CAIRN.INFO : Matières à réflexion

Brigitte Bertoncello, Sylvie Bredeloup, Colporteurs africains à Marseille. Un siècle d’aventures Paris, Éditions Autrement, n? 145, octobre 2004, 167 p.

1En mai 2000, je déambulais à Marseille, dans les quartiers de Belsunce et de Noailles, en refaisant par avance, et sans le savoir, le chemin quotidien des multiples colporteurs africains qui sont décrits dans l’ouvrage de B. Bertoncello et S. Bredeloup. Le grand mérite des deux auteurs est de localiser, en France, en ville, la vie de ces personnes qui passent un temps à Marseille ou y sont implantées depuis des décennies. Avec elles, nous voyons et comprenons la sédentarisation des marins noirs à Belsunce, le passage des musulmans mourides sénégalais, l’ouverture des restaurants des « mamans » africaines, la vigueur identitaire de ces gens, tout autant Marseillais que d’autres. Pas à pas, rue après rue, cartes et photos à l’appui, nous suivons les itinéraires locaux d’Africains qui, à un moment ou à un autre de leur vie, s’installent à Marseille.

2Trois parties rythment ce petit ouvrage et font glisser, progressivement et astucieusement, le lecteur de la figure de l’immigré, trop souvent retenu comme emblème de l’étranger, à celle du citoyen, marseillais de surcroît et investissant les arcanes de la vie économique et sociale locale. À cet égard, le moment clé de l’ouvrage est sans doute la photo de la page 89, et précisément sa légende, qui souligne combien la tenue vestimentaire, le maquillage des Africaines ont pu marquer une communauté en même temps qu’elles l’ont transformée, ouverte à autrui, par le truchement d’emprunts réalisés par les Marseillais, ce qui s’est traduit au début des années 1990 par le multiculturalisme local et le foisonnement d’associations de type « Loi 1901 ». Comme si être Africain, Noir et Marseillais revenait un peu au même.

3Les auteurs ne sont cependant pas dupes. Leur fine connaissance des quartiers et des gens leur permet à la fois de raconter par le menu le parcours des uns et des autres – quand ils passent par Belsunce ou Noailles – et de décrire l’évolution des relations au sein des groupes de migrants, entre groupes ou avec la société marseillaise. Car rien n’est figé ou acquis, tout bouge. Ce n’est pas l’ancienneté de ces marins, décrits comme première figure, arrivés au milieu du siècle dernier et errant aujourd’hui dans les rues de Belsunce, qui leur permet d’aspirer à la tranquillité. Comme Jean Gabin dans un beau film des années 1930, intitulé Remorques, qui montre un commandant de bord obnubilé par son bateau et la vie à bord, ceux-là ont vécu de la mer et semblent, aujourd’hui dans Marseille, être resté « entre deux » : entre la mer et le quai, entre la vie de marin et la vie à terre. Les bars, les tentatives de commerce ne les ont pas stabilisés. Cela ne signifie pas qu’ils ne sont pas chez eux à Marseille, au contraire. Mais, par essence, le caractère mobile de leur activité rend leur regard profond (p. 86), évanescent, un peu inquiet aussi, dans ce Marseille qui change sous leurs yeux.

4Le colporteur, quant à lui – c’est la deuxième figure décrite, est plus ou moins intégré. Selon les produits, les périodes, les générations, il forme une communauté insérée dans la vie marseillaise mais peut se redéployer à tout moment vers d’autres lieux du monde. Les vieux colporteurs, les premiers arrivés, jouent moins la carte de l’insertion que les plus jeunes qui se lancent dans la construction de projets économiques (p. 58). Les auteurs prennent d’ailleurs soin de préciser que « le mouridisme [des colporteurs sénégalais] reste une organisation sociale donnant à ses membres la possibilité de construire leur propre itinéraire » (p. 60), et donc leur vie à Marseille.

