CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1En milieu rural burkinabé, la forte natalité demeure valorisée puisque les enfants sont à la base même de l’économie familiale : ils permettent à la famille de survivre et sont une richesse économique, sociale et symbolique [1]. Les contraceptifs sont donc conçus avant tout comme moyens d’espacement des naissances se substituant aux périodes d’abstinence traditionnelles [Trussell et al., 1989 ; van de Walle, 1993] ou alors d’un point de vue médical, pour permettre à la femme de se reposer après un échec obstétrical [Bledsoe, 2002]. Face aux contraintes de la vie quotidienne et aux difficultés économiques, ils permettent aussi de restreindre légèrement la taille de la famille afin de pouvoir « assurer la sécurité » des enfants et subvenir à leurs besoins [Désalliers, 2009]. Mais dans tous les cas, la planification familiale est d’abord un moyen pour le couple de produire une descendance nombreuse et en bonne santé, dans un contexte culturel où le but de la femme est de réussir à mettre au monde de nombreux enfants, procurant ainsi fierté et prestige à la famille.

2Ces valeurs ne concordent toutefois pas toujours avec les objectifs des programmes de planification familiale (PF). Les raisons qui justifient l’offre de contraceptifs hormonaux dans les cliniques rurales burkinabé doivent être replacées dans un contexte politique, historique et idéologique particulier [2] qui permet de comprendre comment le contrôle des populations, notamment dans les pays dits « en développement », et le désir politique de réduction des naissances se basent sur une politique de responsabilisation par rapport à la fécondité [Ali, 2002 ; Greenhalgh, 2005]. Au niveau local, nous avons constaté les pressions que le discours biomédical et les campagnes de sensibilisation exercent sur les individus et la culpabilisation qui en découle dans une situation économique difficile où les contraceptifs sont présentés comme des solutions à la pauvreté et à la mortalité maternelle et infantile [Désalliers, 2009] L’idée que la PF en soi puisse améliorer les conditions de vie masque toutefois les causes réelles des problèmes (au niveau de l’accès aux soins de santé de base ou de la nutrition, par exemple) [Richey, 2004 ; Morsy, 1995].

3Sans nier la pertinence de cette approche critique des politiques de population et de planification familiale, l’analyse des entrevues avec les populations permet également de mettre en évidence l’agentivité [3] des femmes et des hommes qui utilisent et se réapproprient les technologies contraceptives. Cet article se penchera donc plutôt sur la micro dynamique des relations de genre et nous verrons que dans un contexte où le désir d’enfants est différent entre les hommes et les femmes en milieu rural, les contraceptifs peuvent être utilisés comme outils par les femmes pour créer un espace de négociation de la fécondité. Même face aux plus grandes contraintes, les individus ont un degré d’agentivité et sont toujours aussi en partie les acteurs du social [4]. Comme l’écrivent Ginsburg et Rapp [1995] : « While our work calls attention to the impact of global processes on everyday reproductive experiences, it does not assume that the power to define reproduction is unidirectionnal. People everywhere actively use their local logics and social relations to incorporate, revise, or resist the influence of seemingly distant political and economic forces [5]. » [1995, p. 1] Lock et Kaufert [1998] proposent aussi une approche où les femmes ne rejettent pas les nouvelles technologies, mais y accèdent pour des raisons pragmatiques et avec ambivalence. Malgré les craintes relatives aux effets secondaires de certaines méthodes contraceptives en lien avec les perceptions locales du corps reproductif féminin et du sang menstruel [Castle, 2003 ; Trussell et al, 1989], ces méthodes peuvent aussi être une source de résistance face au patriarcat et d’empowerment[6] pour les femmes [Lopez, 1998 ; De Bessa, 2006]. Ainsi, même si plusieurs auteurs [Ali, 2002 ; Bledsoe, 2002 ; Pearce, 1995] ont montré que les contraceptifs et les idées occidentales véhiculées entrent parfois en conflit avec les cultures locales et les conceptions de la femme, du corps, de la sexualité et des structures maritales, il n’en demeure pas moins que ces nouvelles technologies contraceptives peuvent aussi avoir des implications importantes sur les relations entre l’homme et la femme [Thompson, Russell et Sobo, 2000].

4Cet article nous permettra donc de comprendre comment les femmes négocient leurs pratiques contraceptives, la position des hommes par rapport à la PF en milieu rural demeurant ambivalente. Alors que l’on a souvent considéré la maisonnée comme une entité de décision concertée et homogène, la négociation de la fécondité entre l’homme et la femme et les stratégies utilisées par chacun pour défendre ses intérêts mettent plutôt en évidence le côté dynamique et conflictuel des rapports sociaux de genre au sein de l’unité familiale [Sow, 2004] [7].
Afin de comprendre davantage la dynamique de la négociation de la fécondité en milieu rural, nous nous pencherons d’abord sur les relations de genre et sur la manière dont se prennent les décisions en ce qui a trait à la démarche contraceptive. Nous explorerons ensuite comment l’utilisation des contraceptifs transforme certains aspects de la relation conjugale, puis nous aborderons la question du contrôle masculin de la fécondité et de la sexualité féminines. Nous tenterons enfin de définir davantage, notamment avec des exemples issus du terrain, quelle est la nature de l’espace de négociation créé par la disponibilité des contraceptifs et quelles sont ses limites, ce qui nous mènera aussi à aborder la clandestinité de certaines démarches contraceptives.

