • [1]
    D. Vigo, G. Thornicroft et R. Atun, « Estimating the True Global Burden of Mental Illness », Lancet Psychiatry, vol. 3, n° 2, 2016, p. 171-178 ; H. N. Gouda etal., « Burden of Non-communicable Diseases in Sub-Saharan Africa, 1990–2017: Results from the Global Burden of Disease Study 2017 », Lancet Global Health, vol. 7, n° 10, 2019, p. 1375-1387.
  • [2]
    M. Prince, V. Patel, S. Saxena, M. Maj, J. Maselko, M. R. Phillips et A. Rahman, « No Health without Mental Health », The Lancet, vol. 370, n° 9590, 2007, p. 859-877.
  • [3]
    F. J. Charlson, J. Dieleman, L. Singh et H. A. Whiteford, « Donor Financing of Global Mental Health, 1995-2015: Assessment of Trends, Channels, and Alignment with Disease Burden » [en ligne], Plos One, vol. 12, n° 2, 2017, <https://journals.plos.org/plosone/article?id=10.1371/journal.pone.0169384>, consulté le 29 mars 2020.
  • [4]
    F. Kastler, « La santé mentale en Afrique : un défi oublié ou une réponse institutionnelle inadaptée ? », in D. Kerouedan (dir.), Santé internationale. Les enjeux de santé au Sud, Paris, Presses de Sciences Po, 2010, p. 169-177.
  • [5]
    S. Saxena, G. Thornicroft, M. Knapp et H. A. Whiteford, « Resources for Mental Health: Scarcity, Inequity, and Inefficency », The Lancet, vol. 370, n° 9590, 2007, p. 878-889.
  • [6]
    World Health Organization, Mental Health Action Plan 2013-2020, Genève, WHO, 2013.
  • [7]
    N. Cox et L. Webb, « Poles Apart: Does the Export of Mental Health Expertise from the Global North to the Global South Represent a Neutral Relocation of Knowledge and Practice? », Sociology of Health and Illness, vol. 37, n° 5, 2015, p. 683-697 ; R. Beneduce, « “Madness and Despair are a Force”: Global Mental Health, and how People and Cultures Challenge the Hegemony of Western Psychiatry », Culture, Medicine, and Psychiatry, vol. 43, 2019, p. 710-723.
  • [8]
    A. M. Lovell, U. M. Read et C. Lang, « Genealogies and Anthropologies of Global Mental Health », Culture, Medicine, and Psychiatry, vol. 43, n° 4, 2019, p. 519-547.
  • [9]
    F. J. Charlson, S. Diminic, C. Lund, L. Degenhardt et H. A. Whiteford, « Mental and Substance Use Disorders in Sub-Saharan Africa: Predictions of Epidemiological Changes and Mental Health Workforce Requirements for the Next 40 Years », Plos One, vol. 9, n° 10, 2014, <https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC4195720/>, consulté le 3 juin 2020.
  • [10]
    R. Addo, S. A. Agyemang, Y. Tozan et J. Nonvignon, « Economic Burden of Caregiving for Persons with Severe Mental Illness in Sub-Saharan Africa: A Systematic Review » [en ligne], Plos One, vol. 13, n° 8, 2018, <https://journals.plos.org/plosone/article?id=10.1371/journal.pone.0199830>, consulté le 29 mars 2020 ; A. A. Agboola, O. T. Esan, O. T. Afolabi, T. A. Soyinka, A. O. Oluwaranti et A. Adetayo, « Economic Burden of the Therapeutic Management of Mental Illnesses and its Effect on Household Purchasing Power » [en ligne], Plos One, vol. 13, n° 9, 2018, <https://journals.plos.org/plosone/article?id=10.1371/journal.pone.0202396>, consulté le 29 mars 2020.
  • [11]
    Par espace de la parenté, nous entendons l’ensemble des rapports d’alliance et de filiation dans lesquels ego est enserré et qui régissent nombre d’attitudes et de comportements, notamment en matière d’obligations et de solidarité en fonction de la position généalogique de chacun.
