CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Cet article se propose de réfléchir au « capitalisme » qui s’est établi dans les cinq pays d’Asie centrale postsoviétique (Kazakhstan, Kirghizstan, Ouzbékistan, Tadjikistan et Turkménistan) après la chute de l’Union soviétique et aux recompositions brutales qu’ont connues les sociétés centre-asiatiques. Il reste cependant difficile de parler de « capitalisme » : la stabilité de la propriété privée n’est pas garantie car les pouvoirs politiques locaux restent dans une approche prédatrice de l’État ; les logiques marchandes censées régir une économie de marché contredisent la patrimonialisation des ressources publiques par les élites en place ; la liberté des échanges est limitée et la possibilité d’accumuler du capital étroitement lié aux réseaux de pouvoir.

2 Près de deux décennies après leur indépendance, les États de la région se sont dissociés par leur parcours politique et social, seul le Kazakhstan connaissant un développement économique conséquent. Les économies d’Asie centrale sont marquées par deux éléments centraux, la question de la privatisation de la terre, particulièrement cruciale dans les trois États encore à majorité rurale, et un système économique dépendant quasi-exclusivement des rentes étatiques en matières premières, principalement hydrocarbures, métaux précieux et coton. La mise en place d’une économie de marché s’est accompagnée d’un désengagement radical de l’État dans des secteurs clés comme la protection sociale, le système sanitaire et l’éducation publique, conduisant à une paupérisation massive que seul le Kazakhstan peut aujourd’hui contrer. Dans ce contexte, le tissu social des populations centre-asiatiques s’est modifié en profondeur et laisse apparaître trois, voire quatre grandes catégories de ressources d’après lesquelles les différents groupes sociaux se structurent.

Des « post-communismes » et des « capitalismes » nationaux ?

3 À la différence de nombreux autres pays de l’ancien bloc de l’Est, les États centre-asiatiques accèdent à l’indépendance en 1991 dans des conditions politiques, économiques et symboliques difficiles. Ils n’ont pas connu de décennies d’indépendance durant l’Entre-deux-guerres comme les États baltes et n’existaient pas sous la forme d’un État-nation moderne avant la domination russo-soviétique comme les pays d’Europe centrale. L’indépendance ne peut donc être perçue comme un « retour » à une situation antérieure privilégiée. Par ailleurs, ils doivent se partager un long passé commun et produire un discours sur l’ancien colonisateur qui évite de mentionner les frontières contemporaines, nées des découpages soviétiques staliniens. Enfin, ils n’ont pas de traditions économiques sur lesquelles s’appuyer si ce n’est celle d’être un ancien carrefour commercial sur les fameuses routes de la Soie reliant la Chine à l’Europe, n’ont pas de figure d’un capitalisme national à réhabiliter, comme l’initiateur des grandes réformes agraires Petr Stolypine (1862-1911) en Russie, ni de modèle économique spécifique auquel se référer.

4 L’Asie centrale s’est trouvée soudainement projetée sur la scène internationale sans avoir demandé son indépendance : sur place, les populations ont exprimé des revendications d’ordre culturel (respect des spécificités linguistiques et religieuses) mais n’ont pas connu de mouvement de masse demandant la disparition de l’URSS, tandis que les élites politiques des Partis communistes locaux ont freiné plus que soutenu les réformes libérales impulsées à Moscou par le Premier secrétaire Mikhaïl Gorbatchev [Chuvin, Létolle, Peyrouse, 2008, p. 173-175]. Les cinq républiques ont donc suivi à regret l’application du programme de passage à l’économie de marché en 500 jours proposé par Grigori Iavlinski et Stanislav Chatalin en 1990. Elles ont été prises au dépourvu lors de l’annonce par Moscou de la libéralisation des prix en 1992 et de la disparition de la zone-rouble en 1993, qui les a forcées à mettre en place, dans l’urgence, des monnaies nationales. La rupture des liens entre républiques s’est révélée désastreuse pour les économies locales, en particulier pour les entités les plus industrialisées et les plus enserrées dans le tissu soviétique comme le Kazakhstan. L’industrie lourde s’est effondrée : subventionnée à perte alors que les combinats n’étaient bien souvent pas rentables, elle n’a pas résisté à la disparition de l’État-providence soviétique.