Contexte de l’enquête

5Cet article se base sur une recherche qualitative de quatre mois effectuée dans sept villages de la région de Nouna, province de la Kossi, au Nord-Ouest du Burkina Faso. Il s’agit d’une région sahélienne isolée où les principales sources de revenu sont l’agriculture vivrière, pratiquée à la houe, et l’élevage. La province de la Kossi abrite une immense diversité ethnique et culturelle et l’on y compte plus de 15 ethnies. Quant aux pratiques religieuses, elles sont tout aussi variées, les religions principales étant l’Islam, le Catholicisme, le Protestantisme et l’Animisme (souvent pratiqué en syncrétisme avec une autre des grandes religions).

6La recherche s’est déroulée principalement dans les Centres de santé et de promotion sociale (CSPS) des villages enquêtés. Ces cliniques villageoises, fruit du processus de décentralisation des années 1980 au Burkina Faso, permettent d’offrir des soins de santé de base et des services de PF dans les zones rurales, mais leur utilisation demeure assez faible étant donné la mauvaise qualité des services, le manque de formation du personnel – ces centres ne disposent pas de médecins – le manque de ressources et de médicaments et la diminution du pouvoir d’achat de la population. La décentralisation a toutefois permis d’impliquer davantage les communautés et un réseau de sensibilisation s’est ainsi créé permettant à la plupart des couples d’être informés de l’existence des contraceptifs médicaux : le discours médical a fait sa place dans les milieux ruraux, incitant les citoyens à prendre leur responsabilité en matière de PF face à la santé de leur famille, de la femme et des enfants et peu d’entre eux osent s’opposer à ce discours, même si la plupart n’y adhèrent pas encore. En effet, les familles nombreuses demeurent valorisées autant par la communauté que par les institutions religieuses qui soulignent l’importance des enfants dans le rôle social de la femme.
En général, en milieu rural burkinabé, l’utilisation des contraceptifs modernes est donc minime – en 2003, 10 % utilisaient une méthode quelconque dont 5,1 % une méthode moderne [8] [Congo, 2007] – et les couples ont surtout recours à une contraception d’espacement, les contraceptifs étant utilisés pour de courtes périodes de temps entre les grossesses. Les femmes se marient et ont leur premier enfant très tôt et environ la moitié des femmes est en union polygame. L’indice synthétique de fécondité en milieu rural est de 7,3 et a peu changé depuis les dernières années, l’écart entre la connaissance des contraceptifs et la pratique contraceptive en milieu rural ne pouvant être attribué au manque de sensibilisation ou de disponibilité, mais bien au fort désir d’enfants : le nombre idéal d’enfants observé en 1999 était de 6,1 [Congo, 2007]. Malgré cette situation générale, certains couples, notamment les plus jeunes, désirent moins d’enfants et, dans ce cas, les contraceptifs peuvent être utilisés en vue d’une réduction de la fécondité, bien que ce soit encore une situation marginale.

Méthodologie

7Notre méthodologie se base d’abord sur des discussions et entrevues informelles avec le personnel médical des CSPS et avec les représentants de divers organismes impliqués au niveau des programmes de PF au Burkina Faso, ainsi que sur une revue de littérature. De plus, une observation participante de quatre mois en milieu clinique, incluant des séjours dans les villages, ainsi qu’une soixantaine d’entrevues semi-dirigées avec des femmes et des hommes consultant aux services de planification familiale ou, au contraire, s’opposant à ces services, ont été menées. Notre collaboration avec le Centre de recherche en santé de Nouna (CRSN) nous a permis de recruter des participants dans les sept villages de l’enquête et de les convoquer en entrevue par le biais des infirmiers et des sagesfemmes travaillant au sein des CSPS. Les entrevues se sont déroulées en dioula, langue véhiculaire locale, en présence d’une interprète originaire de la région. Les villages ont été choisis afin de saisir la grande diversité géographique, religieuse et ethnique de la région, mais aussi les différences en termes de prévalence contraceptive, certains villages ayant des taux très bas de prévalence contraceptive (2 %) et d’autres beaucoup plus élevés (27 %) [9]. Un résumé des caractéristiques sociodémographique des 64 répondants figure dans le tableau ci-dessous. Notons également que le nombre moyen d’enfants par femme parmi les participants est de 5,6, le nombre moyen d’enfants décédés de 1,2 (ce qui fait un nombre moyen de grossesses par femme de 6,7) et l’espacement moyen entre les enfants est de 2,1 ans.

Tableau 1

Caractéristiques sociodémographiques des répondants

Tableau 1
Caractéristiques des enquêtés Effectifs Sexe Homme 27 Femme 37 Classes d’âges 20-29 ans 21 30-39 ans 19 40-49 ans 17 50 ans et plus 7 Scolarité Aucune 25 1 à 3 ans 3 4 à 6 ans 23 Plus de 6 ans 3 Coranique 10 Statut matrimonial Marié 61 Veuf 2 Divorcé 1 Monogame 42 Polygame 22 Origine ethnique Bwaba 32 Dafi 14 Mossi 6 Peul 5 Autre 7 Religion* Musulman 32 Catholique 24 Protestant 6 Animiste 2 Utilisation de la PF Oui 42 Non 22 Total 64 *Dans la région, les Bwaba sont majoritairement Chrétiens alors que les Dafi, les Mossi et les Peul sont Musulmans.