  • [12]
    J. M. Janzen, La quête de thérapie au Bas-Zaïre, Paris, Karthala, 1995.
  • [13]
    R. Collignon, « La psychiatrie coloniale française en Algérie et au Sénégal : esquisse d’une historisation comparative », Revue Tiers Monde, n° 187, 2006, p. 527-546 ; R. Collignon, « La lutte des pouvoirs publics contre les “encombrements humains” à Dakar », Revue canadienne des études africaines, vol. 18, n° 3, 1984, p. 573-582 ; R. Collignon, « À propos de psychiatrie communautaire en Afrique noire. Les dispositifs villageois d’assistance », Psychopathologie africaine, vol. 19, n° 3, 1983, p. 287-328 ; E. Delille et I. Crozier, « Historicizing Transcultural Psychiatry: People, Epistemic Objects, Networks, and Practices », History of Psychiatry, vol. 29, n° 3, 2018, p. 257-262.
  • [14]
    P. M. Diagne et A. M. Lovell, « De l’accompagnant familial au “mercenaire” : les travailleurs subalternes et la transformation de la psychiatrie publique au Sénégal », Sciences sociales et santé, vol. 37, n° 2, 2019, p. 75-99.
  • [15]
    D. Storper-Perez, La folie colonisée, Paris, Maspero, 1974.
  • [16]
    A. Zempléni, « Entre “sickness” et “illness” : de la socialisation à l’individualisation de la maladie », Social Science and Medicine, vol. 27, n° 11, 1988, p. 1171-1182.
  • [17]
    R. Jimenez Fernandez, I. Corral Liria, R. Rodriguez Vázquez, S. Cabrera Fernandez, M. E. Losa Iglesias et R. Becerro de Bengoa Vallejo, « Exploring the Knowledge, Explanatory Models of Illness, and Patterns of Healthcare-Seeking Behaviour of Fang Culture-Bound Syndromes in Equatorial Guinea » [en ligne], Plos One, vol. 13, n° 9, 2018, <https://journals.plos.org/plosone/article?id=10.1371/journal.pone.0201339>, consulté le 29 mars 2020 ; P.-J. Laurent, « L’offre de guérison des Assemblées de Dieu du Burkina Faso. Un bricolage en train de se faire entre la société mythique et la société globalisée » [en ligne], Ethnographie.org, n° 14, 2007, <https://www.ethnographiques.org/2007/Laurent>, consulté le 29 mars 2020.
  • [18]
    P. Didier, « Automédication et pluralisme thérapeutique : la construction du choix du remède et du thérapeute dans une localité rurale à Madagascar » [en ligne], Anthropologie et santé, n° 18, 2019, <http://journals.openedition.org/anthropologiesante/4903>, consulté le 4 février 2020.
  • [19]
    V. Petit, « Circulations et quêtes thérapeutiques en santé mentale au Sénégal » [en ligne], Revue francophone sur la santé et les territoires, décembre 2019, <https://f.hypotheses.org/wp-content/blogs.dir/1946/files/2019/12/Petit_RFST_2019_Circulations.pdf>, consulté le 29 mars 2020.
  • [20]
    A. Niang Diene, La gouvernance de la santé. Enjeux et pratiques au Sénégal, Paris, L’Harmattan, 2019.
  • [21]
    I. L. Diop, I. Diop Touré, M. Koita, M. Diop et M. El-Khoury, Cartographie du secteur privé de la santé au Sénégal 2016-2017, Dakar, Shops Plus/Ministère de la Santé et de l’action sociale/USAID, 2018 ; M. P. Bertone, « Le défi de la fidélisation des personnels de santé dans les zones rurales : analyse des stratégies mises en œuvre dans sept pays d’Afrique francophone », Santé publique, vol. 30, hors série, 2018, p. 33-43.
  • [22]
    J. A. Tine, Rapport d’activité 2018 de la division santé mentale et perspectives 2019-2020, Dakar, Ministère de la Santé et de l’action sociale, 2019.
  • [23]
    Les patients sont référés, c’est-à-dire transférés, d’une consultation psychiatrique à un autre établissement, soit parce qu’elle ne dispose pas de capacités d’hospitalisation, soit parce que ces dernières ont atteint leurs limites.
