CAIRN.INFO : Matières à réflexion
« Le don est une part essentielle de la transaction sexuelle »
[Malinowski, 1970 : 319]

Introduction

1Au Maroc, les divers rapports entre femmes et hommes se redéfinissent et se complexifient, notamment dans leurs dimensions intimes, amoureuses et sexuelles. À côté de la sexualité dans le cadre du mariage se développe une sexualité considérée « déviante » par la société car elle se pratique en dehors du mariage, cadre moral et légal : par l’article 490 du code pénal « sont punies d’emprisonnement d’un mois à un an, toutes personnes de sexe différent qui, n’étant pas unies par les liens du mariage, ont entre elles des relations sexuelles ».

2En dépit de sa banalisation, mais en raison de sa non-conformité, cette sexualité ne peut être assumée et érigée en « culture publique » [Ferrié, 1995 : 192]. Elle ne trouve à s’exprimer que dans un entre-soi où toute entreprise de morale est désactivée [Becker, 1985 : 171]. Cette pratique se noue dans le secret vis-à-vis de certains proches et dans l’anonymat vis-à-vis des autres. Aussi, son observation nécessite de recourir à des « lieux intérieurs » [Ferrié, 1992] tels que la colocation de femmes célibataires, objet de mon travail empirique. Éloignée du cadre familial, cette forme d’habitat que j’ai partagé à Casablanca (en mai 2007) et à Tanger (de janvier à août 2008), d’une part, permet aux femmes de se mettre temporairement à distance des attentes de rôles et de se tourner vers des pratiques transgressives et, d’autre part, participe d’une relative mobilité sociale.

3À Casablanca, notre appartement de quatre chambres situé dans le quartier populaire de Hay Hassani abritait seize autres femmes âgées de 17 à 39 ans et travaillant simultanément ou successivement dans la prostitution, la restauration et la domesticité. Cette superposition ou enchaînement de types de travail s’explique par la fragilité des situations socio-économiques de ces femmes qui les fait vaciller de l’un à l’autre mais aussi d’une certaine conception de l’argent qui lie hommes et femmes [1]. À côté du travail, toutes entretiennent des rapports intimes avec des hommes (non-clients) qui les aident financièrement.

4À Tanger, la colocation a eu lieu dans un quartier historique et central de la ville et réunissait dans deux pièces six autres femmes âgées de 19 à 29 ans et oscillant durant la période de cohabitation entre prostitution professionnelle et échanges sexuels et/ou amours monétarisés. Selon la règle édictée par les femmes que j’ai côtoyées, ces espaces sont la majeure partie du temps féminins. Les visites d’hommes [2] y sont rares et se limitent à des cas particuliers (vendeurs, réparateurs, etc.) et d’urgence en cas d’absence de lieux pour les ébats quels qu’ils soient (professionnels ou amoureux) [3]. Par ailleurs, contrairement à ce qui est pensé, les femmes se prostituant que j’ai fréquenté ne sont pas soumises à un souteneur. Elles gèrent seules leurs activités professionnelles et intimes. Ceci ne signifie pas qu’il n’y ait pas un tissu d’acteurs profitant de l’argent qui circule. Aussi, loin d’être des macs, videurs de boîte, chauffeurs de taxis, policiers, hôteliers, gardiens, logeuses etc., sans organiser de traite, profitent de cette monétarisation.

5Ces échanges monétarisés sont pour certaines de mes colocataires un moyen supplémentaire d’accéder à des ressources. Dans un contexte de précarité économique, entre mariage et travail, ces échanges et intimités monétarisés constituent une alternative temporaire à la réalisation féminine. Si ce type de sexualité monétarisée est le plus souvent appréhendé, en bloc, en termes de « prostitution » et de « débauche » (fasad), ses sens sont multiples et enchevêtrés. Du fait de leur aspect économique (dons monétaires ou de biens), ces rapports sexuels hors mariage peuvent certes prendre la forme d’une prostitution professionnelle en bonne et due forme (avec négociation de la durée, nature et tarif de l’échange), mais peuvent également être des relations d’amours monétarisées où le tarif est un don [Tabet, 2004]. Ces dons sont à première vue nécessaires pour ces femmes pauvres qui reçoivent ainsi une aide pour financer leurs quotidiens (loyers, nourritures), obtenir des biens de consommation (vêtements, objets, mobiliers etc.) mais aussi pour une grande partie aider la famille. À la suite d’un tel constat il est aisé de conclure que les femmes entretiennent ces relations sur le mode utilitariste et stratégique. Or, en considérant le discours des femmes mariées et en interrogeant la manière dont « les femmes conformes aux normes » conceptualisent le lien entre argent et homme, on observe que ces stratégies relèvent tout autant d’une attente du rôle masculin : c’est le propre de l’homme que de faire ces dons. Par conséquent, ces relations monétarisées semblent s’accorder à l’idéologie dominante des rapports entre les sexes au Maroc où figure l’idée de l’aide masculine apportée aux femmes, transmise et assimilée au cours de la socialisation des jeunes.
Que l’argent soit au centre ne signifie pas que ces échanges entre femmes et hommes se réduisent à un strict rapport de domination qui accuserait de l’aliénation des femmes et ignorerait leur autonomie et leurs expressions intimes telles que l’amour, le plaisir ou la libido. Si je ne développerai pas ici ces questions, j’essaierai, en revanche, de saisir comment dans le cadre de ces relations et visà-vis de son entourage l’individu négocie ou pas l’attente-au-rôle et de comprendre l’ajustement ou le déplacement des normes que supposent, selon les contextes et les interactions, des pratiques découlant de différents registres de normes et univers de références enserrés dans un faux dualisme (tradition/modernité) qui les renvoie à des cultures et des espaces dits antagoniques. Ces univers s’enchevêtrent et loin d’être hiérarchisés les actrices tentent de les concilier en recourant à la gestion du dicible et de l’indicible. Partant de l’hypothèse que ces échanges mais aussi l’espace de vie des femmes qui y sont impliquées induisent l’émergence d’autres identités féminines caractérisées par l’autonomie sexuelle et une relative indépendance économique, il s’agira d’analyser la négociation des rôles féminins. Néanmoins, tel qu’il apparaît dans les trajectoires de certaines enquêtées, je montrerai que la (re)-définition d’identités sexuelles n’est pas linéairement évolutive et fixe et peut générer chez certaines femmes une hésitation entre des possibles que produisent l’écart avec les normes et l’identification aux normes de genre dominantes qui passe par la quête de stabilité et la consolidation de l’honneur.