Caractéristiques sociodémographiques des répondants

Relations de genre en contexte africain

8La question du genre est pour le moins ardue à aborder dans le contexte africain, pour plusieurs raisons historiques et politiques. La lutte conjointe des hommes et des femmes contre le colonialisme, le désir de valorisation de la culture africaine et le rejet de certains stéréotypes occidentaux sur les femmes ainsi que les représentations différentes de la famille et du rôle de la femme, notamment dans un monde où la femme acquiert du prestige avec les enfants, ne sont que quelques éléments parmi d’autres qui ont contribué au rejet du féminisme occidental et à rendre pratiquement tabou le sujet du genre et du féminisme auprès des chercheurs et des intellectuels africains [Bombo dans Denis et Sappia, 2004]. Mais selon Imam et Sow [2004], l’étude des relations de genre en Afrique permet de faire valoir les inégalités et les rapports d’oppression entre la femme et l’homme. En effet, lorsqu’on aborde le sujet de la planification familiale en Afrique, on constate que la sexualité reste l’objet de constructions mythiques, religieuses et idéologiques et qu’elle est pensée dans des normes essentiellement masculines qui lui confèrent une stricte fonction de reproduction. [Sow, 2004] : « Le pouvoir des hommes réside encore largement dans le contrôle et l’appropriation de la fécondité des femmes. » [2004, p. 69].

9Malgré certaines études [McGinn et al., 1989] qui ont voulu montrer que les attitudes des hommes face à la PF en zone urbaine n’étaient pas aussi fermées qu’on avait tendance à le dire, il demeure qu’en milieu rural, les attentes des hommes en matière de descendance sont beaucoup plus élevées que celles des femmes et prédominent dans les décisions en matière de PF, leur niveau d’influence étant beaucoup plus élevé [Dodoo et Tempenis, 2002 ; Andro et Hertrich, 2001]. Ces auteurs soulignent d’ailleurs l’influence des hommes dans les décisions relatives à la fécondité, ce qui contredit l’idée que la femme puisse être un acteur reproductif indépendant [Ali, 2002]. Lors de nos entrevues, beaucoup de femmes expriment à la fois leur désir d’une fécondité moins élevée, notamment à cause de la lourde charge des enfants dont elles s’occupent souvent seules, et la peur de décevoir le mari ou de lui désobéir en initiant une démarche contraceptive :

« Il ne faut pas compter sur la loi des hommes puisque si les enfants sont beaucoup, c’est toi la femme qui fatigue. (…) En tout cas, moi je ne veux plus d’enfants. Les hommes n’ont pas peur de faire trop d’enfants puisque si un jour ça chauffe, qu’il y a trop de dépenses, trop de maladies et que ça ne marche pas, ils vont fuir et te laisser avec les enfants ! »
(Cady a huit enfants et elle a fait deux fausses couches. Elle a utilisé le Norplant, mais l’a fait enlever récemment.)
Nos entrevues ont toutefois permis de percevoir qu’il existe en milieu rural des variations intergénérationnelles, religieuses et ethniques dans les rapports de genre, que ce soit concernant la communication entre les conjoints ou le degré d’influence de la femme dans les décisions. Ainsi, parmi les plus jeunes, l’influence de l’école, des campagnes de sensibilisation et des « idées de la ville » s’ajoute au désir de se distinguer de leurs aînés et de montrer qu’ils sont au courant des nouvelles valeurs issues du discours de la « modernité » [10]. Des variations sont aussi notables entre les différentes communautés, certaines étant beaucoup plus ouvertes à offrir un espace de discussion et de négociation à la femme et à suivre ses conseils, comme chez les Bwaba [11], alors que d’autres concèdent beaucoup plus difficilement à celle-ci cet espace, notamment chez les Mossi où la sphère féminine est bien séparée de la sphère masculine [Lallemand, 1977]. L’influence de l’Islam, pratiquée par les Peul, les Dafi et les Mossi, a été relevée, au cours de notre enquête, dans la compréhension du rôle et des devoirs de la femme, celle-ci ne pouvant prendre de décision par elle-même et ayant le devoir d’en informer le mari. Pourtant, ce sont souvent les femmes musulmanes qui utilisent les contraceptifs à l’insu du mari, le sujet de la PF semblant beaucoup plus difficile à aborder dans leur couple.

Les femmes à l’initiative de la démarche contraceptive

10Les femmes fréquentent davantage les CSPS que les hommes : elles consultent les infirmiers pour l’accouchement, les tests post-nataux et pour la santé de leurs enfants. Elles reçoivent donc en premier les informations au sujet de la PF et connaissent mieux les différentes méthodes existantes que les hommes. Elles agissent le plus souvent comme des vecteurs d’information entre les infirmiers et leur mari, soit en proposant directement l’utilisation d’une méthode contraceptive, soit en le suggérant, attendant que ce soit le mari qui le propose et donne l’argent pour l’achat du contraceptif. L’approbation du mari demeure essentielle puisqu’il agit en autorité décisionnelle et fournit les moyens nécessaires pour entamer la démarche contraceptive. Les hommes ne vont toutefois pas accompagner leur femme à la clinique, domaine réservé aux femmes, et leur rôle se restreint à donner l’approbation, même s’il s’agit d’une approbation tacite. En effet, bien que chez les Bwaba, la plupart des femmes qui utilisaient le service de PF semblaient avoir discuté ouvertement de cette démarche avec leur époux, pour les autres groupes ethniques, il semblerait que le sujet ne soit pas facile à aborder, comme l’explique d’ailleurs Kalifa, un homme Mossi du village de Ira, un village particulièrement strict au niveau de l’Islam notamment à cause de la présence de populations wahhabites :

11

« Ce jour-là, elle m’avait dit que c’était difficile, mais elle n’a pas dit qu’il faut faire comme ça ou qu’il ne faut pas faire comme ça. Peut-être elle a eu peur de m’en parler. (…) Les femmes qui sont ici, même si elles veulent parler de ça à leur mari, elles ont peur, donc c’est les hommes qui devraient parler de ça à leur femme. »
(Kalifa, 45 ans, a eu neuf enfants, mais trois sont décédés. Sa femme utilise le Norplant.)