5Avec les aventuriers, présentés comme troisième figure africaine, nous entrons dans le Marseille du xxie siècle où tout est d’autant plus possible au migrant, au jeune Africain, au colporteur, que l’individualisme, la course à l’argent modèlent les comportements, structurent les échecs comme les réussites. Nous comprenons que chaque vie de migrant recouvre différentes identités et statuts qui se succèdent l’un après l’autre, et que l’étudiant peut un jour avoir été colporteur, avant d’être commerçant, le marin, barman puis boutiquier. Une seule vie semble ne pas suffire à certains pour remplir tous les métiers ici décrits et qu’ils occupent à un moment ou à un autre de leur passage à Marseille.

6Dans le foisonnement présent des activités, dans cette histoire marseillaise des générations d’Africains qui débarquent dans la ville, seules les femmes migrantes constituent le lien entre tous, l’encaisseur de coups. Si les marins errent dans Belsunce, les « mamans », elles, ancrent la vie dans les rues, par des activités multiples, par le commerce, par les associations, par la conversation. La photo de la page 87 est à cet égard pleine de symboles : elle montre, discutant entre eux, deux Marseillais, une vendeuse africaine et un maçon d’origine maghrébine, chacun appartenant à deux communautés qu’on a souvent opposées, et qui, là, apaisés, conversent à la pause, à deux pas du vieux port.

7Les Africains ont besoin de ces lieux de vie, tenus ou non par des femmes, de ces points de rencontre, eux, marins éparpillés aux quatre coins du globe, dockers en prise avec des métiers durs et des conflits sur les quais, émigrés de passage dont les logements, foyers ou meublés, sont dégradés, colporteurs ou étudiants. Les cafés du quartier La Fosse où chacun vient se défouler dès la fin du xixe siècle rappellent la gargote du film de Steven Spielberg, La couleur pourpre, un espace rempli de jazz et de boissons que les Noirs du Sud américain visitent chaque dimanche. Entre les pages 102 et 109, nous fréquentons d’autres cafés et sentons que cet ouvrage aurait pu être écrit partout ailleurs dans le monde et en même temps uniquement à Marseille : ce mélange des genres, des gens, des couleurs est propre à cette ville, à cette nuit.

8Ces cafés ou ce qu’il en reste, ces restaurants, ces immeubles, ces quais montrés par les photos des pages 121-127 constituent un réseau de lieux, une mémoire pour certains, qui, pris ensemble, forment un territoire. Le franchissement de la frontière entre quartiers Nord et Sud, représentée par la Canebière, n’amoindrit pas la teneur symbolique de ce réseau ; elle renforce l’impression de colporteurs africains fragiles qui, quel que soit l’endroit où ils se posent et habitent, sont rattrapés par l’évolution de la ville, par le développement urbain, par l’aménagement local (p. 120). Comme si, à Marseille aussi, la mobilité des Africains était enfin contrainte, contrôlée, régulée.

9C’est alors dans la communauté que les Africains, de passage à Marseille, se ressourcent. Mais laquelle ? Les marins ont de tout temps eu des difficultés pour s’entendre entre eux ou avec les dockers, la grève de 1949 cristallisant à l’extrême les oppositions et accentuant la stigmatisation de l’étranger. Plus tard, dans les années 80, avec l’islam, des ententes se créent et rapprochent à égalité Noirs et Maghrébins autour d’intérêts partagés bien compris, notamment dans le commerce. Ce qui est plus difficilement le cas pour la communauté chinoise avec laquelle les rapports restent hiérarchiques. Les étudiants africains, groupe ô combien dynamique, cultivent le lien avec la société locale et transgressent les barrières en fréquentant d’autres jeunes, en créant des associations, en surfant sur la vague exotique qui a envahi la France des années 90, sa musique, sa danse, ses lettres.

