CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1La monétarisation des rapports sociaux quotidiens est un fait notable des sociétés ouest-africaines contemporaines, et ce, particulièrement en milieu urbain [Nicolas, 1986 ; Olivier de Sardan, 1996 ; Geschiere, 1994 ; Moya, 2008 ; Vuarin, 2000]. Dès lors, il convient de s’interroger sur les effets de ces échanges matériels sur les relations conjugales. Dans une société comme celle du Burkina Faso où la pénurie est la règle, où l’insécurité matérielle s’amplifie, quels sens accorder à la place omniprésente de l’argent au sein des relations amoureuses et des relations de couple [1]. L’importance des transactions monétaires entre conjoints ou concubins ne signifie pas pour autant que des logiques marchandes président à ces relations [Weber, 2000]. Étudier la circulation de l’argent au sein des couples, selon leur phase de constitution, donne à voir la manière dont la relation d’affection, de dépendance, de rivalité tisse la trame quotidienne des rapports amoureux et conjugaux. L’étude qualitative des mutations des formes conjugales depuis le début du xxe siècle jusqu’à aujourd’hui comme l’analyse des relations de couples et de la circulation de l’argent dans les contextes urbains (Ouahigouya, Ouagadougou au sein d’une population majoritairement Mossi) vient éclairer les mutations qui affectent les rôles, les représentations et les statuts tant féminins que masculins.

2Les données ethnographiques sont issues de deux principales recherches menées au Burkina Faso entre 1996 et 2008. La première – un doctorat d’anthropologie – s’est intéressée aux transformations des relations entre les sexes, les âges et les générations dans la ville de Ouahigouya [2] et dans quelques villages environnants. Ces relations ont été appréhendées à travers les mutations des cérémonies familiales de dation du nom, mariage et funérailles en milieu mossi dans un contexte de pluralité religieuse (animisme, islam et catholicisme). Durant seize mois de terrain, j’ai mené près de 200 entretiens de type qualitatif avec des hommes et des femmes d’âge et de génération différentes – musulmans ou catholiques – issus de grandes familles polygames comme de foyers de type nucléaire. Ces entretiens ont tous été enregistrés et traduits lorsqu’ils étaient en moore (langue des Mossi majoritairement parlée dans la région), ils n’ont pas directement abordé les relations de couple. Ils se sont prioritairement intéressés aux rôles respectifs des hommes et des femmes de différentes générations dans le déroulement des cérémonies familiales comme aux modalités de choix du conjoint tant du point de vue des femmes que des hommes et ce dans une perspective historique. Des agriculteurs, des maraîchers, des petits commerçants ou parfois des fonctionnaires (instituteurs, professeur de lycée…), ont été interrogés ; des hommes comme des femmes qui ont pour la plupart des revenus modestes (environ 30 000 CFA mensuel soit 45 euros), quelques-uns appartiennent à la petite classe moyenne et peuvent se prévaloir d’un salaire régulier (entre 100 000 FCFA et 150 000 FCFA par mois, de 60 à 100 euros). Quelques couples dont l’homme est cadre supérieur et la femme commerçante ou fonctionnaire ont également été rencontrés (entre 150 000 FCFA et 300 000 FCA de revenus mensuels pour le couple de 100 à 200 euros). La deuxième recherche qui alimente ma réflexion a été menée collectivement [3] depuis 2006. Elle porte sur les femmes vivant avec le VIH (ANRS 12 123) comme sur les conditions de leur accès aux soins dans trois villes du Burkina Faso (Ouagadougou, Ouahigouya et Yako [4]). Dès lors, mon attention s’est portée sur les mutations des relations de couple et des solidarités intra-familiales. Nous avons mené [5] des entretiens de type qualitatif répétés durant deux ans auprès de 77 personnes dont 22 hommes et 55 femmes. Ce nouveau terrain a été l’occasion pour moi de retrouver des couples rencontrés plusieurs années auparavant et de reconstituer leur histoire en menant des discussions informelles comme en partageant leur quotidien. Les données produites lors de mon doctorat ont été complétées, prolongées et reconstruites lors de cette deuxième recherche qui s’est en particulier consacrée à l’étude des relations de couple comme des relations familiales.
L’analyse des transactions monétaires entre proches impose de questionner un ensemble de dichotomies sous jacentes à l’interprétation de ces phénomènes [Martial, 2009] comme, par exemple, l’opposition systématiquement établie entre la sphère de l’intérêt et celle de l’affection. Cette vision dichotomique des phénomènes sociaux trouve une signification particulière dans le cadre des transactions monétaires au sein de la parenté dans les sociétés africaines. Il convient, dans une première partie, d’interroger et de dépasser cette vision dichotomique qui n’est qu’une figure supplémentaire du Grand Partage entre sociétés occidentales et sociétés dites exotiques [Vidal, 1994 ; Weber, 2000]. Le contexte social et historique du Burkina Faso, rapidement rappelé dans une deuxième partie, permet de prendre la mesure des enjeux liés à l’introduction progressive de la monnaie au sein des transactions intra et interfamiliales. Ce contexte social a été reconstruit en croisant des données issues des entretiens et de la litterature savante. Enfin, le contexte politique colonial, national puis international que la litterature existante permet de dresser, témoigne de l’existence d’une volonté politique ancienne de réforme de l’organisation familiale. Ce contexte politique explique en partie la pluralité des normes et des représentations attachées au couple. L’exemple burkinabé vient alors éclairer l’importance du discours et de l’action politique sur les questions familiales et sur les rapports de genre. Enfin, les trois dernières parties sont l’occasion de présenter l’étude anthropologique des mutations matrimoniales et des formes conjugales issue des données ethnographiques afin de mieux comprendre les enjeux qui président à la circulation de l’argent selon la forme conjugale adoptée. Elles interrogent plus généralement la manière dont la circulation de l’argent peut façonner la relation de couple.