  • [24]
    Les centres de santé mentale Dalal Xel souhaitent rapprocher le plus possible la santé mentale des populations grâce à des consultations itinérantes mensuelles et en s’appuyant sur le réseau des postes de santé catholiques. Le centre de Thiès intervient ainsi à Louga et à Diourbel. Un projet est à l’étude soit à Matam soit à Richard-Toll afin de combler l’absence d’offre dans la vallée du fleuve Sénégal. L’équipe de Fatick consulte à Kaolack, M’bour, Nioro, Sokone, Gossas, Diofor, et des discussions sont en cours avec les autorités religieuses de Touba afin d’ouvrir une consultation à Mbacké, un centre catholique ne pouvant être établi dans la ville sainte des Mourides.
  • [25]
    C. Deville, F. Hane, V. Ridde et L. Touré, « La couverture universelle en santé au Sahel : la situation au Mali et au Sénégal en 2018 », Working Paper, n° 40, Paris, Ceped, 2018.
  • [26]
    Ministère de la Santé et de l’action sociale, Plan national de développement sanitaire 2009-2018, Dakar, Ministère de la Santé et de l’action sociale, 2008.
  • [27]
    S. Ndiaye, « Le fonds d’équité au Sénégal : analyse des mécanismes de la couverture maladie des indigents et de ses perspectives pour la couverture maladie universelle » Afrique et développement, vol. 42, n° 1, 2017, p. 9-31.
  • [28]
    V. Foucher, P. Jacquemot et F. Roubaut, « La controverse “Bamako-Niamey”. Introduction au débat gratuité vs recouvrement des soins », Afrique contemporaine, n° 265, 2018, p. 119-122.
  • [29]
    B. Boidin, « Une couverture santé universelle sans politique intégrée de la santé est-elle possible en Afrique ? », Revue française des affaires sociales, n° 1, 2018, p. 85-105.
  • [30]
    J. Brunet-Jailly, « Gratuité des soins ? Ce qu’il faudrait prouver… », Afrique contemporaine, n° 265, 2018, p. 123-139.
  • [31]
    L. Cabane et J. Tantchou, « Instruments et politiques des mesures en Afrique », Revue d’anthropologie des connaissances, vol. 10, n° 2, 2016, p. 127-145.
  • [32]
    B. Hibou, La bureaucratie du monde à l’ère néolibérale, Paris, La Découverte, 2012.
  • [33]
    M. Foucault, « Il faut défendre la société ». Cours au Collège de France, 1976, Paris, EHESS/Gallimard/Seuil, 1997.
  • [34]
    I. Wone, « Les défis de l’efficacité dans la planification des systèmes de santé en Afrique de l’Ouest », Santé publique, vol. 30, n° 6, 2018, p. 905-909.
  • [35]
    Ministère de la Santé et de l’action sociale, Plan national de développement sanitaire…, op. cit., p. 27.
  • [36]
    Sur l’action d’autres acteurs religieux ou traditionnels, voir V. Petit, « Circulations et quêtes thérapeutiques… », art. cité.
  • [37]
    Nous nous référons à la définition de l’ordinaire proposée par M. Gaille, « Le retour à la vie ordinaire : un enjeu épistémologique pour la philosophie morale. Ce que nous apprend l’enquête éthique en contexte médical », Raison publique, n° 18, 2014, p. 93-107.
  • [38]
    A. Le Bras, Un enfant à l’asile. Vie de Paul Taesch (1874-1914), Paris, CNRS éditions, 2018.
  • [39]
    A. Zempléni, « Entre “sickness” et “illness”… », art. cité.
  • [40]
    Ayant enquêté dans le centre de santé mentale où il est suivi, nous avons eu connaissance de la pathologie diagnostiquée car « son cas » fut donné en exemple. Les éléments biographiques présentés nous ont permis d’identifier la personne malade dont il s’agissait. Les psychiatres ignoraient la relation d’enquête que nous avions établie avec elle à l’extérieur de l’institution médicale. Cet article reposant sur le récit du malade, nous avons choisi de changer son prénom chrétien et de taire sa pathologie puisque lui-même ne l’a jamais désignée autrement que par « la maladie », instaurant une sorte de face-à-face avec elle.