5 Dans la première moitié de la décennie 1990, les cinq États développent des stratégies économiques divergentes. Le Kirghizstan et le Kazakhstan suivent le modèle de la « thérapie de choc » et s’engagent dans une rapide privatisation des petites, moyennes et grandes entreprises selon un système de bons (vouchers) inspirés de celui en vigueur en Russie. Cette évolution économique brutale conduit à l’effondrement du niveau de vie de la population : au Kazakhstan, le taux de personnes vivant sous le seuil de pauvreté passe de 5 % en 1991 à 50 % en 1993- 1994, tandis que la pauvreté, déjà très présente à la période soviétique, s’accroît drastiquement au Kirghizstan, en particulier en milieu rural. Pays le plus industrialisé de la région, le Kazakhstan subit un effondrement économique très remarqué : la production industrielle chute de 11 % en 1991 par rapport à 1990, de 13 % en 1992 et 1993, de 18 % en 1994 [Raballand, 2005]. En Ouzbékistan et au Turkménistan, les pouvoirs en place, nettement plus réticents à l’idée de réforme, revendiquent une voie spécifique, dite gradualiste, de passage à l’économie de marché, qui touche dans un premier temps le petit commerce puis, en Ouzbékistan seulement, les entreprises moyennes. Les grandes entreprises restent aux mains de l’État, ce qui permet au pouvoir central de garder le contrôle sur la manne des matières premières.

6 Dans la deuxième moitié de la décennie 1990, les cinq États, malgré la diversité de leurs situations économiques et politiques, se retrouvent face à un enjeu crucial jusqu’alors partiellement différé, la privatisation de la terre. Seul le Kirghizstan s’est engagé, dès 1991-1993, dans une réforme de son agriculture : l’ancienne structure majeure de la vie agraire qu’était le kolkhoze a été réorganisée en société par actions, en coopérative, ou tout simplement divisée entre les membres du kolkhoze. Toutefois, le Kirghizstan a préservé le fonds foncier d’État (gosfond), qui permet à l’État de contrôler la distribution des terres aux citoyens sous forme de baux [Jacquesson, Petric, in Peyrouse, 2004]. Au Kazakhstan, les exploitations sont privatisées (mais non la terre) à partir de 1995 mais le manque d’infrastructures reste criant, malgré la flambée des prix des céréales. En Ouzbékistan, la privatisation de la terre s’avère partielle : les fermes collectives ou shirkat poursuivent le fonctionnement des kolkhozes soviétiques tandis que les petits fermiers privés, les dekhan, survivent avec difficultés puisqu’ils continuent à vendre leur production à l’État. Au Turkménistan, les fermes d’État et fermes collectives ont été transformées en associations de bailleurs ou coopératives, qui restent les intermédiaires incontournables entre l’État et les agriculteurs et ont pour fonction de maintenir une infrastructure collective minimale dans les villages. Les paysans ont obligation de mener à bien la récolte, dont les objectifs planifiés augmentent d’année en année, et se font acheter par l’État le fruit de leur travail à des prix médiocres [Lerman, Stanchin, 2004 ; Peyrouse, 2007a].

7 Une large gamme de nouvelles logiques économiques s’est mise en place. L’économie ouzbèke s’organise selon un axe double, un démantèlement très progressif du système économique planifié et un renforcement de l’autosuffisance en céréales et en hydrocarbures, une stratégie qui fut payante dans la décennie 1990 mais qui, associée à un isolationnisme croissant, conduit aujourd’hui le pays dans l’impasse. Le Turkménistan constitue un cas à part puisqu’il n’a mis en œuvre quasiment aucune politique de libéralisation : seul le petit commerce de rue est privatisé, les grands combinats restant subventionnés par l’État malgré leur faible rentabilité. Le Tadjikistan, qui entre en guerre civile dès le printemps 1992, ne peut mener à bien de réformes structurelles avant les accords de paix signés en 1997. Pays le plus pauvre de l’Union soviétique, il s’engage à la fin de la décennie 1990 dans un processus de privatisation des entreprises publiques et de distribution de la terre aux paysans. La pauvreté structurelle du Kirghizstan et du Tadjikistan semble cependant difficilement compensable, leur instabilité politique et leur haut degré de corruption ne créant pas un climat favorable aux investissements étrangers. Quant au Kazakhstan, bien qu’il ait largement privatisé son économie, les grands monopoles (électricité, chemins de fer, hydrocarbures) sont restés aux mains de l’État, qui tente aujourd’hui de re-centraliser en son sein d’autres secteurs particulièrement rentables comme la métallurgie et le système bancaire.

