CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Bien que les mouvements migratoires des Sénégalais vers le Maroc ne soient pas nouveaux, remontant à l’époque précoloniale, ils épousent aujourd’hui, de par leurs imbrications de plus en plus complexes, des formes inédites. Carrefour de mobilités, Casablanca, la capitale économique marocaine, est un terrain d’observation privilégié de ces nouvelles logiques migratoires. Les itinéraires des migrants sénégalais s’y articulent autour de dynamiques hybrides au centre desquelles migration clandestine et parcours commerçants occupent une place prédominante. Certes, chacun d’eux relève d’une genèse propre, s’inscrivant dans un ensemble socio-historique particulier. Mais depuis la fin des années 1990, les orientations nouvelles et concomitantes des contextes socio-économiques, politiques et plus spécifiquement migratoires, conduisent à une redéfinition des rapports entre ces trajectoires migrantes. Ce sont ces articulations que se propose de mettre en lumière cet article. Cette réflexion [1], interpellée par la visibilité progressivement acquise des vendeurs de rue sénégalais sur les places marchandes de Casablanca, prend place dans un contexte particulier. Depuis le milieu des années 1990 et la mise en place de l’Espace Schengen, de la généralisation des visas et des politiques d’immigration drastiques, le Maroc en effet, constitue un lieu de transit privilégié pour la migration clandestine des Sénégalais – comme plus largement des ressortissants subsahariens – à destination de l’Europe.

2Cette contribution repose sur un travail de terrain d’environ six mois, principalement effectué à Casablanca entre décembre 2003 et septembre 2004. Alliant observation participante, discussions informelles et entretiens formels [2], ces investigations ont permis de rencontrer des migrants aux profils variés. Les témoignages recueillis auprès d’anciennes commerçantes sénégalaises comme d’anciens transitaires et résidents sénégalais [3], ont été particulièrement précieux pour saisir toute la portée des changements qui, ces dernières années, ont marqué ce champ migratoire.

3Deux axes de lecture seront déclinés, l’un portant sur la porosité de ces parcours commerçants et clandestins, l’autre sur les formes d’associations s’étant peu à peu tissées entre ces deux catégories de mobilité. Bien que succincte, une remise en perspective historique est tout d’abord nécessaire afin de saisir toute la portée des enjeux qui animent et qui découlent de ces évolutions.

4Accompagnant la route religieuse qui, dès le xixe siècle, draine de nombreux pèlerins tidjanes vers la Mecque mais aussi à Fès [4], les relations commerciales entre le Maroc et le Sénégal se développent au temps des caravanes. Au début du xxe, Casablanca, desservie par une liaison maritime depuis St Louis du Sénégal puis Dakar, s’impose comme place marchande privilégiée, rivalisant peu à peu avec la capitale spirituelle du Royaume [Marfaing, 2004]. Aujourd’hui, ces activités marchandes informelles mettent en relation des commerçantes sénégalaises « circulantes », effectuant des navettes entre plusieurs pays et des courtiers sénégalais, résidant dans la capitale économique marocaine [5]. Sur le mode d’un commerce au comptoir, ces commerçantes ne séjournent que peu de temps au Maroc, une semaine en moyenne. Quelques jours avant leur arrivée, elles informent leur correspondant et leur confient parfois des commandes précises concernant la marchandise qu’elles souhaitent acquérir : vêtements de marques (souvent des imitations), chaussures de cuir, maroquinerie… mais aussi tenues traditionnelles, babouches, djellabas et de plus en plus, téléphones portables et CD gravés. Ces « guides », qui les assistent tout au long de leur séjour contre le versement d’une rétribution, se chargent de trouver les produits voulus en démarchant auprès des grossistes marocains [6]. Lieu de nombreuses transactions, les hôtels où résident les commerçantes de passage jouent un rôle central. Des vendeurs de rue sénégalais viennent s’y approvisionner en différents produits artisanaux que celles-ci importent du Sénégal : gandouras, huile pour le corps, djumbés… Les veilles des fêtes de fin d’année et des cérémonies religieuses comme la Tabaski [7] sont des périodes commerciales particulièrement fastes et les femmes sénégalaises viennent en grand nombre acheter des tenues diverses. Si la majeure partie de ce commerce transfrontalier est le fait de « fourmis à la valise » – pour reprendre conjointement les expressions d’A. Tarrius [Tarrius, 1992] et de M. Péraldi [Péraldi, 2001, p. 329-361] qui qualifient chacun à leur manière cette forme de « nomadisme commercial » [Tarrius, 2002], certains Sénégalais ont préféré s’installer à Casablanca d’où ils mettent à profit le différentiel de produits et de prix prévalant entre les deux pays. L’association avec un correspondant local au Sénégal qui se charge d’envoyer des produits locaux au Maroc, et d’écouler la marchandise en provenance du marché marocain, constitue la pierre angulaire de ce commerce fonctionnant par relais. Certains de ces guides/commerçants (provisoirement) sédentarisés, rejoints depuis quelques années par de jeunes Sénégalaises, diversifient leurs affaires en traitant avec les « bazaristes » des villes touristiques.

5Depuis le milieu des années 1980, les modalités nouvelles des contextes économiques et politiques ont impulsé un ralentissement de ces transactions commerciales. La suppression de la ligne maritime prenant en charge des passagers porte une première atteinte au dynamisme de ce commerce. Certes, la voie aérienne régulière reliant Dakar à Casablanca fonctionne depuis 1956 mais elle est beaucoup plus onéreuse. Outre le prix du billet (d’environ 4800 dh [8]), c’est celui du transport des marchandises qui se pose avec une acuité nouvelle, les bagages autorisés se limitant à 30 kg (avec parfois toutefois, certaines promotions proposées depuis le Sénégal). Non négligeables pour les commerçantes, les tarifs appliqués aux excédents de poids dépassent 100 dh/kg. De la même façon, le coût de revient du fret aérien est nettement supérieur à celui du transport par container. Ces nouvelles conditions d’acheminement constituent donc un frein aux investissements. Bien qu’à partir de Casablanca, le « groupage » où les femmes à la navette s’associent pour mobiliser un container reste couramment employé, le remplissage peut prendre plusieurs semaines en période creuse, ce qui retarde d’autant la fluidité de l’opération.

