CAIRN.INFO : Matières à réflexion

Introduction

1 Depuis 1999, la Russie a connu une nette amélioration de sa situation économique obtenant même des résultats enviables : des taux de croissance annuels du PIB situés entre 4,5 % et 10 %, une forte progression des salaires, un recul du chômage et des excédents commerciaux et publics impressionnants. Ces résultats produisent un contraste saisissant par rapport à la dynamique régressive de la décennie 1990 au cours de laquelle on avait assisté à un effondrement de l’activité, un terrible appauvrissement de la population et des difficultés récurrentes de financement des dépenses publiques.

2 Cette contribution propose d’éclairer ces bonnes performances et surtout d’interpréter le tournant que suggèrent les nouvelles orientations prises par le pouvoir depuis le début du second mandat de Vladimir Poutine en 2004. En effet, cette nouvelle période est marquée par un discours économique aux accents nationalistes légitimant l’intervention de l’État. « Nouvel étatisme », « capitalisme d’État », « Corporate State », voire « Russie SA », le constat de ce retour en force est unanimement partagé, même si les appréciations portées à son égard divergent.

3 L’analyse proposée avance que le retour de l’État est confiné pour l’essentiel à la figure de l’État producteur, une figure qui se manifeste par la mobilisation d’une large palette d’outils permettant de mener une politique industrielle (section 1). Cette évolution suggère l’émergence d’un développementalisme à la russe qui emprunte de nombreux traits aux capitalismes asiatiques dirigés par l’État de la seconde moitié du XXe siècle. Ce développementalisme cherche essentiellement à promouvoir une forte croissance économique en vue de reconquérir une puissance perdue sur la scène internationale (section 2). Cependant, la réorganisation de l’appareil productif opérée n’a pour l’instant pas permis de réorientation significative de la trajectoire russe. Une analyse des caractéristiques de la croissance tend à montrer qu’elle relève davantage d’une logique de récupération plutôt que d’une dynamique de rattrapage des pays les plus développés (section 3). Cette fragilité d’un régime d’accumulation porté en grande partie par les exportations d’hydrocarbures et de métaux se double de contradictions croissantes découlant d’une polarisation sociale et géographique aiguë et de graves défis environnementaux (section 4).

L’affirmation de l’État producteur

4 Kebabdjian [2005] distingue quatre figures d’intervention publique dans les économies capitalistes dans l’après Seconde guerre mondiale : l’État régulateur qui organise et réglemente les marchés, l’État providence qui, notamment à l’aide de la fiscalité produit des biens collectifs et assure une certaine redistribution de revenus, l’État keynesien qui cherche à influer sur les paramètres macroéconomiques et enfin, l’État producteur dont l’objectif principal est l’accroissement de la puissance de la nation à travers le développement de l’appareil productif. Depuis 2003-2004, la montée en puissance de l’État producteur en Russie constitue une contre-tendance très nette par rapport aux années 1990 au cours desquelles les privatisations ont conduit à un repli spectaculaire de cette fonction d’organisation de la production [Durand, 2005]. En revanche, la politique macroéconomique reste éloignée des préceptes keynesiens et il n’y a pas de reconstruction d’un État providence.

5 Le retour de l’État producteur se manifeste d’abord par une extension marquée de la propriété publique qui s’accélère depuis 2004 [Durand, 2007a]. Cette extension s’effectue parfois en mobilisant des méthodes administratives (enquêtes fiscales ou environnementales) laissant peu de choix aux propriétaires concernés, mais emprunte le plus souvent à des mécanismes de marché lorsque les entreprises contrôlées par l’État rachètent des participations dans les sociétés privatisées dans les années 1990. Plusieurs grandes entreprises publiques, notamment Gazprom, Rosneft et Rosoboronexport, apparaissent comme des instruments privilégiés de cette volonté du pouvoir politique. Le poids de la propriété publique dans l’économie serait ainsi passé de 20 à 30 % entre 2003 et début 2006  [1].

6 Ce rôle accru des entreprises publiques s’accompagne de la mobilisation de différents instruments politiques afin de favoriser une réorganisation du tissu productif et une insertion plus contrôlée dans l’économie mondiale.

La reprise en main du secteur des hydrocarbures

7 Le premier objectif de la montée en puissance de la propriété publique est de permettre à l’État de reprendre le contrôle sur l’exploitation des réserves d’hydrocarbures jugées stratégiques à plusieurs titres. Sur le plan géopolitique d’abord, avec la question du prix du gaz à l’export et des choix d’investissement concernant les routes d’exportation. Ensuite, en raison des flux de richesses considérables générés par ce secteur dans un contexte de forte hausse des prix ; l’action du gouvernement russe s’inscrit sur ce point dans une logique de modification du partage de la rente des hydrocarbures en faveur des États qui s’observe également dans d’autres pays. Enfin, le contrôle public du secteur des hydrocarbures peut constituer un puissant outil de politique industrielle. Gazprom en est la meilleure illustration.

8 Tout d’abord, le contrôle étatique permet maintenir les prix intérieurs du gaz très en deçà des prix d’exportation [2], ce qui constitue un atout essentiel pour l’ensemble de l’industrie. Par ailleurs, les acquisitions réalisées par Gazprom ces dernières années sont, entre autres, un moyen d’apporter à des entreprises clés des liquidités : c’est ce qui s’est produit par exemple avec la prise de contrôle en 2005 de l’Usine Unifiée des Constructions Mécaniques (OMZ) qui fabrique des réacteurs nucléaires et se situe donc hors du cœur du métier de Gazprom. Troisième mécanisme, le gazier russe qui achète 85 % de ses équipements auprès d’entreprises nationales peut par le biais de sa politique des achats soutenir l’activité de certaines entreprises  [3].