8 Ces stratégies économiques sont confortées par des logiques d’implantation sur la scène internationale également divergentes. Le Kirghizstan, considéré comme le bon élève de la région et dont le premier président, Askar Akaev, renversé en mars 2005, insistait sur l’image d’ « îlot démocratique », est le premier État postsoviétique à entrer à l’Organisation mondiale du commerce dès 1998. Le Kazakhstan joue lui aussi la carte de l’engagement auprès des instances internationales du consensus de Washington comme le Fonds monétaire international et la Banque mondiale et réussit, grâce à cette image internationale très travaillée, à être le premier État postsoviétique élu à la présidence de l’OSCE (pour l’année 2010), malgré le durcissement autoritaire du régime de Nursultan Nazarbaev, en poste depuis 1989 [Laruelle, Peyrouse, 2006]. L’Ouzbékistan, quant à lui, reste nettement réticent à ces influences ressenties comme des ingérences extérieures, en particulier depuis le retournement géopolitique de 2005 qui a suivi l’écrasement dans le sang de l’insurrection d’Andijan, tandis que le Turkménistan, pour des raisons de voisinage avec l’Iran et l’Afghanistan, proclame dès 1995 une « neutralité perpétuelle » reconnue par l’ONU qui lui évite tout engagement trop coercitif dans des structures internationales ou régionales.

9 Si chaque État d’Asie centrale dispose de possibilités économiques contrastées, tous sont marqués par un cantonnement croissant de leurs exportations aux matériaux bruts, entraînant la disparition des dernières entreprises de transformation qui avaient survécu à la chute de l’Union soviétique. Les économies centre-asiatiques appartiennent en effet à la catégorie des économies de rente : le Kazakhstan s’appuie sur son pétrole, qui représente plus de 20 % de ses recettes budgétaires et 58 % de ses exportations ; le Turkménistan sur son gaz, qui compte pour 57 % de ses exportations tandis que le coton représente 25 % des revenus de l’État ; l’Ouzbékistan sur son coton et son or, qui représentent respectivement 17 % et 25 % de ses exportations. Les deux États les plus pauvres, le Kirghizstan et le Tadjikistan, ne disposent ni de ressources en hydrocarbures, ni d’une agriculture capable d’exporter, et se contentent de quelques monoproductions en métaux précieux. Ainsi, la principale source de revenus en devises du Kirghizstan reste la mine d’or de Kumtor, qui représente à elle seule 40 % des exportations kirghizes et 13 % de son PIB, tandis qu’au Tadjikistan, la fonderie d’aluminium de Toursounzadé compte pour plus de 60 % des exportations. Le développement de la région se trouve donc soumis aux soubresauts des cours mondiaux du pétrole, du gaz, des métaux et du coton. Comme d’autres économies de rente, celles d’Asie centrale se distinguent par l’incapacité de l’État à redistribuer la manne en devises, le creusement des inégalités sociales, le maintien de structures administratives faibles, l’absence de réelles contraintes juridiques et de mécanismes institutionnels garantissant des choix économiques motivés par le bien public [Promfret, 2006].