Argent et sexe : pratiques banales ou déviantes ?

Sexualité et marché sexuel urbain

6« Quel est le sens de la virginité au Maroc. Il n’y a pas une fille qui peut dire qu’elle est encore vierge[4] » explique Hania, une de mes colocataires, âgée de 22 ans, originaire de Casablanca et vivant depuis deux ans à Tanger, où elle est venue pour fuir le malaise qu’elle ressentait vis-à-vis de son entourage depuis la perte de sa virginité mais aussi pour travailler dans les services et occasionnellement la prostitution. Même si, ces paroles permettent à mon interlocutrice de se dé-stigmatiser en arguant de la généralisation de son état, elles témoignent néanmoins de l’ampleur d’une réalité en porte-à-faux avec les dispositions légales, qui interdisent les relations sexuelles hors-mariage, et les structures référentielles dominantes qui norment les rapports intimes entre hommes et femmes. L’importance prise par cette sexualité en dehors du mariage doit être entendue aussi dans le contexte du recul de l’âge au premier mariage : celui-ci passe, entre 1960 et 1999, de 24 à 31 ans pour les hommes et de 17 à 27 ans pour les femmes [Rachik, 2005 : 15] [5].

7En dépit de l’absence patente d’une étude plus récente, une enquête sur la sexualité des femmes réalisée entre 1981 et 1984 par S. Naamane Guessous, nous permet de constater qu’à cette époque déjà, 65,3 % des jeunes filles (19 ans en moyenne) déclarent avoir eu une expérience sexuelle avant le mariage, et 38,6 % disent ne plus être vierges [Naamane Guessous, 1991 : 46]. Le sociologue A. Dialmy associe cette évolution à la diffusion du modèle occidental, phénomène qui toucherait essentiellement les milieux moyens et aisés [Dialmy, 1988 : 52]. Si la diffusion de modèles en termes de féminités et de relations entre les sexes notamment à travers les canaux médiatiques (satellite, presse, Internet) est un paramètre pertinent (mais je ne l’analyserai pas ici), ses effets ne se limitent pas à une classe donnée. La présente enquête démontre qu’en effet une évolution similaire a lieu dans les milieux pauvres caractérisés par l’illettrisme et l’abandon scolaire féminin, ce dont atteste notamment le phénomène grandissant des mères-célibataires plus important au sein de ces couches sociales [Naamane Guessous, 2005].
L’articulation de ces rapports au contexte socio-économique montre que la voie de réalisation pour les femmes que constituait en grande partie le mariage ne fonctionne que très faiblement [6]. Le chômage touche fortement femmes et jeunes-filles peu qualifiées, d’origine rurale ou urbaine, dont la seule issue est celle de travailler dans la domesticité, la restauration, les services (coiffure, esthétique, etc.), les usines et le travail du sexe. C’est souvent dans le cadre de ces activités professionnelles qu’elles louent, seules ou à plusieurs, des chambres dans des appartements collectifs situés dans des quartiers sha’bî (« populaires ») et/ou périphériques des grandes villes. Non-mariées ou divorcées, mères ou sans enfants, ces femmes ont des profils et des trajectoires ou carrières différentes mais présentent des similarités dans le type de relations qu’elles entretiennent avec les hommes où l’argent a une place centrale.

Des relations ambigües et difficiles à nommer

8Si l’argent explicitement au cœur de ces rapports confère à ces relations les caractéristiques de la prostitution, néanmoins, en interrogeant le vocabulaire qu’emploient hommes et femmes [Cheikh, 2006 : 82] et en comparant ces échanges aux modes d’échange au sein des couples mariés, la frontière entre les deux s’obscurcit. La monnaie d’échange n’est donc pas ce qui les différencie et les nuances semblent d’avantage concerner les comportements des actrices et leurs modes d’application des normes de genre.

9Pour nommer la prostitution, le dialecte marocain n’emploie pas l’arabe classique « al-bagha’ » mais l’injure « qahba » (« pute ») ou le verbe « tat-fsad » (« elle se corrompt ») qui renvoie à la notion de « fasâd » (« débauche » ou « corruption ») ou à celle juridique de « zinâ’ » (« fornication ») qui englobe toutes les relations illicites et illégales : les relations non matrimoniales sont autant que l’adultère et la prostitution des expressions du « zinâ ». Aussi, les actrices de ces pratiques sont indistinctement qualifiées de « fasdât » (« corruptrices ») ou de « qahbât » (« putes »). En ne différenciant pas le travail du sexe du reste, le zinâ renforce l’idée de porosité entre des catégories de représentation – la professionnelle du sexe est tout aussi « corruptrice » que la femme autonome sexuellement – et force l’ambiguïté. Quant aux femmes qui se prostituent, c’est le terme « l-khrij » (« sortie ») qu’elles emploient lorsqu’elles nomment leurs activités [7]. En outre, « l-khrij » s’apparente moins à l’idée de travail qu’à celle de divertissement en espace mixte : on se rend dans des lieux de divertissement pour y rencontrer des hommes, boire et danser avec eux [Kezari, 2008]. À défaut de définir le service sexuel clairement tarifé en termes de travail, ces femmes bricolent leurs manières de le nommer et en parlent en termes de débrouillardise : « tan-dabar » (« je cherche, je me débrouille »), « tan-dipani » (« je me dépanne »). Ces termes désignent plus des situations et des comportements contraires aux normes qu’une activité économique.