Une réorganisation du tissu productif de grande ampleur

9 L’ambition de reconstruire un appareil productif autonome passe par une réorganisation de l’offre afin de surmonter la fragmentation et la désarticulation issue du processus chaotique de privatisation des années 1990. La constitution de conglomérats intégrés, l’orientation de l’activité à partir de grands projets nationaux et la mobilisation du secteur financier public sont les trois modalités privilégiées de cette réorganisation.

10 La création de champions nationaux vise à assurer la présence du pays dans des secteurs jugés vitaux pour sa sécurité économique et politique mais aussi à créer des « locomotives » de la croissance économique « tirant » le développement d’autres types d’activités. L’État russe a ainsi impulsé la constitution de puissants conglomérats sous contrôle public majoritaire qui soit de taille à concurrencer à terme les leaders internationaux des secteurs concernés  [4] : l’aéronautique, l’industrie automobile, la construction navale, la construction nucléaire, le transport aérien, le BTP ou l’armement… Il s’agit de rassembler des actifs dispersés et d’éviter les redondances dans des domaines où l’industrie nationale est affaiblie et incapable de se réorganiser de manière endogène. Pour viabiliser ces nouveaux pôles productifs, les ressources publiques abondantes sont mobilisées. Dans le cas de la compagnie aéronautique unifiée (OAK) par exemple, le soutien apporté s’élève à plusieurs centaines de millions de dollars par an. L’État russe s’est aussi déployé à la manière d’un État « catalyseur » [Lind, 1992, p. 4], usant de son autorité pour susciter la consolidation dans certains secteurs et la création de champions nationaux sous contrôle privé. C’est le cas dans l’industrie chimique [5], dans la microélectronique  [6] et dans la métallurgie où la concentration des actifs a permis la constitution de firmes de taille mondiale, dont le numéro un de l’aluminium Rusal [Durand, 2007a].

11 Parallèlement à cette consolidation, le lancement de « grands projets » vise à démontrer les performances de l’économie russe à la frontière technologique. Ainsi, le projet de navigation GLONASS, un équivalent russe au GPS étasunien et au Galileo européen, arrêté dans les années 1995, a été remis en route et Nanotech, une corporation publique dans le domaine des nanotechnologies, a été créée. Les financements publics annoncés dans le cadre de quatre grands projets nationaux dans les domaines de la santé, de l’éducation, du logement et de l’agriculture sont aussi susceptibles de contribuer, via la demande publique, à la diversification industrielle  [7].

12 Enfin, l’État russe est très présent dans le secteur financier puisqu’il est actionnaire majoritaire des trois premières banques du pays [Verceuil, 2007]. Plusieurs décisions récentes vont dans le sens d’une meilleure canalisation de l’épargne vers les activités de production. Ainsi, en 2007 la VneshEkonomBank (la VEB) a été transformée en banque de développement avec pour mission de permettre « la diminution du poids des matières premières dans l’économie russe et sa réorientation vers les secteurs innovants à forte valeur ajoutée ». Pour apporter des capitaux dans le domaine des nouvelles technologies, une société de capital-risque, la Rossiïskaïa Ventchournaïa Kompaniïa a également été créée en 2006.

Une insertion contrôlée dans la mondialisation

13 Après une insertion internationale marquée par de nombreuses incohérences et des ratés coûteux dans les années 1990 [Vercueil, 2001], la nouvelle période voit émerger une politique commerciale aux accents mercantilistes et un soutien politique actif aux investissements russes à l’étranger.

14 Au risque de compromettre son entrée immédiate à l’OMC  [8], la Russie semble avoir infléchi sa politique commerciale depuis le début du second mandat de Poutine. Elle a négocié des aides aux secteurs aéronautique et agricole et de nouvelles dispositions commerciales et fiscales ont été adoptées afin de protéger les entreprises nationales de transformation du bois et la production automobile sur le territoire.

15 À l’extérieur, l’essor des investissements russes à l’étranger est spectaculaire [Vahtra, Liuhto, 2004 et 2007 ; Durand, 2007b], leur montant doublant même de 2006 à 2007 pour atteindre $45 milliards [BCR, 2008]. Ces investissements répondent à des stratégies de conquête de marché et d’accès à des matières premières qui peuvent s’articuler aux orientations géopolitiques de l’État ainsi qu’à une recherche d’avantages technologiques. Le soutien apporté dans un certain nombre de cas par les banques publiques russes témoigne de la volonté politique de transformer les ressources de la rente des matières premières en pouvoir technologique  [9]. C’est une telle logique que l’on observe dans la prise de participation de la VneshTorgBank dans EADS en septembre 2006, lors de diverses acquisitions des métallurgistes russes au sein de l’Union européenne et aux États-Unis ainsi que le probable rachat du producteur français de puces, Altis, par des acteurs russes supposément liés à Rosoboronexport  [10].

Une logique sociale développementaliste

16 En arrière-plan de cette réémergence d’une politique industrielle, on trouve l’humiliation du formidable bond en arrière que furent la transition et deux leitmotivs omniprésents dans le discours actuel des élites russes de deux caractéristiques centrales du développementalisme : la croissance économique et le regain de puissance du pays.

