CAIRN.INFO : Matières à réflexion
« I do think there is a serious difference between being an intellectual and being and academic [1]. »

1Le comité de rédaction d’une revue se porte garant de la scientificité de ses productions. Pour cela, les textes envoyés sont soumis à sa lecture, une lecture parfois déléguée quand les compétences des uns et des autres ne s’accordent pas avec le thème du texte. De ce point de vue, la plus installée si ce n’est internationalement la plus connue des revues françaises n’est pas en reste. Du coup, elle est peut-être celle qui risque le plus cette tranquillité d’esprit qui, bercée par l’institutionnalisation, conduit à la somnolence, dernier état avant la disparition. Alors, rassurez-vous. Le rôle d’un Comité n’est pas seulement de questionner les autres. À l’occasion, il est aussi, en se questionnant lui-même, d’interroger tout le monde.

2Ce serait être aveugle que de ne pas voir à quel point les revues « scientifiques » sont aujourd’hui parties d’un tout, du système complexe de l’enseignement supérieur et de la recherche. Elles sont le support des publications qui légitiment et permettent les progressions de carrières, mais aussi le point d’aboutissement des recherches menées aujourd’hui le plus souvent dans le cadre de programmes financés par appels à projet. Le contrôle des publications dans ces revues est donc doublement essentiel : dans un cercle bien huilé, les publications permettent d’obtenir les financements qui permettent à leur tour de publier… L’évaluation pilotée par les comités de rédaction répond à l’évaluation des projets de recherche et à celle des unités de recherche elles-mêmes, des institutions qui les hébergent et des individus qui les constituent. C’est peu de dire que le monde académique tourne par l’évaluation permanente, au risque, paradoxalement, de ce qui pourtant est la condition de la science elle-même : la liberté. Liberté dite « académique », formule consacrée mais est-elle à vraiment distinguer de la liberté dite d’expression ?

3Probablement ce monde académique ne fait-il ici que suivre une évolution plus globale de nos sociétés, où, sous couvert de rationalisation, la conduite de toutes les affaires se fait de plus en plus sous la tyrannie des tableaux de pilotages et des indicateurs de performance. Des méthodes issues notamment du monde du management de l’entreprise privée, fantasmée en modèle d’efficacité, et encouragée par l’ubiquité des outils numériques auxquels elles sont parfaitement accordées. Les enjeux de la question de l’évaluation des textes scientifiques dépassent ainsi ce qui relève strictement du petit monde de la recherche, a fortiori celui des seules Annales de géographie. Il nous a semblé qu’un angle intéressant pour aborder la question de l’évaluation, en elle-même trop vaste pour être traitée dans un numéro de revue, était celle de l’écriture. En effet, de la rage d’évaluer, l’écriture porte les symptômes. Mais c’est aussi à travers l’écriture, croyons-nous (car nous avons lu Dardel, parmi d’autres), que nous pouvons chercher la voie d’une forme d’émancipation.

4Prolongeant ainsi un geste réflexif du numéro « Terrain » [2], les séculaires Annales, ont aujourd’hui choisi de crever un abcès en abordant un thème rarement discuté et que l’on espère politiquement dangereux : comment, abordant la question de l’écriture scientifique ne pas poser celle de la scientificité de l’écriture, autrement dit celle de la procédure, des principes et des méthodes qui font d’un texte écrit un texte scientifique ? Et comment ne pas porter un regard – pourquoi pas critique – sur les protocoles d’évaluation des revues ?

Fig. 1

À l’occasion des journées Géopoint de Lausanne (juin 2016), la Compagnie Acte, chorégraphe Annick Charlot, fait une performance sur le thème des journées : « De l’espace pour la théorie ».

On the occasion of the Geopoint conference in Lausanne (June 2016), the Compagnie Acte, choreographer Annick Charlot, gave a performance on the theme of the conferenc : “Space for theory”.