10Or, les communautés se font et se défont. Le sentiment qui progresse au cours de la lecture et qui est confirmé par la fin de l’ouvrage est que le rapprochement entre individus, groupes, communautés, s’il est réel, reste emprunt de doutes, méfiances, superficialité. Les auteurs rappellent que les conflits entre migrants, comme ceux qui se sont produits sur les quais ou dans les quartiers (p. 130-138), ne sont jamais resitués dans le contexte économique local (tarissement des embauches, compétition pour l’emploi et les trafics de toutes sortes, pauvreté), ce qui laisse penser que l’avenir des Africains à Marseille ne tiendrait qu’à eux. La précarité de leurs positions, renforcée aujourd’hui par l’individualisme, est signe que l’accrochage, parfois la symbiose, avec la société marseillaise est fragile, voire temporaire. Le multiculturalisme des années 90 a vécu, comme s’il n’avait été que factice. Il est remplacé par le business pour lequel le contact avec la société locale est nécessaire, des « communautés de circonstance » se créent. Vient en écho à ce sens des affaires, aujourd’hui développé par les Africains de Marseille, l’ouverture quasi généralisée des pays du continent noir aux importations, aux aides diverses et variées dont profitent de multiples entrepreneurs spécialisés en import-export et qu’on rencontre à la fois à Marseille, Dakar, Abidjan ou Cotonou. Ceux-ci composent avec les institutions, se jouent des réglementations en montant des coups, des associations fantoches.
Le relatif échec du multiculturalisme local conduit-il ces entrepreneurs à « surdévelopper » les comportements affairistes et profiteurs ? Ces Africains de Marseille semblent pourtant en phase avec l’époque du « tout est possible » : le libéralisme aidant, ces acteurs internationalisés, comme le rappellent les auteurs à la dernière page du texte, font des affaires, mobilisant pour cela des registres différents selon le moment, telles que l’ethnie, la nationalité, la jeunesse, l’exotisme, qui leur servent à se mouvoir dans les méandres de la vie marseillaise. Ce n’est pas la moindre des qualités de cet ouvrage que de montrer à la fois le savoir-faire local des colporteurs et leur inscription permanente dans un territoire réseau. Encore plus qu’à l’époque des marins, les Africains de Marseille, même s’ils ne font que passer, sont d’ici et de là-bas.
Jérôme Lombard

William George Browne, Nouveau voyage dans la Haute et la Basse Égypte, la Syrie et le Dar-Four, Gollion, Infolio Éditions, coll. Itinera, 2002, 430 p., réédition de la traduction française de Jean Castéra, parue à Paris en 1800

11La réédition en 2002 par Infolio éditions, du récit de voyage de William George Browne au Darfour, publiée à Londres en 1799 sous le titre « Travels in Africa, Egypt and Syria » est tombée, hélas, à point nommé : cette région de l’Ouest du Soudan, jusque-là ignorée du grand public, occupe depuis deux ans, de manière récurrente, la Une des médias, et attise les inquiétudes des grands acteurs de la scène internationale.

12Exemple typique de ces esprits du Siècle des Lumières épris de découvertes, de sciences, et de voyages, William G. Browne, que ses pérégrinations ont conduit durant huit longues années de l’Égypte, à la veille de l’expédition de Bonaparte, au Levant, encore sous tutelle ottomane en passant par une expédition pionnière, mais malheureuse, vers l’Abyssinie, qui le fourvoiera au Darfour durant trois années d’un calvaire interminable. Si l’Égypte de la fin du xviiie siècle nous est mieux connue par les rapports des consuls et les récits de voyageurs, et par l’œuvre de Jabarti, le Soudan en général et le Darfour plus particulièrement [1] demeurent terra incognita jusqu’à cette première incursion d’un Européen.