À l’encontre d’une vision dichotomique

3Les perceptions occidentales ont du mal à penser que l’intimité puisse être traversée par l’argent [Zelizer, 2005]. Plusieurs chercheurs en sciences sociales ont dénoncé la dichotomie occidentale établissant des frontières nettes entre le monde de l’intérêt qui est perçu comme propre aux relations commerciales et la sphère de l’intimité des relations familiales qui est pensée comme hermétique aux échanges monétaires [Appadurai, 1986 ; Parry & Bloch, 1989 ; Geschiere, 1994]. Dès lors qu’une transaction est monétaire elle est généralement perçue comme un échange marchand, pourtant « certaines transactions non-monétaires (le troc) sont marchandes et, inversement, (…) certaines transactions monétaires ne sont pas marchandes parce qu’elles interviennent dans un contexte de relations personnelles (par exemple, mais pas seulement la parenté) dont elles sont inséparables analytiquement » [Weber, 2000 : 88]. Selon les représentations occidentales, l’échange d’argent rime nécessairement avec le déploiement d’un intérêt individuel [Hirschman, 1980] et apparaît, de ce fait, inconciliable avec la sphère des relations affectives (amicales, familiales, amoureuses). Cette conception émane d’une autre croyance erronée qui prête à l’argent européen le pouvoir intrinsèque de révolutionner la société et la culture [Parry & Bloch, 1989].

4Pourtant l’analyse des discours recueillis au Burkina Faso montre que nos interlocuteurs admettent et constatent, parfois à regret, que les relations interpersonnelles – les relations familiales, amicales ou au sein des couples – sont légitimement guidées, au moins en partie, par la recherche d’un intérêt individuel. Si cette recherche de l’intérêt pour soi est admise et même légitimée par les discours quotidiens, elle ne doit pas venir contrecarrer l’obligation sociale d’entraide. Il n’est pas inconvenable pour une femme – ni moralement condamné – de rechercher l’appui monétaire d’un homme aisé, s’il s’agit pour elle, par cette relation, de trouver les possibilités de soutenir ses proches. Selon la norme dominante, le sentiment amoureux individuel peut et doit s’effacer pour assumer les contraintes collectives. L’intérêt personnel ne doit pas supplanter les obligations sociales d’entraide vis-à-vis des proches, obligations auxquelles chacun est soumis. Certes, la sphère des obligés se modifie, elle devient plus élective [Attané & Ouédraogo, 2008], ainsi « on observe une meilleure résistance des solidarités de proximité existentielle, celles qui engagent les individus dans des rapports sociaux qui sont aussi des liens amicaux noués par l’intimité, par l’expérience partagée et par l’affinité élective » [Marie, 1997b : 294].
De cette première dichotomie entre univers de l’intérêt et sphère des relations personnelles – dichotomie propre aux représentations occidentales – émane une seconde qui traverse les représentations savantes produites sur l’Afrique comme le sens commun africain. Il s’agit de l’opposition couramment établie entre les logiques qui président à la solidarité dite communautaire et celles qui prévalent à la poursuite d’un intérêt personnel. Un certain nombre de travaux [6] oppose ainsi les stratégies d’auto-promotion que recèlent des phénomènes ostentatoires et les obligations de solidarité intra-lignagère. L’analyse des pratiques ostentatoires dans le cadre des cérémonies familiales révèle a contrario que l’autonomie individuelle est tributaire d’une adhésion minimum aux obligations de solidarité. L’analyse des pratiques sociales quotidiennes met en évidence l’interdépendance des dimensions collectives et individuelles de l’action. Finalement stratégies individuelles d’auto-promotion et obligations sociales d’entraide ne sont pas antinomiques mais articulées l’une à l’autre, les unes rendant possibles les autres et inversement [Attané, 2003, 2007b]. De même, l’autonomie décisionnelle des femmes comme des hommes dépend largement des relations intrafamiliales.