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À l’occasion des journées Géopoint de Lausanne (juin 2016), la Compagnie Acte, chorégraphe Annick Charlot, fait une performance sur le thème des journées : « De l’espace pour la théorie ».

On the occasion of the Geopoint conference in Lausanne (June 2016), the Compagnie Acte, choreographer Annick Charlot, gave a performance on the theme of the conferenc : “Space for theory”.

© Olivier Lazzarotti.

5Ce moment d’une critique de la critique est du reste bien venu plus spécifiquement pour la Géographie. Alors que les travaux revendiqués et/ou reconnus comme géographiques sont de plus en plus nombreux et de plus en plus variés, alors que les formes que prend leur rendu se diversifient à l’envi jusqu’au-delà même des écritures littérales (Cinéma [3], théâtre, danse (voir figure 1), etc.), les règles de l’écriture scientifique institutionnellement reconnues, semblent se raidir. Tout comme se resserrent les normes d’une « évaluation » – le mot n’est pas anodin – à la fois formellement tatillonne et, à l’occasion, peu concernée par les contenus.

1.  Évaluation, quelle évaluation ?

6Affirmons-le. La lecture critique des textes fait nécessairement partie de leur reconnaissance scientifique. L’histoire des sciences, et particulièrement celle de la géographie, ne dit que cela. Par exemple : il a pu être reproché aux tenants de la classique géographie française, très appuyée sur un style littéraire en partie normé, de nicher aux creux de leurs esthétiques figurées, une bonne dose d’idéologie. En son temps, Pierre Bourdieu (1980) en a dévoilé les pesants travers, soulignant que ces écritures étaient plus performatives que compréhensives. En l’occurrence et par exemple, elles prônaient un modèle de découpage régional que le texte dit « scientifique » visait au moins autant à légitimer qu’à en décomposer, analyser et critiquer les critères. À peu près en même temps, le développement des géographies quantitatives soutenait une opération de nettoyage idéologique convergente. Grand bien fasse à la géographie !

7Dans le souci légitime de s’approcher, au plus près, des conditions « objectives » d’évaluation, l’écriture qui se veut scientifique devrait donc se conformer à des normes rédactionnelles. Est-ce parce que les livres échappent encore un peu à ces règles qu’ils sont désormais dévalorisés en termes de production scientifique ? Ou bien aussi parce qu’ils seraient soumis à d’autres normes, par exemple liées aux logiques commerciales des éditeurs. Quoi qu’il en soit, à ce compte-là, ni Michel Foucault, ni Jacques Derrida, etc., parce qu’ils sont essentiellement des auteurs de livres, ne seraient reconnus par les institutions universitaires.

8Symétriquement, cette discipline prend un caractère systématique avec les revues où elle est formellement figée en « Conseils aux auteurs » et autres « grilles de lecture ». Au-delà des comptes et décomptes de format (nombre de signes, protocoles bibliographiques, etc.), un déroulé pré-établi s’impose et ce, quelle que soit la langue puisque ces règles, presque des règlements, se sont internationalisées en même temps qu’elles se rapprochaient, sans toutefois s’y conformer tout à fait, des canons des sciences dites « dures », ceux de la norme IMRaD [4] par exemple. Cette tendance produit un double avantage : celui d’une lecture facilitée ; celui d’une uniformisation, au-delà même des diverses revues, qui assure une plus large diffusion des travaux ainsi présentés, et mieux encore s’ils sont rédigés en anglais.

9N’y revenons donc plus : un tel travail n’est ni infondé, ni inutile. Mais quels pourraient être ses effets sur l’écriture scientifique si l’évaluation critique se faisait évaluation normative, évaluation par les normes et pour elles-mêmes et ce, jusques aux rives de la censure ?