13Publié à Londres en 1799, le récit de William Browne sera traduit en français dès 1800, preuve de l’intérêt que suscita dès cette époque, dans le sillage de l’expédition de Bonaparte, l’intérieur de l’Afrique. William Browne n’appartient pas aux catégories classiques des voyageurs de l’Orient : antérieur à la mode romantique, il n’est pas un écrivain en mal d’exotisme ; il n’est pas non plus un commerçant, ni un diplomate, encore moins un espion à la solde de Sa Gracieuse Majesté. Même s’il se pique d’intérêt pour les plantes médicinales, la botanique et la zoologie, comme nombre d’esprits éclairés de son temps, il voyage à son compte, pour « connaître l’état du pays et les caractères de ses habitants ». Dans cette entreprise, le moins qu’on puisse dire est qu’il joue singulièrement de malchance. Dépourvu de protections, nanti de moyens fort modestes, victime d’affections diverses liées au climat et au manque de nourriture, il est régulièrement détroussé et trompé par ses compagnons de voyage, les autorités ou les bandits de grand chemin, que ce soit sur la route de Siwa, en Égypte (qu’il est le premier Européen à visiter), ou au Levant. La persistance de sa curiosité (il perdra malheureusement l’essentiel de ses notes, parmi lesquelles un dictionnaire de langue four) et la force de sa volonté n’en sont que plus admirables.

14Le voyage au Darfour doit lui permettre de rejoindre l’Abyssinie par le Kordofan, la route du Nil étant coupée par les guerres qui dévastent la Haute Nubie. Il se joint donc à la caravane de commerçants, qui une fois par an, rallie le Darfour par le fameux « darb el-Arbaïn ». Quittant Assiout le 23 mai 1793, il arrive à Kobbé le 7 août, après 74 jours de voyage : 11 étapes de marche et 24 jours consacrés au repos et à la pâture des chameaux. Dès l’arrivée, le voyage de Browne tourne au cauchemar : espérant être reçu par le sultan pour obtenir l’autorisation de poursuivre son voyage, il est séquestré et volé : contrairement à ce qui lui avait été indiqué au Caire, les autorités du royaume sont hostiles aux Chrétiens, et les notables auxquels il est livré ne sont animés que par l’esprit de lucre. Épuisé, malade, ruiné, il va passer trois ans à essayer de récupérer ses biens et d’obtenir la permission de poursuivre son chemin, vers le Bornou, vers le dar Gulla ou vers le Kordofan, toutes contrées inconnues jusqu’alors : réservoirs d’esclaves ou sultanats islamisés livrés à des tyrans fanatiques. Faisant la navette entre Kobbé, séjour des jelabs (« jallaba »), les commerçants originaires de Haute-Égypte ou de la vallée du Nil au nord de Khartoum (Dongola et Mahas) et El-Facher, résidence du sultan Abderrahman al-Rachid et de ses principaux meleks (mi-nistres), il n’en recueille pas moins nombre d’informations sur le pays.

15Tout d’abord, il a pu constater par lui-même la menace que font peser sur les caravanes les nomades Kababish ou Bideyat qui vivent du pillage, mais qui sont tenus en échec par le défaut d’armes à feu. Mais d’autres tribus arabes, telles les Mahriya, font montre d’une activité plus pacifique, puisqu’ils font commerce de paniers d’osiers qu’ils confectionnent eux-mêmes. Les nomades Zaghawa sont déjà identifiés comme des colporteurs avisés et courageux, puisqu’ils n’hésitent pas à se rendre au cœur du désert, à Bir el-Malha, pour ravitailler les caravanes qui arrivent à court de vivres.