Désengagement de l’État et paupérisation des sociétés

10 La mise en place d’une économie de marché s’est accompagnée d’un désengagement radical de l’État dans des secteurs clés comme la protection sociale, le système sanitaire et l’éducation publique. Les États d’Asie centrale ont en effet dû faire face à une brutale disparition des avantages sociaux légués par le régime soviétique [Peyrouse, 2004]. Le système sanitaire s’est dégradé : diminution de la surveillance épidémiologique, baisse du taux de vaccination, développement de maladies chroniques chez les enfants, femmes enceintes et personnes âgées, recrudescence de pathologies que l’on croyait disparues comme la tuberculose, le choléra et la peste, envolée des MST, hausse de la consommation de drogue, nombreux cas de malnutrition chez les jeunes, en particulier en milieu rural [Hohmann, in Peyrouse, 2004]. La conjugaison de ces phénomènes conduit à une baisse de l’espérance de vie dans les cinq États. Les chiffres officiels s’étendent entre 63 et 69 ans mais ceux-ci sont peu fiables : de nombreuses ONG travaillant dans ce domaine donnent une espérance de vie moyenne bien plus brève, dépassant à peine les 60 ans pour les hommes. Comme dans tout l’espace postsoviétique, les retraités forment une génération sacrifiée, dont les pensions, lorsqu’elles sont versées, ne permettent pas de vivre décemment.

11 Le système scolaire s’est lui aussi rapidement détérioré : manque de moyens pour restaurer les bâtiments, non-paiement des salaires des enseignants, émigration des minorités qui dominaient la profession (en particulier les Russes), etc. Dans les cinq républiques, les régions rurales sont bien souvent en manque d’écoles et d’enseignants, les enfants sont scolarisés plus tardivement que sous le régime soviétique et de manière inégale, la durée de scolarisation hebdomadaire est réduite. En Ouzbékistan, au Tadjikistan et au Turkménistan, les élèves sont de plus en plus astreints au travail dans les champs, en particulier lors de la récolte du coton, période d’au moins deux mois durant laquelle les cours sont suspendus en échange de salaires dérisoires. Le taux de chômage atteint des chiffres importants tout aussi bien en ville qu’en milieu rural. Près de la moitié des habitants de la vallée du Ferghana, de même que la moitié de la population du Turkménistan serait sans travail, donc sans revenus réguliers. Cette augmentation des inégalités est très mal reçue : le legs idéologique de l’Union soviétique et ses références égalitaires sont encore très présents dans les sociétés centre-asiatiques et se conjuguent aujourd’hui aux revendications des mouvements islamistes en faveur d’une plus grande justice sociale [Poujol, 2005].

12 Seul le Kazakhstan connaît un réel dynamisme économique grâce à sa production pétrolière : ses taux de croissance, qui atteignent entre 5 et 8 % par an depuis le début des années 2000, lui ont permis de diviser par deux le nombre de personnes vivant sous le seuil de pauvreté (redescendu à environ 20 %). Il est ainsi le deuxième pays le plus riche de l’espace postsoviétique : avec un PIB par habitant estimé à 9 400 dollars en 2006, il est classé juste derrière la Russie (environ 12 000 dollars) mais loin devant les autres pays d’Asie centrale (entre 8 500 et 1 300 dollars) et même l’Ukraine (environ 7 000 dollars). Il concentre la majorité du dynamisme économique de l’Asie centrale puisque son PNB représente 70 % de celui des cinq États réunis. Gage de sa stabilité sur le long terme, des classes moyennes ont émergé : elles ont profité des changements économiques des années 1990-2000 et de l’appel d’air professionnel créé par l’indépendance, en particulier les fonctionnaires kazakhs qui acceptent de quitter l’ancienne capitale, Almaty, pour la nouvelle, Astana, et dont les perspectives de promotion sociale sont conséquentes. Néanmoins, alors que dans les deux capitales, une bourgeoisie engagée dans le secteur pétrolier et gazier, dans la construction et dans les divers services du tertiaire se déclare satisfaite de son sort, la population rurale ainsi que les habitants des villes de province bénéficient bien moins de ce passage à l’économie de marché.