10Dans la mesure où il revient à l’homme de pourvoir aux besoins de sa femme [8], l’argent n’est pas tabou et ne salit pas. À l’instar des femmes de cette enquête, certaines autres que j’ai fréquentées et/ou interrogées – mariées ou célibataires, de classe moyenne, exerçant une activité – affirment à répétitions qu’elles « détestent les hommes qui ne donnent pas d’argent. À la femme : il faut lui donner de l’argent et prendre soin d’elle ». C’est d’ailleurs le refus du mari de « remplir le frigidaire » sous prétexte que la femme recevait de l’argent de ses enfants qui déchirait ce vieux couple de classe moyenne et faisait dire à l’épouse que ce n’était « plus un homme ». En d’autres termes, les femmes attendent que les hommes leur fournissent également des biens ou leur offrent une aide dans leur existence et les hommes, quant à eux, se conforment à leur rôle. À ce propos c’est à l’homme de proposer l’argent et si la femme vient à le demander « tout n’aurait plus de sens » comme me le confiait une jeune fille. Cette circulation fait aussi l’honneur masculin. Il est vrai que les plaintes des hommes à l’égard des exigences féminines en matière de dons sont récurrentes mais dans la pratique on remarque que payer à la place de l’homme revient à l’insulter. Aussi, « cadeau » ou encore « aide » (mu’awana), sont les termes qu’ils utilisent pour qualifier les dons octroyés à leurs amies. Au-delà de l’aspect matériel, un aspect immatériel fait partie de cette logique de circulation : ce sont des rôles sexués et des statuts féminins et masculins qui « circulent ». Cette pratique du don entre les sexes construit la manière dont femmes et hommes conceptualisent l’argent. Légitimée dans le cadre du mariage, cette conception s’élargit aux autres relations jugées transgressives, bien que courantes, car nouées en dehors du mariage. Par ailleurs, de même que ces relations sont stigmatisées, j’ai pu observer auprès de mes colocataires, que la non-conformité aux normes de circulation d’argent entre les sexes est condamnée. En interrogeant les sens que prend pour elles le discours sur ma vie intime, j’ai très vite compris qu’avouer ne pas recevoir d’argent de son ami provoque dégoût et stigmatisation. Elles ne considèrent pas cette sexualité « pour rien » comme une marque d’autonomie ou encore comme l’expression d’un exercice du plaisir pour soi mais plutôt comme une marque de faiblesse voire un manquement à la féminité et l’incapacité d’être aimée puisque les dons prouvent l’attachement de l’homme. En effet, une des femmes m’expliquait que recevoir de l’argent de son amant c’est une manière de mesurer l’amour qu’il lui porte et qu’elle en ressent aussi plus de plaisir sexuel.
Dans ce cadre, plus qu’un simple outil de transaction, l’argent ne peut à lui seul réduire ces relations à la prostitution. Même si il signifie une aide certaine pour les femmes, la monétarisation des relations ne peut se comprendre qu’en termes économiques. Loin du travail du sexe, ces relations s’apparentent à la conjugalité classique. Paola Tabet qui décloisonnent les catégories mariage et prostitution montrent que, dans chacune d’entre elles, la sexualité des femmes est un enjeu lié à des rapports d’argent et au pouvoir masculin : la femme rend un service sexuel en échange d’argent, de biens ou de prestige. Et, avance que ces formes relationnelles que tout oppose a priori font ainsi partie d’un ensemble qu’elle nomme « continuum économico-sexuel » [Tabet, 2004]. L’idée de continuité permet donc de placer dans un même ensemble les échanges qui suivent la norme et ceux qui en dévient parce que la sexualité est toujours échangée contre des dons et que cet échange répond aux cadres des rôles sexués institués. Ce qui fait la déviance des unes et pas des autres résident dans le fait de se conformer à ces cadres mais en dehors des registres normant les relations hommes/femmes, ce qui crée, telles que le montrent l’observation des femmes en colocation, des sujets multi-situés et partant peut être des alternatives identitaires.

L’espace social de la colocation : une autre idée du féminin ?

11Un nombre croissant de Marocaines choisit la colocation pour des raisons liées au travail, aux études, aux problèmes familiaux ou encore à la vie sentimentale. Phénomène jusqu’ici ignoré par les chercheurs, la colocation féminine, en permettant aux femmes de rencontrer sans entraves leurs amants ou clients, constitue une nouvelle manière de vivre la ville et participe de la production d’une figure urbaine originale, celle d’une personne non liée à une famille ou à un mari et dont les contraintes se réduisent sensiblement. L’éloignement des familles n’astreint plus ces femmes aux règles de fréquentation de l’espace public propres à leur genre (les sorties fréquentes, sans buts précis et la nuit ne sont pas tolérées voire interdites). Aussi, la colocation est l’un de ces espaces dans lesquels il est possible d’avoir et de tenir des récits sur des comportements inattendus. Bien que courante, elle est encore mal acceptée en raison du desserrement du contrôle familial qu’elle suppose et d’un élargissement des possibles en matière d’individuation et notamment de divertissement. Les expériences considérées comme hors-normes que vivent ces femmes sont pour elles des occasions de se divertir et de découvrir des alternatives à la féminité normative. En bref, elles fabriquent des féminités pragmatiques et autonomes. On verra, toutefois, qu’il convient de nuancer cette autonomisation et donc l’idée d’émancipation des rôles traditionnels ou de rupture radicale avec les cadres référentiels dominants et le milieu d’origine.