16Le royaume est un État centralisé, dont la puissance repose sur le contrôle des routes caravanières et le trafic d’esclaves razziés dans les états voisins. La guerre y est un état permanent et le pouvoir très instable, soumis à la fortune des armes et aux querelles dynastiques. Des expéditions sont conduites pour ramener des esclaves du dar Fertit ou du dar Gulla au Sud, ou pour détourner des flux commerciaux, du Kordofan qui se trouve sur la route empruntée par les pèlerins vers La Mecque, ou point d’arrivée alternatif du commerce de l’Égypte, ou du Borgou et du Waddaï. Mais la guerre est aussi intestine et le rétablissement de l’ordre par les forces du Sultan lui est aussi une occasion de s’enrichir, comme le montre le règlement d’un différend entre Mahriya et Mahamid. Le sultan s’adonne lui-même au commerce, parfois contre l’intérêt de la classe des marchands ; mais il s’appuie, plus que sur les tribus guerrières à la loyauté incertaine, sur une armée d’esclaves et sur la caste des « foukkara ». Ces religieux à l’islam rigide, hostiles aux étrangers, luttent également contre la liberté de mœurs, voire la licence qui règnent ordinairement dans la population : le sultan rend périodiquement des édits contre la consommation de « bouza » et de « mérisé », les bières de mil, encore prisées aujourd’hui, et qui font partie de la diète quotidienne ; mais il note que (comme sous le régime islamiste actuel) « les opulents coupables échappèrent, suivant l’usage, à la punition qui atteignait les autres » (p. 211). Ces foukkaras, souvent pérégrins venus d’Afrique de l’Ouest, sont ignorants et n’aident pas plus que les commerçants à ouvrir le royaume sur le monde extérieur : Kobbé, la plus grande cité, qui compte environ 6000 habitants, n’abrite que trois ou quatre écoles coraniques (« maktab ») et si le vieil imam en fonction lors de son arrivée avait étudié à Al-Azhar, ce n’est pas le cas de son successeur, ignorant, dépravé et corrompu, selon les dires de notre auteur.

17État fondé sur le commerce à longue distance, peuplé selon l’auteur d’environ 200 000 habitants, le Darfour possède moins d’une dizaine de centres urbains. Mais ceux-ci, dont la plupart ont disparu aujourd’hui, ne comptent guère que quelques centaines à quelques milliers d’âmes. Kobbé, à 35 km à l’ouest d’El-Facher, est présentée comme la capitale, bien que le sultan réside à El-Facher ou dans des résidences de campagne (comme Ril, sur les marges du Kordofan) est entièrement peuplée de marchands et d’étrangers : Danagla et Mahas chassés par la guerre de leur Nubie natale par les dévastations des redoutables Shaigiya, Maghrébins venus par la route des caravanes… Coubcabia (la Kebkabiya actuelle), est « la clef des routes de l’Occident » (c’est-à-dire du royaume du Borgou à l’Ouest) ; c’est une grande ville, à la population bigarrée, composée d’indigènes, d’Arabes, d’originaires du Borgou et d’autres contrées de l’ouest, de Fellata, etc. Au marché, où l’on vend des étoffes de coton grossières et des outres en cuir appréciées pour le transport de l’eau et le stockage des grains, les petites transactions se règlent en sel.