17 Le concept d’ « État capitaliste développementaliste » (ou développeur, développementiste, entrepreneurial) a été proposé par Ch. Johnson [1982], lui-même sous l’influence de plusieurs économistes et historiens économiques parmi lesquels A. Gerschenkron. Le propos de Johnson était d’expliquer le développement économique fulgurant des pays asiatiques (le Japon en premier lieu) après la Seconde Guerre Mondiale. Ce concept a été repris et amplement discuté et critiqué dans les années 1980 et 1990 par de nombreux auteurs (par exemple : Amsden [1989], Onis [1991], Arrighi [1989], Wade [1989, 1990], Yu [1997]). À défaut de pouvoir exposer ces débats théoriques dans les limites de cet article, on peut reprendre Castells [1992, p.56] lorsqu’il écrit que, « l’État est « développementaliste » lorsqu’il conçoit, comme source principale de sa légitimité, la capacité à promouvoir et soutenir le développement compris comme la combinaison de taux de croissance économique élevés et de l’évolution [favorable] du système productif aussi bien à l’intérieur du pays que par rapport à d’autres pays au sein de l’économie internationale ». Au sein d’une telle logique sociale, la croissance économique a une valeur instrumentale puisqu’elle se conçoit principalement comme un levier de puissance politique. Une telle approche se retrouve dans une série de pays et de situation historique où l’État s’est substitué à une bourgeoisie nationale inexistante ou trop faible pour assurer la direction économique du pays.

La croissance économique au service de la puissance nationale

18 A. Gerschenkron [1970] met en lien l’ampleur du retard du pays et le rôle central joué par l’État dans l’organisation de l’économie russe des années 1880- 1890. Le comte Witte, ministre des finances d’Alexandre III et premier ministre de Nicolas II considérait ainsi qu’il était nécessaire d’engager l’État dans une politique d’industrialisation active sous peine de condamner le pays à une dépendance économique vis-à-vis des grandes puissances [Witte, 2004 (1883)]. La menace extérieure joue donc un rôle clé, justifiant un projet développementaliste présenté comme un impératif catégorique de survie de la nation. Le parallèle avec les expériences développementalistes des pays asiatiques après la Seconde Guerre mondiale est saisissant. Au Japon, en Corée du Sud ou à Taïwan, les élites ont simultanément joué la carte nationaliste et appliqué une politique industrielle stratégique pour combler le retard de manière accélérée. On retrouve alors des figures similaires : protectionnisme, constitutions de grands conglomérats, logique entrepreneuriale visant la maximisation des parts de marché plutôt que la maximisation des profits, interventions publiques dans le système financier, relations de propriété atypiques… On retrouve certains de ces traits en Amérique latine ou en Europe après la seconde guerre mondiale, mais avec des variantes importantes. Ainsi, en France, comme en Italie mais contrairement à la Corée du Sud et au Japon, la propriété publique de nombreux actifs industriels et banquiers est un instrument central de la stratégie de développement économique [Tylecote, Visintin, 2007].

19 Dans le cas russe pré-soviétique, comme dans le cas des pays asiatiques, l’intervention développementaliste de l’État ne s’oppose pas au capitalisme mais vise à exercer une forte contrainte sur la rationalité marchande afin de satisfaire aux impératifs de l’industrialisation : investissements massifs et croissance prioritaire de certains secteurs. Ce n’est qu’après leur maturation et l’acquisition d’un niveau suffisant de compétitivité que ces secteurs peuvent être exposés à la concurrence internationale [Amsden, 1989 ; Johnson, 1982 ; Wade, 1990].

Russie : qui gouverne ? [11]

20 L’élaboration et la mise en œuvre d’une stratégie développementaliste nécessitent le plus souvent la création d’une sorte « d’état-major économique », formel ou informel, qui regroupe l’élite politique, bureaucratique et économique [Johnson, 1995 ; Onis, 1991]. En Russie, les prémisses d’un tel agencement institutionnel développementaliste du pouvoir semblent apparaître. En premier lieu, de nombreux membres de l’exécutif font partie des conseils d’administration voire des conseils de direction d’entreprises stratégiques russes à contrôle public (tableau 1). Ils sont ainsi en mesure d’exercer un contrôle effectif sur les principales entreprises énergétiques du pays, les trois plus grandes banques et des firmes clés des secteurs stratégiques.

Tab. 1

Membres de l’exécutif siégeant dans le Conseil d’Administration ou le Conseil des Directeurs d’une ou plusieurs grandes entreprises

Responsable Poste au sein du pouvoir politique entreprise « surveillée »
V. Zoubkov Premier ministre VEB, Gazprom (gaz)
D. Medvédev Premier vice-premier ministre Gazprom (gaz)
I. Setchine Chef adjoint de l’administration
présidentielle
Rosneft (pétrole)
A. Joukov Vice-premier ministre Chemins de fer
V. Khristenko Ministre de l’industrie
et de l’énergie
Transneft (oléoducs)
I. Chouvalov Conseiller économique
du président
Sovkomflot (transport maritime)
A. Koudrine Ministre des finances Alrosa (diamants), VTB (banque)
S. Prikhodko Chef adjoint de l’administration
présidentielle
TVEL (Uranium)
L. Reiman Ministre des télécoms Sviazinvest (télécoms)
V. Ivanov Chef de l’administration
présidentielle
Almaz-Anteï (diamants), Aéroflot
(transport aérien)
S. Ivanov Premier vice-premier ministre OAK (aérospatial), construction
navale
G. Gref Ex-ministre du développement
économique et du commerce
Sberbank (banque)
A. Serdukov Ministre de la défense Khimprom (chimie)
S. Narychkine Premier vice-premier ministre ORT (chaîne de télévision)
A. Tchubaïs Ex-ministre de propriété publique RAO EES (électricité)
S. Kirienko Ministre de l’industrie atomique Atomprom (centrales nucléaires)
S. Tchémézov Directeur de Rosoboronexport Avtovaz (automobile), VSMPO
(Titanium)
figure im1

Membres de l’exécutif siégeant dans le Conseil d’Administration ou le Conseil des Directeurs d’une ou plusieurs grandes entreprises



élaboré à partir de la presse russe et étrangère, données au 1er février 2008.

21 En second lieu, des mécanismes de recrutement de l’élite politique s’affirment. Ainsi, la montée en puissance du personnel issu des structures de force au sein des élites politiques et économiques russes [Kryshtanovskaya, White, 2003] s’accompagne d’une importance croissante prise par les représentants du monde des affaires [Rivera, Rivera, 2006].