12La fréquentation des lieux de fêtes nocturnes, la prise d’alcool entre filles, la consommation de drogue, les voyages touristiques etc. sont pour mes colocataires autant d’expressions du divertissement auquel s’ajoutent les visites de ou chez les copines et les récits d’événements qui permettent la transmission et l’apprentissage d’expériences transgressives. Ces activités s’inscrivent dans des féminités distinctes. Telle que se configure la féminité positive chez elles, nous passons nos journées à nettoyer et lessiver et à dormir, discuter allongée sur nos matelas, à regarder feuilletons, films et clips déjà vus. À côté de ces journées d’ennui intenable, nous sortons entre filles, à la plage, dans les bars, les salles de jeux, etc. Des photos, collectionnées et cachées précautionneusement (certaines voyageant avec), où elles apparaissent habillées en tenue sexy et faisant la fête entre amies, témoignent de ce vécu qu’elles qualifient de « folie » (el-hamaq) signifiant par là qu’elles sont dans un espace particulier et temporaire, dans un autre cadre de féminité rompant avec la monotonie d’un quotidien spécifiquement féminin.
L’idée d’un moment ponctuel est entre autre vérifié par la manière dont se fait la prise de drogue et d’alcool à la maison ; elle donne lieu à une préparation explicitée longtemps à l’avance et à une mise en scène marquant la réalisation d’un fait inhabituel, déviant, que l’on dramatise s’il faut. Pour reprendre Howard Becker [1985], il peut aussi s’agir de mettre en scène la participation à une pratique déviante dans un lieu nouvellement investi. Aussi, même six mois après l’installation et malgré la proximité des filles, les soirées alcoolisées continuaient d’être spectaculairement annoncées. La prise d’alcool allant de soi dans les bars et boîtes de nuit, se comprend différemment au sein de la colocation et il s’agira lors de ces moments festifs de vérifier l’adhésion des nouvelles et de neutraliser les critiques de celles qui n’y participent pas. Pour signifier le caractère extra-ordinaire de cette pratique dans cet espace, elle est mise au centre des activités mais aussi de la pièce (bouteilles, verres et glaçons sont posés parterre au milieu et détrônent pour la soirée la télévision qui, quotidiennement, occupe cette place et qui est momentanément convertie en fond musical : les nombreuses chaînes satellitaires arabes – Melody, Rotana, Art, etc. – étant les ressources musicales les plus appréciées). Pour certaines, ces moments sont une sorte d’initiation et peuvent donner lieu à des débuts de « carrières déviantes » [Becker : 1985] que caractérisent le fait de fumer ou de prendre de d’alcool. Cet apprentissage est à tour de rôle encouragé ou critiqué, parfois par une même personne. Ainsi, Souad, 20 ans, femme de ménage originaire du Rif, vit gratuitement, dans les différentes chambres de notre appartement casablancais, en échange de services domestiques et selon les humeurs des autres femmes [Cheikh, 2009]. C’est avec certaines d’entre elles qu’elle commence à fumer régulièrement la cigarette et teste le hachisch et l’alcool. Le fait qu’elle fume et continue à le faire même en dehors des moments festifs est peu apprécié des autres filles, qui pourtant fument également. Entre encouragement et admonestation, la jeune fille se voit en fait reprocher un comportement allant à l’encontre de son statut, celui de jeune fille vierge. Souad n’est pas comme les autres et de ce fait souffre d’une distinction inversée de leur part : elle n’appartient pas au groupe des initiées, c’est-à-dire celles qui fument, boivent et ont des relations sexuelles. Si elle a accès à la parole circulant dans ces lieux de l’entre-soi, elle n’est pas reconnue comme pair, alors qu’à l’inverse, je l’étais en raison de ma non-virginité.

Relations monétarisées : trajectoires et pratiques de certaines colocataires

13Ces activités ne sont donc pas sans lien avec la sexualité, le rapport au corps et aux hommes. L’espace social de la colocation est un espace féminin, certes, mais aussi un espace masculin puisque les hommes occupent une grande partie des discussions entre colocataires. Non pas seulement parce que nous avons affaire à de jeunes romantiques mais, aussi, parce que d’eux dépendent les ressources économiques. Économiquement indépendantes par rapport à leur famille, ces jeunes femmes sont néanmoins liées à un ou plusieurs hommes qui leur fournissent les moyens de leur subsistance.

14La relation amoureuse et/ou sexuelle est un moyen pour consommer et se divertir ainsi qu’une source de revenus. « Il m’aidait, il me payait le loyer », explique Khadija au sujet de son petit ami. Originaire de la campagne au sud de Casablanca, elle vient à la ville à l’initiative de ses parents, qui la placent en tant que femme de ménage dans une famille. Après un bref séjour illégal en Hollande, elle revient et enchaîne les petits boulots dans le ménage. Elle habite d’abord chez ses employeurs puis chez sa tante, qu’elle quitte pour une colocation à Hay Hassani, où elle vit sans contraintes ses fréquentations masculines. Dans ce quartier, elle rencontre son ami, un vendeur de vaisselle au sol, qui peu à peu l’aide financièrement. Leur relation se passe bien. Ils sortent, s’aiment et vont s’asseoir dans des cafés où il lui offre limonades et jus de fruit. Il l’aide à régler son loyer, lui achète des vêtements, lui offre de la vaisselle, en bref, lui fournit ce dont elle a besoin et ce qu’elle désire. Son travail se trouvant à proximité du logement de Mustapha, elle finit par passer la majeure partie de son temps libre dans sa chambre. « C’est son bon côté. Je lui disais : « il me faut, je veux acheter ça, ci ». Il me disait : « n’achète rien, je vais te donner ». Bon, il m’a donné de la vaisselle, les vêtements il me les achetait lui. (…) mais j’avais honte. Je ne voulais pas lui dire : « il me faut ça ou ci ». Si je voulais acheter des choses, je lui disais : « voilà je veux acheter », pour qu’il comprenne lui-même et que je n’aie pas à lui dire directement. »

