CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Si le titre du présent numéro de la revue Autrepart a été inspiré par une chanson bien connue de Nino Ferrer, Le Sud, c’est que celle-ci nous a semblé résumer assez bien les ambiguïtés d’un terme de plus en plus utilisé dans le langage courant et dans le langage « scientifique », en apparence neutre, en vérité très significatif du moment et porteur d’images diverses (de même que son corollaire ou contraire, le Nord).

2 Le Sud, pays où « le temps dure longtemps », loin de la presse de nos métropoles du Nord, existe-t-il ? Et si oui, où se trouve-t-il ? Est-il autre chose que le lieu d’un dépaysement exotique, une image de sable blanc sur un dépliant publicitaire ou d’enfants affamés sur celui d’une ONG internationale ? Au Sud est-on « toujours en été » ? Cette définition climatique n’est pas anecdotique : dans bien des disciplines des sciences sociales la notion de « tropicalité » a joué historiquement un rôle fondamental.

3 Pourtant la chanson de Ferrer parle seulement du Sud de notre Nord : « c’est un pays qui ressemble à la Louisiane, à l’Italie… ». Il y a donc du Sud dans le Nord, et l’inverse semble aussi de plus en plus vrai. Si l’on ajoute que l’expression « les Suds » est de plus en plus utilisée, on comprendra que le présent recueil de textes se place au cœur d’un débat que les chercheurs en sciences sociales ne peuvent éviter, tant pour des raisons scientifiques que politiques et institutionnelles ; et ce même s’il a, bien sûr, déjà eu lieu à plusieurs reprises : les changements de contextes internationaux conduisent à reformuler une question qui n’est pas nouvelle. Paradoxalement, au moment même où la délimitation géographique d’un Sud semble de plus en plus délicate, l’opposition planétaire entre un Nord fait de puissance et un Sud démuni est de plus en plus prégnante dans maints esprits (au Sud comme au Nord). Mais les populations inuits d’Amérique du Nord ne sont-elles pas, en un sens, « au Sud » ? Les migrants africains concentrés dans certains quartiers des villes européennes sont-ils vraiment arrivés « au Nord » ? La fameuse carte publiée à Melbourne par Stuart McArthur en 1979 (south up map) suffit à montrer combien nos représentations sont imprégnées par une vision « orientée » du monde.

Fig. 1

Le planisphère « correcteur » de McArthur

figure im1

Le planisphère « correcteur » de McArthur


La légende veut qu’à l’âge de douze ans, en Australie, le jeune Stuart McArthur ait été sermonné
par son professeur de géographie pour avoir, lors d’un contrôle en classe, reproduit un planis
phère « à l’envers ». Plus tard, étudiant au Japon, il est la cible des moqueries de camarades états-
uniens parce qu’il vient du « bottom of the world ». De ces deux expériences McArthur tire le
projet de faire publier et diffuser un planisphère montrant le Sud « en haut », et l’Australie au
centre de ce « haut ». Publié pour la première fois à Melbourne en 1972, ce planisphère est devenu
très populaire en Australie mais plus largement dans l’hémisphère sud. « Inversion » et
« décentrage » produisent une image du monde bien différente de celle à laquelle nous sommes
habitués, mais modifient aussi le regard à d’autres échelles sur chaque pays et région.
www.proliberty.com/observer/20050410.htm.

4 À partir de ces constats, notre interrogation dans le cadre de ce numéro est triple. Terminologique d’abord : « Sud » est-il plus approprié que « Tiers-Monde », « pays en développement » et autres dénominations ? Spatiale ensuite : y a-t-il encore un ensemble de pays à déterminer spécifiquement sous une identité commune ? Épistémologique enfin : quelles raisons fondent aujourd’hui une spécialisation scientifique et institutionnelle sur les régions du monde désignées par le terme « Sud » ?

5 Depuis la fin du « Tiers-Monde »  [1] nous ne disposons plus de terme qui puisse emporter l’adhésion complète. La notion de « développement » peut sembler convenir, mais ce concept trop téléologique se révèle de plus en plus problématique quand la précarité augmente dans les pays du Nord, alors qu’au Sud surgissent des pays « émergents » et que les problèmes de « développement » touchent l’est de l’Europe et les pays de l’ex-URSS.

6 Cependant, la terminologie fondée sur des points cardinaux est fondamentalement conservatrice. Alors que le néologisme d’Alfred Sauvy, « Tiers-Monde », rappelait 1789 (comme le rappelle ici F. Dufour), qu’il avait une portée transformiste pour ne pas dire révolutionnaire, « Sud » tend à sous-entendre une situation figée : car s’il y a des permanences, ce sont bien les points cardinaux – ce nord que marque toujours la boussole… « Sud » se trouve alors synonyme de « pauvreté », et non plus d’ « exploitation » comme l’était « Tiers Monde ». Pour le dire autrement, « Sud » est à « Tiers-Monde » ce que « mondialisation » peut être à « échange inégal » : de nouvelles terminologies, prétendument neutres et apolitiques, remplaçant les anciennes.