Mutations des relations familiales et monétarisation

5Dans le contexte lignager des sociétés ouest-africaines, les cadets des familles – filles et garçons – doivent allégeance à leurs aînés et particulièrement à l’aîné masculin de la génération la plus ancienne. Les cadets et cadettes étaient dépendants de leurs aîné(e)s pour accéder aux ressources, mais aussi souvent dans leurs choix matrimoniaux ou dans leurs pratiques religieuses. La colonisation a modifié en profondeur cette organisation gérontocratique [Antoine, 2008]. L’instauration des travaux forcés et, plus généralement, les migrations vers les pays du sud, ont amorcé un changement des rapports de dépendance entre les générations. Dans le même temps, l’islam en offrant la possibilité à chacun de s’adresser directement à Dieu sans intermédiaire remet en cause le pouvoir des aînés masculins chargés des rituels animistes. Parallèlement, l’obligation de s’acquitter de l’impôt avec la monnaie frappée par les autorités coloniales (et non plus avec des cauris) pousse les jeunes hommes à partir en migration pour vendre leur force de travail. L’argent rapporté par les migrants constitue, peu à peu, un don parmi d’autres et vient ainsi s’ajouter aux multiples cadeaux remis lors du mariage ou à l’occasion de toutes les autres cérémonies familiales [7]. Un don d’argent vient parfois remplacer un certain nombre d’obligations sociales comme les salutations répétées à la famille d’une promise. L’introduction de la monnaie dans le règlement des échanges matrimoniaux inaugure de nouveaux rapports entre les hommes les plus anciens, qui dirigeaient ces échanges, et les plus jeunes. Loin d’avoir corrompu les valeurs de l’échange, les usages de la monnaie ont été adaptés à une riche gamme de valeurs et de relations sociales [Zelizer, 2005]. Ainsi la relation amoureuse n’échappe pas à la circulation de l’argent. Les relations entre hommes et femmes comme entre personnes d’âge différents ne peuvent se comprendre sans considérer les significations sociales de l’argent et du don dans le contexte particulier de l’Afrique de l’Ouest.
Les rapports entre égaux masculins connaissent également des transformations : la migration, la scolarisation en langue française (réservée au départ à une infime minorité), l’expansion du commerce et dans une certaine mesure le fait d’avoir participé aux guerres en Europe, ont permis une forme d’ascension sociale à certains cadets. Peu à peu une classe de notables composée de commerçants, d’anciens combattants, de premiers membres locaux de l’administration coloniale se constitue. Ce processus a contribué à créer de nouvelles catégories sociales dont les membres cherchent à se distinguer par un ensemble de pratiques visant à démontrer leur nouveau pouvoir économique et social comme leur accession aux valeurs du monde considéré comme moderne. Des pratiques ostentatoires émergent et se généralisent, elles deviennent des marqueurs de distinction sociale où la circulation des « objets-billets » [8] joue un rôle central. Dans le même temps, pour les femmes, l’ascension sociale est essentiellement permise par le mariage qu’elles sont susceptibles de réaliser. Alors la puissance économique de leur mari ou d’un conjoint potentiel influence leur choix. Epouser un mari capable de leur assurer une résidence autonome de celle de sa famille élargie et d’assumer économiquement les nouvelles charges que réclame un foyer jugé moderne (scolarisation des enfants, repas diversifiés, ameublement européen…) devient un critère essentiel de choix ! Se conformer à ce modèle est le meilleur signe de réussite sociale. L’ensemble de ces transformations s’inscrit dans un contexte politique qui affiche sa volonté de réformer l’organisation sociale en se proposant d’agir au cœur même des familles et des rapports de genre.

Une volonté politique ancienne de réforme

6Depuis un siècle, les appareils d’État en Afrique de l’Ouest veulent imprimer le changement en agissant sur les relations entre les sexes mais également entre les générations. Dès la période coloniale, la femme apparaît aux yeux des administrateurs coloniaux [9] comme un moyen essentiel pour transmettre les valeurs occidentales au cœur des familles. Cinquante ans plus tard, avec l’avènement de Thomas Sankara – président révolutionnaire du Burkina Faso indépendant – la condition de la femme devient une priorité nationale. Aujourd’hui, les approches officielles de développement soutenues par la Banque mondiale illustrent la réappropriation de ces questions sur la scène de la politique internationale. Les inégalités de genre y sont perçues comme un des principaux obstacles au développement [10].

7Sous protectorat français à partir de 1898, le territoire de l’actuel Burkina Faso n’est indépendant qu’en 1960. Dès la fin de la Première Guerre mondiale, l’Église catholique et l’administration coloniale se retrouvent dans leur combat contre le mariage forcé, combat qui perdure dans la période contemporaine. Par l’intermédiaire de ses missions, l’Église exerce sur les sociétés locales une influence profonde qui dépasse largement le nombre des convertis [Langewiesche, 2003]. Les écrits de Sœur Marie-André du Sacré-Cœur [1938] sur la femme mossi inspirent la rédaction du décret Mandel qui est appliqué à l’ensemble de l’empire colonial français, le 15 juin 1939. Ce décret prévoit la nullité du mariage d’une jeune fille impubère et de celui d’une fille pubère mais non consentante. Même si, seul un recours devant les tribunaux peut conduire à l’annulation de ces mariages, l’existence d’un tel décret remet en question les échanges matrimoniaux gérés par les aînés des lignages. Il constitue la première attaque législative officielle, et inaugure une longue tradition juridique qui cherche à promouvoir la liberté de choix des conjoints [Cavin, 1998]. À Ouahigouya, le coutumier juridique du Yatenga, établi par l’administration “en accord avec les responsables coutumiers et religieux du Yatenga ” en 1950, reprend des dispositions du décret Mandel. Il rend indispensable le consentement des futurs époux, notamment celui des femmes (article 67 du coutumier), et il interdit formellement “la coutume des fiançailles anticipées par lesquelles un père de famille peut promettre en mariage une petite fille… ”. En interdisant le mariage des filles impubères, en exigeant le consentement des conjoints ou en réglementant les conséquences matrimoniales des unions, le décret Mandel comme le décret Jacquinot de 1951 “constituèrent l’atteinte la plus sérieuse aux coutumes que le législateur français se soit permis durant la période coloniale ” [Cavin, 1998 : 36]. Aux yeux des autorités coloniales, libérer les femmes, signifie également libérer les jeunes hommes de la tutelle de leurs aînés masculins, et parallèlement, les filles de celle de leur mère : “Dans les milieux indigènes de forme ancienne, les filles souffrent du mariage forcé, plus que les garçons qui peuvent choisir d’autres épouses. Il n’en va pas de même chez les évolués. Le jeune homme souhaite, presque toujours, former un ménage monogame vivant à l’européenne. S’il se voit octroyer une femme inapte à tenir la maison, à élever les enfants, fermée aux travaux de son mari et dominée par une mère plus arriérée encore, c’est pour lui une véritable catastrophe. (…) Il importe d’affranchir nos élèves du joug abusif de leur père ” [Savineau, 1938 : 12].