12Beaucoup de femmes que nous avons rencontrées ont souligné leur gêne à aborder le sujet avec leur mari, mais surtout leurs craintes face à sa réaction ou la peur que leurs idées ne soient pas écoutées. De nos discussions avec les infirmiers, nous avons pu comprendre que la sexualité demeure un sujet tabou en Afrique rurale, un sujet réservé aux personnes plus âgées et qui n’était abordé traditionnellement non pas sur la place publique ou même dans la maisonnée, mais à des occasions précises comme les initiations, l’excision ou la circoncision. L’approche actuelle des programmes de sensibilisation qui essaient de valoriser la communication au sein du couple doit donc être nuancée. En effet, la façon de prendre des décisions et d’aborder certains sujets délicats peut être très différente de l’approche occidentale, d’autres modes de communication, notamment le fait de passer par un intermédiaire, pouvant être utilisés [DeRose, 2004]. Stark [2000] a aussi mis en évidence un mode de communication indirect où les maris font semblant de ne pas être au courant afin de ne pas perdre la face par rapport à la communauté, mais laissent faire leur épouse – ce qui implicitement suppose leur approbation – par contre, ce sera la femme qui sera blâmée si le secret venait à être dévoilé :

13

« Through such means, women may assume the responsability for defiance of social and familial values and have some satisfaction in their independant action, while allowing their husbands to maintain social respectability. Thus, couple, by not communicating directly about contraception, engage in an implicit agreement deal with competing economic realities and social demands [12]. »
[Stark, 2000, p. 193]
Dans plusieurs cas où les femmes prenaient des contraceptifs à l’insu du mari, nous avons pu cerner ce genre de situation qui est due notamment à la position ambivalente des hommes par rapport à l’utilisation des contraceptifs, ceux-ci étant soumis à des réalités économiques et sociales parfois en opposition.

Une influence positive sur la sexualité, la féminité et les relations conjugales

14Plusieurs enquêtés mettent en avant les avantages de l’utilisation des contraceptifs hormonaux pour la vie sexuelle du couple, plus précisément formulée en terme de « disponibilité sexuelle » de la femme. Les hommes comme les femmes ont expliqué comment le fait d’utiliser les contraceptifs leur permettait de passer plus de temps ensemble et d’avoir des relations sans crainte que la femme ne soit enceinte, ce qui favoriserait le bonheur du couple, comme le soulignent ici Roland et Rosalie :

15

« L’avantage c’est qu’on peut espacer les enfants. Avant, ça causait des problèmes, parce que c’est dur pour un homme après l’accouchement de sa femme d’attendre longtemps donc c’est pour cela qu’il ne peut pas rester tranquille et se retenir, donc ça améliore la situation. C’est plus facile maintenant. »
(Roland, 34 ans, a cinq enfants et sa femme utilise l’injection Dépo-Provera : ils ne veulent plus d’enfants.)

16

« C’est bien pour le couple puisque ça augmente la façon que mon mari m’aime, [elle rit beaucoup] maintenant j’ai su que vraiment mon mari m’aime vraiment. Quand je faisais mes enfants, si j’ai accouché, il y avait trop de maladies, si mon mari voulait me toucher [13], je n’acceptais pas parce que j’étais en train de souffrir. Mais maintenant, comme j’ai placé le Norplant, même s’il veut me toucher, il n’y a pas de problèmes, il n’y a pas d’enfants qui vont nous gêner, donc j’ai su maintenant que mon mari m’aime tant. »
(Rosalie, 50 ans, a eu neuf enfants et deux autres qui sont décédés. Elle s’est faite poser un implant contraceptif il y a quelques années.)

17Certaines féministes africaines ont montré comment l’abstinence comme institution sociale permet aux hommes une sexualité à l’extérieur du couple alors que cette sexualité est niée chez les femmes qui doivent s’abstenir plusieurs années [Pittin, 1983]. Les femmes de nos entrevues déclarent pouvoir mieux contrôler leur mari grâce aux contraceptifs puisque ce dernier aurait moins tendance à être infidèle ou à prendre une seconde épouse. Van de Walle [1993, p. 452] a aussi montré comment la perte des tabous d’abstinence en Afrique sub-saharienne a conduit à renforcer le couple et la famille nucléaire. En effet, la pratique de l’abstinence n’est possible que dans les cultures où le lien conjugal est faible, où la polygamie existe et où l’autorité de la famille élargie prédomine.

18Outre l’apparition d’une sexualité sans risque de grossesse, le fait de pouvoir espacer les naissances amène aussi d’autres avantages qui concernent l’entente conjugale : selon les enquêtés, les femmes, moins accaparées par les enfants,ont davantage de temps pour entretenir la maison et discuter avec leur mari, ce que soutiennent d’ailleurs Safiatou et Roland, deux jeunes répondants :

19

« Si tu fais beaucoup d’enfants, tu ne vas pas créer une bonne entente dans le couple. Par exemple, moi j’ai eu un enfant et j’ai attendu 5 ans avant d’avoir un autre enfant. Il y a une bonne relation entre moi et mon mari. Mais si tu fais beaucoup, beaucoup d’enfants, les uns pleurent par ci, par là, le mari va dire « ah merde ! », il va sortir, il ne va même pas s’asseoir pour causer. C’est pas un couple, ça ! »
(Safiatou, 25 ans, a deux enfants et elle utilise l’injection Dépo-Provera.)