7 Ce terme de « Sud » n’a d’ailleurs jamais atteint une popularité et un usage comparables à ceux de « Tiers-Monde » jadis. C’est particulièrement vrai dans les pays anglo-saxons, où South est encore moins employé que notre « Sud »  [2]. C’est que l’opposition conceptuelle Nord/Sud est renforcée dans l’esprit francophone par le fait que les indépendances des années 1950-1960 ont poussé à « briser les ponts » entre la France et ses anciennes colonies dont même les élites n’avaient guère eu accès au pouvoir du temps de la colonisation. Le lien entre immigration et colonisation fut en particulier gommé : la « francophonie » n’était plus qu’affaire linguistique ; que Marocains ou Algériens émigrent dans l’ancienne métropole n’était presque que hasard. Tout au contraire, dans la Grande-Bretagne du Commonwealth, comme aux États-Unis où naquit la pensée post-coloniale, les liens entre les deux mondes se sont renforcés alors même que se creusait le fossé chez les francophones. La tendance était encore accentuée par le fait que les Britanniques avaient su intégrer des élites natives précocement, y compris dans la métropole, et que c’est aujourd’hui toute l’aire anglo-saxonne qui a son contingent de chercheurs, écrivains, universitaires indiens, kenyans, etc. Dans cette aire, s’il y avait dichotomie, c’était plutôt entre « l’ouest et le reste » (comme le rappelle ici C. Hancock), mais la césure était poreuse, et les restes d’orientalisme ont pour la plupart sombré sous les vagues des pensées post-coloniale ou « subalterniste » [Assayag, 2005] – cette dernière étant d’origine indienne, donc du Sud, souligne Gérard Heuzé dans ce numéro.

8 Au-delà du problème terminologique et des différences entre les univers francophone et anglophone (qui ne sont que deux parmi d’autres ! ), une question se pose sur la possibilité de délimiter aujourd’hui un Sud par distinction d’un Nord. Les processus liés à la phase actuelle de la mondialisation brouillent nos repères : doit-on considérer la planète mondialisée comme un tout, sans pouvoir opposer deux mondes, ou encore nous replier sur des « aires culturelles » qui représenteraient une échelle plus pertinente (la diversité interne du Sud étant une évidence) ? Les dichotomies classiques (centre et périphérie, monde dominant et monde dominé…) sont mises en cause. Veltz [1996], par exemple, souligne le fractionnement à des échelles de plus en plus fines des inégalités, avec la disparition du monde bien ordonné par la loi de la distance géométrique et le déclin des relations claires centre/périphérie. Des « territoires en réseau » prolifèrent, espaces flous que leur complexité rapproche des modèles biologiques (R. Pourtier, in Antheaume et Giraut (éd.), 2005). On rejoindra cependant volontiers ici la surprise et l’inquiétude exprimée par David Harvey [2000, p. 53] : « Why is it that the word “globalization” has recently entered into our discourses in the way it has ? Who put it there and why and by means of what political project ? And what significance attaches to the fact that even among many “progressives” and “leftists” in the advanced capitalist world, much more politically loaded words like “imperialism”, “colonialism”, and “neocolonialism” have increasingly taken a back seat to “globalization” as a way to organise thoughts and to chart political possibilities ? (…) Has adoption of the term signalled a confession of powerlessness on the part of national, regional, and local working-class or other anti-capitalist movements ? » [3]

9 David Harvey ne nie pas les changements contemporains du monde, il propose seulement de remplacer le terme, apparemment neutre et en vérité démobilisateur, de « mondialisation » par l’expression « uneven geographical development »  [4]. Il insiste sur le fait que l’émergence d’une échelle planétaire ne doit pas occulter que différences et inégalités continuent d’exister à toutes les autres échelles, d’ailleurs aujourd’hui reliés entre elles. La question de l’échelle est donc essentielle. À quelles échelles aujourd’hui peut-on identifier des espaces de pauvreté et de domination ? Ainsi que le montre ici Claire Hancock, il est difficile de raisonner au niveau d’ensembles continentaux, voire d’hémisphères. La diffusion rapide des informations, des modes, des discours, des modèles ; le rôle croissant d’acteurs d’échelle planétaire ; la mobilité accrue des biens et des personnes ; la juxtaposition (notamment dans des agglomérations de plus en plus vastes) de populations exclues et cantonnées dans une extrême pauvreté et de populations au contraire aisées et connectées sur des réseaux mondiaux ; tout cela n’efface-t-il pas des délimitations planétaires anciennes ? Mettre au pluriel « les Suds » (tout comme on parle maintenant presque couramment « des Afriques » ou « des Asies ») n’est-il pas un aveu d’impuissance à conceptualiser autant qu’une facilité d’écriture ? On peut alors envisager de remplacer Sud par « dominé » : non pas pour simplement requalifier les pays du Sud par cet adjectif, comme naguère, mais pour affirmer que nos objets sont des sociétés et des espaces « dominés » répartis partout sur la planète et observables à toutes les échelles. Dès lors la question de la délimitation spatiale ne se pose plus et toute liberté est rendue aux approches thématiques et comparatistes.