  • [41]
    P. M. Diagne et A. M. Lovell, « De l’accompagnant familial au “mercenaire”… », art. cité.
  • [42]
    V. Petit, « Retours contraints de migrants internationaux au Sénégal : dilemmes familiaux face à la maladie mentale », Revue européenne des migrations internationales, vol. 34, n° 2-3, 2019, p. 131-158.
  • [43]
    P. Ricœur, Temps et récit. 1. L’intrigue et le récit historique, Paris, Seuil, 1983 ; P. Ricœur, Temps et récit. 2. La configuration du temps dans le récit de la fiction, Paris, Seuil, 1984 ; P. Ricœur, Temps et récit. 3. Le temps raconté, Paris, Seuil, 1985.
  • [44]
    J. Biehl, « Life of the Mind: The Interface of Pharmaceuticals, Domestics Economies, and Social Abandonment », American Ethnologist, vol. 31, n° 4, 2004, p. 475-496.
  • [45]
    P. Artières, « Préface », in A. Le Bras, Un enfant à l’asile…, op. cit., p. 11.
  • [46]
    L. Velpry, « Subjectivité et psychiatrie. Travailler les points de vue dans l’intervention psychiatrique », Les cahiers du Centre Georges Canguilhem, n° 4, 2010, p. 115-133.
  • [47]
    Par structures anthropologiques, nous nous référons au nafetaay, l’art d’enjoliver, que l’on pourrait traduire par « les belles paroles », qui est une manière de donner de l’importance à son interlocuteur en faisant l’éloge de ses qualités et de ses actions, renforçant ainsi son statut social. Le maslaa renvoie à l’art de l’accommodation, dans lequel le locuteur s’exprime à l’aide de digressions sans jamais répondre à la question initialement posée.
  • [48]
    D. Le Breton, Tenir. Douleur chronique et réinvention de soi, Paris, Métailié, 2017.
  • [49]
    Ibid., p. 96.
  • [50]
    L. Murat, L’homme qui se prenait pour Napoléon. Pour une histoire politique de la folie, Paris, Gallimard, 2011.
  • [51]
    M. Trouillard Perrot, « La santé “carcéralisée” : gestion de soi et chronicité pénitentiaire », Nouvelle revue de psychosociologie, n° 4, 2007, p. 41-57.
  • [52]
    A. J. Baxter, G. Patton G., K. M. Scott, L. Degenhardt et H. A. Whiteford, « Global Epidemiology of Mental Disorders: What Are We Missing? » [en ligne], Plos One, vol. 8, n° 6, 2013, <https://journals.plos.org/plosone/article?id=10.1371/journal.pone.0065514>, consulté le 29 mars 2020.
  • [53]
    Le DHIS-2 (District Health Information Systems) est un logiciel de saisie et d’analyse des données sanitaires conçu pour être utilisé à tous les niveaux de la pyramide sanitaire. Diffusé dans plus de 100 pays, il permet de produire en temps réel des indicateurs relatifs à la qualité du système, d’effectuer une surveillance épidémiologique et de gérer les ressources du système de santé.
  • [54]
    La première EDS date de 1986. Après avoir été réalisée à intervalles irréguliers (1986, 1993, 1997, 2011), le programme des EDS est entré dans une nouvelle phase avec les EDS-Continue depuis 2012-2013. Les Enquêtes sur la prestation des services de soins de santé sont réalisées annuellement depuis 2014 par l’ANSD.
  • [55]
    P. Bourdieu, « L’illusion biographique », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 62-63, 1986, p. 69-72.
  • [56]
    E. Corin, « The Thickness of Being: Intentional Worlds, Strategies of Identity, and Experience among Schizophrenics », Psychiatry, vol. 61, n° 2, 1998, p. 133-146.
  • [57]
    L. Velpry, « Ce que disent les personnes confrontées à un trouble mental grave. Expérience de la maladie et des prises en charge, et modes de vie », in M. Joubert (dir.), Santé mentale, ville et violences, Paris, Érès, 2004, p. 35-60.