18Ces villes, peuplées de marchands, d’étrangers et d’esclaves ne sont pour autant pas entièrement coupées de leur environnement rural : elles sont ravitaillées par les pasteurs et les cultivateurs ; l’auteur distingue bien à ce propos les pasteurs Baggara, qui paient un tribut annuel en têtes de bovins, et les « Arabes » nomades, peu soumis, parmi lesquels il énumère les Mahamid, les Mahriya, les Beni Fezara, et les Beni Guerar. Quant au monde paysan, il est à peine évoqué, sinon pour signaler que le sultan possède des terres à blé, sur les pentes du jebel Marra, et qu’il préside chaque année à des cérémonies propitiatoires, vraisemblablement anté-islamiques, lors du début des travaux des champs ; mais le sultan Abderrahman ne poursuit pas les efforts de développement agricole engagés par son prédécesseur Téraub.
Le tableau qui se dégage de la lecture de ce récit de voyage est au total fort instructif : en dépit des entraves mises à sa liberté de mouvement, l’auteur a bien saisi le fonctionnement d’un État tenu d’une main de fer, certes, mais sans souci d’y faire émerger une quelconque conscience nationale ou d’y susciter un développement économique endogène. Les villes, à l’instar de ce qui a été constaté pour le reste du Soudan [2], n’ont pas donné naissance à une civilisation urbaine, où les différentes composantes ethniques et tribales du pays auraient pu commencer à se fondre ; les campagnes, pressurées ou repliées sur elles-mêmes, n’ont pas donné au pays une prospérité alternative à la « rente » de la traite négrière. L’arrêt du trafic caravanier en 1883, lors de la conquête mahdiste, et l’interdiction de la traite par les Britanniques, maîtres du Soudan après 1898, ruineront le Darfour qui demeurera pourtant indépendant jusqu’en 1916, sur fond de rivalités coloniales franco-britanniques. Mais pour cette ultime survivance d’un sultanat qui avait été durant plusieurs siècles l’un des pivots du grand commerce entre la Méditerranée et l’Afrique noire, l’occasion était passée d’engager les réformes qu’exigeait l’entrée dans le xxe siècle et la réorientation de son économie vers la valorisation des ressources locales. Un siècle plus tard, le Darfour, avec les mêmes ressources, mais une population multipliée par vingt, paie chèrement le prix de son lointain passé et de la stagnation à laquelle les gouvernements responsables de son rattachement à l’ensemble soudanais n’ont pas su ou pas voulu remédier.
Marc Lavergne

Danielle Bisson, Vincent Bisson, avec la participation de Jean Bisson, Mauritanie, aux confins du Maghreb, Courbevoie, ACR Éditions, 2005, 335 p.

19Une collaboration familiale a produit ce magnifique ouvrage, qui tient à la fois – cela n’est pas facile – du « beau livre » et du livre universitaire. Cette invitation au voyage cultivé concerne un pays devenu récemment à la mode dans les catalogues des tours operators. Mais sans sacrifier la présentation des paysages, des milieux écologiques et des différentes manifestations de la vie culturelle, il en montre également les enjeux, les conflits et les évolutions, en intégrant étroitement le fonctionnement d’un milieu naturel difficile et l’utilisation qu’en ont fait les sociétés : beau travail de géographe.

20Une première partie fait la présentation synthétique d’un pays de contact, entre Sahara et Sahel d’un côté, entre désert et océan de l’autre, entre mondes arabe et négro-africain. Mais la Mauritanie est aussi aux prises avec une construction nationale difficile. « La vision d’un pays-pont au contact de ces deux mondes s’est évanouie », dans l’affermissement du pouvoir maure, encore favorisé par les sécheresses qui ont poussé de nombreux pasteurs vers le sud, les ont sédentarisés et incités à tenter d’autres activités, y compris l’agriculture. L’évolution a été spectaculaire : les nomades qui représentaient les trois-quarts des habitants lors de la proclamation de l’indépendance (1960) ne sont plus aujourd’hui qu’un pour cent. Dans cette période cruciale de transition, l’État mauritanien a constitué un outil au profit d’une composante de la population, accentuant son fonctionnement clientéliste.