15Dans cette relation, l’argent s’entremêle à l’intime. Cette dimension est importante pour Khadija qui a du mal à s’en sortir. C’est grâce à une amie qu’elle comprend l’utilité d’une relation avec Mustapha qu’elle rencontre alors qu’elle accompagnait cette amie voir son copain qui lui payait son loyer. Khadija apprend et s’inscrit dans une pratique courante de l’échange monétaire. Toutefois, elle ne se considère pas comme une prostituée et n’emploie jamais le terme de « khrij ». Au contraire, elle insiste pour établir une distance entre elle et certaines de ses colocataires – professionnelles – qui « sortent ». De son point de vue, sa relation avec Mustapha n’a rien à voir avec la vente de services sexuels de ces filles qu’elle qualifie de « malchanceuses » ou de « filles pas bien ». De son point de vue, ce qui la différencie de ces femmes ne réside pas dans l’argent reçu de la part d’un homme mais dans la multiplicité et simultanéité des relations et la clarté énoncée de l’échange. Réclamer ostensiblement l’argent auprès de différents partenaires donne, selon Khadija, une image négative de la femme. Nous l’avons vu, en cas de besoin ou d’envie de consommer elle se contente de suggérer à son compagnon. Il semblerait qu’il soit nécessaire de maintenir un non-dit pour ne pas perdre la face et maintenir le sens d’une relation « normale » entre homme et femme.

16D’autres femmes oscillent, simultanément ou successivement, entre relations avec des petits copains, des amants-clients et des clients. Le cas de Salima, 19 ans, illustre cette circulation multi-située sur le marché de l’intime. Tangéroise de naissance, elle arrête l’école en seconde par désintérêt mais surtout en raison du travail qu’elle est obligée d’assurer chaque été avec sa sœur pour financer la rentrée scolaire. À l’âge de 15 ans, elle entre au service d’un saoudien qui l’emploie comme femme de ménage et aide cuisinière dans une maison où il reçoit chaque soir des groupes de femmes qui viennent le « divertir ». Salima explique que, las de toutes ces filles, il la rejoint un soir dans la cuisine et tente de l’embrasser. Voulant préserver sa virginité, elle le repousse et est renvoyée sur le champ.

17Après cet événement, elle se rend à Ksar Kbir (troisième ville du Nord avec Tanger et Tetouan) avec sa sœur et trouve un autre emploi dans un café. Cet été-là, elle « apprend tout de la vie » dit-elle. Elles rencontrent des garçons avec qui elles sortent et s’amusent. L’été passe, elle reprend l’école mais perd tout intérêt pour les études. Les garçons rencontrés à Ksar, plus âgés qu’elles, viennent les retrouver devant le lycée. Elles les suivent et s’initient aux divertissements jusque-là inconnus : sorties à la plage, cafés, golf-azur (salles de billards très fréquentées présentes dans presque chaque rue) alcool et drogues (haschich, ecstasy et cocaïne). Salima a son premier rapport sexuel avec un des garçons de la bande, qui se met à lui donner de l’argent sans qu’elle le lui demande. Elle poursuit cette relation durant toute l’année scolaire. Par la suite, ils se perdent de vue, elle ne retourne pas à l’école et continue à sortir et rencontrer d’autres hommes. Elle quitte le logement familial, prétextant un emploi en usine, pour des colocations dans différents quartiers de la ville, et entretient plusieurs relations qui lui permettent de gagner de l’argent et de soutenir la famille. Elle pratique aussi la prostitution qu’elle arrête et se consacre, depuis un an, à un seul homme qui devient son unique soutien financier. Elle dit ne pas l’aimer et n’être avec lui que par intérêt. Pourtant, jour après jour, l’idée se répand dans la colocation que cette relation est bien plus qu’une simple histoire d’argent et que Salima est amoureuse de lui. En réalité, la situation est un peu plus complexe : Salima est plus ou moins heureuse dans cette relation qui, même si elle n’aboutira pas à un mariage, lui apporte une stabilité financière mais aussi relationnelle. Elle est en effet lasse de cette période où elle entretenait plusieurs relations à la fois et croit qu’il est préférable d’en entretenir une seule. Pourtant, son amant ne l’appelle plus qu’une fois par semaine et, en attendant de le récupérer et de retrouver sa stabilité, elle renoue avec le travail du sexe en boîte de nuit : « Je suis revenue au même point où j’étais avant, je sors. Un soir avec un, un soir avec l’autre. Mais ça y est c’est fini, plus d’amour, plus rien. Plus jamais je n’aurais de relation. Juste mon intérêt ». Son retour à la prostitution l’a replongée dans l’usage de drogue (en particulier de l’ecstasy), qu’elle prend pour se désinhiber au moment d’aguicher le client mais qui peu à peu la stigmatise au vu des colocataires voyant dans la régularité de cette pratique le risque de devenir une shamkara (délinquante).
Après une relation exclusive d’un an, Badiaa, 24 ans, originaire de Salé (ville jumelle de Rabat), n’a actuellement que des échanges sexuels professionnels avec les hommes. Parlant de son ancienne relation, elle confie : « On habitait ensemble à Tanger, il me donnait tout mais on s’est séparé et j’ai commencé à sortir. J’ai dit à ma famille que je venais travailler dans une usine. Je ne voulais pas y travailler, j’étais bien avec lui. Ensuite il a fallu que je gagne de l’argent. Je sortais dans les meilleures boîtes. Depuis cette histoire, je ne me suis remise avec personne d’autre. Quand j’en ai marre je rentre et reste un peu avec ma famille. J’essaie de ne plus revenir à Tanger. » Contrairement à Salima, qui pourvoit financièrement aux besoins de sa famille, Badiaa, dont les deux sœurs émigrées en France et aux Émirats Arabes Unis entretiennent la famille, ne se prostitue que pour assurer ses propres dépenses et maintenir un style de vie autonome qu’elle ne peut mener en habitant chez ses parents : « Chez moi j’ai besoin de rien, je pourrais m’inscrire à l’école et apprendre un métier ou des langues, mais je n’ai pas de liberté ». Aussi autonome fût-elle, toutefois, cette existence ne satisfait pas Badiaa qui, à l’été 2007, fait un mariage blanc avec un marocain vivant à Barcelone : « Cette vie [la prostitution à Tanger] m’use, ce serait mieux pour moi de revenir à Salé et d’attendre que les papiers pour Barcelone arrivent ».