  • [58]
    Il s’agissait, dans le cadre de l’ANR MIPRIMO, de saisir, à travers la pluralité des discours et des récits autour de la migration internationale, le coût psychique de l’expérience migratoire alors que le migrant incarne une des figures de la réussite au Sénégal. Voir M. Ly, V. Petit et G. Pizzolato, « La migration internationale face à la santé mentale au Sénégal : récits, discours et imaginaires », in C. Canut et C. Mazauric (dir.), La migration prise aux mots. Mise en récits et en images des migrations transafricaines, Paris, Le cavalier bleu, 2014, p. 221-239.
  • [59]
    L’accompagnant est la personne désignée par la famille afin d’être aux côtés du patient lors des phases d’hospitalisation et des consultations. Outre le soutien quotidien qu’il procure au malade en partageant sa chambre, il sert d’intermédiaire entre l’institution psychiatrique et la famille en véhiculant les explications relatives à la maladie, au traitement et aux effets secondaires, ainsi que les recommandations concernant la prise en charge. Se référer à K. Kilroy-Marac, « Of Shifting Economies and Making Ends Meet: The Changing Role of the Accompagnant at the Fann Psychiatric Clinic in Dakar, Senegal », Culture, Medicine, and Psychiatry, vol. 38, n° 3, 2014, p. 427-447 ; A. Koundoul, « La professionnalisation de l’accompagnement des malades en milieu psychiatrique au Sénégal », Le journal des psychologues, n° 332, 2015, p. 42-51.
  • [60]
    B. Majerus, Parmi les fous. Une histoire sociale de la psychiatrie auxxe siècle, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2013, p. 24.
  • [61]
    J. Fedry, Anthropologie de la parole en Afrique, Paris, Karthala, 2010.
  • [62]
    Voir le « grand fatiguement » décrit par G. Salem et T. Lang, « Transition épidémiologique et changement social dans les villes africaines : approche anthropologique de l’hypertension artérielle à Pikine (Sénégal) », Sciences sociales et santé, vol. 11, n° 2, 1993, p. 27-40.
  • [63]
    Sur l’avènement de la maladie et l’expérience de la peur dans le cas de l’épilepsie, on peut consulter S. Arborio, Épilepsie et exclusion sociale. De l’Europe à l’Afrique de l’Ouest, Paris, IRD/Karthala, 2009.
  • [64]
    Entretien avec François réalisé à son domicile, juillet 2016.
  • [65]
    Entretien avec François réalisé dans un café, février 2017.
  • [66]
    La sutura (pudeur, discrétion) est un principe linguistique, et non moral, qui vise à préserver l’harmonie sociale en évitant d’exprimer tout sujet ou toute information provoquant la gêne de son interlocuteur.
  • [67]
    Entretien avec le père de François au domicile familial, février 2017.
  • [68]
    Entretien réalisé avec François au domicile familial, juillet 2016.
  • [69]
    François fait référence aux pangols, qui sont les esprits des ancêtres dans la religion serer. Ils doivent être honorés et sont consultés. Ne pas leur témoigner du respect peut engendrer des conséquences négatives.
  • [70]
    Entretien réalisé avec François dans un café, février 2017.
  • [71]
    Entretien réalisé avec François dans la cour d’une église en attendant une messe à Thiès, juillet 2016.
  • [72]
    Ibid.
  • [73]
    Entretien avec François à son domicile, février 2016.
  • [74]
    Entretien avec François dans un café, juin 2018.
  • [75]
    F. Bernault (dir.), Enfermements, prisons et châtiments en Afrique. Du 19e siècle à nos jours, Paris, Karthala, 2019 ; C. Becker, S. Mbaye et I. Thioub (dir.), AOF : réalités et héritages. Sociétés ouest-africaines et ordre colonial, 1895-1960, Dakar, Direction des archives du Sénégal, 1997 ; O. Faye et I. Thioub, « Les marginaux et l’État à Dakar », Le mouvement social, n° 204, 2003, p. 93-108.
  • [76]
    Entretien avec François réalisé dans un café, février 2017.
  • [77]
    Entretien avec François réalisé dans une église en attendant une cérémonie, juin 2018.
  • [78]
    Ibid.