6La dévaluation du franc CFA en 1994, marque un deuxième essoufflement de ces activités transfrontalières. La différence de pouvoir d’achat se creuse au détriment des commerçantes alors même que les coûts de production tendent à augmenter au Maroc. À cela s’ajoute l’émergence des Dragons d’Asie qui, de plus en plus, concurrencent le marché marocain. Si Casablanca reste une escale privilégiée pour les commerçantes à la valise, celles-ci s’orientent de plus en plus vers d’autres régions plus attractives et compétitives : Dubaï, Istanbul, la Mecque, États-Unis, l’Italie mais aussi et surtout Hong Kong, la Chine… Royaumes de la contrefaçon et de la production textile à moindre coût, les pays asiatiques s’imposent comme la nouvelle destination « à la mode ».
Enfin, un contexte migratoire de moins en moins opportun à la libre circulation marchande fait écho à ces évolutions. Cédant à la pression de l’Union européenne, le Maroc s’oriente depuis la fin des années 1990, vers une politique migratoire plus restrictive dont le durcissement des conditions d’entrées dans le Royaume est un aspect. Des contrôles de plus en plus sévères sont appliqués à l’égard des ressortissants de l’Afrique Subsaharienne, que leur entrée sur le territoire soit soumise ou non à l’exigence de visa. Mise en place vers le milieu de la décennie 1990, une pratique, vivement démentie au niveau de l’Ambassade du Sénégal mais dénoncée par plusieurs Sénégalais, s’appliquait selon les propos recueillis, au niveau de l’aéroport. La « pratique du billet vert » puisque c’est de cela qu’il s’agissait, consistait à retirer et à garder en « garantie » le passeport de tout suspect à l’émigration clandestine. En échange, une fiche verte comprenant les différents éléments d’identité était remise à l’intéressé, celui-ci ne récupérant le document original qu’au moment de son retour au Sénégal. À partir du nombre de passeports non réclamés, les autorités pouvaient obtenir une estimation du nombre de migrants ayant transité par l’aéroport pour regagner clandestinement l’Espagne. Au début des années 2000, cette pratique cède la place aux refoulements dont de nombreux jeunes Sénégalais(es) font les frais, notamment s’ils sont en possession d’un passeport vierge. En 2003, une nouvelle loi légalise ce dispositif en faisant du contrôle des moyens d’existence et des motifs de la venue, des éléments permettant d’apposer, sur simple décision administrative, un refus d’entrée sur le territoire [Belguendouz, 2003]. Sous l’apparence de la rigidité des contrôles, des arrangements à l’amiable peuvent néanmoins se conclure : glisser un billet de 50 euros dans son passeport, pratique courante, ouvre bien des portes… Si de telles pratiques de filtrage peuvent dissuader la venue de certains aventuriers [9], elles entravent également celle de jeunes commerçant(e)s, notamment s’il s’agit de leur premier séjour dans le pays. Casablanca, qui devient une de ces villes transit dans le cadre de la mondialisation et notamment de la mondialisation « par le bas », se distingue dès lors par sa position stratégique à la porte de l’Europe.
Dans ce contexte, il s’agira d’une part, de montrer comment la reconversion dans le commerce informel constitue un subside de secours pour les déboutés de la migration clandestine, mais aussi comment ces derniers sont devenus indispensables au bon fonctionnement de ces activités marchandes. La porosité des frontières entre ces catégories de mobilité se pose désormais comme un élément constitutif de ces différents procès, faisant de ces itinéraires sénégalais un exemple type de migrations hybrides.

De l’aventurier au guide et vendeur de rue : se reconvertir dans les circuits du commerce informel

Une reconversion par étapes mobilisant des réseaux de sociabilité communautaires

7Regagner Casablanca et se reconvertir en guide ou vendeur de rue se présente comme une alternative au difficile retour au pays lorsque au gré des difficultés rencontrées, les chances d’atteindre l’Europe se sont peu à peu estompées. Bien qu’elle puisse être intéressée, l’existence d’une entraide communautaire – reposant sur la reconnaissance d’une origine et d’une appartenance communes, liées à la nationalité –, permet aux nouveaux arrivants de s’insérer sans trop de difficultés dans les circuits marchands. L’intégration au milieu nécessite l’appui d’un réseau de relations et suit différentes étapes. Bien qu’elles marquent une certaine ascension, celles-ci offrent un horizon limité et permettent difficilement de sortir de la précarité. C’est ainsi que la reconversion prend peu à peu la figure de la nasse : l’activité qui permet tout juste de vivre voire de survivre, permet difficilement d’économiser en vue d’un retour au pays. Or, plus le migrant a séjourné à l’étranger, plus il doit justifier son absence. Par conséquent, rentrer les mains vides devient de plus en plus difficile et douloureux. L’échec est double, la honte sociale aussi.

8Dans les souterrains conduisant à l’entrée de la Médina, quelques vendeurs sénégalais – avec un turn-over relativement important –, exposent divers produits artisanaux venant du Sénégal. Dans une relative bonne entente, ils y animent un commerce de rue aux côtés de Marocains qui de la même façon, présentent des articles variés sur des étalages de fortune (CD gravés, bijoux…). Il s’agit d’une économie et d’un commerce ethniques [Ma Mung, 1992] dans la mesure où l’approvisionnement, le financement et plus largement son fonctionnement, reposent sur les « réseaux de solidarité ethnique » avec toutes les nuances que le terme de solidarité contient. Ainsi défini, ce commerce n’est pas nécessairement dirigé vers une clientèle communautaire. Ici, il s’adresse à la population locale et aux touristes occidentaux, mais aussi aux Marocains résidants à l’étranger de retour pour les vacances. Convertissant l’altérité en une attraction et un avantage commerciaux, la vente mobilise une mise en saillance exotique de l’ethnicité.

9Assister un de ces revendeurs sénégalais constitue très souvent un passage obligé pour les nouveaux venus. Là, ils prennent connaissance des prix appliqués, s’initient à la pratique du marchandage et se familiarisent si besoin est, avec les quelques mots d’arabe indispensables à la négociation marchande. Cette étape initiatrice permet de pénétrer le milieu sans disposer du capital de départ nécessaire à l’acquisition des premières marchandises [10].