10 On dira que, pourtant, les frontières du Sud ne sont pas difficiles à dessiner. Il s’agit par exemple des clôtures de 6 m de haut qui séparent Ceuta et Melilla du Maroc, frontières de l’espace Schengen littéralement prises d’assaut en 2005 par des émigrés d’Afrique subsaharienne en rêve d’Europe – et dans l’obligation de réussir ce rite de passage, précise dans ce numéro Thomas Fouquet à propos des jeunes Sénégalais. Au nord de cette clôture, un revenu moyen espagnol 13 fois supérieur à celui du Maroc. Il en va de même pour la frontière entre États-Unis et Mexique (avec un écart de revenu de 1 à 6), si convoitée et défendue que 464 clandestins, officiellement, sont morts en tentant de la franchir entre septembre 2004 et septembre 2005. Autres exemples fameux, ces ports d’embarcation (Tanger, El Ayoun), ou ces îles (Lampedusa, Mayotte) : autant de check points entre ce qui apparaît bien comme deux mondes.

11 Et pourtant… L’Inde aussi a installé des barbelés sur sa frontière avec le Bangladesh par peur de l’immigration clandestine. Et la situation est la même entre le Botswana et le Zimbabwe : tant il est vrai qu’on trouve toujours un « plus au Sud » que soi… Des frontières de revenus au moins aussi inégalitaires qu’entre États-Unis et Mexique existent entre la Hongrie et l’Ukraine, ou entre la Grèce et la Macédoine (Moré, 2005), sans qu’il soit pour autant possible de figer ces pays comme relevant d’un Nord et d’un Sud clairement définis. À l’échelle locale enfin, les grilles, les murs, les fils électrifiés qui entourent les communautés résidentielles fermées de Los Angeles, Johannesburg ou São Paulo, ne sont-elles pas autant, à leur manière, de frontières Nord/Sud ?

12 Le cyclone Katrina s’abattant sur la Louisiane en 2005 a mis en lumière combien les pays du Nord pouvaient contenir des poches de pauvreté. « Ni Mumbai [Bombay] après les inondations de juillet 2005, ni Aceh ou Sri Lanka après le tsunami de décembre 2004 n’avaient vu de batailles de rue à l’arme à feu, ni de tels pillages à vaste échelle », remarque Vinay Lal, un historien indien enseignant à UCLA [Lal, 2005]. Oui, mais quelques semaines plus tôt, le 26 juillet 2005 des inondations ravageaient Mumbai et faisaient un millier de morts, soit à peine moins que Katrina. Le retentissement mondial fut pourtant incomparablement moindre. Pourquoi ce différentiel médiatique ? Sans nul doute parce que Mumbai est au Sud et non la Nouvelle Orléans. Cette dernière est donc « favorisée » par les médias – et si le tsunami asiatique de 2004 eut un tel retentissement en Europe, c’est parce qu’un (faible) pourcentage des victimes venait de pays du Nord et que certaines zones touchées étaient aussi des « fiefs » du tourisme international de masse (la Thaïlande notamment).

13 Nous pensons donc qu’il est indispensable de souligner le maintien des grands pôles de domination de la planète, de continuer de penser un « ordre mondial » pour éviter d’ouvrir toute grande la porte au libéralisme le plus débridé. Ceci n’est pas contradictoire avec l’idée que le terme « d’espace dominé » est plus approprié que le terme Sud et qu’il existe des espaces dominés au sein des pays les plus riches : la domination est simplement désormais multiscalaire ; une échelle n’en efface pas une autre mais au contraire s’en nourrit.

14 Certes, de nouvelles centralités apparaissent. Le chinois Lenovo achète la filière PC d’IBM, et l’indien Tata Steel le fabriquant d’acier anglo-néerlandais Corus. Mais est-ce que pour autant l’on peut considérer comme effacée la domination de certains pays et de certains groupes sociaux ? Si l’on prétend que les cartes sont définitivement trop brouillées, on en finira définitivement avec les rares mesures en faveur des pays pauvres, comme avec l’Aide Publique au Développement, déjà si maigre : autant de politiques à réformer certes, mais non à faire disparaître. Ce serait la disparition complète de tout reste de (mauvaise) conscience quant aux problèmes des régions pauvres. On voit le moment où, déplorations sur les délocalisations aidant, la Chine ne sera plus dans les médias français qu’une énorme usine florissante, et l’Inde un pays d’informaticiens !