13 Dans les autres États, l’arrivée de l’économie de marché a signifié avant tout l’appauvrissement d’une population encore majoritairement rurale (les urbains représentent 26 % de la population au Tadjikistan, 37 % en Ouzbékistan, 45 % au Turkménistan). Le Kirghizstan et le Tadjikistan sont classés parmi les pays les plus pauvres du monde, avec un PNB par habitant d’environ 350 dollars par an. Selon les données de l’ONU, environ 70 % de la population du Tadjikistan vit sous le seuil de pauvreté avec moins d’un dollar par jour. Au Kirghizstan et au Turkménistan, où ce chiffre est réduit à 50 %, de nombreuses zones rurales restent encore au bord de l’étouffement économique [Central Asia Human Development, 2005]. L’agriculture, qui emploie plus de 60 % de la population au Turkménistan et au Tadjikistan, plus de 40 % en Ouzbékistan, se distingue par sa démécanisation massive et une forte surpopulation agraire. En Ouzbékistan et au Turkménistan, l’État fait pression sur les milieux paysans afin qu’ils consacrent plus de terres au coton au détriment des productions vivrières, pourtant seules à offrir une diversification du travail du sol, la possibilité de revenus privés et l’autoconsommation. Ces situations difficiles contribuent au renforcement des économies domestiques traditionnelles : fonctionnement social patriarcal, repli sur la famille (développement de l’endogamie), production d’autosubsistance centrée sur le travail du lopin de terre, économies partiellement démonétarisées. Les seules ressources en argent proviennent de la vente de produits sur les bazars, le reste de la vie économique fonctionnant selon des systèmes de troc. En Ouzbékistan, même certains fonctionnaires perçoivent une partie de leur salaire en bons d’achat qu’ils doivent échanger dans des magasins spéciaux contre des produits de base à des prix largement supérieurs à ceux des bazars.

S’adapter à la nouvelle donne : l’impact social du capitalisme centre-asiatique

14 Les sociétés centre-asiatiques ne sont pas uniquement des acteurs passifs de ces évolutions voulues par les pouvoirs publics. Mises au pied du mur par la disparition soudaine de l’État soviétique, elles doivent faire preuve d’innovation afin de s’adapter aux nouvelles conditions économiques. À l’exception du Kazakhstan, qui a la capacité de développer une économie de services, les autres États ne peuvent offrir à leur population des conditions plus ou moins équitables de développement. Dans ce contexte, le tissu social s’est modifié en profondeur et chaque groupe a joué des cartes dont il disposait. Ainsi, les représentants des minorités nationales, exclus de la fonction publique, réservée aux titulaires de la nationalité éponyme, ont réorienté leurs activités dans le secteur privé des services : petites entreprises du tertiaire, informatique, maintenance technique (plombiers, électriciens, etc.), serveurs et vendeurs dans la restauration et les boutiques, services de sécurité, sont considérés comme des secteurs où dominent les Russes [Peyrouse 2008], tandis que les Coréens travaillent, comme à la période soviétique, dans la vente de produits frais sur les bazars. Parmi les populations éponymes, quatre classes ou groupes sociaux ont pris forme ces dernières années, s’appuyant sur des catégories de ressources spécifiques : ceux qui vivent de la rente d’État, du « business », des financements internationaux, et ceux qui monnayent leur force de travail en migrant.

15 Le premier groupe social, le plus directement issu du système soviétique, est celui des fonctionnaires. Bien que leur niveau de vie reste extrêmement disparate suivant le grade occupé, tous se financent selon des modalités similaires, l’accaparement des ressources de l’État. En Asie centrale, la fonction publique est intrinsèquement liée au pouvoir politique et aux systèmes clientélistes : le recrutement n’est pas anonyme et dépend des réseaux mis en place par chaque candidat. Les hauts fonctionnaires sont tous rattachés, d’une manière ou d’une autre, aux autorités politiques, appartenant à des clans régionaux ou des réseaux de solidarité qui leur font bénéficier d’une protection en haut lieu. La majorité des membres de l’élite politique étaient déjà en poste sous le régime soviétique ou laissent aujourd’hui place à leurs enfants, formés dans les structures équivalentes aux écoles du Parti que sont aujourd’hui les diverses institutions de formation des cadres rattachées à l’appareil présidentiel. Qu’il y ait eu privatisation ou non des grandes entreprises nationales, les membres de la nomenklatura locale ont également su préserver leur mainmise sur les ressources premières. Dans le domaine culturel académique, le changement est lui aussi minime : les hauts postes restent aux mains du même milieu, structuré par des liens familiaux, régionaux ou claniques, et certaines fonctions semblent confirmées dans leur caractéristique quasi héréditaire. Il existe ainsi, dans tous les États de la région mais à des degrés divers, des dynasties familiales à la généalogie prestigieuse (descendants de saints soufis, de la famille du Prophète, etc.) qui occupent de père en fils des positions élevées dans les sphères politiques et intellectuelles.