8L’avènement de l’État indépendant ne remet pas en question ce projet de réforme social ni même l’idée qu’un changement de l’organisation familiale est indispensable au développement économique. La condition féminine est évoquée dans le pays à partir de 1975. De 1966 à 1980, le général Lamizana crée un ministère chargé des problèmes de la femme. C’est la Révolution mise en œuvre par Thomas Sankara dès 1983 et l’avènement du CNR (Comité National de la Révolution) qui va donner l’expression politique la plus nette à cette volonté de réforme des rapports familiaux. Le gouvernement révolutionnaire décide d’entreprendre ce qu’il désigne lui-même comme la lutte contre la “chosification ” des femmes. Le Discours d’Orientation Politique fait de l’émancipation de la femme la deuxième priorité nationale après celle de l’armée et avant le redressement économique [Benabdessadok, 1985 ; Kanse, 1989]. L’émancipation des femmes est érigée en tâche primordiale du processus de destruction de l’ordre “néocolonial ”. Le leitmotiv du CNR est d’abord la dénonciation virulente des conditions sociales et familiales qui rabaissent la femme au statut de “bête de somme ”. Le chef du CNR, dont la presse locale se fait le relais quotidien, “critiquait l’exploitation et la “chosification ” des femmes. Les maris “pourris ” et “féodaux ” étaient rituellement conspués lors des manifestations populaires ” [Kanse, 1989 : 67]. Parallèlement, Thomas Sankara rappelle aux femmes que la liberté se conquiert, qu’elles doivent agir elles-mêmes afin de faire aboutir leurs revendications ; le régime ne fait, lui, que créer les conditions de leur libération en se dotant d’un instrument de lutte, l’UFB (Union des Femmes Burkinabè).

9Plusieurs mesures sont prises comme la lutte contre la prostitution, l’instauration d’un salaire minimum pour les femmes ou la création d’un “marché au masculin ” [11]. Parallèlement, les modifications des lois signent la promotion de la famille conjugale. Une refonte complète du droit de la famille est organisée, le droit doit désormais se démarquer des références coutumières comme de l’héritage juridique colonial. Une commission nationale, chargée de réfléchir à la constitution d’un nouveau code, fait en 1985 une proposition basée sur le modèle de la famille conjugale et sur l’égalité de tous les citoyens. Réunies à l’occasion de la “journée internationale de la femme ”, le 8 mars 1985, des femmes influentes de la société civile établissent une série de propositions prônant l’abolition du lévirat, la suppression de la dot et du mariage forcé et l’institution de la monogamie comme seule forme légale de mariage. Ces projets soumis à une large consultation populaire sont vivement critiqués. Les débats populaires révèlent une large hostilité face au projet d’abolition de la polygamie. Certaines femmes s’y opposent vivement arguant que la présence d’une coépouse peut assurer une autonomie relative à la femme par le partage du travail quotidien et limiter le tempérament volage d’un mari. Ce projet se heurte également à la résistance des musulmans pour lesquels la polygamie est un principe. Le nouveau code de la famille est adopté en novembre 1988, sur la base de ces propositions, à l’exception de l’abolition de la polygynie [Benabdessadok, 1985 ; Cavin, 1998].
Le discours révolutionnaire a induit une nouvelle façon pour les hommes et les femmes de penser leur condition respective. Les données ethnographiques montrent que les Burkinabè se sont réappropriés ces discours et se positionnent par rapport à eux. Ainsi un mari peut reconnaître son côté “féodal ” et le justifier ou une épouse utiliser les arguments développés par la Révolution sankariste pour imposer ses choix à son époux. Ces multiples conceptions – présentant comme modèles idéaux la famille nucléaire, les rapports de couple faits de dialogue et de collaboration – ont largement imprégné et sont sans cesse réappropriées et retravaillées par le sens commun en Afrique. Ils côtoient des modèles jugés comme plus spécifiquement africains comme celui de la grande famille polygame, modèle endogène et promut par l’islam. Ainsi, les normes, les représentations et les pratiques qui marquent les relations de couple sont multiples, parfois contradictoires et en constant remodelage. Les acteurs se réfèrent le plus souvent a posteriori à tel ou tel corps de représentations afin de justifier leurs actes. À ces représentations véhiculées par le gouvernement sankariste viennent s’adosser celles promues par les organismes internationaux qui sont relayées par une multitude d’ONG et d’associations locales comme par des initiatives gouvernementales.
L’idée sous-jacente à l’ensemble de la politique internationale est clairement affirmée dans le rapport de la Banque mondiale publié en 2000 : « L’égalité entre l’homme et la femme est un élément primordial du développement – il en constitue même un des objectifs principaux » [World Bank report, 2000 : 1]. Pour ce faire les organismes internationaux doivent engendrer des réformes institutionnelles « une réforme légale s’impose en particulier en ce qui concerne la famille » [World Bank report, 2000 : 2]. Sous cette injonction internationale, une nécessité s’impose aux ONG présentes sur le terrain : il s’agit, par les programmes mis en place, de contribuer à la réduction des inégalités entre hommes et femmes. Toutefois ces organismes internationaux ont une définition étroite du genre. Le genre y est pensé comme un attribut des personnes (on est homme ou femme) et non comme une modalité des relations [Théry, 2007]. Sur le terrain cette conception promue par les instances internationales trouve une traduction spécifique : aux yeux des acteurs locaux masculins, elle apparaît comme une injonction à transformer la répartition sexuelle des tâches ce qui est inacceptable pour les hommes comme pour les femmes rencontrés. Les propos de Mama et de Mustafa, en sont un exemple. Mustafa chef de famille titulaire d’un doctorat affirme : « Tu sais, si l’égalité signifie que les hommes doivent commencer à faire la cuisine, moi je ne suis pas d’accord ; c’est une affaire de blanc, de toute façon ma femme ne me laissera jamais approcher ses fourneaux » (juillet, 2007). Son épouse, Mama, interrogée sur cette question, tient à ses prérogatives dont la gestion des tâches du foyer fait partie. Dès qu’il s’agit pour elle – comme pour les autres femmes intérrogées – d’évoquer l’autonomie au sein du foyer, immédiatement la question des modalités de circulation de l’argent au sein du couple devient centrale. Mentionner les transactions monétaires revient alors aux yeux de mes interlocutrices à décrire leur relation de couple et plus généralement leurs relations intrafamiliales.