20

C’est vraiment mieux. Parce que s’il y a un trop grand nombre d’enfants, on va se battre, trop de problèmes, on va fuir !
(Roland)
Un élément essentiel qui ressort également, du point de vue des femmes, est une réflexion sur leur féminité et leur désir de séduire dans une relation où les attentes en terme de nombre d’enfants entrent parfois en conflit avec ce désir. Les femmes désirent à la fois être de bonnes épouses en donnant beaucoup d’enfants à leur mari, et lui plaire en gardant le contrôle sur lui afin qu’il ne fréquente pas d’autres femmes. Certaines femmes expliquent donc qu’en utilisant les contraceptifs pour espacer davantage la naissance des enfants, elles peuvent mieux contrôler leur mari et ses allers et venues, d’abord parce que la maison demeure un environnement agréable et en diminuant les multiples problèmes d’une famille nombreuse, ensuite parce qu’elles ont le temps de se faire belle et de s’entretenir tout en étant davantage disponibles pour lui. « Si tu fais la PF, tu pourras t’entretenir toi-même, ta cour et tout, donc pour cela aussi ton mari ne va pas sortir chercher des filles ailleurs », explique Bernadette, 26 ans, qui a eu huit enfants et aimerait bien utiliser la PF comme certaines de ses amies, mais dont le mari refuse. Il semblerait donc que la femme gagne certains pouvoirs dans l’espace conjugal grâce à l’utilisation des contraceptifs et que ceux-ci influencent positivement l’entente entre l’homme et la femme. Bien que pour le moment, il ne s’agisse pas d’un motif principal pour utiliser la PF (les questions économiques et médicales étant plus importantes dans les décisions), il est possible que cela devienne un des critères dans le désir des prochaines générations. Il importe par contre de ne pas oublier que cette « disponibilité sexuelle » de la femme, bien qu’elle procure plusieurs avantages, implique tout de même un cadre relationnel asymétrique entre hommes et femmes, ces dernières demeurant assujetties à la domination masculine en matière de sexualité, comme nous le verrons d’ailleurs dans la section suivante.

Les réticences des hommes

21La peur de perdre le contrôle sur la sexualité de leur femme, sur sa fécondité, ou sur la manière dont elle dispose de son temps, constitue un obstacle pour beaucoup d’hommes à l’utilisation des contraceptifs hormonaux. Tout d’abord, l’appropriation de la fécondité de la femme permet aux hommes d’obtenir une famille nombreuse. Beaucoup, comme Pierre, 27 ans, qui a cinq enfants et en veut d’autres, préfèrent donc attendre d’avoir eu tous les enfants désirés avant d’accepter que leur femme ne prenne une méthode contraceptive, craignant que la femme puisse contrôler sa fécondité sans que l’homme ne puisse intervenir : « Non, je ne veux pas qu’elle prenne l’injection. Je veux d’autres enfants. Je vais faire le nombre d’enfants que j’ai besoin, quand ce nombre va arriver, je vais venir faire l’injection. » Pour cette raison, d’autres hommes acceptent que la femme vienne faire une ou deux injections entre les grossesses, puis insistent pour que celle-ci arrête la méthode dès que l’enfant marche, comme dans le cas de Bernadette, 26 ans, dont le mari a refusé qu’elle continue le Dépo-Provera après deux injections. L’appropriation de la fécondité féminine permet aussi aux hommes de garder la femme occupée avec les enfants, de monopoliser en quelque sorte son temps et de s’assurer qu’elle ne sortira pas voir d’autres hommes. C’est donc aussi la peur de perdre le contrôle sur la sexualité des femmes qui inquiète énormément les hommes, cette sexualité se trouvant, grâce aux contraceptifs, dissociée de la grossesse et de l’engendrement.

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« Si ma femme vient faire la PF en cachette, je vais être fâché puisque c’est comme ça que les femmes en profitent pour sortir dehors chercher des garçons. (…) Oui, c’est ça qui provoque ça, comme la femme ne peut pas tomber enceinte, elle ne respecte plus la loi, c’est pour cela qu’elle sort librement chercher des garçons. »
(Paul, 41 ans, a trois enfants et il en veut d’autres. Il se positionne contre l’utilisation des contraceptifs.)

23Beaucoup de femmes expliquent d’ailleurs que c’est en écoutant leur mari discuter avec des amis qu’elles ont appris son opinion négative par rapport à la PF en lien avec l’idée de libertinage.
L’élément central qui justifie les réticences des hommes par rapport à la PF n’est donc pas lié à un manque d’information, mais bien à la peur de perdre le contrôle sur la fécondité et sur la sexualité des femmes, à la fois individuellement, mais aussi socialement. Ce sont les femmes qui reproduisent « physiquement » la société et l’utilisation des contraceptifs touche directement à la reproduction sociale et à l’existence même de cette société. Le contrôle du corps de la femme et de sa fécondité est aussi un contrôle de la société, ce qui place d’ailleurs la PF au carrefour des deux facettes du biopouvoir foucaldien [Foucault, 1976]. Deux pouvoirs opposés s’exercent ainsi à travers le corps des femmes : par le biais des campagnes de PF, qui ont comme objectif de freiner la croissance démographique de la région, et par le biais des hommes, qui contrôlent une communauté valorisant la fécondité. C’est dans ce contexte complexe que nous tenterons finalement de comprendre comment les femmes utilisent les contraceptifs comme outils d’empowerment face au pouvoir masculin et à des relations de pouvoir inégales.

Un espace de négociation et ses limites

24La disponibilité des contraceptifs permet aux femmes de négocier leur fécondité de différentes façons. Tout d’abord, l’utilisation du discours médical véhiculé par les infirmiers et donc la « justification par la santé » peut servir d’argument aux femmes pour faire comprendre au mari la nécessité d’utiliser la PF en lien avec les idées de mortalité infantile et de santé maternelle.