16 Si les hauts fonctionnaires vivent de l’accaparement de la rente étatique offerte par l’exportation des matières premières, les petits fonctionnaires s’appuient eux aussi, à leur manière, sur la patrimonialisation de l’État. Toutes les fonctions administratives s’achètent, bien évidemment dans des domaines cruciaux comme la justice, la police, les impôts ou les douanes, mais également dans la petite administration locale et l’enseignement. La corruption des fonctionnaires constitue un problème endémique qui bénéficie d’une impunité généralisée : la moindre formalité administrative est facturable. L’achat d’un poste dans l’administration nécessite soit d’appartenir déjà à un milieu aisé lié aux instances de prise de décision, soit d’engager l’ensemble de sa communauté dans cet achat. Ainsi, une collectivité, un comité de quartier, un village ou un clan familial se cotise pour acheter, à hauteur de plusieurs milliers de dollars, la fonction en question. L’argent sera ensuite remboursé, pendant des années, par l’heureux élu grâce aux ponctions et pots-de-vin que lui-même sera dans l’obligation d’exiger afin de réduire sa dette. Le « propriétaire » de la fonction aura également en charge de jouer de son influence pour faire entrer dans son administration d’autres personnes membres du même réseau. Si la corruption de la fonction publique constituait déjà un élément classique de la vie publique soviétique, l’ampleur prise par le phénomène est sans commune mesure avec l’époque brejnévienne. Les pays d’Asie centrale sont ainsi classés par l’ONG Transparency International parmi les plus corrompus du monde [Transparency International, 2007].

17 Le deuxième groupe social à s’être structuré depuis ces deux décennies, qui doit moins au passé soviétique puisqu’il est le produit de la libéralisation économique, est celui des hommes d’affaires. Après la maîtrise de la rente étatique venue des matières premières, le commerce constitue l’un des principaux domaines de rentabilité des économies d’Asie centrale, entraînant un retour de la région à son rôle historique de carrefour commercial. Outre la circulation des produits maraîchers, revendus dans toute la Russie dès l’époque soviétique, l’Asie centrale bénéficie dorénavant de sa proximité avec la Chine, qui submerge les marchés locaux de produits finis, de textile et d’électroménager à des coûts accessibles aux ménages centre-asiatiques. Beijing est ainsi en train de devenir le partenaire commercial premier des pays frontaliers que sont le Kirghizstan, le Kazakhstan et le Tadjikistan [Peyrouse, 2007b]. Cette évolution est particulièrement visible au Kirghizstan, où le secteur commercial prend une ampleur sans précédent grâce au boom des relations avec le grand voisin : les trois quarts des importations chinoises au Kirghizstan sont ré-exportées dans les autres pays d’Asie centrale. Les bazars sont donc au cœur du système économique kirghize, en particulier celui de Dordoï à Bichkek, qui réexporte vers le Kazakhstan, et celui de Karasuu, dans la vallée du Ferghana, devenu en quelques années le plus grand bazar de toute l’Asie centrale, qui sert de lieu de transit pour les marchandises arrivant par le poste frontalier d’Irkeshtam, destinées majoritairement à l’Ouzbékistan [Raballand, Andrésy 2007].