1.1.  L’évaluation normative, un « obstacle épistémologique »

10Avec le risque d’une homogénéisation par anticipation en vue d’une évaluation normative, les textes sont la plupart du temps lus selon le principe de l’anonymat. Consignes obligent : anonymat de l’auteur, anonymat des lecteurs, puisque ces derniers sont deux, rarement moins, parfois plus en cas d’appréciations divergentes. Et, apparemment, toutes les garanties d’une critique « neutre », si elle n’est « objective », sont réunies. Mais reconnaissons qu’il y a parfois loin de la coupe aux lèvres, avec de curieuses déconvenues, parfois jusque dans des sphères pourtant réputées pour ne pas plaisanter avec la science [5]. C’est que, d’une part, et avec le temps, il peut apparaître que la première pensée des lecteurs soit de découvrir le nom du, de la ou des auteurs. Et si quelques fois ils y parviennent habilement, d’autres fois pas du tout. Dès lors, s’il est difficile d’évaluer les effets de la démarche, force est de présupposer qu’elle en a. Cela dit, il y a mieux, ou pire. Avec un peu d’expérience, la rédaction de la revue peut anticiper la manière dont tel ou telle va lire tel ou tel texte. Cela revient à décrire ce qui pourrait être nommé un « effet d’aiguillage » : selon que le texte à évaluer va ici ou là, l’appréciation sera changée dans ses modalités les plus extrêmes, soit du tout au tout. Bref, les procédures d’évaluation sont un progrès face aux décisions d’un seul Comité tout-puissant. Mais elles ne sont certes pas la panacée. Cela explique-t-il ceci ? Certaines revues ont fait le choix de garder une évaluation réciproquement nominale. Car après tout rien n’est neutre. Les textes de sciences sociales sont tout de même écrits par des humains et évalués par d’autres. Ni les uns, ni les autres, ne sont hors du monde, impartiaux par nature, dépourvus d’opinions et d’engagements. Ce que la géographie radicale (Gintrac, 2021) puis les approches féministes (Hancock, 2021) et postcoloniales (Fournet-Guérin, 2021) ont d’ailleurs amplement montré : le masque de la neutralité d’un discours bien calibré et bien normé occulte la réalité d’une science insidieusement engagée précisément parce qu’elle prétend ne pas l’être. De fait, ce ne sont pas l’engagement social, voire le militantisme politique des textes qui sont ici interrogés, mais ces perspectives présentées sous couvert plus ou moins explicite de sciences.

11Les heureuses dynamiques de ce début de siècle ont peut-être compris les limites de ces méthodes. Elles sont celles d’une logique qui, ayant perdu de vue ses objectifs fondamentaux ne se déploie plus que comme rhétorique, au mieux, comme liturgie, au pire, dès que les critères formalistes l’emportent sur la prise en compte du contenu. L’évaluation normative se fait mécanique, singeant dans ses présentations les principes comptables d’un tableau Excel. Les effets pervers d’une telle administration sont faciles à pointer. Ils encouragent le conformisme et l’uniformisation, font courir le risque de l’interdit de l’engagement autant que de l’esthétique, peuvent pousser à l’effacement de l’auteur jusqu’à la déshumanisation du texte.

12Reconnaissons, du reste, que cet effacement de l’auteur est consubstantiel à l’idéal d’objectivité scientifique qui structure encore fortement la vision dominante de la scientificité en général. L’écriture souvent collective, l’évaluation presque systématiquement collégiale, les multiples réécritures et corrections qu’impose le processus de publication, cela laisse peu de place à l’expression d’une individualité singulière du type de celles qu’on rencontre, en principe, dans les textes conventionnellement reconnus comme littéraires.