10Réussissant à négocier quelques pièces à crédit auprès des revendeurs, d’autres préfèrent emprunter le chemin du commerce ambulant. Le colportage permet d’imposer des prix de vente un peu plus élevés, la concurrence étant moins rude et immédiate que dans les tunnels où, à quelques mètres les uns des autres, plusieurs Sénégalais proposent les mêmes articles. Déambuler à travers la ville reste cependant très éprouvant physiquement mais aussi moralement, la hantise d’un contrôle policier pesant à chaque instant [11]. Sur les marches à l’entrée de la médina, il est également fréquent de voir de jeunes vendeurs proposant du miel dans des bouteilles en plastique. Certains sont assistés par un marabout sénégalais qui parallèlement à ses activités occultes, a investi le domaine marchand en rachetant le condiment aux femmes à la valise. Exemplaire du monde de la débrouille mais aussi révélateur de l’éclatement des catégories, ces multiples relations qui se tissent entre des migrants aux profils divers, tiennent aux conditions mêmes de la situation migratoire qui imposent de faire « feu de tout bois » pour pallier aux difficultés rencontrées. En ce sens, la débrouille qui mobilise des « combinatoires d’activités » s’incarne dans la figure de celui (ou celle) qui, « évoluant majoritairement dans un univers matériellement précaire et socialement disqualifié, met en œuvre des techniques de survie, d’enrichissement et de requalification sociale, et articule pour ce faire des compétences d’ordre relationnel et cognitif, une expérience de la ville et des pratiques d’urgence » [Bouillon, 2001, p. 239]. Le monde du commerce informel ne reposant pas sur des engagements fixes et rigides mais étant au contraire traversé par une fluidité des relations, des alliances peuvent se conclure et se défaire à tous moments. Les nouveaux venus par conséquent, s’affranchissent de leur « protecteur » dès qu’ils sont en mesure de le faire.

11Disposer de ses propres articles constitue une deuxième étape dans la hiérarchie sociale des économies de rue ; cela nécessite d’une part de maîtriser les rouages de la vente, d’être en possession d’un minimum de fonds mais aussi et surtout, de s’être tissé un réseau de relations permettant d’acquérir la marchandise auprès des commerçantes sénégalaises. À leurs débuts en effet, les aventuriers reconvertis ont très peu voire aucun contact avec les « mamas » qui, doutant de leur honnêteté, se montrent assez méfiantes à leur égard. Les premières pièces sont obtenues par l’intermédiaire des guides et commerçants intégrés au milieu et qui leur livrent à crédit ou comptant, les produits qu’ils ont eux-mêmes achetés aux femmes circulantes. Cette configuration en relais profite aux commerçantes à la valise comme aux médiateurs, les premières écoulant facilement les articles locaux importés tandis qu’en servant d’intermédiaires, les seconds se procurent un revenu supplémentaire et relèguent l’exercice de la vente, pénible et peu rentable, aux plus démunis.

12Les nouveaux arrivants peuvent également s’allier à un compatriote qui se porte garant en leur nom auprès des femmes à la navette. En absence de garanties formelles, négocier avec un inconnu dont la loyauté n’a pas encore été éprouvée, ne peut se faire sans l’intervention d’un tiers qui mobilise sa position de marginal sécant au profit d’un rôle de médiation entre les deux parties. Dans un monde où la parole donnée fait foi, la confiance reste constamment mise à l’épreuve. Pour autant, ceux qui font preuve d’une droiture en affaires, parviennent peu à peu à traiter directement avec les femmes sénégalaises dont la méfiance se dissipe. Certaines conditions sociologiques en outre, peuvent concourir à les rapprocher : les plus âgées ayant un « fils à l’extérieur » se montrent plus facilement compréhensives à leur égard ; il en est de même des plus jeunes qui rêvent elles aussi souvent, de se rendre en Europe.

13Une fois qu’ils maîtrisent les réseaux de sociabilités marchandes, les initiés qui bénéficient d’un minimum de fonds, assistent à leur tour les nouveaux venus et leur concèdent des pièces à crédit. Ce système de vente se fait parfois aux dépens des « fournisseurs » se trouvant confrontés à des dettes non honorées. La configuration de ce commerce par relais n’est pas sans générer certaines tensions. Les femmes circulantes exigeant généralement d’être payées avant leur départ, les revendeurs sont contraints de leur redonner la marchandise qu’ils ne sont pas en mesure de régler au terme de l’échéance. Des rapports de pouvoir, de dépendances et de subordinations s’imposent au gré des ressources mobilisables et des situations que chacun parvient à négocier. Ainsi, il n’est pas rare que les commerçantes à la valise comme les guides descendent jusqu’aux souterrains réclamer leur dû.
En ces lieux, les conditions de vente sont loin d’être faciles. Les vendeurs restent soumis au bon vouloir des autorités qui à tous moments, peuvent interdire la vente. Depuis septembre 2004, la période est particulièrement difficile, les souterrains étant fermés à ces activités marchandes. Prendre le relais du commerce ambulant ou s’aventurer dans d’autres villes constituent les seules alternatives pour ceux qui ne peuvent se permettre de « chômer ». Essaouira, place touristique particulièrement prisée du Royaume, commence à se faire une réputation dans le milieu même si, en dehors du festival gnawa se tenant annuellement en juin, les vendeurs sénégalais sont encore relativement peu nombreux à s’y rendre. Les interdictions de vente portent également atteinte aux affaires des commerçantes à la valise, alors contraintes de brader le prix des produits locaux importés pour trouver preneur. La défaillance d’un maillon de la chaîne qui se répercute rapidement sur tous les autres, témoigne de la configuration en relais qui anime ce réseau communautaire marchand. Les conditions de travail sont d’autant plus précaires qu’elles sont soumises aux aléas climatiques. Outre la fatigue encourue dans ce lieu bruyant et mal insonorisé, c’est la rentabilité de la vente qui n’est pas toujours au rendez-vous. Attendant avec impatience la saison estivale où se pressent de nombreux vacanciers, les jeunes Sénégalais sont parfois déconcertés par la concurrence accrue qui sévit au même moment, de nombreux vendeurs(euses) occasionnels arrivant alors du Sénégal.
Lorsque les aventuriers reconvertis se repèrent suffisamment dans les places marchandes de la ville, ils peuvent endosser le rôle de guides. Postés à l’entrée de la Médina devant la porte Bâb Marrakech, à l’affût d’une potentielle « cliente », ils abordent les passantes qui traversent la place et leur proposent leurs services. Là encore toutefois, il est plus facile de débuter en se faisant recommander et en contrepartie, le versement d’une commission/rétribution peut être exigé. Dans un monde précaire où migrations commerçante et clandestine se rencontrent, tout s’achète, se vend et se paie : les services gratuits sont rares, la logique du don désintéressé aussi.
L’entrée de la Médina, entre l’hôtel Soussi, établissement populaire où logent de nombreuses commerçantes et les souterrains, constitue l’un de ces lieux de porosité sociale où se côtoient des migrants aux profils divers. C’est là que se rencontrent et peuvent conclure des affaires le marabout, le guide/commerçant – ex-aventurier ou non –, le rabatteur cherchant des passagers pour le compte d’un thiaman[12] à Rabat ou encore une commerçante cherchant à louer une chambre le temps de son séjour, l’étudiant faisant quelques achats avant de rentrer au pays… La diversité des statuts ne dresse pas des frontières étanches entre des mondes sociaux repliés sur eux-mêmes, mais nourrit au contraire une dynamique complexe où s’entrecroisent et s’imbriquent les différents itinéraires. Permettant de défier les multiples revers et les difficultés de la situation migratoire, cette flexibilité s’articule à la « chaîne opératoire de la débrouille ». Dans ce contexte, les chevauchements reliant univers marchand et migration clandestine ont conduit à une évolution sociologique du milieu des guides sénégalais.