Mutations des pratiques matrimoniales

10Dans les sociétés sahéliennes, les migrations des jeunes hommes, la scolarisation, la monétarisation, l’adhésion aux religions du livre sont autant de phénomènes qui ont transformé les relations intrafamiliales. Comprendre les modifications des relations de couple impose de considérer les mutations des relations entre les générations comme au sein d’une même génération. Ainsi, les relations entre les sexes, les âges et les générations sont interdépendantes. Aujourd’hui, dans le contexte burkinabè, une partie des mariages continue à être arrangée par les aînés masculins et féminins des familles [Attané, 2007c ; Vinel, 2005] ; parallèlement des jeunes gens s’affranchissent de la décision de leurs parents et épousent la personne de leur choix, d’autres encore, essentiellement en milieu urbain, vivent en union libre. Ainsi, mariages contraints par les aînés, mariages arrangés mais consentis par les intéressés, mariages d’inclination, mariages imposés par les cadets à leurs parents et unions libres coexistent. La coexistence d’une multiplicité de formes d’alliance matrimoniale est un fait ancien, connu et commun aux différentes sociétés lignagères ouest-africaines [12] Les hommes et les femmes, au sein d’une même famille peuvent connaître un destin matrimonial différent. Un individu, homme ou femme, se voit au cours de sa vie imposer une union par des membres de sa famille puis être à l’initiative d’une autre. Contrairement aux discours véhiculés localement, les mariages guidés par un choix amoureux ne sont pas seulement l’apanage des jeunes générations [Attané, 2003, 2009a]. La diversité des formes matrimoniales est donc un phénomène ancien, antérieur à la colonisation et les unions par consentement mutuel ne sont pas seulement les effets de la modernisation. Parallèlement, des changements plus récents conduisent à la multiplication des formes de conjugalité dont témoignent, par exemple, l’augmentation de l’union libre mais aussi la multiplication de « formes conjugales intermédiaires », c’est-à-dire des couples vivant maritalement mais n’ayant accompli qu’une partie du cycle cérémoniel du mariage [Attané, 2009b]. Situées entre l’union libre et le mariage reconnu par tous et toutes, ces formes conjugales intermédiaires unissent des conjoints qui vivent sous le même toit parfois durant de nombreuses années et qui donnent naissance à des enfants. Les exemples ethnographiques en milieu urbain mettent en évidence le fait que si le cycle cérémoniel du mariage n’est pas accompli dans son ensemble, la vie maritale reste possible mais l’insertion des partenaires dans la famille alliée peut être fragilisée et les relations de couple peuvent s’en trouver modifiées. Ces formes conjugales intermédiaires établissent un lien d’alliance entre les familles des conjoints mais un lien plus ténu que celui établi par les unions matrimoniales. En effet, le lien d’alliance ainsi ébauché est susceptible d’être remis en cause dans des contextes spécifiques par un ou plusieurs alliés. Nos recherches menées en particulier auprès de familles affectées par le VIH/sida, mettent en évidence que ces formes conjugales intermédiaires créent des configurations relationnelles qui peuvent fragiliser la position des femmes au sein de leur parentèle. Leur statut matrimonial intermédiaire vient justifier des ruptures d’entraide dans le cas d’un deuil ou d’une longue maladie.
L’augmentation des formes conjugales intermédiaires s’explique certes par l’effet conjoint de la précarisation économique des jeunes hommes [Attané, 2002 ; Antoine et al. 2001] par le relâchement relatif de l’autorité des aînés sur leurs cadets et par l’augmentation généralisée des prestations matrimoniales [Aryee, 1999]. Elle est également le reflet des mutations des relations de couple et des relations d’alliance. « Les changements liés aux conditions économiques des individus ont des répercussions évidentes sur la constitution, sur la composition et sur la dynamique des ménages » [Dial, 2008 : 12]. Le fait d’être en union intermédiaire peut justifier que la circulation de l’argent au sein du couple ne s’effectue pas de la manière dont la norme sociale le réclame.

L’argent dans le couple : entre devoirs et pratiques

11La norme dans l’ensemble des sociétés d’Afrique de l’Ouest – norme régulièrement rappelée par l’ensemble du corps social – veut qu’il soit du devoir d’un mari de subvenir aux besoins de sa ou de ses épouses et de ses enfants. Cette obligation est perçue comme le corollaire direct de son autorité sur sa famille. Dans les faits, la participation des autres membres de la maisonnée aux frais quotidiens – dont la ou les épouses – est effective même si elle est tue. Toutefois les tensions autour de la participation des uns et des autres aux charges quotidiennes s’accentuent. Et si un formalisme certain tend à confirmer la position du mari comme pourvoyeur des denrées alimentaires et des frais afférents au foyer [Moya, 2008], des entretiens répétés auprès des différents couples rencontrés séparément témoignent des rancœurs, des tensions, des carences d’entraide que chacun impute à l’autre.