13S’il n’est pas question, ici, de mettre en cause les qualités des textes ainsi publiés, il faut toutefois convenir que ces voies ne sont pas les meilleurs chemins de l’inventivité et de la créativité scientifiques. Gaston Bachelard (1996), en son temps, en avait anticipé les travers. En ne retenant de la production géographique – y compris dans sa version scolaire – que ses traits les plus grossiers, ils promeuvent des (1996 : 216) « disciplines qui ne sont scientifiques que par métaphores. ». En l’occurrence, il évoquait les valeurs des températures moyennes et leurs décimales. Quelques années plus tard et dans un contexte tout autre, ce sont les ravages intellectuels d’un même formalisme que dévoilent deux physiciens, Alan Sokal et Jean Bricmont (1997), quand un texte du premier, composé exclusivement dans un amoureux langage caressé pour lui-même, fait l’objet d’une évaluation positive dans une revue de sciences sociales. Ils sont ceux liés à la production d’une langue officielle avec son pendant, une évaluation caricaturale qui acte bien plus une stérilisation de la pensée qu’elle n’encourage sa stimulation. Autrement dit qui participe à l’appauvrissement d’un potentiel scientifique d’une vie académique qui ne devrait, idéalement, n’exister que de cela : inventer et diffuser des savoirs. Et ce n’est peut-être pas tout.

14Car fallait-il jeter le bébé avec l’eau du bain ? Que la sociologie des années 1980 ait dévoilé, d’un bloc, les limites des écrits géographiques ne signifie pas que la réflexion doive s’y arrêter. La question de la description, par exemple, méritait sans doute une « critique » épistémologique plus approfondie. Prenant soin de rompre clairement avec la notion de « description » telle qu’elle fut convoquée par les géographes classiques – entendons ceux de l’école vidalienne – Jacques Lévy ouvre le chantier du rebond (1999 : 92) : « […] l’observation correspond au versant scientifique du moment descriptif. » Ou encore (1999 : 93) : « Décrire, c’est […] prendre les acteurs au sérieux. » Et, pour finir (1999 : 94) : « Décrire passe enfin par l’autodescription […]. » Bref, il ne s’agit pas de réhabiliter le mot classique, mais de le penser et, avec lui, la démarche pour en fixer les conditions de scientificité. On peut ne pas être d’accord, mais c’est dit et discutable. Et pourquoi, dès lors, faudrait-il s’en passer et se priver d’un débat ? L’esthétique et le scientifique sont-ils, par nature, antithétiques ? Ou bien, – mais alors il s’agirait aussi d’autre chose –, serait-ce que l’enjeu est, aussi, ailleurs ?

1.2.  Question d’ordres…

15Hypothèse : et si le centre du débat était plutôt la production, l’usage et la diffusion d’une langue légitime ? D’une langue qui, en tant que telle, porte, soutienne et entretienne – reproduise ? – l’ordre qui l’accompagne, la promeut et la défend. Comme tout ce qui concerne les sciences du social, l’enjeu est hautement politique. À sa manière et s’appuyant sur un sujet apparemment autre, Norbert Élias (1991) éclaire ce propos. Analysant la partition de L’enlèvement au Sérail, il note que Wolfgang Amadeus Mozart bouleverse les relations entre chanteurs, chanteuses et orchestre (1991 : 205) : « Sans le vouloir, Mozart avait aussi introduit une modification des rapports de pouvoir à l’intérieur de l’œuvre. […]. […] il minait ainsi la position privilégiée des chanteurs et des chanteuses. Et, en même temps, il troublait la société de cour, […]. ». Mozart était-il conscient de tout le politique que comportait sa composition révolutionnaire ? Suspendons ici la réponse. Mais concluons-en que, désormais, plus personne ne peut plus l’ignorer : cela vaut aussi dans le champ scientifique. Philippe Descola le confirme (2006 : 479-480 [6]) : « Les règles de l’écriture monographique sont maintenant fixées depuis plus de soixante ans […]. Il résulte une certaine standardisation des formes de description, l’usage à peu près exclusif de catégories analytiques [reconnues] par la profession – la parenté, la religion ou les techniques – et l’autocensure de jugements trop ouvertement subjectifs. ». Dès lors, ce qui est en cause n’est pas la scientificité – ou non – des textes mais, avec la définition de la scientificité et l’exclusion de ce qui ne serait pas scientifique d’un ordre administrativo-scientifique. De ce point de vue, les phrases de Michel Foucault résonnent d’elles-mêmes (2003 : 10-11) : « […] : le suppose que dans toute société la production du discours est à la fois contrôlée, sélectionnée, organisée et redistribuée par un certain nombre de procédures qui ont pour rôle d’en conjurer les pouvoirs et les dangers, d’en maîtriser l’événement aléatoire, d’en esquiver la lourde et redoutable matérialité. »

1.3.  … et de contre-ordres !