22 Le lieu de l’état-major quant à lui reste incertain. Le pilotage du développement industriel du pays semblait assigné au ministère du développement économique et du commerce (le MERT). Mais il est aujourd’hui en perte de vitesse, des fonctions importantes étant transférées au ministère de l’industrie et de l’énergie ainsi qu’aux vice-premiers ministres. Quel organe s’occupera de la politique industrielle après l’élection du nouveau président ? Cela reste à définir, mais certaines analystes prédisent que cela pourrait être le futur Premier ministre annoncé, V. Poutine lui-même  [12]. En tout état de cause, la confusion qui prévaut quant au lieu de la direction effective de l’économie est un problème aigu dans un contexte marqué par la concentration du pouvoir au sein d’un groupe restreint de personnes : la dilution des responsabilités qui découle du caractère pléthorique de la bureaucratie et de la duplication de certaines fonctions par plusieurs structures gouvernementales reste entière ; dans le même temps, la corruption endémique ne semble pas reculer [Popov, 2007]. Puisqu’il entraîne une redistribution substantielle du contrôle des actifs et tolère les abus de pouvoir, le nationalisme développementaliste peut en fin de compte être instrumentalisé par les acteurs et servir une simple recomposition de l’oligarchie.

Quelle intégration corporatiste ?

23 Le modèle développementaliste s’accommode mal des formes pluralistes de la démocratie à l’occidentale parce que celles-ci supposent la possibilité de rotations fréquentes au sommet de l’État autorisant des inflexions significatives dans la politique économique. Il a aussi besoin d’une forme de consentement de la majorité de la population le préservant des effets déstabilisateurs des conflits sociaux lourds. Pour ce faire, le régime politique autoritaire – Taiwan ou Corée du Sud hier – ou formellement démocratique – Japon [13] et Russie actuelle – se teinte donc d’un corporatisme assurant via l’idéologie nationaliste l’intégration des groupes les plus puissants.

24 Dans le cas du monde des affaires, cette intégration ne pose pas de problème car les propriétaires des grandes firmes gagnent le plus souvent au modèle développementaliste. C’est en revanche plus compliqué pour le salariat : la stratégie développementaliste est imposée par le haut et non par le bas et « le conflit d’objectifs y est évité par l’absence de tout engagement en faveur de l’égalité ou l’équité sociale » [Onis, 1991, p. 111]. Toutefois, au Japon et en Corée du Sud notamment, des institutions de type « emploi à vie » et des garanties sociales furent consenties dans les grandes firmes, afin de s’attacher la loyauté des travailleurs et de contrecarrer l’influence des gauches politiques et syndicales. Les objectifs de réduction de la pauvreté et d’amélioration du niveau de vie de la population peuvent aussi faire partie du discours politique – ce qui est le cas en Russie –, mais sont considérés comme découlant, de façon quasi mécanique, du développement économique.

25 Comme nous le constaterons un peu plus loin, la croissance économique élevée dans la période récente en Russie ne s’est jusqu’à présent pas traduite par une réduction des inégalités ni d’augmentations conséquentes des dépenses sociales. De plus, contrairement à la dynamique politique qui accompagne le retour de l’État au Venezuela ou en Bolivie, le processus en cours en Russie n’est aucunement lié à une mobilisation sociale de grande ampleur. On y observe une dynamique sociale verticale descendante avec d’un côté, l’affirmation d’un pouvoir politique autoritaire, théorisé en tant que « démocratie dirigée », et, d’un autre côté, une tentative d’intégration corporatiste du salariat à travers des syndicats majoritaires domestiqués.

26 Il est sans doute trop tôt pour juger de l’efficacité de la stratégie développementaliste : le passage d’un « libéralisme pragmatique » à une politique publique nettement plus active n’est perceptible que depuis 2004 [Sapir, 2007]. Néanmoins, si la croissance russe depuis 1999 a été forte, les résultats économiques sont beaucoup plus mitigés si l’on considère le rythme et la qualité de l’accumulation, divers indicateurs socioéconomiques ainsi que les enjeux environnementaux.

Une dynamique de récupération, pas de rattrapage

27 Pour interpréter correctement les bonnes performances macroéconomiques de la Russie dans la période récente, il est nécessaire de présenter quelques faits stylisés quant aux implications des modalités d’insertion du pays dans l’économie internationale et aux caractéristiques de la croissance.

Un appareil productif affecté par le syndrome hollandais

28 La bonne conjoncture en Russie a été soutenue ces dernières années par l’envol du cours des hydrocarbures et, dans une moindre mesure, des productions métallurgiques, qui ensemble représentent près de 80 % des exportations du pays. Dans un contexte de croissance rapide des importations, on note une forte hausse de la part du poste « machines, équipements et moyens de transport » – 31 % en 2000, 37,4 % en 2003 et 47,7 % en 2006 [RosStat, 2008] – dans lequel se situent de nombreux biens de consommation ainsi que des machines-outils. Dans le même temps ce poste recule à l’export – de 9 % en 2003 à 5,8 % en 2006 – en dépit du niveau élevé des exportations d’armes [Lahille, 2007]. Si on regarde le taux de croissance annuel moyen en volume de l’activité de différents secteurs sur la période 2003-2007, on constate que dans le secteur des industries extractives la progression a été de 4,2 %, dans la manufacture de 6,6 %. Mais c’est hors de l’industrie que se situent les secteurs les plus dynamiques avec pour la construction (+ 12,4 %), le commerce (+ 11,6 %), les activités financières (+ 10,6 %), l’immobilier (+7,7 %) les transports et les communications (+ 8,3 %) [RosStat, 2008].