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« Le dernier enfant qui est décédé, il était serré [14], alors j’ai dit à mon mari : voilà ! J’avais déjà parlé de faire la PF et lui il refusait, alors comme l’enfant est décédé maintenant, j’ai dit à mon mari : tu vois, tu ne voulais pas faire la PF et maintenant il est décédé. Alors il a dit oui, tu as raison, tu vas accoucher de celui-là et ensuite on fera la PF et nous sommes venus à deux faire la PF. »
(Cady, 35 ans, 8 enfants, s’est fait insérer un implant contraceptif.)

26La justification par la santé, autant par les femmes que par les infirmiers, masque par contre les raisons réelles et plus profondes du désir de planification familiale, et dans bien des cas, le mari voudra que sa femme arrête l’utilisation du contraceptif si la santé de celle-ci se porte bien ou dès que la possibilité d’une fausse-couche ou d’un décès d’enfant est écartée. Ainsi, même si la femme réussit à convaincre son mari d’utiliser la PF, celui-ci négociera la durée de la méthode et il arrive que les conjoints se confrontent sur le choix de la méthode : les femmes préférant le Norplant, qui dure de 4 à 5 ans une fois inséré, et les hommes préférant l’injection Dépo-Provera, qui ne dure que trois mois.

27L’éducation est aussi un outil de négociation important pour les femmes qui sont alors plus à l’aise d’exprimer leurs idées et de montrer ce qui leur a été enseigné : « Mon mari n’a pas fréquenté [l’école], c’est moi qui ai fréquenté, donc c’est moi qui parle comme ça : comment on peut faire, si on fait ça c’est bon, si on ne fait pas ça ce n’est pas bon. » (Justine, 29 ans, a quatre enfants et utilise le Norplant.) De plus, les infirmiers agissent souvent comme médiateurs : les femmes connaissent leur influence et savent l’utiliser. Dans bien des cas, les infirmiers prennent le parti de la femme et l’aident à convaincre son mari, comme dans le cas décrit ci-dessous :

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« On a eu un cas comme ça, la femme avait inséré son Norplant, son enfant avait deux ans et demi, et le mari voulait une grossesse, mais ce qu’elle m’a fait savoir c’est que quand elle est enceinte, le mari ne s’occupe pas d’elle, il passe son temps à la bastonner, donc elle ne désirait pas de grossesse. Donc quand ces problèmes sont posés… La femme est venue avec son mari qui insistait pour qu’on enlève le Norplant. La femme voulait qu’on fasse une cicatrice pour ruser le mari, mais on a décidé de parler avec le mari. J’ai discuté avec lui trente minutes pour le convaincre des bienfaits de la PF, mais il n’a pas essayé de comprendre. On a donc retiré l’implant, mais on a donné une autre méthode à la femme à l’insu du mari (…) En attendant que les deux réfléchissent et s’entendent, on a donné l’injectable à la femme. »
(Mamadou, maïeuticien au CSPS de Nouna)

29Finalement, le fonctionnement même des contraceptifs hormonaux augmente le pouvoir de négociation de la femme par rapport à sa fécondité. En effet, ces technologies contraceptives ne nécessitent que la participation de la femme, contrairement aux méthodes naturelles de calcul des jours [15] ou aux préservatifs, et les femmes sentent donc qu’elles ont davantage de contrôle :

« Après le premier enfant, je voulais venir pour payer les comprimés [pilule], mais mon mari ne voulait pas, c’est la capote qu’il utilisait. (…) Quand l’enfant a grandi, lui, il a cessé d’utiliser le préservatif, mais moi je ne voulais pas encore d’enfants à ce moment, donc c’est pour cela que je suis venue payer pour ces méthodes-là. (…) J’ai plus confiance avec ces méthodes-là qu’avec la capote. »
(Mariam, 29 ans, a quatre enfants et elle a utilisé plusieurs méthodes contraceptives hormonales à l’insu de son mari.)
Les méthodes hormonales diminuent le pouvoir de décision de l’homme au profit de celui de la femme qui peut les utiliser sans son consentement, ce qui ne plaît pas aux hommes qui se sentent parfois lésés dans leur autorité et dans leurs désirs. Le pouvoir de négociation des femmes a donc des limites et il importe de rappeler que les rapports de force dans les relations de genre ne sont pas égaux. L’homme peut forcer sa femme à faire enlever son Norplant ou à arrêter la prise de l’injection ou de la pilule, comme ce fut le cas pour Cady : « C’est lui qui a dit de venir enlever ça. C’est lui qui a décidé ça. Et comme avant il avait d’abord accepté, donc maintenant s’il veut l’enlever, je ne peux pas dépasser la parole de mon mari. » En effet, pour la majorité des répondantes, comme la femme vit chez son mari, elle lui doit obéissance et, bien qu’elle puisse essayer de le convaincre par différents moyens, elle ne peut aller au-delà de sa décision.

Pratiques contraceptives cachées

30Certaines femmes choisissent de prendre des contraceptifs en cachette, ce qui est possible depuis le milieu des années 1990 au Burkina Faso grâce au service de confidentialité des CSPS qui précise que l’autorisation du mari n’est plus nécessaire. Ce comportement clandestin est très mal vu et critiqué dans les communautés, notamment chez les Musulmans puisqu’il va contre la Loi coranique. La peur des répercussions sur le couple, la perte de la confiance que l’homme a en son épouse et les problèmes sérieux que pourrait avoir la femme, notamment le divorce, si son secret venait à être dévoilé ont été abordés en entrevue. Les allusions au risque de violence étaient aussi nombreuses. Comme le dit Ousseni, qui a 28 ans et deux enfants : « Si la femme se cache pour faire, ce n’est pas sérieux, le jour où tu es au courant ce sera chaud ! » Les femmes qui décident d’utiliser les contraceptifs à l’insu de leur mari doivent donc se cacher, non seulement de celui-ci, mais de la communauté en général.