L’Europe : prolongement de la colocation

18Comme le montre le cas de Badiaa, même si l’entrée sur le marché sexuel en tant que célibataire permet une relative autonomie économique, et que le mode de vie qu’il implique bouscule les conceptions dominantes de l’identité de genre féminin au Maroc, les intéressées n’en demeurent pas moins conscientes qu’un tel style de vie les construit en « déviantes ». Aussi, ces femmes vont s’efforcer de faire de ces moments de concubinage et/ou de prostitution des parenthèses, des périodes de transition appelées à prendre fin grâce à la migration et/ou au mariage.

19Le désir d’Europe va dicter leurs stratégies de rencontres mais aussi les procédures d’obtention de passeports qu’elles déclenchent pour se tenir prête dans l’éventualité d’une rencontre qui conduirait par le mariage blanc ou l’achat de visa vers l’Europe. Un ailleurs proche où les possibilités de réalisation sont floues voire taboues. Les nouvelles des copines qui ont réussi à passer le Détroit sont filtrées selon les attentes, les aspirations et l’imaginaire construit sur la migration. Lorsque la migration a lieu elle peut se faire de manière aventurière, c’est le cas de Zohra qui quitte avec un faux passeport le Maroc pour l’Espagne. Dans certains cas ce sont les réseaux familiaux – ce qui souligne la pérennité des liens avec le milieu d’origine – qui sont mis à profit. Ainsi, Badiaa dont les deux sœurs, aux trajectoires similaires à la sienne, ont émigré, fait un mariage blanc avec un ami de son frère. D’ailleurs, jusqu’à aujourd’hui, toutes les informations quant à l’évolution de la procédure passent par son frère. Ce mode arrange Badiaa car il évite d’approfondir les liens avec cet homme qui pourrait lui refuser le divorce une fois en Espagne. Elle perdrait une autonomie plus compatible au mode de vie européen que marocain. Son attachement à l’autonomie ne signifie pas qu’elle rejette le mariage. Au contraire, ce que Badiaa réfute c’est la possibilité de rester avec un homme qu’elle a payé pour se marier, pour émigrer. D’une certaine manière elle conteste le renversement du sens de la circulation monétaire entre femme et homme. Ce renversement est une transgression à « l’ordre des choses ». De son point de vue, sur cette base il ne peut y avoir de normalité conjugale telle que présentée dans les récits qu’elle a des trajectoires d’autres migrantes. Après des années difficiles, les sœurs de Badiaa se marient, ont des enfants et réinvestissent les places de mères et d’épouses.
Le mariage est donc activement recherché, car il reconsolide pudeur et honneur fragilisés par la perte de virginité, les échanges sexuels de toutes sortes et l’habitat en colocation. Et, qu’on soit vierge ou pas, c’est ce lien qui permet de passer du statut de « fille » à celui de « femme ».

Être une fille ou être une femme : ambivalences identitaires

20Au Maroc, une personne de sexe féminin non mariée est toujours considérée par la société comme une « fille » (bent) indépendamment de son âge. Quand bien même elle aurait perdu sa virginité, vivrait en concubinage, aurait un partenaire ou pratiquerait la prostitution, elle sera toujours appelée de cette manière en l’absence d’état matrimonial passé ou actuel – la divorcée est une « femme » (mra’). De ce fait, les femmes rencontrées vont tenter d’accéder au marché matrimonial, qui leur offrira ce qu’elles considèrent être un vrai statut et mettra un terme au trouble et aux tensions que suscite leur état, transgressif, de « fille » non vierge. Cette obéissance à l’assignation de genre est tout de même associée à des stratégies garantissant une mobilité sociale comme la migration par le mariage.

Féminités en concurrence : femme première, femme non liée

21C’est dans le cadre même des échanges monétarisées que ces jeunes femmes se retrouvent parfois assignées à un statut de concubine monoandre. Pour leurs partenaires masculins, il s’agit de les faire passer de la position de « femme non liée » (qui n’appartient plus à un seul homme – père ou mari – mais qui s’appartient) à celle de « femme seconde », c’est-à-dire de maîtresse entretenue [Heinich, 1996]. Il s’agit par là de les soustraire à l’univers de la colocation qui, parce qu’éloigné de la surveillance des proches, n’offre aux hommes aucune garantie quant à la fidélité de leurs amies.

22Latifa, 25 ans, coiffeuse, divorcée et mère d’un enfant de 6 ans, fréquente quelques mois avant son décès, un marocain de Belgique. Pratiquant et avec le consentement de sa première femme, ce dernier l’épouse religieusement [9] puis exige qu’elle fasse ses prières quotidiennes et porte le voile. Quand il est en Belgique, il l’appelle chaque soir, et Latifa le rassure alors en affirmant se trouver chez sa famille alors qu’elle vit avec nous pour pouvoir rencontrer, sans encombres, d’autres partenaires et pourvoir ainsi aux besoins (vêtements et mobilier) de sa famille. Originaire du quartier où se trouve la colocation, elle porte le voile non pas parce qu’il le lui a demandé mais parce qu’il lui permet de sortir incognito et d’éviter de rencontrer ses proches, qui la croient en déplacement.