29 Ces données permettent de saisir la logique économique de la période que vient de connaître la Russie. Elles indiquent en premier lieu, une spécialisation internationale sur les biens primaires et la dépendance du pays vis-à-vis de l’étranger pour les biens manufacturiers ; le dynamisme de la demande de biens manufacturiers découlant du surcroît de revenu lié à la croissance des recettes d’exportation est ainsi en grande partie satisfait par les importations. D’un autre côté, on assiste à une forte croissance de la production de produits non-échangeables (construction, commerce, immobilier). Sur le plan interne, l’impact de la croissance des revenus rentiers sur la demande profite ainsi d’abord aux secteurs abrités de la concurrence internationale.

30 Dans un contexte de hausse prix des matières premières, cette évolution est typique du « syndrome hollandais » et peut entraîner une dynamique de désindustrialisation [Corden, Neary, 1982]. D’une part, l’accroissement de la profitabilité des secteurs exportateurs exerce un effet d’attraction sur les ressources ; d’autre part, l’accroissement des revenus réels induit une appréciation du taux de change réel et une augmentation de la demande qui s’exerce à la fois sur les biens non-échangeables dont les prix augmentent et sur les biens échangeables dont les prix sont comprimés par la concurrence des importations. Un tel syndrome s’est déjà manifesté sous une forme atypique dans la décennie 1990 [Vercueil, 2001, p. 256-260]. Après une parenthèse ouverte par la dévaluation du rouble en 1998, ce problème est de retour. Poussé par les recettes d’exportations et désormais par les flux entrants de capitaux, le taux de change réel du rouble a doublé ou triplé – selon le mode de calcul retenu – par rapport au niveau bas atteint en 1999 et dépasse désormais le niveau atteint à la veille de la crise financière de 1998 [World Bank in Russia, 2007]. Dans le même temps, bien que le pays conserve un excédent commercial considérable, la croissance des importations a été depuis 2006 plus élevée que celle des exportations, ce qui se traduit par un recul sensible du taux de couverture (fig. 1).

Fig. 1

Évolution des importations, des exportations et du taux de couverture depuis 1994

figure im2

Évolution des importations, des exportations et du taux de couverture depuis 1994


(données de la Banque Centrale de Russie : www.cbr.ru)

La faiblesse de l’accumulation

31 Aux problèmes posés par le « syndrome hollandais » sur l’orientation de la croissance de l’activité, il faut ajouter la faiblesse de l’accumulation. L’accumulation de capital et de travail a joué un rôle peu important dans la forte croissance de ces dernières années [World Bank in Russia, 2007]. La population employée est passée de 65 à 69 millions entre 2000 et 2006, mais le nombre d’actifs est inférieur à ce qu’il était au début de la décennie 1990 en raison de la diminution de la population du pays et de son vieillissement. D’autre part, la dernière période a été marquée par une croissance importante du taux d’utilisation des capacités de production (fig 1.). Enfin, il convient d’y ajouter un autre élément spécifique du contexte russe des années 1990 : la préservation des savoirs collectifs construits à l’époque soviétique par les entreprises qui ne licenciaient pas les salariés qu’elles arrêtaient pourtant de payer ; continuant à bénéficier de certaines prestations sociales mais trouvant des moyens de subsistance à côté, ces salariés ont permis le redémarrage quasi immédiat de la production [14], lorsque la demande s’est accrue [Petrovski, 2004].

32 En bref, la croissance du PIB depuis le début des années 2000 a été en grande partie alimentée par des ressources déjà présentes mais sous-employées et non par l’accumulation de nouveaux facteurs de production. C’est en raison de cette caractéristique que la phase de croissance des dernières années peut être considérée comme relevant d’une dynamique de récupération, et non de rattrapage.

Fig. 2

Utilisation des capacités de production entre 2000 et 2006

figure im3

Utilisation des capacités de production entre 2000 et 2006


(Rosstat, 2008)

33 Du point de vue de la logique développementaliste, un aspect particulièrement préoccupant est la relative faiblesse de l’investissement. Le taux d’investissement est stable autour de 20 % du PIB, soit moitié moins que le taux d’investissement chinois et sensiblement moins que le taux indien (fig. 2.) mais aussi moins que les taux d’investissement dans l’Europe d’après la Seconde Guerre mondiale. Et si la Russie fait à peu près jeu égal avec le Brésil, elle, doit contrairement à ce pays, compenser la brutale décapitalisation consécutive à la grande crise transformationnelle des années 1990. D’un point de vue qualitatif, cet investissement se concentre dans les transports, l’extraction des hydrocarbures, l’immobilier, la fourniture d’électricité, de gaz et d’eau, la construction, les communications et la métallurgie. En revanche, les secteurs des constructions mécaniques et des équipements électriques, électroniques et optiques restent marginaux : ils ne représentent que 0,5 % de l’investissement global en 2005 et 2006, une part en léger recul par rapport à la période 2000-2004 [Rosstat, 2008].

34 Facteur positif, le taux de dépenses de R & D en part du PIB progresse régulièrement et s’élève à 1,2 % en 2005, soit plus que l’Inde et le Brésil et presque autant que la Chine [OCDE, 2007]. Cependant, la crise du système national d’innovation russe est loin d’être surmontée [Laperche et Uzunidis, 2007]. Un indicateur imparfait de ces difficultés est l’évolution du nombre de brevets qui montre que la part du pays diminue dans les dépôts mondiaux et que la Russie est désormais nettement distancée par la Chine et l’Inde et rattrapée par le Brésil [OECD, Patent Database, June 2007]. La Russie ne peut par ailleurs s’appuyer sur les investissements directs étrangers pour moderniser son appareil productif : si les flux d’IDE ont fortement cru depuis 1999 jusqu’à dépasser au premier semestre 2007 les 5 % du PIB, ils restent pour l’essentiel concentrés dans le secteur de l’extraction des ressources minérales (70,6 % au premier semestre 2007) et des services non-échangeables tels que l’immobilier (5,2 %) et le commerce (4,1 %) [World Bank in Russia, 2007].