18 Bien qu’il soit fondé sur la maîtrise de ressources différentes, ce secteur privé n’est pas nécessairement dissocié de celui des fonctionnaires. En effet, plus encore que dans les années 1970, les réseaux politiques et économiques sont profondément entremêlés et contribuent à l’étatisation de l’économie de l’ombre. Si les hydrocarbures, les métaux précieux et le coton constituent des monopoles étatiques, d’autres secteurs comme le narcotrafic se trouvent au cœur de luttes d’influence entre les hommes d’affaires privés qui ont initié ces flux illégaux et les structures d’État qui en maîtrisent aujourd’hui la manne, en particulier les douanes. L’argent de la drogue contribue donc à accentuer la permissivité des services d’ordre et donne naissance à des réseaux mafieux bien introduits dans les structures de l’État, d’où le peu de résultat de la lutte anti-drogue financée par les organismes internationaux. Par ailleurs, même dans des secteurs moins criminels que ceux de la drogue, les grandes figures commerciales, en particulier les propriétaires de bazars, ont rapidement investi la vie politique afin de s’assurer une immunité parlementaire. Cette interaction est à double sens, puisque les principaux hauts fonctionnaires, en particulier ceux provenant des services de force (armée, milice, services secrets, troupes du ministère de l’Intérieur, gardes-frontières, etc.), sont eux aussi engagés dans des structures commerciales, une tradition soviétique ancienne qui a su profiter de la libéralisation de l’économie pour atteindre une ampleur jusque-là inégalée.

19 Un troisième groupe, numériquement bien moins important que les deux précédents, rassemble tous ceux ayant réussi à développer des relations avec l’étranger. Appartenant souvent aux anciens réseaux académiques soviétiques, ces chercheurs ont su proposer un travail d’expertise en fonction des demandes émanant d’organisations internationales (Banque mondiale, FMI, agences onusiennes, OCDE, OSCE) ou de groupes influents (think tanks américains comme la fondation MacArthur, Georges Soros, le National Endowment for Democracy, ou allemands comme les fondations Friedrich Erbert et Konrad Adenauer). Leurs recherches s’organisent en fonction des sujets de prédilection de ces organismes (démocratisation, société civile, gender studies, monitorings ethniques) et démontrent la capacité des élites locales à s’approprier la langue et les thématiques attendues par la communauté internationale [Atlani, 2008]. Toutefois, abondante dans les années 1990, cette manne s’est peu à peu raréfiée, le durcissement politique visible dans tous les États de la région y ayant partiellement mis un terme. En effet, dès le tournant de la décennie, les autorités politiques ont voté de nouvelles législations à l’encontre des ONG, un phénomène qui s’est accentué après les « révolutions de couleur » en Géorgie en 2003, Ukraine en 2004 et Kirghizstan en 2005. Sur le modèle de la Russie, les États centre-asiatiques cherchent à freiner au maximum l’influx d’argent étranger dans le monde académique et ont grandement affaibli la part d’autonomie des milieux associatifs, qui sont dorénavant contraints de chercher des financements auprès de leur État de tutelle [Hours, 2005].

20 Enfin, quatrième et dernier groupe, celui des milieux ruraux, sans accès à la fonction publique, au commerce ou aux financements occidentaux, et qui ne disposent que d’une seule ressource, leur force de travail. Toute l’Asie centrale connaît ainsi de fortes dynamiques de migration qui conduisent plus d’un million de Tadjiks, plus d’un million d’Ouzbeks et plus d’un demi-million de Kirghizes à travailler de manière permanente ou saisonnière à l’étranger. Les flux se dirigent très massivement vers la Russie, où séjournent illégalement plus de deux millions de Centre-asiatiques, mais également vers le Kazakhstan, qui accueille de nombreux Ouzbeks et Kirghizes dans l’agriculture et le bâtiment, puis, de manière moindre, vers d’autres pays comme la Corée du Sud et les Émirats Arabes Unis. Le choix de la Russie semble naturel, puisque celle-ci dispose de l’économie la plus dynamique de la région et n’exige pas de visas pour les citoyens postsoviétiques à l’exception de ceux de Géorgie et du Turkménistan. La connaissance du russe et le passé soviétique commun permettent aux migrants de rester dans un espace culturel qui leur est familier. Les réseaux aidant à l’émigration sont également plus étendus puisque le commerce des productions maraîchères venues d’Asie centrale ou du Caucase sur les marchés russes était déjà très développé à la période soviétique.