15 Cette confusion ne provient-elle pas d’ailleurs pour partie d’un cartésianisme très français, qui s’obstine à définir un objet non seulement par son identité mais aussi par ses limites ? Or, si ses frontières sont brouillées, cela n’empêche pas de définir le Sud par son cœur : les Pays les Moins Avancés, les zones les plus pauvres de la planète. Autour, une auréole plus ou moins vaste de régions et pays définis eux aussi par la pauvreté, mais qui contiennent des poches de richesse de taille non négligeable. Un planisphère de la part des populations nationales disposant de moins d’un dollar par jour montre assez clairement une diagonale sud-ouest/nord-est, du Pérou à la Mongolie. Est-il vraiment besoin de définir les contours du Sud avec précision ?

16 Rappelons enfin que la notion de Sud, ou du moins l’identité commune aux pays que l’on place sous ce chapeau, est souvent reprise à leur compte par les individus, les groupes et les pays concernés. Le mouvement des pays non alignés existe toujours et fait toujours parler de lui, dans une rhétorique demeurée largement tiers-mondiste, dans un pays comme l’Inde qui en est un leader. Dans l’enceinte de l’OMC, en particulier depuis la conférence de Seattle en 1999, des associations de pays comme le G 90 ou le G 20 montrent bien que, dans le cadre même de la mondialisation, les pays pauvres éprouvent le besoin de s’associer sous une bannière commune. Ils bénéficient d’ailleurs comme tels dans l’organisation d’un « traitement spécial et différencié ». Et l’alliance du Brésil, de l’Afrique du Sud et de l’Inde au sein du forum IBSA (India, Brazil, South Africa) se présente ouvertement comme l’association, sur les trois continents « méridionaux », de trois pays voulant faire pièce à la domination des puissances du Nord.

17 Sous-jacente, la question de fond est de savoir si les différences qui justifieraient des études sur « le Sud » sont de nature ou seulement d’intensité. Mais même si elles n’étaient pas de nature, les seules différences de degré suffisent peut-être à distinguer un ensemble de pays. En voici quelques-unes :

18

  • Pauvreté : dans son rapport annuel 2004, l’UNICEF compte 9 millions de personnes sous-alimentées dans les pays industrialisés. C’est énorme. Mais ce n’est rien par rapport aux 815 millions vivant dans les « pays en développement » (à quoi il faut ajouter 28 dans les pays « en transition »). Des disparités qui s’accroissent, puisque le revenu par habitant des « PVD » hors Chine et Inde ne représentait que 16 % de celui des pays riches en 2002, contre 25 % en 1980.
  • Insertion dans la mondialisation : assurément, l’agriculteur malien produit son coton pour la planète, et cette intégration croît très rapidement. Il n’empêche : la part de l’autoconsommation, la dislocation des circuits commerciaux, le maintien de segmentations fortes (institutionnelles, culturelles, économiques, commerciales) font que l’intégration dans la mondialisation demeure plus faible au Sud qu’au Nord.
  • Société : on espère un jour voir les anthropologues venus d’Afrique ou d’Asie tropicale étudier nos tribus d’universitaires ou d’hommes d’affaires français. Ils y découvriraient sans nul doute chamanisme, réseaux de parenté et pensée sauvage. À l’inverse, nous gardons une vision du Sud peut-être excessivement « orientaliste ». Il n’empêche : les formes sociales au Sud ont leurs particularités, avec des réseaux particulièrement denses, étendus et actifs, ce qui sert de sécurité sociale et de caisse de retraite mais engendre différents effets pervers, comme une corruption qui « descend » beaucoup plus bas que dans les sociétés du Nord.
  • Logiques : l’homo oeconomicus est difficile à rencontrer au Nord (où le concept a pourtant été forgé), quoi qu’en disent certains économistes orthodoxes. Un socio-logue comme Granovetter a montré que le « développement » n’empêche pas la sphère économique de nos pays de rester « enchâssée » (embedded) dans la société. Pourtant, l’homo oeconomicus est encore plus rare au Sud, en raison notamment de cette insertion dans de denses réseaux sociaux. De même, l’animisme, le totémisme, et l’analogisme, ces trois formes de relation à la nature qu’on trouve au Sud [Descola, 2005], sont des ontologies très différentes qui ne peuvent certes être regroupées ; elles sont néanmoins quasiment absentes au Nord, dominé par des représentations séparant nature et culture.