21Une deuxième partie distingue huit régions au sein de la Mauritanie et les présente dans leur diversité. Le découpage est en lui-même intéressant. Il y a d’abord plusieurs « pays » anciens, comme l’Adrar, le Tagant et le Hodh, marqués par des spécificités naturelles, historiques et humaines fortes. D’autres « pays », aux racines historiques moins affirmées, sont plutôt caractérisés par une forme particulière de rapport des sociétés aux potentiels naturels : ainsi la zone contact entre l’océan et le désert, ou la vallée du fleuve Sénégal, secouée aujourd’hui par l’exacerbation des convoitises foncières. Mais il y a aussi des découpages plus originaux. La récente « route de l’Espoir » ouvre au sud du pays un nouvel axe en marge des secteurs déjà considérés par le colonisateur comme la « Mauritanie utile ». Au nord, l’axe Nouadhibou-Zouerat, construit par l’extraction, le transport et l’exportation du minerai de fer, réorganise autour de lui de vieilles relations pastorales, voire nomades. Enfin, Nouakchott, ville du désert et capitale du pays (700 000 habitants), en est désormais le point focal de la société et de la vie politique. Original dans ce type d’ouvrage et bien venu, il faut noter l’importance des passages consacrés aux villes : témoins d’un passé prestigieux pour quelques-unes, fruit de nouvelles opportunités économiques pour un certain nombre, elles sont souvent les nouveaux lieux d’investissement social et politique des tribus. D’une certaine manière, la ville a ainsi pris le relais de la tente et du désert dans la vie des sociétés, et sa fortune est souvent corrélée à la puissance du groupe qui l’a faite sienne : on est loin d’une vision classique de la ville comme lieu de contacts et de mélanges !

22Une seule critique de forme à ce beau livre rempli de très belles photos et doté d’une seule carte (mais très claire) : il manque un index des très nombreux mots locaux, ce qui gêne la lecture, surtout quand celle-ci n’est pas linéaire.
Jean-Luc Piermay

Les diasporas et la notion de diaspora face à la mondialisation, à partir de trois ouvrages récents

Lisa Anteby-Yemini, William Berthomière, Gabriel Sheffer (éd.) Les diasporas. 2000 ans d’histoire Rennes, PUR, 2005, 407 p. Michel Bruneau, Diasporas et espaces transnationaux, Paris, Anthropos-Economica, coll. Villes-Géographie, 2004, 249 p. Christine Chivallon La diaspora noire des Amériques. Expériences et théories à partir de la Caraïbe Paris, Éditions du CNRS, coll. Espaces et Milieux, 2004, 258 p.

23Les diasporas sont à la mode ; le terme est aujourd’hui fréquemment employé pour désigner des migrations internationales de tous types et les sciences sociales contemporaines n’échappent pas à cette tendance. Certes, l’on s’accorde aujourd’hui sur le fait, à tout le moins, que l’emploi du terme ne doit plus être réservé aux diasporas « classiques » à savoir juive, arménienne et grecque, mais où placer la limite entre diaspora et système migratoire en général ? C’est une question de définition, mais elle cache une question sans doute plus importante : pourquoi assiste-t-on à un tel retour en force du mot « diaspora » ? Le numéro 22 de la revue Autrepart (Diasporas développements et mondialisations), publié en 2002 sous la direction scientifique de Rosita Fibbi et Jean-Baptiste Meyer, se fondait sur l’idée d’un lien direct entre ce phénomène et les processus liés à la phase actuelle de la mondialisation. En effet, l’affaiblissement du modèle de l’État-nation territorialisé et le développement des relations en réseau, dans tous les domaines, font que la terminologie classique des études sur les migrations semble moins adéquate et que le regard porté sur les diasporas est devenu positif, s’éloignant de l’idée négative de diaspora née d’un arrachement, d’une catastrophe humaine et cherchant une survie identitaire malgré tout. Le moins que l’on puisse dire est qu’il y a néanmoins débat sur la question, ce que reflètent de nombreuses publications récentes. C’est dans ce contexte qu’il faut replacer les trois ouvrages dont il est ici rendu compte [3].