  • [79]
    Différents proverbes wolof expriment la posture transgressive et donc irrespectueuse de ceux qui sont socialement désignés comme « fou » (dof) : « Ku amul kilifë, jinne doon sa kilifë » (« Les possédés sont ceux qui bafouent les lois »), « Dof la » (« Il dit la vérité, il est fou »), « Reewande bu wute kum dof, booba lëf moo sa rax » (« Les fous sont impolis »).
  • [80]
    M.-A. Schiltz, « Un ordinaire insolite : le couple homosexuel », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 125, 1998, p. 38.
  • [81]
    Entretien avec François réalisé dans un café, février 2017.
  • [82]
    G. Aït Mehdi, « Psychiatrie et chronicités au Niger. Négocier les responsabilités du soin dans la maladie mentale au long cours », Émulations, n° 27, 2019, p. 47-60.
  • [83]
    A. Zempléni, « Entre “sickness” et “illness”… », art. cité., p. 1171.
  • [84]
    Selon l’EDS-Continue 2017, dans le groupe d’âges 35-39 ans, 16 % des hommes sont célibataires. Cette proportion est de 9 % pour le groupe d’âges 40-44 ans. République du Sénégal, ANSD, Sénégal. Enquête démographique et de santé continue (EDS-Continue) 2017, Dakar/Rockville, ANSD/The DHS Program/ICF, 2018, p. 62.
  • [85]
    Entretien avec une de ses tantes maternelles à Dakar, juillet 2018.
  • [86]
    Entretien avec François dans un restaurant, février 2018.
  • [87]
    Entretien avec François réalisé dans un café, février 2017.
  • [88]
    Entretien avec son père au domicile familial, janvier 2017.
  • [89]
    Entretien avec François réalisé dans un café, février 2017.
  • [90]
    Entretien avec sa tante maternelle, Dakar, juillet 2018.
  • [91]
    Entretien avec sa sœur cadette, rencontrée lors d’une séance de prières d’une nouvelle Église, Thiès, juin 2018.
  • [92]
    Entretien avec François réalisé dans un café, février 2017.
  • [93]
    E. Goffman, Asiles. Études sur la condition sociale des malades mentaux, Paris, Les Éditions de Minuit, 1968.
  • [94]
    Une étude serait à conduire sur les représentations et l’usage du vocabulaire psychiatrique dans les médias et dans la sphère politique sénégalais.
  • [95]
    H. S. Becker, Outsiders. Études de sociologie de la déviance, Paris, Métailié, 1985 [1963].
  • [96]
    Entretien avec François dans l’arrière-salle d’un restaurant, Thiès, janvier 2018.
  • [97]
    Entretien avec François lors d’une visite des champs de la famille au village, juin 2018.
  • [98]
    Entretien avec son psychiatre A. D., centre de santé mentale Dalal Xel, Thiès, janvier 2018.
  • [99]
    Les Centres Roqya sont constitués en réseau et celui-ci s’étend au Sénégal. Des centres ont en effet été ouverts à Dakar, Kaolack, Richard Toll, Mboro, M’bour et Ziguinchor. Cette diffusion concerne également la Côte d’Ivoire, le Bénin, la Guinée, le Mali, la France et l’Angleterre. Leurs pratiques thérapeutiques s’inscrivent dans une médecine prophétique reposant sur des commandements issus du Coran et de la sunna. En se référant aux origines de l’islam, cette médecine cherche à se distinguer des marabouts et des tradipraticiens qui associent islam et coutumes locales dans leurs discours et leurs actions thérapeutiques.
Français

Cet article propose une ethnographie de la vie quotidienne d’une personne atteinte de troubles psychiques et de la manière dont l’aspect chronique de la maladie mentale affecte les dynamiques familiales au sein d’un espace domestique marqué par l’économie morale. La mise en intrigue de cette vie ordinaire à travers les discours révèle les positionnements, les attentes et les ajustements des acteurs les uns aux autres, avec les tensions, les violences symboliques et les émotions qu’ils impliquent.

Véronique Petit
Université de Paris, Institut de recherche pour le développement (IRD), Centre population et développement (Ceped)
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 25/06/2020
https://doi.org/10.3917/polaf.157.0039
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour Karthala © Karthala. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
keyboard_arrow_up
Chargement
Chargement en cours.
Veuillez patienter...