19 En outre, au-delà de ces différences d’intensité, il demeure entre Nord et Sud des différences de nature. D’une part, la tropicalité de la très grande majorité des pays du Sud, qui implique des caractéristiques liées aux milieux naturels dont on ne peut faire l’économie au risque de lourdes erreurs – Jean-Pierre Raison le souligne dans ce numéro. Il importe de le rappeler alors qu’aujourd’hui, par peur de tomber dans le déterminisme naturel ou dans le « racisme climatique » que dénonçait Pierre Gourou, on a tendance à systématiquement accuser en cas de difficultés les pratiques socio-économiques et culturelles, en oubliant les éventuelles contraintes naturelles : c’est ainsi qu’à Quito, bien des glissements de terrain provoqués par le site particulièrement escarpé et les fortes précipitations sont à tort attribués au surpâturage et à l’urbanisation illégale sur les hauteurs [Hardy et Sierra, 2005].

20 D’autre part, les différences d’intensité de processus relevées plus haut sont en fait souvent dues à des causalités et à des processus fondamentalement différents. L’insertion dans la mondialisation ne se fait pas partout dans les mêmes conditions et selon les mêmes modalités De même, la misère des SDF parisiens n’a rien à voir en termes de causalités comme de manifestations avec celle des habitants des trottoirs de Delhi. Des indicateurs de pauvreté ou des taux de suicide peuvent donc être identiques au Nord et au Sud, mais selon des facteurs radicalement différents. Le risque est de tout confondre sur la base d’une approche descriptive de situations à un moment donné ; or la mission des sciences sociales n’est pas seulement de localiser et décrire, elle est surtout d’expliquer par l’analyse des processus conduisant aux situations observées.

21 Quoi qu’il en soit, les interrogations sur la pertinence d’une distinction scientifique Nord/Sud ont des répercussions sur l’identité du chercheur se définissant précisément comme travaillant « sur » le (ou les) Sud. La même question se pose, en termes peut-être moins complexes mais avec moins de facilité à se faire entendre, à ceux qui se définissent comme chercheurs « du » Sud (voir la contribution de Liliane Zossou). Disposons-nous d’une justification scientifique qui permettrait d’affirmer que nous travaillons sur des objets spécifiques ? Ou bien est-ce un choix idéologique ? Il existe beaucoup de très bonnes raisons à ce choix, au moins de trois ordres : la première, vue du Nord, est fondée sur l’idée que dans un monde globalisé la pauvreté de pans entiers de la population mondiale est une menace (démographique, mais de plus en plus aussi « écologique ») pour tous ; la seconde est héritée du marxisme et du tiersmondisme, c’est la volonté affirmée de dénoncer les injustices spatiales à l’échelle planétaire ; la troisième enfin, post-coloniale, s’appuie sur la conviction que le Sud est aussi espace d’innovation et de contact enrichissant avec l’altérité d’autres visions du monde. Ces trois « justifications » ne sont d’ailleurs pas contradictoires.

22 Quoi qu’il en soit, nous pensons que les discours sur l’homogénéisation de la planète sous l’effet de la mondialisation sont trompeurs : la mondialisation est aussi, et peut-être avant tout, productrice de différences à toutes les échelles, et parmi ces échelles celle qui distingue le Sud et le Nord reste pertinente. En d’autres termes, ce n’est pas parce que le monde est en réseau que les inégalités s’estompent ; il faut seulement considérer celles-ci à des échelles multiples, et souvent les comprendre comme le résultat de processus globaux  [5]. La difficulté à comprendre le monde aujourd’hui ne provient donc pas d’un effacement des échelles naguère pertinentes, mais d’interactions accrues entre ces échelles et du brouillage des limites spatiales sous l’effet de l’accroissement des mobilités (de tous ordres, et à des rythmes différenciés). Il nous semble donc absolument essentiel, au risque d’être nous-mêmes instrumentalisés par un discours dominant, de maintenir les moyens scientifiques et institutionnels, de recherche et de formation, d’une réflexion sur ce qui reste « le Sud » ; ceci n’est contradictoire ni avec un regard critique sur le terme lui-même, ni avec la prise en compte du fait que les glissements des limites de ce Sud se produisent à toutes les échelles et parfois sans continuité territoriale. Ceci n’est pas contradictoire non plus avec la conviction que c’est par des travaux comparatifs Nord/Sud et des échanges sur les méthodes, les concepts et les résultats utilisés au Nord et au Sud que l’on fera avancer la réflexion sur l’un et l’autre, sur l’ici et l’ailleurs.