12La figure de l’homme, chef de famille, pourvoyant aux besoins matériels de sa compagne ou de son épouse et à celle de ses enfants, si elle reste prégnante, s’estompe peu à peu dans les faits. De plus en plus d’hommes, devant l’augmentation des charges de la maisonnée, attendent des femmes qu’elles proposent leur contribution monétaire. Ils présentent cette contribution comme une adaptation normale et nécessaire et devant être durable face aux nouveaux impératifs sociaux et économiques. Parfois même, ils conditionnent l’acceptation des projets de leur épouse à cette participation, comme en témoignent les propos de Oumar, cadre supérieur dans l’administration : « Je ne verrai aucun inconvénient à ce que ma femme développe son petit commerce, si elle avait compris les difficultés auxquelles je dois faire face, si elle m’avait dit par exemple « je vais assumer les frais de scolarité des enfants car je sais que de ton côté tu dois finir de payer pour la construction de la maison », alors là j’aurais vu qu’elle voulait m’aider, mais elle n’a pas fait cela, je sais qu’elle ne comprend pas mes difficultés ! ». Si les femmes participent de plus en plus aux frais quotidiens du ménage, il s’agit plus souvent pour elle de pallier les difficultés matérielles de leur mari que de prétendre occuper une place de partenaire financier. Ces femmes ne considèrent pas leur participation aux frais du foyer comme devant être systématique, à leurs yeux ce n’est pas leur rôle. Ainsi, Habibou qui alterne des activités de petit commerce (vente de pagnes…) et celle de restauration affirme : « de mon côté, j’ai aidé mon mari ; beaucoup même, à chaque fois quand son travail ne marchait plus j’étais là, mais aujourd’hui il a une bonne situation ce n’est plus à moi de faire cela ! Lui, il soutient sa famille de gauche à droite alors qu’il doit penser à ses propres enfants ! » Ainsi, ces différences de point de vue sont, dans certains couples, le lieu de vives tensions. Parallèlement, de plus en plus d’épouses se retrouvent seules à assumer les charges matérielles quotidiennes de l’ensemble de la maisonnée. Les hommes, de leur côté, voient leur entrée dans le monde du travail compliquée et retardée par les difficultés économiques. La circulation de l’argent modèle les relations de couple, transforme les attentes vis-à-vis de l’un et de l’autre sexe, modifie l’idée que chacun peut avoir de lui-même et de la relation à son entourage. L’exemple de Fati et de son époux, tous deux infectés par le VIH [13], en témoigne. Fati après avoir occupé bénévolement durant six ans un poste de conseillère dans une association de prise en charge de personnes vivant avec le VIH vient, depuis octobre 2006, de se voir allouer un salaire (80 000 FCFA, soit 120 euros). Grâce à l’obtention de ce salaire, elle a pu aider son époux commerçant. L’attitude de son mari vis-à-vis d’elle, mais aussi vis-à-vis de sa famille étendue dans laquelle le couple vit, s’est complètement transformée depuis cette aide. Salifou a pu grâce au soutien de son épouse reprendre son activité commerciale et aujourd’hui – aux dires de son épouse – il défend plus ardemment les choix du couple vis-à-vis de sa propre parentèle. Il témoigne d’un plus grand respect à sa femme. Plus tard, rencontré seul, Salifou nous annonce que, grâce à l’attitude de sa femme, il n’a plus honte que les commerçants qu’il côtoie soient au courant de sa séropositivité.

13Les valeurs morales occidentales attribuent prioritairement aux dons entre proches un caractère gratuit et réciproque [Caillé, 2000 ; Zelizer, 2005] ; il n’en est pas de même dans les contextes africains. Plusieurs recherches ethnographiques [Geschiere, 1994 ; Vuarin, 2000] ont montré qu’aux yeux même des acteurs donner sert une gamme d’intérêts opposés. Mes données mettent également en évidence que le don d’argent est à la fois source de légitimation, outil d’autonomisation, manifestation d’attachement, d’autorité ou de dépendance [Attané, 2003]. L’échange ne tend pas systématiquement vers la réciprocité car un grand nombre de relations ne sont pas conçues sur un mode égalitaire, bien au contraire. À travers l’échange de biens, il convient bien souvent ouvertement de recréer ou de conforter des hiérarchies, et ainsi, pour les hommes comme pour les femmes, d’asseoir son autorité sur certains et de prêter allégeance à d’autres. Parmi les différents couples légitimement mariés – c’est-à-dire ayant accompli toutes les étapes de la cérémonie de mariage – les hommes rencontrés cherchent à assumer, dans la majorité des cas, leurs obligations. Toutefois, lorsque leur épouse leur a été imposée par leur père, ou le frère aîné de leur père (réel ou classificatoire), l’époux va plus facilement se retourner vers ce dernier pour assumer les frais quotidiens. En revanche, s’il souhaite affirmer sa capacité individuelle à tenir sa position de mari et qu’il reconnaît et accepte son mariage (même si celui-ci est à l’initiative de ce dernier), il cherche dans ce cas à assumer ses obligations. Moins la relation conjugale est reconnue comme légitime, plus la circulation d’argent entre les deux membres du couple va venir signaler l’attachement réciproque ou au contraire le mécontentement ou la méfiance d’un partenaire vis-à-vis de l’autre. Autrement dit, pour les couples en union libre, le lien conjugal se construit autour de la circulation de l’argent.
Dans un tel contexte, la précarité économique influence la perception de la relation amoureuse. Une femme qui verra « son mari » se détourner de ses obligations – par exemple, partir au bureau sans donner « quelque chose » pour la sauce ou sans avoir laissé de quoi assurer l’ordonnance médicale du petit dernier – va percevoir de telles attitudes comme la manifestation du mécontentement de l’époux et comme sa volonté de lui signifier explicitement ce mécontentement. Cette manière de voir a été particulièrement perceptible auprès des femmes qui vivent en union libre et plus fortement encore chez celles en union libre qui sont infectées par le VIH. Dans ces cas, cette « défaillance » masculine n’est pas nécessairement perçue par ces femmes comme étant le résultat d’une incapacité économique réelle plus ou moins passagère de l’homme. L’homme de son côté ne peut avouer cette incapacité qui représente une honte [Ouattara, 1999]. Dans les couples vivant en union libre mais aussi, dans une moindre mesure, dans ceux en forme conjugale intermédiaire, chaque geste de l’homme est généralement perçu par la femme comme reflétant sa volonté de rester ou au contraire de rompre la relation ou de chercher à en poursuivre une autre parallèlement. Dans les faits, l’entraide se tarit quand l’homme veut rejeter. La femme apporte un soutien financier à son mari si elle redoute que le dénuement économique momentané de ce dernier lui fasse perdre la face, et ce, d’autant plus si elle est amoureuse. La circulation de l’argent prend encore une autre signification lorsqu’elle s’inscrit dans des relations amoureuses ne donnant pas lieu à une vie commune.