16Face aux barrages des évaluations normatives, les forces de la pensée ont dû inventer leurs places, souvent aux marges des Académies. Localisé, par exemple, dans la collection « Terre humaine », au passage fondée par le géographe Jean Malaurie, Pierre Aurégan (2001) en a produit une intéressante analyse. Comment, par exemple, mettre en récit une pensée, scientifique dans son geste, autrement dit ici, pensée comme une analyse des fonctionnements et des dynamiques des sociétés étudiées ? Comment mettre en œuvre une (2001 : 73) « anthropologie narrative » qui, – et pourquoi pas ? – combine les joies de la lecture à celles de la formalisation de connaissances et d’une pensée scientifique ? Comment faire reconnaître une (2001 : 47) : « […] écriture qui échappe à la forme académique du récit ethnographique » ? Comment, autrement dit, intégrer le « je » et le « subjectif », sans pour autant en faire un envahissant habitant du propos ? La question n’est pas que théorique. En faisant une part au « je » de l’auteur ou de l’autrice, elle engage celle du style qui est aussi celle de l’esthétique de la pensée. Choisir une langue épurée, dépouillée de tout affect, lavée de toute recherche stylistique, est-ce pour autant éliminer la part subjective du rédacteur ou de la rédactrice ? Et, du reste, pourquoi convenir que cette part ne fait pas partie du scientifique ? Au contraire n’en serait-elle pas la condition, à savoir pour sortir du discours d’autorité qui interdit le débat parce qu’un savoir non situé n’en est plus vraiment un comme l’expose Stuart Hall : « il me faut recourir à l’autobiographie afin de ne pas imposer mon discours comme un discours d’autorité » (2007, p. 18).

17Un autre retournement est évoqué par Ivan Jablonka (2014) [7]. Si l’écriture scientifique – de fait, il s’agit essentiellement de l’histoire – peut être rapprochée de la littérature, elle ne le peut à n’importes quelles conditions. La rigueur du raisonnement, le régime d’attestation de la preuve, la réflexivité comme condition de mise à distance de tous les inconscients en sont les plus affirmés. Autrement dit, il n’est pas question de nier ce qui démarque l’écriture scientifique des autres, plus fictionnelles : l’écriture scientifique n’est décidément pas un discours comme les autres. Pas plus qu’il ne l’est d’établir d’étanches cloisons entre les types d’écritures. De ce point de vue, en effet, les apparentes contradictions ne sont peut-être plus rédhibitoires et, à ce jeu, on ne peut que renvoyer aux positions de l’auteur (2014 : 307) : « Quand je dis une histoire plus littéraire, j’entends plus rigoureuse, plus transparente, plus réflexive, plus honnête avec elle-même. Car l’histoire est d’autant plus scientifique qu’elle est littéraire. »

1.4.  Écrire en scientifique : une injonction paradoxale ?