Fig. 3

Évolution des taux d’investissement des BRIC entre 1999 et 2007

figure im4

Évolution des taux d’investissement des BRIC entre 1999 et 2007


(EcoWin-Reuters)

35 Les gains de productivité qui ont autorisé la croissance récente sont donc liés à une utilisation du stock de capital et de travail sous-employé au cours de la période précédente ainsi qu’aux gains d’efficacité résultant de la restructuration de l’appareil productif [World Bank in Russia, 2007]. Cependant, en l’absence d’investissements suffisants, avec une population déclinante et sans renforcement des activités d’innovation, les sources de croissance dont dispose le pays pour les années à venir semblent réduites. Les faiblesses du système éducatif – dont le poids en termes de part des dépenses du PIB a diminué entre 2002 et 2006 [RosStat, 2007] – sont aussi en cause : elles entraînent des pénuries de main-d’œuvre qualifiée dans certains secteurs et limitent la faculté de la force de travail à se redéployer vers de nouveaux secteurs [World Bank in Russia, 2007]. Dans le contexte électoral précédant l’élection présidentielle, des déclarations de membres du gouvernement promettaient une augmentation importante des sommes consacrées à l’éducation et à la santé  [15]. Elles semblent cependant démenties par le budget fédéral triennal voté en 2007  [16].

36 Au final, si les autorités russes peuvent se prévaloir d’une forte croissance, les éléments présentés sur la période initiale du tournant développementaliste font apparaître des faiblesses majeures. Grâce aux ressources tirées des exportations de produits de base, la Russie dispose de manière endogène, à la différence des pays asiatiques, de moyens de financement pour mettre en œuvre une politique industrielle active. Cependant, cet avantage est clairement contrebalancé par le fait que les mécanismes du « syndrome hollandais » l’empêchent de jouer la carte d’un taux de change faible pour améliorer la compétitivité des entreprises exposées à la concurrence internationale. Les éléments de politique mercantiliste évoqués plus haut peuvent constituer une réponse partielle à cette difficulté. Ces éléments pourraient être complétés par des restrictions à l’entrée de capitaux spéculatifs attirés par la bonne santé de l’économie russe et qui poussent le change vers le haut [Sapir, 2008]. D’autre part, la faiblesse de l’investissement en capital fixe et dans l’éducation tout comme les insuffisances du système de R & D tendent à montrer que la forte croissance correspond davantage à une logique de récupération par rapport à la crise transformationnelle des années 1990. Jusqu’à présent, au niveau macroéconomique, aucun élément significatif ne montre la constitution de nouvelles capacités et compétences productives suffisamment importantes pour enclencher une dynamique de rattrapage des pays les plus développés.

Des contradictions sociales et environnementales persistantes

37 À ces premiers indices d’un relatif échec s’ajoutent d’autres difficultés : la période faste que vient de connaître la Russie est loin d’avoir permis de résorber les contradictions sociales, géographiques et environnementales qui se sont aiguisées au cours de la transformation systémique. Si ces évolutions sont préoccupantes, en elles-mêmes, elles contraignent la trajectoire économique du pays. En effet, le « syndrome hollandais » interdit de jouer la carte d’un taux de change faible afin d’améliorer la compétitivité des produits nationaux. Dans cette situation, la seule diversification possible passe par le développement de segments productifs à haute valeur ajoutée, moins sensibles aux variations du taux de change. Ceci contribuerait par ailleurs à résoudre certains problèmes liés au caractère obsolète des capacités industrielles et la spécialisation internationale du pays dans les activités polluantes. Cependant, une telle orientation nécessite d’une part des taux d’investissements élevés qui font défaut en Russie et, d’autre part, une main-d’œuvre hautement qualifiée et un « contrat social » qui encourage une implication active des salariés. Or, au contraire, la période de récupération n’offre aucun signe de résorption de la forte polarisation sociale du pays. Enfin, même s’il est impossible ici d’analyser ces aspects des choses précisément, il convient d’évoquer les défis environnementaux considérables qui d’une autre manière menace le développement du pays.

Un pays fortement polarisé

38 L’amélioration très substantielle de la situation économique générale par rapport au plus profond de la crise en 1998 a eu des répercussions positives (fig. 4). Le taux de chômage s’est réduit significativement, passant de plus de 12 % en 1999 à environ 7 % en 2006. Dans le même temps, les salaires réels ont plus que doublé. Cependant, la récupération par rapport au début de la décennie 1990 n’est toujours pas achevée.

Fig. 4

Évolution du taux de chômage et du salaire réel

figure im5

Évolution du taux de chômage et du salaire réel


BERD et GKS

39 Facteur aggravant, l’explosion des inégalités dans les années 1990 n’est pas remise en cause [Gouline, Iline, 2005]. Ainsi, l’indicateur de Gini s’élevait en 2002 – dernière année disponible dans les données de la banque mondiale – à 39,9 soit un niveau élevé se rapprochant de celui de la Chine mais restant en deçà de celui du Brésil. Cependant, outre que ce chiffre déjà ancien ne permet pas d’apprécier la dynamique de la dernière période, il sous-estime fortement le degré effectif d’inégalités en Russie. En effet, cet indicateur porte seulement sur les revenus salariaux à temps plein à l’exclusion des petites organisations [UNICEF-transMONEE, 2007]. Des données partielles plus récentes font apparaître que le régime de croissance forte produit une concentration accrue des revenus. Sur l’année 2005, les 90 % de la population ayant le revenu le plus faible ont ainsi vu leurs revenus – y compris transferts sociaux – croître moins vite que le revenu global. En revanche, le revenu disponible des plus riches, les déciles 10 et 9, a progressé de respectivement 21 % et 13,4 % tandis que pour les autres déciles la progression s’est située entre 7,5 et 9,8 % [ICSS, 2006]. Cette évolution semble s’être poursuivie sur le début de l’année 2006  [17].