Quête de la relation durable, risques de l’éphémère

14Pour les jeunes filles, l’injonction à trouver un mari et à se positionner sur le marché matrimonial peut conduire à se positionner sur le « marché sexuel [14] ».

15Une jeune fille surtout en milieu urbain doit prendre le risque – pour construire une relation durable – de vivre une relation éphémère, voir plusieurs relations menées concomitamment dont elle ne peut pas présager de l’issue [Bardem & Gobatto, 1995 ; Sévédé-Bardem, 1997]. Elle doit être capable de mettre en avant ses atouts tant physiques que ses qualités morales (politesse, respect, ardeur au travail, ne pas paraître volage…) pour débuter une relation et la faire si possible durer pour conduire au mariage. Cet impératif s’accentue avec l’âge, conduisant alors la jeune fille à multiplier les possibles. Dans ce jeu subtil – et souvent subi par chacun des partenaires – la circulation de l’argent a une place prépondérante et ce, de manière exacerbée en milieu urbain. Milieu urbain dans lequel la pénurie des ressources monétaires vient renforcer les tensions et les enjeux autour de leur circulation. Cette pénurie est le reflet des difficultés économiques bien sûr, mais également d’un ensemble de pratiques visant à mettre à distance les liquidités [Moya, 2008]. En effet, dans un contexte où il est difficile de refuser les demandes de soutien financier de la part d’un parent, prêter de l’argent à un tiers – et ainsi ne plus en avoir à disposition de manière immédiate – est un moyen de se soustraire à la demande.
Un ensemble d’expressions circule dans les capitales ouest-africaines pour désigner la multiplicité des relations amoureuses extra-conjugales possibles [Biaya, 2001]. L’image du « petit pompier » [15] comme celle de « la Gnangni » [16] ne sont que quelques-unes des multiples figures des personnages et de types de relations assorties. À Yaoundé et Douala comme à Dakar, on parle des trois C (le Chic, le choc et le chèque) [Biaya, 2001 : 80]. Le « deuxième bureau » est désormais célèbre, même en occident où on lui prête une origine congolaise. Il apparaît, à travers ces multiples figures, largement admis pour un homme mais aussi, dans une moindre mesure, pour une femme de mener plusieurs relations parallèlement. Alors les relations extra-conjugales offrent deux visages radicalement opposées : elles paraissent soit totalement motivées pour les femmes par la quête de l’argent, les femmes satisfont dans ces cas aux désirs d’un homme ou de plusieurs hommes aisés par souci d’en obtenir un soutien matériel, soit elles sont guidées par le sentiment amoureux et les femmes peuvent alors être en position de donatrice vis-à-vis de leur partenaire (figure du « petit pompier »), la motivation monétaire étant dans ce dernier cas le fait du partenaire masculin.

Conclusion

16Dès la période coloniale, la volonté de réforme des statuts assignés aux femmes est allée de pair avec les volontés de refonte des rapports de couple et des modèles familiaux. La promotion de la famille conjugale comptant un nombre limité d’enfants s’affirme donc comme une des voies indispensables conduisant au développement économique. Cette idéologie a été largement reprise par les gouvernements indépendants et aujourd’hui par les institutions internationales de développement. Elle est également défendue par la bourgeoisie émergente principalement catholique et dans une moindre mesure par des familles musulmanes bourgeoises. Parallèlement, le modèle de la grande famille polygame comme les réseaux de solidarités au sein de la famille élargie, sont présentés tant par les gouvernants que par les populations elles-mêmes comme étant authentiquement africains et comme devant être, à ce titre, défendus. L’entraide intrafamiliale est conçue comme le meilleur rempart face à la pauvreté grandissante et face aux risques d’explosion sociale. Ainsi, les représentations de ce que doivent être des rapports de couple « à l’africaine » oscillent entre deux pôles : d’un côté, mari et femme se doivent une entraide mutuelle dans le but d’apporter à leurs enfants directs la meilleure éducation possible et la préservation de leur santé ; de l’autre, épouse ou époux sont présentés comme défaillants car ils ne seraient pas capables dans la plupart des cas, selon les discours véhiculés par les femmes comme par les hommes rencontrés, de faire face ensemble, dans la concertation, à la construction puis à l’entretien de la maisonnée idéale : une maison de type occidental, avec un nombre limité d’enfants tous scolarisés.

17Des présupposés idéologiques qui guident les politiques internationales sur les questions de genre ignorent le plus souvent les spécificités locales comme les dynamiques propres aux relations de genre au sein de chaque société. De plus, si l’accès aux ressources selon les sexes est considéré, la circulation de ces ressources au sein des couples, et plus généralement au sein des familles, n’est pas analysée. Pourtant, les changements les plus manifestes des relations de couple peuvent se lire à travers le sens de la circulation monétaire en son sein [Locoh, 1994] comme à travers la place accordée au dialogue [Tijou Traoré, 2006]. L’accès des femmes aux ressources est un facteur essentiel de leur autonomie décisionnelle, cet accès est largement dépendant du contexte relationnel du couple comme de la famille élargie de chacun. Prescriptions sociales sur les devoirs matériels des uns vis-à-vis des autres et pratiques effectives d’entraide font quotidiennement l’objet de débat et de conflits. Il m’apparaît que c’est précisément autour de la question de la circulation de l’argent au sein du couple que se joue et se rejoue la renégociation quotidienne de ce que doivent être les rôles de chacun.