Depuis la fin des années 1990, une évolution sociologique du milieu des guides sénégalais tenant essentiellement à l’altération du processus de migration clandestine

14Dans les années 1960-1970 déjà, des Sénégalais installés à Casablanca exerçaient l’activité de courtiers auprès des commerçantes de passage. Peu nombreux à cette époque, ils se sont toutefois imposés face aux Marocains qui avant leur arrivée, avaient investi le domaine. Ils représentaient en outre une population plus stable qu’aujourd’hui où une rotation élevée scande les départs et arrivées incessants de guides occasionnels sur les places marchandes de la ville. Il est d’ailleurs très difficile d’établir une estimation les concernant : ils seraient une vingtaine selon certains, beaucoup plus selon d’autres. En fait, tout dépend si les migrants de court passage sont inclus ou non dans les chiffres avancés. L’accroissement du nombre de guides sénégalais à Casablanca atteint une présence record en 1999-2001, période qui coïncide avec le début de la radicalisation des mesures destinées à lutter contre la migration clandestine. Les aventuriers transitant par le Maroc pour regagner l’Europe venaient en plus grand nombre qu’aujourd’hui, le durcissement sécuritaire ayant joué, dans une moindre mesure, un effet dissuasif [13]. Ainsi, à Casablanca, la présence accrue de vendeurs et guides sénégalais dont certains sont mourides, ne tient pas, contrairement à ce qui s’est passé à Marseille [Bredeloup, 2001] ou à New york [Ebin, Lake, 1992] dans les années 1980, à la mise en place de réseaux de solidarité confrérique favorisant la venue et l’accueil de nouveaux taalibés [14], mais elle est une conséquence du durcissement des contrôles frontaliers. Ce regard comparatif revêt une portée d’autant plus intéressante que l’on en souligne les limites. Tout d’abord, l’étendue de l’économie de rue qui constitue un support essentiel à ces reconversions marchandes, est beaucoup plus développée – et tolérée par les autorités –, dans la capitale économique marocaine où prévaut une longue tradition de vente « à la sauvette », que dans les deux villes précitées. Par ailleurs, si à Casablanca, la force des réseaux mourides, tels qu’ils se donnent à lire dans d’autres espaces de migrations, n’interviennent pas en tant que tels dans ces trajectoires commerçantes, c’est plus largement parce que ceux-ci font défaut au Maroc. Le contexte marocain en effet, se prête peu à la recomposition du système mouride : non seulement les véritables opportunités économiques restent réduites et les migrants gardent une disposition à la mobilité, mais de plus, les conditions politiques locales, dans une conjoncture de suspicion migratoire, ajoutent à ces dimensions structurelles peu favorables.

15Par ailleurs, ce type de parcours où la reconversion dans le commerce informel constitue une alternative au passage en Espagne, existait déjà, bien que sans commune mesure, à la fin des années 1970. Certes, à cette époque, le contexte migratoire était tout autre ; il n’en reste pas moins que le territoire marocain se présentait déjà comme un lieu de transit pour atteindre le vieux continent à moindre coût. Alors que le négoce des fourmis entre le Maroc et le Sénégal était encore florissant, les guides jouissaient d’une situation confortable. Aujourd’hui en revanche, les perspectives de carrière dans le domaine sont quasiment inexistantes : l’activité s’impose à défaut d’autres possibilités sur le marché de l’emploi. Trouver un travail salarié est en effet particulièrement difficile pour les migrants sans diplômes ou n’ayant pas fait leurs études dans le Royaume. Si le milieu est devenu moins rentable économiquement, il s’est également « gâté » sur le pan relationnel, pour reprendre une expression couramment employée par les intéressés. Les pratiques malhonnêtes de certains d’entre eux ont attisé la méfiance des femmes à la valise, de plus en plus prudentes à leur encontre. Certaines d’entre elles préfèrent se passer de leur concours et vont jusqu’à les concurrencer, en orientant à leur tour les nouvelles arrivantes dans les meilleures boutiques.

16Ceux qui veulent s’intégrer au domaine doivent toutefois soigner leur prestation puisque c’est par le principe de recommandation et le bouche à oreille qu’ils se constituent une clientèle de plus en plus étendue. La réputation représente donc une certaine garantie pour les femmes circulantes. Fortes des relations dont elles disposent, elles sont en mesure de ruiner l’honneur des contrevenants. L’enjeu de la notoriété éclaire le fait que les commerçantes préfèrent s’adresser à des guides de même nationalité, tout en relativisant les analyses de type culturaliste. Ce n’est pas tant la proximité culturelle qui est en cause que les réseaux sociaux tissés autour de cette appartenance commune et qui instaurent des relations de pouvoirs et de dépendances. L’identification ethnique [15] ne suffit pas en elle-même à assurer la confiance, mais elle offre certaines garanties au regard des répercussions possibles sur les réseaux de sociabilités prévalant entre « pairs ». Il en résulte une « confiance obligée » et une « solidarité contrainte » [Portes, Zhou, 1992]. Il ne reste pas moins vrai que maîtrisant mieux qu’un autre les tendances du marché local, les guides sénégalais sont en meilleure position pour orienter une commerçante du pays. La présence accrue d’aventuriers reconvertis sur les places marchandes de la ville alimente des pratiques peu solidaires bien que, dans un monde régi par la précarité et l’instabilité, un consensus se soit imposé, laissant à tous la légitimité « de tenter sa chance » pour s’en sortir. Cette régulation morale fait des nouveaux venus les successeurs mais aussi les concurrents des plus anciens.