23 Les textes réunis dans ce numéro nous semblent confirmer cette idée générale. Le projet dont est issu ce recueil était ambitieux, sans doute trop, et en même temps modeste puisque nous ne visons pas tant à répondre aux interrogations qu’à les formuler, ou les re-formuler. Les auteurs réunis ici sont nombreux : l’appel à contribution a rencontré un large écho, et nous avons dû refuser des textes de valeur. Autant dire que notre problématique correspond à un sujet sensible pour beaucoup de chercheurs. Et non pas seulement pour les plus anciens, qui se retournent sur des décennies de travaux, mais aussi pour des plus jeunes, étant donné que l’on compte 6 doctorants parmi les 19 auteurs. C’est un des succès de cette initiative. Le second tient au caractère multi-disciplinaire de ce numéro, puisque huit disciplines sont représentées. Deux dominent numériquement cependant, la géographie et l’anthropologie : on peut peut-être y voir le fait qu’il s’agit de deux sciences du déplacement et du décalage, particulièrement sensibles donc à la question de l’altérité. Enfin les auteurs sont divers « institutionnellement » : universitaires et chercheurs d’EPST.

24 Un échec, cependant, doit être souligné : un seul auteur vient du Sud. C’est peut-être la marque d’un réseau de communication de la revue trop orienté au Nord. Ou bien est-ce lié à la perspective forcément « locale » de bien des chercheurs du Sud, qui ont peu accès au comparatisme, faute de moyens ? Ne peut-on pas aussi deviner derrière cette lacune un certain dédain, sans aucun doute justifiable, pour « une question bien des gens du Nord » ? Il est aussi vrai, on l’a dit plus haut, que dans le monde scientifique francophone la place des voix venues du Sud dans la réflexion théorique et épistémologique est bien moins grande que dans l’univers anglophone.

25 Thématiquement enfin, on observera que les « campagnes » sont peu présentes dans les textes. Cela est en partie dû à la floraison des études urbaines ces dernières années, sans doute aux dépens des études rurales. Mais il y a surtout là des raisons scientifiques. La ville est moins marquée que la campagne par la domination présente ou passée d’une activité (l’agriculture, pour la campagne), et les sciences sociales attachées à la ville sont d’origine souvent plus récente. Ceci encourage donc à l’étude urbaine pluridisciplinaire, intégrée, et à la construction de passerelles entre travaux sur le Nord et sur le Sud. Mais il ne faut pas non plus négliger le fait, tout simplement, que c’est dans les espaces urbanisés, à l’échelle locale, que Nord et Sud voisinent le plus, dans toutes les parties du monde, parce que les villes sont les espaces par excellence de la « mondialisation », les points nodaux des rencontres entre les flux planétaires  [6]. En conséquence, les « urbanistes » du Sud se posent plus facilement la question de l’identité de leur recherche que les « ruralistes » pour qui les campagnes du Sud ont une identité singulière plus évidente : ancrées dans un milieu naturel particulier du fait de l’importance de l’agriculture (paradoxalement et malgré une tendance à la « désagricolisation » des espaces ruraux aussi perceptible dans des pays « du Sud »), singularisées par des cultures souvent plus nettement caractérisées que les métissages urbains, ces campagnes se livrent moins facilement à une comparaison avec les campagnes du Nord, ou plutôt y incitent moins.

26 Les textes réunis ici ont été organisés thématiquement, malgré des chevauchements inévitables.

27 Trois textes généraux ouvrent le numéro, traitant des questions de vocabulaire, de production de catégories par le langage courant et scientifique, donc aussi de construction d’une altérité souvent perçue comme irréductible. La perspective philosophique de Jean-Michel Salanskis rejoint clairement l’approche socio-linguistique de Françoise Dufour : le Sud est une catégorie produite, mais qui a des effets en retour sur les réalités. Des représentations fortes sont véhiculées par le terme, et pas seulement dans notre culture européenne. À partir d’expériences de recherche sur des terrains très divers, Bernard Hours et Monique Selim exposent très clairement les évolutions récentes de la terminologie, des représentations mais aussi du degré de pertinence d’une opposition, voire d’une distinction, du « Sud » et du « Nord ».