18Entre ordre et contre-ordre, l’écriture de la science se trouverait ainsi placée dans une injonction paradoxale. D’un côté, est affiché l’impératif de la nouveauté, celui de l’invention de nouveaux regards, de nouvelles pensées, de savoirs et de théories sociétaux renouvelés, adaptés aux lieux et aux époques de ceux qui les produisent. Du même côté, est doctement proclamé le régime d’avancée des sciences, des nécessaires essais et des éventuelles erreurs. Mais de l’autre, les rappels à l’ordre d’une évaluation normative dont on peut faire l’hypothèse sensée qu’elle ne se limite ni ne se résume à celle des textes, institutionnalisent les règles de la « bonne » science. Entendons la science légitime. Les chercheuses et chercheurs devraient-ils donc d’abord apprendre la « restriction mentale » ? Les officielles voies de la recherche seraient-elles ainsi celles d’une étroite ruelle pour ne pas dire d’un coupe-gorge : si ne pas publier, c’est prendre le risque de périr, comment publier en sortant des normes de la science officielle ? Est-ce prendre un autre risque, celui de disparaître des radars de l’académie, devenir invisibles pour les robots de la toile qui cherchent puis comptabilisent et mesurent « l’impact » ? Tel serait le prix d’une liberté sans laquelle il n’y a guère de pensée. Mais la perte collective n’a peut-être pas fini de se mesurer. Car comment la problématique insensée des chercheurs et chercheuses soucieux des conditions matérielles de leur existence pourrait ne pas se résumer à ceci : comment innover sans changer ? Autrement dit, comment, tout en restant dans le cadre des approches et des formalismes dominants, celles et ceux qui sont conformes aux attentes des instances académiques et qui sont fixés par elles, apporter une touche de singularité ?

2.  De la science aux sciences

19Ce numéro des Annales de géographie s’ouvre donc à des écritures et des lectures hors normes. Hors normes, cela va sans dire, ne signifie pas sans normes, peut-être bien au contraire. La question des normes n’y est pas posée en soi, mais comme celle de leurs critères. Autrement dit comme une invitation à l’évaluation permanente et polymorphe de l’évaluation. Qu’est-ce donc qui fait science ? Où le trouver ou comment le dire ?

20Que penser, alors, des travaux de Pierre Denmat interrogeant ces pensées, bien souvent considérées comme illégitimes, des séries télévisées ? Que penser du recours que fait Jean-Baptiste Lanne à la langue poétique de ceux qu’il n’est pas courant de reconnaître comme poètes ? N’y aurait-il que la forme littéraire pour en parler ouvertement, comme le fait le livre de Diane Meur (voir infra) ? Et comment aborder, encore, la question du style quand elle est prise chez un Humboldt construisant ainsi un collectif de pensée ? Son enjeu d’écriture ne serait-il pas alors non seulement de comprendre, mais de faire comprendre ? Comment, encore, considérer ces propositions de Yann Calbérac s’interrogeant sur les manières de donner à voir l’habiter ? Si l’écriture théâtrale est éminemment spatiale, comment saisir aussi les « spatialités théâtrales » ? Et pourquoi ne pas se demander, encore, avec Elsa Vivant, comment le théâtre pourrait produire mais aussi restituer des connaissances sur l’espace ? Que penser, enfin, de ce texte de Jean-François Troin qui, dévoilant tout ce qui fait une recherche, reconnaît qu’une bonne partie des « copeaux de la recherche » est évacuée de la recherche ? Quant à Isabelle Lefort, réunissant, dans une même dynamique d’analyse, des catégories d’écritures parfois opposées – la scientifique et la littéraire – elle n’en montre pas moins, franchissant temps et textes, qu’il n’y a pas de mobilités sans immobilités, pas plus qu’il n’y a d’immobilités sans mobilités.

21La question des relations entre écriture et sciences sociales et humaines craque de partout. Elle déborde désormais les formulations dogmatiques. Peut-être parce que, comme le faisait déjà remarquer Jacques Derrida (1967), dans un contexte tout différent, il n’y a pas une écriture, mais des écritures alors mêmes que toutes ces formes ne seraient qu’autant de modalités différentes d’une « archi-écriture » fondamentale qui les engloberaient toutes. Alors, pourquoi donc se priver de l’une ou de l’autre ? Avec quel profit ? Quelle plus-value ? Quel bénéfice ? Vaut-il mieux prendre le risque de passer à côté d’une idée que celui de laisser passer un travail qui, éphémère et passager, se révélera, finalement, n’en avoir eu aucune ? C’est poser la question de notre utilité même, en tant que revue de science sociale. À quoi sert ce que nous publions dans nos pages ? Osera-t-on une réponse toute simple : « La finalité […] n’est pas de promouvoir notre propre réputation intellectuelle ou universitaire, mais de nous permettre de saisir, de comprendre et d’expliquer […] l’histoire du monde et ses processus ; et donc d’informer notre pratique de telle sorte que nous puissions la transformer. » (Hall, 2007, p. 166).