17Si, de l’aventurier au guide/commerçant, les exemples de reconversion sont multiples, les trajectoires inverses se font beaucoup plus rares. En revanche, les deux profils peuvent se combiner conjointement. Ici, le commerce de rue se présente comme une ressource provisoire dans l’attente que se règlent les différents contretemps faisant obstacle à la poursuite du périple, à l’image de ces aventuriers ayant acheté depuis le Sénégal un passeport – italien le plus souvent, français parfois – et qu’une maladresse retient à Casablanca. Peu sûrs d’eux, certains préfèrent ne recourir à l’emploi de leur « faux vrais » papiers qu’au moment décisif et présentent par conséquent leur véritable passeport lorsqu’ils arrivent à l’aéroport. Peu de temps leur suffit cependant, pour saisir l’erreur commise : comment espérer embarquer « légalement » à Tanger munis de papiers italiens ou français, sans disposer sous cette identité, de cachet d’entrée sur le territoire marocain ? Si pour remédier à la mauvaise estimation du stratège, des relations peuvent être achetées, de longs mois peuvent s’écouler sans qu’aucune solution ne soit trouvée. Ici, il s’agit non plus de renoncer mais de tenir, tenir le plus longtemps possible pour ne pas être contraint de renoncer.
Les circuits de l’économie de rue enfin, sont empruntés par des sportifs de haut niveau, des footballeurs notamment, pensant trouver au Maroc de meilleures perspectives de carrières mais qui se heurtent à de nombreuses difficultés de parcours. Là encore, ils ne renoncent pas nécessairement à leur projet initial mais leurs économies s’amenuisant de jour en jour, ils sont contraints d’intégrer le monde de la débrouille pour se donner les moyens de poursuivre leurs démarches. Parfois, ce sont même les têtes de pont organisant la migration clandestine qui exercent les deux activités de manière concomitante. Intégrant les réseaux de l’économie de bazar sur le modèle des commerçants sédentarisés, certains thiamen investissent dans l’import/export informel.
De multiples passerelles reliant les rives du monde commerçant et celui de la migration clandestine ont ainsi peu à peu été dressées par les migrants. La redéfinition du projet migratoire au gré des difficultés rencontrées ne se heurte pas à des catégories de situations figées ; fluides et perméables au contraire, celles-ci autorisent de nombreux « passages » au cours du temps. Loin de se limiter à des reconversions ou superpositions de trajectoires migratoires, les relations entre les deux milieux sont également particulièrement présentes au niveau des formes d’associations et d’alliances qui, pour faire face au nouveau contexte migratoire, se sont progressivement généralisées.

Migration clandestine et économie de bazar : formes d’associations et complémentarité des itinéraires migratoires

18Les nouvelles conditions d’acheminement des marchandises d’une part, et le durcissement de la lutte contre l’immigration clandestine rendant le passage en Europe plus difficile d’autre part, conduisent à la contraction de formes de transactions inédites entre le monde du commerce informel et celui des aventuriers. Endossant le rôle de transporteurs de marchandises, les aventuriers fatigués qui retournent au pays, deviennent indispensables au bon fonctionnement de ces activités marchandes transfrontalières. La quantité des achats effectués ne rendant pas toujours rentable le recours au groupage (d’autant plus que les délais d’acheminement sont assez longs) et le fret aérien restant coûteux, les femmes à la valise comme les commerçants sédentarisés préfèrent très souvent « faire accompagner leurs marchandises » par une tierce personne jusqu’à Dakar. Désormais très répandue, cette pratique qui relève d’une logistique informelle, permet de contourner avantageusement les normes institutionnelles. Parfaitement adaptée aux nouvelles conditions de transport, celle-ci consiste « à baser l’échange sur des jeux relationnels plutôt que sur des accords contractuels ; (…) à se situer dans le présent et à saisir des opportunités d’affaires, à trouver des partenaires qui permettront de mener et de réussir l’échange ; à se défier des distances, des frontières et des obstacles juridiques, politiques et culturels qui limitent les circulations d’hommes et de marchandises propres à l’accomplissement de ce commerce » [Manry, 2001, p. 281].

19Là encore, les compétences relationnelles du guide et son rôle de médiateur constituent la pièce maîtresse du procès. « Ils croient que je leur suis indispensable, mais ce qu’ils ne savent pas, c’est qu’ils me sont encore plus indispensables », explique un guide sénégalais accueillant occasionnellement chez lui des aventuriers ayant rompu avec les réseaux internes de la migration clandestine. Outre l’hébergement, le guide assiste l’aventurier démuni dans les différentes démarches nécessaires à l’organisation de son retour. L’aidant à joindre sa famille afin que celle-ci lui envoie un peu d’argent, il se charge également de lui trouver un billet d’avion pour Dakar. Ce « commerce » particulièrement actif dans les ruelles et les cafés de la Médina, est un autre volet du monde de la débrouille. Les aventuriers qui empruntent la voie aérienne pour venir au Maroc disposent généralement d’un billet aller/retour ouvert sur un ou trois mois. Si la date de validité de leur billet est expirée lorsqu’ils décident de rentrer (ce qui est souvent le cas), ils ne se procurent pas un nouveau titre de transport auprès d’une compagnie aérienne, mais rachètent à bon prix (entre 200 et 500 dh environ), celui d’un « camarade » arrivé depuis peu au Maroc. Ces derniers, en effet, cherchent souvent à revendre leur billet retour afin de se constituer de petites économies supplémentaires. Le nom du passager ne pouvant être modifié, c’est le passager lui-même qui change d’identité : le recours au sauf-conduit s’impose dès lors comme le corollaire indispensable de la manœuvre.

20Se rendant à l’Ambassade du Sénégal siégeant à Rabat, l’aventurier, souvent accompagné du guide, y déclare avoir perdu son passeport et effectue une demande de sauf-conduit. Certains ne cachent pas leur parcours ni même leur « vraie » identité aux membres diplomatiques qui les reçoivent. Avouant être venus « pour passer », exposant parfois brièvement leurs mésaventures, ils expliquent avoir besoin d’un sauf-conduit à tel nom afin de pouvoir utiliser le billet d’avion racheté. Peu restrictive au niveau de la délivrance de ces documents, l’Ambassade, qui encourage les aventuriers à rentrer, permet à ce dispositif de fonctionner. Avec l’intervention de certains businessmen sénégalais [16], des ressortissants d’autres pays d’Afrique subsaharienne parviennent également à obtenir un sauf-conduit sous l’identité d’un Sénégalais. Après l’échec du passage en Europe, certains d’entre eux, des Ivoiriens mais aussi Libériens… envisagent de partir au Sénégal où ils espèrent trouver un avenir plus prometteur.