28 Dans un registre réflexif assez proche, deux textes (aux conclusions très différentes) abordent la même question mais du point de vue disciplinaire de la géographie, discipline particulièrement concernée par la définition du Sud et du Nord du fait de son histoire. Tropicalité et altérité sont ainsi interrogées par Jean-Pierre Raison et Claire Hancock ; on reste frappé par une surprenante convergence : par-delà les générations, la proposition d’une alter-géographie n’est-elle pas commune à ces deux textes ? Même si, du côté de Jean-Pierre Raison les références sont « classiques » (notamment celle faite à Pierre Gourou) alors qu’elles sont postmodernes et post-coloniales chez Claire Hancock, les deux textes proposent de recontextualiser nos approches par rapport à une critique des discours sur l’Autre et l’Ailleurs, tout en évitant l’écueil dangereux qui consisterait à affirmer une « homogénéisation » du monde, à soutenir que « tout est dans tout » et que nous ne sommes pas fondamentalement confrontés à un système économique mondial néo-libéral créateur non seulement de différences mais aussi d’inégalités entre territoires. Une tentative originale d’alter-géographie, ou peut-être de géographie post-coloniale à part entière, est alors proposée par Emmanuel Lezy : prendre au sérieux un discours venu du Sud, des Amérindiens en l’occurrence, et, de manière ambitieuse et courageuse, proposer de s’appuyer sur ce discours pour refonder notre géographie, est bel et bien une issue possible au problème de l’ethno-centrisme critiqué par Jean-Pierre Raison et Claire Hancock mais aussi par les textes d’ouverture du numéro. Il nous a semblé essentiel de laisser ici sa place à cette tentative illustrative de possibles géographies venues d’ailleurs, venues des Autres.

29 Il n’empêche, les passerelles de Nous aux Autres sont complexes, les jeux de miroirs multiples et déformants. Deux études portant spécifiquement [7] sur les migrations et sur les représentations qui en sont tout à la fois les conséquences et les causes, le démontrent, au plus près des dires et des pensées des acteurs (Marie Brossier et Thomas Fouquet).

30 On l’a dit, les études urbaines s’interrogent particulièrement sur l’identité du Sud. Françoise Dureau et Jean-Pierre Levy démontrent, en s’appuyant sur leurs expériences communes de recherche, que l’on peut (et que l’on a tout à gagner à) développer des concepts et méthodes applicables tant au Sud qu’au Nord. Trois autres textes sur des espaces urbanisés montrent que pour la ville la question centrale est la transférabilité des modèles. Les projets de réhabilitation urbaine sous le signe de la patrimonialisation fonctionnent souvent sur des symboliques surprenantes, comme à Valparaiso où les références au Nord et à l’héritage européen se distinguent de la position d’interface avec le Sud de plus en plus revendiquée par Gênes (Sébastien Jacquot). Les modes de développement choisis à Singapour s’affichent comme dépassant les clivages Nord-Sud au profit d’un modèle tout à la fois « cosmopolite » et « asiatique » (Xavier Guillot). Et si la comparaison entre les politiques de restructuration urbaine à Casablanca et à Marseille révèle de claires différences, il n’est pas sûr qu’elles relèvent entièrement d’un contraste Nord-Sud : les singularités locales telles que le type de régime politique (démocratique ou peu…) et la présence ou non d’un tissu associatif dense se révèlent des facteurs essentiels de différentiation (Isabelle Berry-Chikhaoui).

31 Ont ensuite été réunies trois études de cas à l’échelle nationale : elles se révèlent essentielles car c’est aussi de l’intérieur des espaces nationaux que se construisent identifications et représentations de soi, en tant que « sudistes », « nordistes », voire « orientaux ». À travers de passionnants témoignages, Éveline Baumann et Évelyne Volpe expliquent comment la Géorgie, ancien « pays de l’Est », peut être caractérisée tant bien que mal comme relevant du « Sud » tout en revendiquant d’autres appartenances, caucasiennes ou « occidentales ». Gérard Heuzé montre ensuite comment l’Inde parvient difficilement à sortir d’une perception « orientaliste » d’elle-même forgée par la colonisation, au risque de tomber dans une occidentalisation caricaturale de ses nouvelles classes moyennes consuméristes, et ce sans pour autant perdre tous ses caractères de Sud. Enfin, Hortense Faivre d’Arcier-Flores décrit dans un texte volontairement engagé le lancement de Telesur : une tentative pour créer une télévision « du Sud » qui tiendrait un autre discours que les médias dominants, et parviendrait à unir dans une même représentation audiovisuelle un sous-continent sud-américain trop demeuré sous l’emprise étatsunienne.

32 En guise de postface, le numéro est clos par le texte attachant de Liliane Zossou, une chercheuse du Sud qui ne travaille pas sur « le Sud ». Nous avons là le récit de l’expérience individuelle d’une politiste africaine n’œuvrant pas sur un terrain africain, et ne cherchant en rien à contribuer directement au « développement » de son terrain. Est-ce « politiquement correct » ? Une Béninoise peut-elle travailler sur les affaires militaires de l’Europe ou des États-Unis ? Une telle position apparaît visiblement peu compréhensible à la plupart de ses interlocuteurs. Voilà qui pose en tout cas deux questions : celle du regard, souvent très méprisant, du Nord sur les gens du Sud ; mais aussi la possibilité du regard de l’Autre sur « Nous ».