23Hania, évoquée au début, dont le père est brancardier dans un hôpital casablancais et la mère au foyer, a travaillé un moment dans différents bars de boîte de nuit. En 2006, elle y rencontre son compagnon actuel, qui lui demande d’arrêter le travail et lui propose en échange de lui donner l’argent qu’elle gagne. Même si elle loue avec nous, elle habite la plupart du temps chez lui, où elle reste toute la journée devant le poste de télévision en attendant son retour. Lasse de son inactivité et de la prise de poids qui en résulte, elle décide, en mars 2008, de réintégrer notre colocation et de revivre les petits riens qui font son quotidien : fumer, boire et discuter ou aller se divertir entre filles. Elle envisage aussi de reprendre un travail qui, petit à petit, la délierait de la dépendance économique et du contrôle qu’exerce sur elle son compagnon, qui s’obstine à ne pas vouloir l’épouser. Ainsi, c’est un désir de divertissement qui est d’abord à la base de son départ. Cependant, malgré les encouragements de ses colocataires à rompre cette relation, Hania hésite devant le risque de perdre un soutien financier régulier et d’être contrainte à une situation de multipartenariat.

24En effet, c’est non seulement l’idéal de la relation unique mais également l’« imagerie conjugale » traditionnelle [Vidal, 1977 : 124] qui persistent chez les hommes et les femmes elles-mêmes. Cette dernière est pensée comme un moyen de résorber la distance prise avec les normes et de sortir ainsi d’une situation génératrice de mésestime de soi et d’états dépressifs. Revenir à un cadre moral consiste à redevenir une bent (une fille), qui est dans l’attente d’un mariage, par le biais du retour au foyer parental, ou une mra’ soit une « femme première » [Heinich, 1996] dotée d’un statut légitime, celui d’épouse. En attendant, certaines se réfugient dans le rêve et la préparation du mariage ou l’expiation de leur vie sexuelle transgressive dans des sursauts de pratique religieuse.

Quête de stabilité et d’honneur

25« Cette vie m’use, ce serait mieux pour moi de revenir à Salé » disait Badiaa, déjà citée. Les femmes évoquent souvent l’idée de retourner dans la famille et de quitter la colocation, en particulier lorsque les transactions ne marchent pas avec les hommes et qu’il y a moins d’entrée d’argent, mais aussi lorsqu’elles sont prises de remords. Ainsi, après que l’on retrouve Latifa, une des colocataires, morte sous la douche aux côtés d’un client des suites d’une fuite de monoxyde de carbone, les colocataires sont persuadées que c’est un juste retour des choses. Leur vie n’allant pas dans un sens « normal », tout va à leur encontre, c’est l-’aks (« le contraire ») comme elles le répètent. La fréquentation des sanctuaires de saintes-génies, souvent appelées Lala Aicha [Claisse-Dauchy & Foucault, 2005], ainsi que la reprise de la prière vont pallier l’impossibilité d’adopter un mode de vie qui les remette sur le « droit chemin ».

26L’utilisation de la sorcellerie, quant à elle, permet le retour de l’amant perdu et son amour inconditionnel. C’est ce que tente Salima pendant des mois en gardant allumée nuit et jour une bougie qui doit faire revenir son amant. En plus de ces pratiques, durant la période où elle ne le voit plus qu’une fois par semaine et le partage avec une autre fille, elle change d’attitude vestimentaire et troque ses jeans serrés, décolletés et talons pour une djellaba, un foulard et un maquillage épuré. Ce changement vestimentaire participe du désir de dignité et connote, désormais, « la pratique d’une sexualité maîtrisée » [Gil, 2008 :24] en accord avec le statut conventionnel de la femme. Ce faisant, elle tente de démontrer à son compagnon sa supériorité morale sur sa rivale. Finalement, ni la bougie, ni les offrandes à la sainte, ni même l’austérité vestimentaire ne feront revenir l’amant. En revanche, ces pratiques rituelles tempèrent les états dépressifs que renforcent non seulement le manque d’argent souvent mal (ou pas) épargné, les ruptures relationnelles mais aussi l’absence d’activités structurant la journée et l’attente ennuyeuse des appels téléphoniques des hommes et de la nuit pour sortir.

27La quête de stabilité et d’honneur passe aussi par le retour de fait au sein de la famille. Bien qu’exigé par les hommes avant un futur mariage, les femmes l’acceptent et y voient un moyen de recouvrir une position honorable. Halima, 24 ans, s’était installée à Tanger trois ans auparavant pour travailler dans une usine de câblage de la zone franche avant de se prostituer. En 2008, elle rencontre un marocain vivant en Belgique qui la demande en mariage mais avec comme condition, en attendant son retour pour signer le contrat, qu’elle retourne chez sa famille à Sidi Kacem et qu’elle abandonne ses « sorties ». Halima doit retourner et jouer le rôle de bent en attendant de se marier. Elle s’exécute, se marie en mai et quitte définitivement notre appartement. Cette nouvelle ne réjouit qu’à moitié les autres colocataires. Halima, peu solidaire et peu généreuse, ne participait jamais à l’échange de nourriture, de vêtements et de cigarettes, qu’elle demandait pourtant aux autres. Cette absence de solidarité lui valut de fortes critiques au sujet, surtout, de son hygiène, de son multipartenariat et de ses « sorties » excessives. Aussi, aux yeux de ses acolytes, cette nouvelle du mariage et donc d’un recouvrement de l’honneur est une injustice pour elles, dont les échanges monétarisés sont moins fréquents pour certaines et pas du tout professionnels pour d’autres et qui savent se comporter en femmes d’intérieur.
Ce retour aux structures d’origine (mariage et famille), en même temps qu’il met en avant une réussite, la migration par le mariage, montre que le mouvement d’individuation et de féminités alternatives qu’ont engendré l’éloignement et l’installation en ville est sinueux. Les modes de vie décrits ont permis de constituer d’autres identités féminines et des sujets propres mais, dès lors qu’il est possible d’acquérir un statut respectable, on reprend sa place au sein de la famille, on retrouve son prénom souvent changé lors de la parenthèse d’individualité urbaine. Paradoxalement, la mobilité, stigmatisante à l’intérieur du pays, l’est moins à l’extérieur. En effet, la migration internationale, même sans mariage, réduit les soupçons sur la bonne conduite puisqu’elle est associée à une réussite économique, produit d’activités a priori positives car menées en Europe.