21 Les migrants occupent des emplois en bas de l’échelle sociale : plus de la moitié d’entre eux travaillent dans le domaine de la construction, sur des chantiers aux conditions de vie et de travail particulièrement difficiles, un tiers exerce des activités liées au « business ethnique » comme le transport et le commerce, un nombre moins important se trouve dans l’agriculture et les services en entreprises, en particulier pétrolières [Laruelle, 2007 ; Thorez, 2007]. Ces migrations massives conduisent à une recomposition en profondeur des milieux ruraux centre-asiatiques, en particulier au Tadjikistan et au Kirghizstan, où les migrants représenteraient entre un quart et la moitié, selon les régions, de l’ensemble de la population masculine en âge de travailler. Les remises de fonds qu’ils envoient permettent soit de financer les achats de vie quotidienne de la famille, soit sont destinées à la construction d’une maison, l’achat d’une voiture, l’éducation des enfants, ou contribuent à démarrer un commerce privé. Les migrations assurent donc une source régulière de revenus, créent une hausse de la demande intérieure en biens, offrent des possibilités d’investissement et permettent aux migrants de revenir avec des savoir-faire et des connaissances linguistiques qui compensent indirectement les processus de déscolarisation et de désalphabétisation que connaissent les populations rurales de ces républiques. Parmi les aspects négatifs, on mentionnera tout particulièrement la perte de force de travail : la disparition de tant d’hommes dans les villages ou les petites villes suscite un déficit de main-d’œuvre, accentue l’absence de petits commerces et a un impact négatif sur la condition féminine, les femmes devant gérer seules les travaux des champs.

Conclusion

22 La marge de manœuvre des États centre-asiatiques reste faible : malgré des discours politiques vantant la centralité de la région, celle-ci ne constitue pas un argument économique de poids face à des réalités telles que la fermeture des frontières, la faible coopération régionale et la corruption massive, qui rend les transports incertains et diminue leur rentabilité. Les populations locales ont donc mis en place des logiques de contournement des difficultés par l’accaparement des seules ressources disponibles, la rente étatique et le « business ». Les milieux ruraux, quant à eux, n’ont d’autre échappatoire à la pauvreté que les migrations de travail, transformant ces sociétés considérées à la période soviétique comme peu mobiles en véritables diasporas. Le capitalisme est donc associé, dans cette région de l’espace postsoviétique, à une brutale chute du niveau de vie de la majorité de la population, à l’accroissement des inégalités et à une vie politique qui est loin de répondre à l’idéal démocratique. Près de deux décennies après la disparition de l’Union soviétique, la proclamation de l’indépendance a eu un prix social considéré aujourd’hui encore comme exorbitant et n’ayant profité qu’à une minorité.

Français

Cet article analyse l’impact de l’économie de marché en Asie centrale postsoviétique et les enjeux sociaux qui en découlent. En moins de deux décennies d’indépendance, les cinq États de la région sont devenus des économies de rente dépendantes des prix mondiaux des hydrocarbures, des métaux précieux et du coton. Corollaire de cette spécialisation en exportation de matériaux bruts, la fonction redistributrice de l’État a quasi-ment disparu, conduisant à un brutal effondrement du système de santé et d’éducation publique. Le tissu social s’est alors restructuré autour de quatre catégories de ressources, l’accaparement de la rente étatique, le « business », dû en particulier à l’explosion des échanges avec la Chine, les financements occidentaux et les migrations des milieux ruraux.

Mots-clés

  • Asie centrale
  • Kazakhstan
  • Kirghizstan
  • Ouzbékistan
  • Tadjikistan
  • Turkménistan
  • socialisme
  • post-communisme
  • économie de marché
  • groupes sociaux
  • migrations

BIBLIOGRAPHIE

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Marlène Laruelle [*]
  • [*]
    Sociologue-Politiste – marlenelaruelle@yahoo.com.
Sébastien Peyrouse [**]
  • [**]
    Sociologue-Politiste – sebpeyrouse@yahoo.com.
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/03/2010
https://doi.org/10.3917/autr.048.0013
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