22Est-ce, encore, mettre en doute la phrase de Doreen Massey, en exergue du présent texte ? Pour penser le sociétal, faudrait-il sortir de l’académique ? Voilà un comble qu’un Jean Gottman ne démentirait sans doute pas. Ou bien, autre voie, il faut changer l’académique pour lui permettre de revenir au monde social. Retenons enfin la leçon d’Éric Dardel. Ou, plutôt, celle dont Claude Raffestin (1987) eut le courage de témoigner : mais pourquoi, en effet, n’avons-nous pas lu Dardel ? Bien sûr, le problème n’est pas de savoir si l’on est d’accord, ou non, avec le point de vue de l’auteur de L’Homme et la Terre. Il est de se demander ce qui a fait que l’institution géographique aura mis bien des années avant d’en saisir la portée…

23C’est pourquoi, le plus loin possible de toutes normes définitives, ce numéro prône l’éveil intellectuel autant que la veille, pour ne pas dire la vigilance, scientifique. Il vise à promouvoir la diversité des pensées géographiques et, logiquement, celle de leurs formalisations. Il affirme, au cœur même de l’institution des revues françaises, qu’il n’y a pas, en soi, de « bonnes » ou de « mauvaises » écritures. De « bonnes » ou de « mauvaises » procédures. Il préconise, pour cela, de sortir des travers d’une science conformiste, technicienne, pour donner aussi place à des pratiques et écritures scientifiques plus, disons le mot, « artistiques » et ce, jusqu’aux limites de leurs propres reconnaissances le cas échéant via leurs évaluations. Finalement, le projet de ce numéro n’est pas de soutenir un modèle contre un autre, mais de participer à faire reconnaître la possibilité, voire la nécessité, des voies multiples de la pensée et d’expression scientifiques, réciproquement celles de toutes les formes d’évaluations – y compris quand elles ont pour projet d’aider les auteurs et autrices à mieux formaliser l’expression de leurs propres pensées –, pour inviter à la reconnaissance de régimes de scientificité variés, quitte à définir des manières variées de les évaluer.

Notes

Français

Dans le légitime souci de consolider leur portée « scientifique », les revues de sciences sociales, les Annales de Géographie parmi d’autres, ont établi des protocoles de publication : double lecture en aveugle, grilles d’évaluation, etc. Ces démarches ont produit leurs effets : assurer le lectorat de la scientificité de la revue, lui faciliter la lecture et, ainsi, encourage la diffusion des résultats. Le sens de ce numéro n’est pas de faire la critique radicale de ces méthodes mais de souligner que, à l’occasion, des écritures rhétoriquement académiques peuvent aussi enfermer les sciences sociales et, ce faisant, les priver de possibilités expressives capables, elles aussi, de rendre compte du fonctionnement et des dynamiques des hommes et des femmes vivant en société.

Mots-clés

  • écriture
  • sciences sociales
  • normes formelles
  • science académique

Bibliographie

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Henri Desbois
Maître de conférences, Université Paris-Nanterre
Université Paris-Nanterre
UFR SSA – Département de Géographie
200 avenue de la République
92001 Nanterre Cedex
Philippe Gervais-Lambony
Professeur, Université Paris-Nanterre
Université Paris-Nanterre
UFR SSA – Département de Géographie
200 avenue de la République
92001 Nanterre Cedex
Olivier Lazzarotti
Professeur, Université de Picardie-Jules-Verne
Université de Picardie-Jules-Verne
UFR d’histoire-géographie
La Citadelles
80000 Amiens
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Mis en ligne sur Cairn.info le 23/07/2021
https://doi.org/10.3917/ag.739.0005
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