31Parmi les femmes que nous avons eues en entrevue et qui prenaient des contraceptifs à l’insu de leur mari [16], nous avons pu cerner la volonté d’agir pour leur bien-être et celui de leurs enfants malgré les contraintes sociales. Ces femmes sont proactives et font preuve de débrouillardise, notamment pour réussir à trouver l’argent nécessaire pour venir faire la PF.

32

« Moi j’ai fait beaucoup de grossesses comme ça, je fatigue beaucoup, et puis les gens ont commencé à parler à mon mari pour lui dire que si la femme prend trop de grossesses, elle souffre, donc il doit venir à l’hôpital pour la PF et il a dit que oui, il a compris. Mais j’ai accouché et il n’est pas retourné à l’hôpital et ne parle plus de PF donc je suis venue faire la PF en cachette. (…) C’est avec mon argent que je paie puisque mon mari n’est pas au courant. Je vends des galettes donc je me débrouille, mais ça ne fait pas beaucoup d’argent. »
(Kadi, 39 ans, a huit enfants et elle utilise l’injection Dépo-Provera. Elle a dû arrêter récemment car elle n’avait pas assez d’argent mais elle veut recommencer.)

33Des stratégies sont ainsi élaborées pour ne pas informer le mari, la première étant le choix de la méthode. À ce niveau, l’injection Dépo-Provera est la méthode qui risque le moins d’être découverte par le mari [17]. De plus, les contraceptifs sont utilisés surtout pour espacer les naissances de sorte que le mari croit à un espacement naturel. Beaucoup de femmes qui prennent des contraceptifs clandestinement sont en union polygame (souvent la deuxième ou la troisième épouse), ce qui favorise le fait qu’elles puissent utiliser les contraceptifs à l’insu du mari, ce dernier ayant déjà eu beaucoup d’enfants et surveillant moins ses plus jeunes femmes.

34Les femmes qui utilisent des contraceptifs en cachette doivent aussi être prêtes à affronter leur mari s’il le découvre et les réactions peuvent être multiples, amenant le mari à se positionner par rapport à la PF. Mariam, qui a 29 ans et quatre enfants, raconte la réaction de son mari :

35

« Lorsqu’il a su, il a dit que comme j’avais de l’argent, c’est pour cela que je n’écoutais pas ce qu’il m’avait dit. Puis il m’a dit de venir l’enlever [le Norplant]. (…) Non. Il ne m’a pas tapé, il ne m’a pas insulté, mais j’ai su moi-même qu’il était fâché donc je suis venue l’enlever. Mon mari n’a dit ça à personne, mais si j’avais gardé ça, on se serait bagarré. »
Dans beaucoup de cas, les femmes qui agissent à l’insu du mari n’ont pas eu l’occasion d’en parler avec lui avant ; soit elles n’osaient pas, soit elles ne désiraient pas le faire. Le fait que le mari découvre le secret mène alors à une discussion sur le sujet qui a souvent lieu pour la première fois. Parfois cette discussion débouche sur un refus du mari, mais dans certains cas, les deux finissent par s’entendre et le mari accepte. Le fait d’utiliser la PF à l’insu du mari n’est donc pas seulement l’expression d’un échec des négociations et une voie de non-retour, ce comportement peut aussi mener à une discussion sur le sujet, dans un contexte où la communication par rapport à la sexualité est difficile entre les conjoints.

Conclusion

36Les contraceptifs hormonaux offrent aux femmes un moyen de négocier leur fécondité et d’espacer davantage les naissances des enfants en utilisant le prétexte de la santé et sachant les avantages qu’elle gagne au niveau de l’entente dans le couple et de sa place dans la maisonnée. Mais il demeure que dans le contexte patriarcal des sociétés rurales burkinabé, les hommes ont le dernier mot, pouvant limiter la durée d’utilisation d’une méthode ou demander son arrêt. La position des hommes par rapport à la PF est ambivalente car bien que ceux-ci désirent une famille nombreuse et veulent s’assurer de garder le contrôle sur la sexualité et sur la fécondité de leur femme, ils vivent aussi les difficultés d’une famille nombreuse et conçoivent les avantages de la pratique contraceptive sur la santé des enfants et par rapport à l’entente conjugale. Certains vont ainsi accepter que leur femme utilise des contraceptifs ou lui donnent un accord tacite. Les programmes de planification familiale ont donc leur place en milieu rural burkinabé parce qu’ils offrent une opportunité pour beaucoup de femmes de faire valoir leurs droits et constituent parfois pour les couples un moyen de planifier les naissances en lien avec de nouvelles conceptions du couple et de la famille. Mais les utilisations cachées et le manque de pouvoir de négociation de plusieurs femmes face à la contraception laissent à penser qu’il importe également que les inégalités de genre soient considérées, de même que les problèmes de santé reproductive et les difficultés économiques auxquels font face les familles, afin que l’on puisse vraiment parler de « choix » en matière de fécondité en milieu rural burkinabé.