Notes

  • [*]
    Université de Paris X-Nanterre, laboratoire Gecko – Philippe.gervais-lambony@u-paris10.fr.
  • [**]
    Université de Paris X-Nanterre, laboratoire Gecko – frederic.landy@u-paris10.fr.
  • [1]
    Parce que le monde n’est plus ni bi-, ni tri-polaire, mais aussi pour des raisons idéologiques et épistémologiques : les textes réunis ici explicitent suffisamment les causes et les aspects problématiques de cette « fin » pour que l’on ne se livre pas à nouveau ici, où la place manquerait, à cet exercice. On se reportera notamment ici au très riche texte de Bernard Hours et Monique Selim.
  • [2]
    Exception : lorsque South se trouve adjoint de l’adjectif global. Le Sud est global pour certains théoriciens du développement [Peet et Hartwick, 1999] parce qu’il ne peut être compris hors d’une relation de domination avec un Nord lui aussi global.
  • [3]
    « Pourquoi le mot « mondialisation » est-il entré de la sorte récemment dans notre discours ? Qui l’y a placé, pourquoi et pour servir quel projet politique ? Et quelle est la signification du fait que même chez de nombreux « progressistes » et « gauchistes » du monde capitaliste avancé, des termes bien plus politiquement connotés, tels qu’ « impérialisme », « colonialisme » et « néo-colonialisme », ont de plus en plus souvent cédé le pas à celui de « mondialisation » pour organiser la réflexion et définir les possibilités politiques ? (…) Est-ce que l’adoption de ce terme est un aveu d’impuissance, aux échelles nationales, régionales et locales, de la classe ouvrière et des autres mouvements anti-capitalistes ? » (traduit par P. Gervais-Lambony).
  • [4]
    Expression que l’on peut traduire par « développement spatial inégal ».
  • [5]
    Mais n’attribuons pas à la mondialisation la responsabilité de tous les processus majeurs de la planète. En 2004, le Forum Social Mondial de Mumbai a montré, à la grande surprise de nombreux altermondialistes occidentaux, que la misère des intouchables et autres groupes défavorisés en Inde était moins due à un impitoyable impérialisme mondialisé qu’à des facteurs d’exploitation beaucoup plus anciens, structurels et profondément indiens.
  • [6]
    Les espaces ruraux sont bien évidemment, peut-être tout autant que les espaces urbains (cela serait un débat intéressant à ouvrir), affectés et transformés en profondeur par des processus liés à la mondialisation contemporaine, mais sans doute, nous semble-t-il, de manière plus diffuse, souvent indirecte et moins immédiatement visible.
  • [7]
    L’adverbe est ici indispensable : les mobilités sont un facteur fondamental du brouillage des repères qui est la raison d’être de ce numéro et pratiquement tous les textes réunis ici les évoquent.

BIBLIOGRAPHIE

  • En ligne ANTHEAUME B. et GIRAUT F. (éds.) [2005], Le territoire est mort, Vive les territoires ! , IRD Éditions, 384 p.
  • ASSAYAG J. [2005], La mondialisation vue d’ailleurs. L’Inde désorientée, Paris, Seuil, 299 p.
  • DESCOLA P., [2005], Par delà nature et culture, Paris, Gallimard.
  • HARDY S. et SIERRA A. [2005], « Territoires et acteurs des risques “naturels” en Amérique latine. Les cas des villes de Managua (Nicaragua) et de Quito (Équateur) », Bulletin de l’Association de Géographes Français, mars 2005, p. 85-95.
  • HARVEY D. [2000], Spaces of Hope, California University Press.
  • HUAULT I. [1998], « Embeddedness et théorie de l’entreprise. Autour des travaux de Mark Granovetter », Annales des Mines, juin, p. 73-86. (disponible sur www.annales.org/gc/1998/ gc06-98/73-86.pdf).
  • LAL V. [2005], « New Orleans. The Big Easy and the Big Shame », Economic and Political Weekly, Mumbai, 17 septembre, p. 4099-4100.
  • MORÉ I. [2005], « La frontière la plus inégalitaire du monde », Le Monde, 19 octobre 2005.
  • PEET R. et HARTWICK E. [1999], Theories of Development, Londres, Guilford Press.
  • VELTZ P. [1996] (nouvelle éd. 2005), Mondialisation, villes et territoires : une économie d’archipel, Paris, PUF.
Philippe Gervais-Lambony [*]
  • [*]
    Université de Paris X-Nanterre, laboratoire Gecko – Philippe.gervais-lambony@u-paris10.fr.
Frédéric Landy [**]
  • [**]
    Université de Paris X-Nanterre, laboratoire Gecko – frederic.landy@u-paris10.fr.
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/03/2010
https://doi.org/10.3917/autr.041.0003
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour Presses de Sciences Po © Presses de Sciences Po. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
keyboard_arrow_up
Chargement
Chargement en cours.
Veuillez patienter...