Notes

  • [*]
    Anthropologue, UMR 912, (ANRS/IRD), « Sciences Economiques et Sociales, Systèmes de santé, Sociétés », Equipe « Maladies transmissibles, systèmes de santé, sociétés », Observatoire Régional de la Santé (PACA), 23 rue Stanislas Torrents, 13006 Marseille, Anne.Attane@ird.fr
  • [1]
    Sans être récent, ce phénomène a pris beaucoup d’ampleur au cours des dernières décennies. Claudine Vidal, a parfaitement montré l’importance des questions monétaires au sein des couples abidjanais à la fin des années dix-neuf cent soixante, cf articles 1977 et 1979 réédités in Vidal [1991].
  • [2]
    La ville de Ouahigouya, située au nord-ouest du Burkina Faso, est, avec près de 60 000 habitants, (INDS 2006) la cinquième ville du pays essentiellement peuplée de Mossi dont la langue est le moore.
  • [3]
    Cette étude est coordonnée à Ouagadougou par Fatoumata Ouattara (IRD), elle est le fruit d’une collaboration entre le GRIL (Groupe de Recherche sur les Initiatives Locales) et l’UMR 912 (IRD-INSERMUniversité de Provence). Étude dirigée par Marc-Eric Gruénais et Jean-Bernard Ouédraogo.
  • [4]
    La ville de Yako compte près de 20 000 habitants et celle de Ouagadougou un million (INDS, 2006).
  • [5]
    Les entretiens ont été effectués en compagnie de Ramatou Ouedraogo, étudiante en master dans notre unité ; nos débats participent de ma réflexion.
  • [6]
    Ceux d’Alain Marie [1997a et 1997b] en constituent un exemple.
  • [7]
    Plusieurs auteurs ont montré l’importance des circulations monétaires en leur sein cf. Attané [2003, 2007a, 2007b], Cooper [1997], De White [2003], Moya [2004], Vuarin [2000].
  • [8]
    Les billets sont montrés publiquement comme autant d’objets qu’on exhibe.
  • [9]
    Les exemples les plus caractéristiques sont les écrits de Sœur Marie-André du Sacré-Cœur [1938] ou le rapport de Denise Savineau [1938]. Sur ces questions cf. Barthélémy [2001] et Lydon [1997].
  • [10]
    Cf. World Bank Policy Research Report (Summary) : Engendering Development through Gender Equality in Rights, Ressources and Voice, Washington Africa Technical Department, Women in Development Unit, Technical Note, IBRD, Washington, 2000.
  • [11]
    Ordinairement, ce sont les femmes qui font les courses au marché, mais ces jours-là seuls les hommes ont été autorisés par les forces de l’ordre, à se rendre au marché.
  • [12]
    Pour ne citer que quelques-unes des nombreuses références, cf. Aryee [1999], Cooper [1997], Dacher & Lallemand [1992], Lallemand [1977], Parkin & Nyamwaya [1987], Rondeau [1994], Vinel [2005].
  • [13]
    Tous les prénoms et noms des personnes vivant avec le VIH ont été modifiés.
  • [14]
    Le terme marché sexuel désigne toutes les relations affectives et physiques qui ont lieu en dehors du mariage et pas seulement en vue de celui-ci. [Cf. Antoine & Nanitelamio, 1990].
  • [15]
    Le « petit pompier » est un jeune homme qui entretient une relation amoureuse avec une jeune femme qui est l’épouse ou la maîtresse d’un homme plus âgé (le « titulaire »). Le « titulaire » est ici le pourvoyeur de ressources (logement, habillement, argent de poche, scolarisation, etc.) mais ne satisfait pas le désir sexuel de la jeune femme. Le jeune homme (le petit pompier) vient satisfaire le désir « éteindre le feu ». La femme l’entretient grâce aux ressources financières offertes par le « titulaire ».
  • [16]
    À Abidjan, comme à Ouagadougou, « la Gnangni », c’est la femme d’un certain âge mariée, veuve ou célibataire (avec des enfants) disposant d’une bonne situation financière, qui entretient une liaison amoureuse avec un jeune homme qu’elle prend en charge, ce dernier en retour la satisfait sexuellement. Le jeune a, quant à lui sa « titulaire » qu’il entretient grâce à l’argent offert par la Gnangni.
Français

Résumé

Deux principales recherches anthropologiques, menées au Burkina Faso entre 1996 et 2008, permettent de questionner les mutations des rapports conjugaux en milieu urbain ouest-africain. À partir d’une étude qualitative des différentes formes de conjugalité, cette contribution se propose de mettre en évidence le rôle des transactions monétaires dans la redéfinition quotidienne des rapports de couple. Le contexte historique des mutations familiales vient éclairer notre propos.

Mots-clés

  • genre
  • argent
  • Burkina Faso
  • relations de couple

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Anne Attané [*]
  • [*]
    Anthropologue, UMR 912, (ANRS/IRD), « Sciences Economiques et Sociales, Systèmes de santé, Sociétés », Equipe « Maladies transmissibles, systèmes de santé, sociétés », Observatoire Régional de la Santé (PACA), 23 rue Stanislas Torrents, 13006 Marseille, Anne.Attane@ird.fr
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