Notes

  • [*]
    Étudiante au MD/PhD, Université McGill, Université de Montréal. julie. desalliers@ mail. mcgill. ca
  • [1]
    En milieu urbain, les coûts élevés d’entretien des enfants, le risque de mortalité infantile plus faible, la sécurité du revenu ainsi que l’affaiblissement de la pression sociale au profit de motivations et d’aspirations individuelles conduisent à une fécondité plus faible. [Congo, 2007]
  • [2]
    Voir par exemple, concernant l’histoire des politiques de populations dans les pays pauvres [Finckle and Crane, 1975, 1981, 1985 ; Sala-Diankada, 2000 ; Meillassoux, 1991], les dérives des programmes de planification familiale [Hartmann, 1995 ; Castro, 2004] ou encore le corps des femmes et la reproduction comme lieux d’engagements politiques et économiques [Jeffery et Jeffery, 2002 ; Kanaaneh, 2000].
  • [3]
    Nous proposons le terme « agentivité » comme traduction française du concept d’agency développé par Giddens [1979] et qui réfère à la capacité d’un acteur à choisir entre différentes voies d’action à l’intérieur d’une structure sociale donnée.
  • [4]
    L’étude de Stark [2000] sur l’utilisation clandestine des contraceptifs par les femmes au Bangladesh, dans un contexte social où les femmes manquent clairement d’autonomie, est très illustrative à ce sujet.
  • [5]
    « Bien que notre travail mette en évidence l’impact des processus globaux sur les expériences reproductives de tous les jours, cela n’implique pas que le pouvoir de définir la reproduction est unidirectionnel. Les individus, partout dans le monde, utilisent activement leurs logiques locales et leurs relations sociales pour intégrer, réutiliser ou résister à l’influence de forces politiques et économiques en apparence distantes. » (Traduction de l’auteure)
  • [6]
    Ce terme réfère au gain de pouvoir, à l’autonomisation d’un individu ou d’un groupe.
  • [7]
    De nombreux auteurs [Comaroff, 1991 ; Giddens, 1979 ; Carter, 1995 ; Kertzer, 1997] ont d’ailleurs souligné le degré d’autonomie des individus pour manipuler les codes culturels et le caractère dynamique de la culture, qui ne peut être considérée comme une entité fixe déterminant les comportements (comme c’est souvent le cas dans les études démographiques sur la PF).
  • [8]
    Les contraceptifs modernes offerts en milieu rural sont les préservatifs, la pilule, l’injection Dépo-Provera et le Norplant. Ils sont subventionnés en moyenne à 75 % [Capo-Chichi et Tougouri, 2007]. Les autres méthodes incluent les méthodes naturelles (calcul des jours) et traditionnelles (abstinence, retrait, gris-gris, amulettes, ceintures et décoctions).
  • [9]
    Données tirées du Plan d’action 2007 du District sanitaire de Nouna, 2006.
  • [10]
    Voir à cet effet l’excellente étude de Kanaaneh [2000] sur les contraceptifs comme critère d’identité et de distinction sociale.
  • [11]
    La société bwaba a depuis longtemps été caractérisée par les valeurs d’indépendance et de libre arbitre qu’elle privilégie, reconnaissant aux femmes et aux enfants le droit de respecter ces valeurs. Il semblerait que les femmes aient toujours été assez indépendantes, l’instabilité matrimoniale étant un élément structurel de cette société [Capron, 1973].
  • [12]
    « Grâce à de tels moyens, les femmes assument la responsabilité de défier les valeurs sociales et familiales et obtiennent une certaine satisfaction de leur action indépendante, tout en permettant à leur mari de maintenir sa respectabilité sociale. Ainsi, en ne communiquant pas directement sur la contraception, le couple s’engage dans un accord implicite leur permettant de faire face à des réalités économiques en compétition avec les demandes de la société. » (Traduction de l’auteure)
  • [13]
    L’expression africaine « toucher » est utilisée pour signifier de manière polie « avoir des rapports sexuels ».
  • [14]
    Expression utilisée pour parler de grossesses rapprochées.
  • [15]
    Ces méthodes sont enseignées par les marabouts ou par l’église catholique qui offre des formations de « préparation au mariage ».
  • [16]
    Il a été difficile de rencontrer ces femmes puisque la plupart nient qu’elles utilisent la PF et ne veulent pas être dévoilées. Au niveau éthique, des stratégies ont été élaborées pour protéger le secret de celles qui sont venues.
  • [17]
    Les plaquettes de pilule sont difficiles à cacher et l’implant contraceptif laisse une marque visible sur le bras, alors que l’injection hormonale passe inaperçue.
Français

Résumé

Cet article, basé sur un terrain de quatre mois et une collecte de données en milieu rural burkinabé, explore la dynamique des relations de genre qui prennent place dans la négociation de la fécondité, face au désir différentiel d’enfants, entre les hommes et les femmes. Cette négociation est facilitée pour les femmes par l’utilisation du discours biomédical pour défendre leurs intérêts auprès du mari ainsi que par la possibilité d’utiliser les contraceptifs à l’insu de ce dernier. L’article se penche sur les avantages des contraceptifs hormonaux pour les femmes et les formes de pouvoirs que celles-ci gagnent au sein de la maisonnée et de l’espace conjugal, mais il met aussi en exergue les limites de l’espace de négociation entre l’homme et la femme et la dynamique du contrôle masculin et social de la fécondité et de la sexualité féminine en milieu rural.

Mots-clés

  • ethnologie
  • anthropologie médicale
  • planification familiale
  • contraceptifs hormonaux
  • fécondité
  • sexualité
  • négociation
  • relations de genre
  • relation conjugales
  • changement social
  • Burkina Faso

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Julie Désalliers [*]
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 28/12/2009
https://doi.org/10.3917/autr.052.0031
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