Conclusion

28Ces jeunes urbaines, émigrées vivant séparées de leurs familles et alliant travail et relations intimes monétarisées esquissent d’autres manières de vivre féminines. En d’autres termes, seraient-elles les actrices d’une fabrication d’autres identités sexuelles ? Fabrication qui les conduit à louvoyer au sein d’un dédale de références et de normes contraignantes provoquant résistance et violence à leur endroit dès lors que leurs pratiques échappent à la dissimulation. De plus, si un certain sens commun, en particulier médiatique, prend acte du développement du concubinage et des rapports sexuels non maritaux après l’avoir observé au sein des classes moyennes et supérieures, il est peut-être pertinent de penser que ces évolutions touchent tout autant les pauvres des grandes villes tels ces jeunes femmes issues des couches rurales et (sous-) prolétaires. C’est paradoxalement avec la prégnance des références dominantes renvoyant à une moralisation des espaces et des corps que les relations intimes se re-définissent. Cela dit, ce processus se traduit difficilement par la stabilité de nouvelles identités féminines. Le référentiel dominant normalisant les relations intimes entre les sexes fait preuve d’une grande résistance si bien qu’en dépit de l’autonomie économique et sexuelle assurées par des modes de vie transgressifs, le désir de réinvestir les statuts « honorables » de bent et mra’ demeure. Dans le Maroc d’aujourd’hui, la fabrication d’identités sexuelles alternatives relève donc, plutôt que de l’émergence de nouvelles normes sociales, de l’insertion des acteurs dans des contextes où se superposent différents univers de références. En recomposition incessante, ces identités apparaissent de ce fait comme profondément ambivalentes.

Notes

  • [*]
    Aspirante FNRS, doctorante en anthropologie, Université Libre de Bruxelles et Université de Provence, meriamcheikh@gmail.com
  • [1]
    De nombreux travaux sur le sujet en Afrique et en Amérique latine démontrent également cette porosité des frontières : Vidal [1977 & 1979], Werner [1994], Tchak [1999], Nencel [2001], etc.
  • [2]
    Nous n’aborderons pas ici les discours d’hommes que nous n’avons pu collecter pour le moment pour des raisons liées aux confusions qu’entraînent mes rencontres avec les clients et aussi les amants : je suis sollicitée et même encouragée à nouer avec eux une relation. Pour éviter ces désagréments, j’ai jusque-là préféré arrêter la conversation.
  • [3]
    Dans ces cas, une des chambres de l’appartement est évacuée pour laisser place au couple pendant une heure ou parfois toute une nuit.
  • [4]
    À ce sujet ajoutons que la reconstitution de l’hymen et l’achat du certificat de virginité constituent des pratiques non exceptionnelles.
  • [5]
    Cette nuptialité tardive qui s’ajoute au développement des moyens contraceptifs affecte à son tour l’indice de fécondité qui passe de 7 enfants par femme en 1962 à 2,5 en 2004 voir : Comité Directeur [2005], 50 ans de développement humain. Perspective 2025. Rapport Général, [En ligne] http://www.rdh50.ma/fr/general.asp (07 mai 2008), p. 14.
  • [6]
    Même au sein du mariage on remarque que les femmes travaillent de plus en plus. Cette situation ajoutée à l’absence de revenus masculins explicite une confusion des statuts masculins et féminins et provoque conflits et violence : Bouasria [2008].
  • [7]
    Entre elles et en contexte amical elles utilisent l’insulte « qahba » comme un retournement du stigmate [Petherson, 2001].
  • [8]
    Cette obligation est inscrite dans la Moudawwana (code de la famille et du statut personnel) et a été reporté dans la nouvelle de 2004 : « l’époux doit pourvoir à l’entretien de son épouse dès la consommation du mariage » (art. 194).
  • [9]
    C’est-à-dire par la Fâtiha. Cette première sourate du Coran est lue devant des témoins et rend licite l’union de deux personnes sans que la présence d’un « ’dul » (sorte de notaire spécialisé dans le droit musulman) ne soit nécessaire. Cette forme d’union, légitime au regard de certains pratiquants, ne l’est pas aux yeux de la loi.
Français

Résumé

Au Maroc, la pratique sexuelle non maritale s’amplifie et constitue, à l’instar du mariage, une monétarisation de l’intime que les femmes investissent professionnellement ou non. Cette situation conduit à une (re)-définition des identités féminines. Toutefois, la banalisation des pratiques n’entraîne pas leur reconnaissance publique et, partant, l’ancrage de nouvelles identités stables. La colocation de femmes célibataires ou divorcées travaillant dans différents secteurs (domesticité, prostitution, usines, services etc.), bien que dictée par des impératifs économiques, permet de fréquenter des hommes, de vivre différemment sa vie intime et véhicule des féminités inattendues. On observe cependant que la pleine exploration de ces champs du possible restent entravée par l’hésitation entre individuation, qui fragilise la position de la femme dans la société, et quête de stabilité et d’honneur, laquelle passe par la réaffirmation des rapports de genre dits traditionnels. Les féminités se font et se défont.

Mots-clés

  • Maroc
  • femme
  • sexualité
  • argent
  • transgression
  • prostitution
  • identité
  • genre

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Mériam Cheikh [*]
  • [*]
    Aspirante FNRS, doctorante en anthropologie, Université Libre de Bruxelles et Université de Provence, meriamcheikh@gmail.com
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Mis en ligne sur Cairn.info le 01/01/2010
https://doi.org/10.3917/autr.049.0173
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