40 Autre indicateur de la polarisation sociale, l’évolution de la part des salaires dans le PIB, met en évidence de manière spectaculaire que le choc de la crise financière de 1998 a été pour l’essentiel absorbé par les salariés. Dans la période qui a immédiatement suivi la crise, il y a eu un redressement partiel de ce partage mais entre 2003 et 2005 la tendance est défavorable aux salariés (fig. 5).

Fig. 5

Évolution de la part des salaires dans la valeur ajoutée

figure im6

Évolution de la part des salaires dans la valeur ajoutée


[RosStat, 2007]

41 L’évolution de la pauvreté est aussi préoccupante. Il y a bien eu une réduction très forte et continue de la pauvreté par rapport à la situation extrême de 1998-1999. Cependant, cette réduction est loin d’être uniforme. Au cours de la période récente, la pauvreté est devenue un phénomène essentiellement rural, indiquant la cristallisation de poches d’exclusion sociale et économique [Gerry et alii, 2008]. À cela, il faut ajouter l’extrême hétérogénéité économique du territoire russe en termes de développement économique et humain [UNDP in Russia, 2007], la ville de Moscou apportant à elle seule environ un cinquième du PIB.

42 En résumé, la croissance économique n’est pas orientée vers une réduction des inégalités mais tend à perpétuer voire à accroître la polarisation sociale. En établissant une flat tax de 13 % et en diminuant l’impôt sur les sociétés, la réforme fiscale de 2001 indiquait déjà très clairement que la réduction des inégalités n’était pas un enjeu central pour le pouvoir. Cependant, alors que la population sort la tête de l’eau, cette polarisation se traduit par un renouveau de la combativité sociale. D’importantes mobilisations contre la monétisation d’avantages sociaux et sur la question du logement ont ainsi eu lieu en 2004-2005 [Clément, 2007]. Et des grèves sur la question des salaires dans l’automobile, les chemins de fer, la poste ou encore les ports ont marqué l’année 2007.

De graves défis environnementaux

43 Sur le plan environnemental, les défis auxquels est confrontée la Russie sont considérables en raison d’une part de la vétusté de son appareil productif découlant du retard des investissements et, d’autre part, de sa spécialisation productive. À titre d’illustration, on peut signaler que six des trente sites les plus pollués du monde se situent sur le territoire russe [Blacksmith Institue, 2007]. Le pays est aussi le 3e grand émetteur de gaz CO2 de la planète. À la faveur de la grande crise transformationnelle, la Russie a réduit ses émissions de CO2 de 23 % sur la période 1992-2004 [PNUD, 2007]. Cependant, cette dé-carbonisation partielle et sans effort a détourné l’attention des acteurs, ce qui positionne défavorablement la Russie pour la transition énergétique qui se prépare. Les indicateurs d’utilisation d’énergie situent ainsi le pays parmi les moins efficients du monde [GEO Data Portal, 2008], si bien que le pays risque d’être contraint d’acheter des droits à polluer au cours de la prochaine décennie.

Conclusion

44 Les autorités ont adopté, au moins depuis 2004, une posture développementaliste légitimant l’intervention de l’État dans le champ économique afin d’accélérer la restauration du rang international de la Russie. Ce retour de l’État est limité pour l’essentiel à la figure de l’État producteur ; la montée en puissance de la propriété publique et l’activation de divers instruments de politique industrielle ne s’accompagnent pas d’un développement de l’État providence tandis que la politique macroéconomique est restée relativement orthodoxe.

45 Si le tournant opéré est manifeste, il faut cependant se garder de le surinterpréter. D’abord, en raison de la faiblesse de ses bases institutionnelles. L’extension de la propriété publique s’est effectuée sans remise en cause formelle de la libéralisation opérée dans les années 1990 et n’a pas débouché sur l’émergence d’un état-major économique clairement identifié, tel qu’il en existait dans les developpementalismes asiatiques. Les déclarations du candidat Medvedev appelant à un retrait de l’État  [18] invitent d’ailleurs à ne pas exclure la possibilité que la période qui vient de s’écouler n’ait été qu’une phase d’instrumentalisation de la puissance publique aux fins de recomposition de l’oligarchie.

46 Quoi qu’il en soit, les résultats de ces politiques à l’aune des aspirations « développementalistes » sont pour l’instant limités. Les taux de croissance du PIB ont été élevés mais le pays n’est toujours pas sorti du verrouillage rentier et oligarchique hérité des années 1990 et va devoir faire face à de graves défis environnementaux. Au vu de la gravité du « syndrome hollandais », la Russie ne peut réussir une diversification de l’économie lui permettant de sortir de sa position de subordination au niveau international, qu’à condition de développer les secteurs à haute valeur ajoutée, moins sensibles aux effets de variation du taux de change. Pour cela, elle a besoin d’une main-d’œuvre hautement qualifiée et d’un consensus social permettant une forte implication des salariés. Une telle stratégie semble difficilement compatible avec les politiques menées qui jusqu’à présent n’intensifient pas l’effort en faveur de l’éducation et de la santé et favorisent un haut niveau d’inégalités.