21Les termes de l’échange conclus entre le guide et son « protégé » revêtent généralement la forme suivante : le premier prend en charge l’achat du billet d’avion et en contrepartie de l’assistance apportée, utilise à son compte les 30 kg de bagages pour « faire affaire » avec les commerçantes. Leur revendant à 40 dh environ chaque kilo disponible [17], il leur propose de faire acheminer leur marchandise à un prix sans concurrence. L’opportunité est d’autant plus intéressante pour les femmes à la valise qu’à Dakar, les possibilités d’arrangements avec les douaniers sont beaucoup plus larges que lorsque le transport s’effectue par fret ou containers. Tous tirent donc partie de la transaction négociée : les commerçantes importent à moindre coût les produits achetés au Maroc ; le guide s’est procuré un bénéfice avantageux tandis que sont donnés à l’aventurier les moyens de réaliser son retour. Ici, « c’est l’aboutissement de l’échange au profit de chacun des acteurs qui fait lien » [Manry, 2001, p. 300]. Les femmes circulantes qui n’ignorent pas le statut de ces agents porteurs, s’en remettent à la médiation du guide. Si des aventuriers peuvent démarcher seuls, la pratique n’est pas des plus courantes. Les thiamen peuvent également s’occuper de l’obtention des sauf-conduits sans que cela empêche la vente des services d’achemineurs à un guide/ commerçant. De par sa position clé reliant différents segments relationnels, celui-ci occupe une place centrale au cœur de cette circulation migratoire.

22Bien que la transaction reste verbale, reposant sur l’engagement moral, certaines précautions sont de mise. Prenant à ses frais le coût du taxi pour se rendre à l’aéroport, le guide accompagne l’agent porteur jusqu’au comptoir d’enregistrement. Une fois la marchandise pesée, il récupère les tickets garantissant les colis. Au moment convenu, la commerçante rentrée entre-temps au Sénégal se rend au point de rendez-vous où un arrangement en liquide avec les douaniers lui permet d’accéder au point de retrait des bagages. C’est là que s’achève l’échange bien que le guide charge généralement son protégé de le recommander auprès des femmes du pays, mais aussi auprès de camarades qui, fatigués du Maroc, seraient intéressés par une telle transaction. Les réseaux gagnent ainsi en extension et l’exercice de la pratique se répand auprès des différents migrants.

23Puisant leur force dans leur fonctionnalité, ces liens d’opportunité qui s’affirment de manière circonstancielle, se recomposent sans cesse. Savoir jouer et user des appartenances multiples, créer de la proximité là où on pourrait voir de l’altérité, ne pas s’arrêter aux barrières des statuts mais au contraire, les mobiliser à profit, telle est la règle d’or de ce procès mettant en interdépendance complémentaire migration clandestine et itinéraires commerçants. Les conditions propices au développement d’une économie de bazar, à savoir : « des régimes différenciés d’altérité », « l’absence ou la faiblesse d’un régime économique dominant », un « emplacement stratégique au carrefour de plusieurs routes marchandes » [Péraldi, 2001, p. 21] et plus largement ici, migratoires, sont dès lors réunies.

24Le dispositif n’est toutefois pas sans faille et un transporteur malhonnête peut réussir à déjouer la vigilance observée. En particulier, lorsqu’un thiaman reconverti à mi-temps dans les activités marchandes confie à l’un de ses passagers fatigués, le soin de ramener des colis au Sénégal, il n’est pas rare que ce dernier en profite pour régler ses comptes, prélevant à l’insu de celui qui n’a pas su le conduire en Europe, ce qu’il considère lui revenir de droit. La fluidité de cette circulation par relais reste en outre soumise aux complicités douanières et policières achetées. L’accès aux différents points stratégiques des aéroports de Casablanca et de Dakar en conditionne le bon fonctionnement. Après les attentats du 16 mai 2003, le durcissement des contrôles à l’aéroport de la ville touchée par le sinistre, a quelque peu nui au déroulement pratique de la transaction. Officiellement en effet, seuls les passagers munis d’un titre de transport étaient désormais autorisés à pénétrer dans l’enceinte du bâtiment. Il n’en reste pas moins qu’à un prix certes plus élevé les guides sénégalais parvenaient le plus souvent à trouver un terrain d’entente avec les autorités chargées de la surveillance. Economies de la débrouille et de la corruption sont étroitement imbriquées.
Le recours aux agents porteurs est également de mise depuis la capitale sénégalaise. Ici, les négociations s’effectuent le plus souvent à l’aéroport, quelques heures avant le vol en partance pour le Royaume. De Dakar, explique un guide sénégalais, le « business est moins connu » et le service rendu peut être effectué gratuitement. Les commerçants sédentarisés qui se font envoyer des produits locaux, font également fréquemment appel aux agents porteurs. Prévenus de l’heure d’arrivée du vol, ils scrutent derrière la baie vitrée les passagers qui défilent devant la douane et s’interposent, contre un versement en liquide, en cas de problème. Source de contraintes, la frontière devient productrice de richesses pour ceux qui savent la franchir en la transgressant. Ici, les opportunités saisies relèvent moins de logiques de contournement de l’État que du dévoiement, par l’achat de complicités administratives, des lois en vigueur. Dans la mesure où ces activités marchandes informelles « pénètrent et traversent tout à la fois le territoire et les institutions de l’État », elles revêtent une dynamique « transétatique » au sens où l’entend D. Bach [2004, p. 471].
Jusqu’à la fin des années 1990, alors que les contrôles à l’aéroport de Casablanca se faisaient plus sévères à l’égard des « potentiels » candidats à l’émigration clandestine, commerçantes et aventuriers ont trouvé à nouer des alliances avantageuses depuis Dakar. Les premières assistaient les seconds lors du passage à la police des frontières du Royaume : afin d’éviter trop de suspicions à l’égard de ces jeunes sénégalais, elles les présentaient comme des neveux venus les suppléer ; en échange, ces derniers prenaient à leur compte leurs suppléments de bagages. L’une se faisant l’accompagnatrice de l’autre, et l’autre l’accompagnateur des marchandises, la transaction bénéficiait aux deux parties. Les succès de passage en Espagne étant encore relativement importants, les femmes à la valise hésitaient moins à se faire l’alliée des aventuriers. Aujourd’hui en revanche, conscientes que les conditions de transit sur le territoire marocain sont de plus en plus difficiles, elles se montrent beaucoup plus réticentes à porter la « respon-sabilité morale » de leur arrivée dans le pays. Il n’en reste pas moins que les associations conclues depuis Casablanca n’en sont que plus dynamiques. Les unes et les autres peuvent en outre se rencontrer chez des guides/commerçants qui conjointement, les hébergent. Certains thiamen ayant investi le commerce informel proposent également des chambres aux femmes circulantes. Lorsqu’ils sont assurés d’une confiance suffisante, ils ne cherchent plus à leur cacher leur double activité, comptant au contraire sur le lien contracté pour étendre leurs réseaux de relations. « L’avantage à se faire connaître auprès des commerçantes, c’est qu’elles peuvent nous faire de la publicité au Sénégal », explique l’un d’eux.

Conclusion

25Dans l’expérience migratoire et les mobilités en général, les frontières entre le légal, l’informel et l’illégal oscillent sans cesse, bridées par une tension continue. Migration clandestine et itinéraires commerçants ne se croisent pas seulement mais sont étroitement imbriqués. Les interactions qui les animent sont au principe de l’efficacité de leur fonctionnement : dans un rapport de complémentarité réciproque, l’une œuvre comme support et débouché de l’autre. La configuration de ces relations découle de la conjonction d’un certain nombre de situations types, induites par le nouveau contexte économique, politique et migratoire, et en réponse auxquelles ont été développées plusieurs « combines innovantes » associées à des « répertoires de rôles » [Hannerz, 1983]. Il ne s’agit pas de pratiques ou de stratégies isolées, mais de combinatoires relevant d’un « savoir-s’adapter » et se transmettant à travers l’expérience migratoire.

26Au terme de cet exposé, s’interroger sur la portée à terme, de ce dispositif commercial comme plus généralement de ces formes d’échanges, apparaît alors légitime.

27Tout d’abord, bien qu’au Maroc, le provisoire durable marque l’horizon temporel de nombreux aventuriers reconvertis, il s’agit plus d’un prolongement contraint de séjour – face à la difficulté à récolter des fonds conséquents – que d’une logique d’établissement volontaire. Nombre d’entre eux d’ailleurs, aspirent à capitaliser leur expérience marocaine en se lançant dans le commerce à la valise à plus grande échelle. Dès lors, ils se placent moins dans une perspective d’émigration/d’immigration (d’ailleurs aucun Sénégalais n’a ouvert de boutique à Casablanca [18]) qu’ils ne se projettent au sein d’une dynamique plus souple, transnationale.

28Par ailleurs, l’arrêt ou du moins la réorientation sensible de la migration clandestine sénégalaise vers d’autres points de relais détrônant le carrefour marocain, serait sans doute lourde de conséquences pour ce commerce transfrontalier ; pour persister en effet, celui-ci s’accroche aux alliances ainsi tissées. Inversement, l’effondrement de ces activités marchandes ajouterait à la précarité des Sénégalais tentant l’aventure par le Maroc. Dans un cas comme dans l’autre donc, les configurations migratoires apparaissent particulièrement vulnérables. Outre la question du Sahara occidental, rappelée de manière récurrente pour souligner la position délicate du Maroc entre d’une part, les injonctions européennes en matière de contrôle migratoire, et d’autre part, ses intérêts diplomatiques envers l’Afrique Subsaharienne, on peut également se demander si, concernant plus particulièrement ses relations avec le Sénégal, n’intervient pas aussi l’enjeu lié à l’économie informelle. Celle-ci en effet, reste une source de revenus non négligeables pour une partie de la population des deux pays frontaliers.

29Enfin, la construction actuelle d’un axe routier Tanger-Nouakchott-Dakar dont l’entière réalisation devrait être achevée à la fin de l’année 2005, amène à s’interroger sur les répercussions éventuelles au niveau du système d’agents porteurs, formant l’un des nœuds charnières reliant ces deux procès migratoires. Si dans le milieu marchand, certains approuvent cette infrastructure, d’autres se montrent beaucoup plus sceptiques. Certes, les trajets pourront s’effectuer à moindre coût mais des doutes subsistent quant aux garanties de sécurité assurées. Dans les représentations et les mémoires collectives, les confins mauritaniens où ont sévi razzias des Maures et captures d’esclaves jusque dans la première moitié du xxe siècle, restent parfois considérés comme des espaces dangereux. Une fois le réseau routier intégralement réalisé, ses incidences sur ces articulations demanderont donc à être appréhendées sur le moyen comme le long terme.
Alors que les pratiques de l’espace et les temporalités s’entrechoquent, les conditions migratoires s’usant très vite et les initiatives développées par les migrants ne cessant de s’adapter aux législations en vigueur, la logique caractérisée par l’hybridité semble constituer, au-delà des formes spécifiques qu’elle peut prendre, une dynamique essentielle du paysage migratoire.