Notes

  • [*]
    Maître de Conférences en Économie, IUT de Villetaneuse, CEMI (EHESS) et CEPN (CNRS/Paris 13) – Cedric. Durand@ehess.fr
  • [**]
    Économiste, CEMI-EHESS, Université Paris I – maximepetrovski@gmail.com.
  • [1]
    C. Weafer et E. DePoy [2006], « figure im7 » (Les actions russes : l’État comme bénéficiaire), Alfa-Bank Research Note, cité par l’OCDE [2006].
  • [2]
    Gazprom vend près de 2/3 de son gaz en Russie et 1/3 à l’étranger. La structure de son CA est pourtant inverse : 2/3 de CA provenant des exportations contre 1/3 provenant des ventes sur le marché intérieur, ce qui reflète le décalage très important des prix internes et externes du gaz.
  • [3]
    RusEnergy, « ??????? ???????????? ????????????? ?????????????? ???????????? » (Gazprom soutien les producteurs nationaux d’équipements), le 8 juillet 2005, http ://www.servon.ru/viewnews/ ?id=524 4 &print.
  • [4]
    Dans une lettre au président russe, B. Aliochine, le chef de l’Agence fédérale de l’industrie, écrit : « Au final, face à la concurrence des producteurs étrangers [dans le secteur], seule une entreprise russe peut survivr » (cité par Financial Times Deutschland, le 9 février 2006).
  • [5]
    « Chemical Industry Development Strategy », Kommersant, le 2 décembre 2006. http :// www.kommersant.com/p726907/Chemical_Industry_Development_Strategy/.
  • [6]
    Ainsi, l’État russe s’est porté garant dans l’opération du rachat des lignes de production par le russe Angström à l’allemand AMD. L’État a également participé à 4 9 % dans la JV avec AFK Sistema pour lancer la production de puces de 180 nm à l’usine Mikron à Zélénograd.
  • [7]
    M. Chakkoum, « ????o??????? ??????? ???? ????? ?????? ???????????? ????????????? ???????? » (Les projets nationaux peuvent devenir un instrument important du développement industriel), tribune publiée le 3 février 2007 sur le site gouvernemental http ://national.invur.ru/ index.php ?id=1198.
  • [8]
    L’introduction des taxes supplémentaires à l’exportation du bois brut a provoqué de vives protestations de la Finlande et de la Suède qui ont appelé l’UE à révoquer sa signature sur l’accord du protocole de la négociation de l’adhésion de la Russie à l’OMC.
  • [9]
    Le 1er février 2008, lors de son intervention publique à Krasnodar, Medvédiev a cité l’exemple de l’expansion de sociétés chinoises à travers le monde en appelant les entreprises russes à faire la même chose et en promettant le soutien de l’État (voir par exemple http ://www.regnum.ru/news/obzor/950749.html)
  • [10]
    A. Malakhov, « ??????????????? ??????????? ? ?????? » (Rosoboronexport a atterri près de Paris), Kommersant, le 3 septembre 2007, http ://www.kommersant.ru/doc.aspx ?docsid=800766.
  • [11]
    Ce sous-titre fait référence explicite à l’ouvrage de Johnson [1995] Japan : Who Governs ?
  • [12]
    N. Eriomina et E. Méréminskaïa, « figure im8 » (Le pays restera sans développement), le 1er février 2008. http ://www.gazeta.ru/financial/2008/02/01/2621407.shtml.
  • [13]
    Le caractère démocratique du système politique au Japon est très relatif, comme le montrent par exemple M. Aglietta et L. Berrebi [2007].
  • [14]
    Ainsi, lors de la crise russe de 1998, la production industrielle réagit aussitôt à la dévaluation du mois d’août et repart à la hausse à un rythme soutenu dès septembre-octobre.
  • [15]
    Ainsi, le ministre de l’éducation Foursenko a annoncé l’augmentation du budget global (fédéral, régional et municipal) de 2 5 % en 2008 par rapport à 2007. Ce rythme de croissance devrait se maintenir, selon lui, au-delà de 2008 (voir les sites d’actualités russes, par exemple http://www.edu.ru/ index.php ?page_i d = 5 &topic_i d = 5 &si d =450).
  • [16]
    Selon le budget triennal voté par la Douma la part des dépenses consacrées à l’éducation dans le budget fédéral devrait baisser de 5,1 % en 2007 à 4,2 % en 2010 et pour la santé de 3,8 % du budget en 2007 à 3,4 % du budget en 2010 , ????????????? ??????? ?????? ????????? ?? ??, « ??????????????b ???????? ?????????? ????? 2007, n° 14, p. 331.
  • [17]
    figure im9 , (Les salaires augmentent chez les riches), le 5 mai 2006 µhttp ://vz.ru/economy/2006/5/5/32447.html.
  • [18]
    « figure im10 » ( « Dmitry Medvedev a mis les points sur les ‘i’), Kommersant, le 16 février 2008, http ://www.kommersant.ru/doc.aspx ? DocsID=853673.
Français

Au cours des années 2000, on assiste en Russie à un retour de l’État à travers une extension de la propriété publique et la mise en place de nouveaux instruments de politique industrielle. Cette évolution suggère l’apparition d’une forme russe de développementalisme, invitant à certains parallèles avec les trajectoires des capitalismes asiatiques. Cependant, les premiers éléments d’évaluation disponibles ne sont pas très probants. En dépit de taux de croissance économique élevés, la Russie n’a pas réussi à opérer une réelle diversification de son économie alors que, dans le même temps, de fortes contradictions sociales et environnementales persistent.

Mots-clés

  • Russie
  • économie
  • État
  • politique industrielle
  • développementalisme

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  • UNICEF-transMONEE – www.unicef-irc.org/databases/transmonee/
  • GEO Data Portal – http ://geodata.grid.unep.ch
Cédric Durand [*]
  • [*]
    Maître de Conférences en Économie, IUT de Villetaneuse, CEMI (EHESS) et CEPN (CNRS/Paris 13) – Cedric. Durand@ehess.fr
Maxime Petrovski [**]
  • [**]
    Économiste, CEMI-EHESS, Université Paris I – maximepetrovski@gmail.com.
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