Notes

  • [*]
    Doctorante en sociologie à l’URMIS – Université Paris VII Denis-Diderot, 2, place Jussieu 75251 Paris Cedex 05. Localisation : Immeuble Montréal, 3e étage Dalle des Olympiades, 103, rue de Tolbiac, 75 013 Paris, anaikpian@yahoo.fr.
  • [1]
    Menée sous la direction de Mme Tripier.
  • [2]
    Tous menés en français ; en de rares circonstances, la présence d’un migrant jouant le rôle d’interprète a été nécessaire.
  • [3]
    Et de quelques grossistes marocains, commerçant depuis de longue date avec les Sénégalais.
  • [4]
    Ville sainte où repose le mausolée de Sir Ahmed Tidjani, fondateur de cette confrérie soufie.
  • [5]
    Bien que d’ampleur et de visibilité moindres, un même type de commerce est entretenu par les Maliens, les Mauritaniens, les Guinéens et les Ivoiriens.
  • [6]
    Mais aussi auprès des commerçants chinois, de plus en plus nombreux à Casablanca et à qui certaines femmes sénégalaises achètent textiles et maroquinerie. Les guides reçoivent également une commission, parfois à l’insu des commerçantes, auprès des grossistes.
  • [7]
    Correspondant à la fête de l’Aïd El Kébir (fête du mouton).
  • [8]
    Un dirham correspond environ à 10 centimes d’euros.
  • [9]
    Nom que se donnent les migrants venus au Maroc dans l’espoir de « passer » en Europe.
  • [10]
    En 2004-2005, un jeune ivoirien travaille ainsi aux côtés d’un vendeur sénégalais ; de telles associations incluant un non Sénégalais, relèvent toutefois de l’exception.
  • [11]
    Dans les souterrains en revanche (situés à quelques mètres de la préfecture de police), leur présence est tolérée par les autorités contre le versement d’un bakchich journalier. La plupart des vendeurs sénégalais y sont en situation irrégulière mais pour l’heure, ils n’ont jamais été vraiment inquiétés.
  • [12]
    Dérivé de l’anglais chairman (président), le terme désigne un personnage clef au sein de la structuration de la migration clandestine sénégalaise comme celle d’autres nationalités. Le thiaman revêt le rôle de garant et de gérant des candidats au passage. Rabat est l’un des principaux pôles où convergent en la matière, les réseaux migratoires des Sénégalais comme d’autres ressortissants subsahariens. Il n’est pas possible, dans le cadre de cet article, de s’étendre plus amplement sur ce point qui nécessiterait un développement à part entière.
  • [13]
    Concernant les Sénégalais tout du moins. Au début des années 2000, environ 1500 résidents sénégalais (hors étudiants) sont recensés dans le pays, chiffre qui ne prend en compte ni les aventuriers ni la plupart des vendeurs de rue ni l’ensemble des guides et commerçants qui ne sont pas tous en situation régulière.
  • [14]
    D’ailleurs, dans le système décrit ci-dessous où le nouveau venu se fait introduire par l’intermédiaire d’un plus ancien, l’appartenance mouride n’intervient pas en tant que telle dans les associations contractées.
  • [15]
    En situation migratoire, la confrontation à une société autre et l’hétéro-définition englobante que les Marocains attribuent aux Sénégalais dans leur ensemble, favorise une identification commune entre compatriotes. Les sous-distinctions ethniques (poolar, wolof…) tenant au caractère segmentaire de l’ethnicité et à ses différents niveaux d’identifications possibles, tendent alors à perdre en pertinence (bien qu’en certaines circonstances, notamment lors de situations conflictuelles, celles-ci puissent être réactivées). C’est aux vues de ces considérations que se justifie l’usage du terme « ethnique » appliqué aux réseaux de sociabilité entre Sénégalais.
  • [16]
    Ils font partie pour la plupart, de la génération des guides/commerçants et travailleurs arrivés au Maroc dans les années 1980 ou au début des années 1990 et qui, forts de leur connaissance du pays, se sont reconvertis dans le milieu très lucratif du « business ». Leur profil rejoint à certains égards la figure du « notaire informel » décrit par A. Tarrius [2002], cet intermédiaire local bien implanté qui dispose de complicités auprès des autorités politiques et policières. Bien que leurs activités se situent à la frontière de la légalité (dont ils usent en jouant de leurs réseaux de relations), celles-ci restent comprises dans certaines limites. Ainsi, ils ne prennent pas part à l’organisation de la migration clandestine bien qu’ils mettent à profit ses conséquences.
  • [17]
    Les prix peuvent être bradés à 20dh/kg notamment lorsque le départ de l’accompagnateur de marchandises est imminent.
  • [18]
    Il existe en revanche un restaurant sénégalais, ouvert par une ex-commerçante il y a près d’une vingtaine d’années.
Français

Résumé

Le champ migratoire formé par les Sénégalais à Casablanca s’organise autour de logiques hybrides, au centre desquelles migrations clandestines et commerçantes occupent une place prédominante. En refusant d’opposer a priori deux figures de migrants, l’une positive, idéalement incarnée dans le profil des commerçants transnationaux, et l’autre négative, couramment représentée sous l’aspect du clandestin ou de « l’aventurier » misérable, la problématique envisagée s’intéresse aux frontières fluctuantes qui, au vu du nouveau contexte de la fin des années 1990, animent ces itinéraires migratoires. L’enjeu heuristique d’une réflexion sur les « nouvelles » logiques migratoires se combine à un double intérêt socio-historique : en éclairant des migrations encore peu connues, cette investigation sociologique évoque les conséquences de la politique migratoire européenne.

Mots-clés

  • logiques migratoires hybrides
  • migrations commerçante et clandestine
  • liens circonstanciels

Bibliographie

  • En ligneBach D. [2004], « Régionalisme et régionalisation à travers le prisme de l’aire saharo-sahélienne », in Les relations transsahariennes à l’époque contemporaine. Un espace en constante mutation, Paris, Karthala, p. 457-479.
  • Belguendouz A. [2003], Le Maroc non Africain. Gendarme de l’Europe ? Alerte au projet de loi 02 03 relative à l’entrée et au séjour des étrangers au Maroc, à l’émigration et à l’immigration irrégulière, Rabat, Beni Snassen, 129 p.
  • Bouillon F. [2001], « Des acteurs et des lieux : les économies de la rue à Marseille », in M. Péraldi, Cabas et container, activités marchandes informelles et réseaux migrants transfrontaliers, Paris, Maisonneuve et Larose, p. 237- 268.
  • Bredeloup S. [2001], « Marseille, carrefour des mobilités africaines », in M. Péraldi, op. cit., p. 65-106.
  • En ligneEbin V., Lake R. [1992], « Camelots à New York : les pionniers de l’immigration sénégalaise », Hommes et Migrations, n° 1160, p. 32-37.
  • Hannerz U. [1983], Explorer la ville, Paris, Éditions de Minuit, 418 p.
  • En ligneMa Mung E. [1992], « L’expansion du commerce ethnique : Asiatiques et Maghrébins dans la région parisienne », Revue Européenne des Migrations Internationales, vol. 8, n° 1, p. 39-59.
  • Manry V. [2001], « Être en affaires. Compétences relationnelles, éthique de la performance et ordre social au marché aux Puces », in M. Péraldi, op. cit., p. 279-314.
  • En ligneMarfaing L. [2004], « Relations et échanges des commerçants sénégalais vers la Mauritanie et le Maroc au xixe siècle », in D. Bach, Les relations transsahariennes à l’époque contemporaine…, op. cit., p. 251-276.
  • Péraldi M. (éd.) [2001], Cabas et container, activités marchandes informelles et réseaux migrants transfrontaliers, Paris, Maisonneuve et Larose, 361 p.
  • En lignePortes A., Zhou M. [1992], « En route vers les sommets : nouvelles perspectives sur la question des minorités ethniques », Revue Européennes des Migrations Internationales, vol. 8, n° 1, p. 171-192.
  • Tarrius A. [1992], Les fourmis d’Europe. Migrants riches, migrants pauvres et nouvelles villes internationales, Paris, L’Harmattan, 208 p.
  • Tarrius A. [2002], La mondialisation par le bas. Les nouveaux nomades de l’économie souterraine, Paris, Balland, 168 p.
Anaik Pian [*]
  • [*]
    Doctorante en sociologie à l’URMIS – Université Paris VII Denis-Diderot, 2, place Jussieu 75251 Paris Cedex 05. Localisation : Immeuble Montréal, 3e étage Dalle des Olympiades, 103, rue de Tolbiac, 75 013 Paris, anaikpian@yahoo.fr.
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/01/2011
https://doi.org/10.3917/autr.036.0167
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour Presses de Sciences Po © Presses de Sciences Po. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
keyboard_arrow_up
Chargement
Chargement en cours.
Veuillez patienter...