24Ces trois livres sont de natures différentes. L’imposant volume dirigé par Anteby-Yemini, Berthomière et Sheffer est constitué de textes à l’origine présentés à un colloque qui s’est tenu à Poitiers en février 2002. Ce colloque avait été organisé par le Centre de Recherche Français de Jérusalem, l’unité Migrinter et l’Université hébraïque de Jérusalem ; 30 textes sont ici réunis, dont un certain nombre en anglais, à quoi s’ajoute une introduction générale de Dominique Schnapper. Le livre de Michel Bruneau est un manuel universitaire d’une extrême richesse en exemples (présentés souvent sous la forme d’encadrés synthétiques), en même temps qu’une mise au point bibliographique sur la question des diasporas dix ans après la publication par la revue l’Espace Géographique d’un numéro sur ce sujet coordonné par le même auteur. Le texte de Christine Chivallon, enfin, est un ouvrage scientifique de recherche, à la fois théorique et empirique centré sur un cas particulier de diaspora. C’est d’abord pour cette simple raison que les trois ouvrages se complètent et se répondent ; mais aussi parce que Christine Chivallon et Michel Bruneau sont intervenus au colloque de Poitiers et surtout parce que leurs ouvrages respectifs ne sont pas sans avoir été influencés par les liens scientifiques qu’ils entretiennent.

25Pour mieux mettre en perspective les débats sur lesquels ouvrent ces ouvrages il faut peut-être, paradoxalement, partir du plus « pointu » des trois. Christine Chivallon, dans un texte dense, tente en effet de répondre à deux questions : les peuples noirs des Amériques peuvent-ils être considérés comme une diaspora (et la réponse de l’auteur est affirmative) ? Une diaspora a-t-elle un rapport au monde et un mode de construction identitaire original qui reflète les changements post-modernes de nos sociétés ? Il y a donc dans l’ouvrage, et c’est ce qui fait sa richesse, à la fois une réflexion théorique approfondie sur la notion de diaspora, et une analyse d’une grande finesse d’un cas particulier. Christine Chivallon contribue à renouveler l’approche de la notion de diaspora, notamment par la prise en compte des approches anglo-saxonnes dites « post-modernes » souvent mal connues du public francophone. Dans un texte introductif, l’auteur rappelle les définitions de la notion de diaspora, mais surtout expose les débats actuels entre « modernes » et « post-modernes » qui au fond recouvrent une distinction entre la définition de diaspora « communautaires » (dont l’idéal-type est la diaspora juive) et de diasporas « hybrides » qui se définissent non pas par la continuité et le mythe d’un retour vers un centre mais au contraire par la diversité, le métissage, la dissémination et dont l’idéal-type est précisément la diaspora noire (Black Atlantic telle que définie par Gilroy dans l’ouvrage de référence de 1993). Cette double lecture se retrouve constamment dans les deux autres ouvrages évoqués ici.

26L’ouvrage de Michel Bruneau est un texte de géographe. La question centrale qu’il pose est celle du rapport au territoire des diasporas et il en propose des modèles spatiaux. C’est la capacité d’un groupe à surmonter la distance entre ses membres et la distance à son territoire d’origine qui est pour lui centrale. La naissance d’une diaspora est finalement conditionnée pour l’auteur par une déterritorialisation suivie d’une reterritorialisation et un fonctionnement en réseau. Après un chapitre consacré à la définition difficile de la notion, l’ouvrage traite successivement des éléments constitutifs du lien entre les membres des diasporas : lien familial, communautaire et religieux (chap. 2), lien politique (chap. 3), lien essentiel de la mémoire (chap. 4), liens économiques (chap. 5). Ensuite un chapitre est consacré à une réflexion sur la distinction entre la notion de diaspora et la notion proche d’espace transnational. Ces espaces transnationaux sont, selon l’auteur, récents et liés à la mondialisation de l’économie et aux dissymétries entre pays riches et pays pauvres alors que les diasporas sont inscrites dans un temps long, elles sont spécifiques bien que transformées elles aussi par la mondialisation contemporaine. Le plus efficace est peut-être, comme le propose l’auteur, d’employer la notion d’iconographie élaborée par Jean Gottmann pour traiter des identités nationales. Les diasporas se distinguent par une iconographie forte qui est à la fois la condition et l’instrument de leur pérennité : ensemble de croyances, symboles, images, idées qui constituent le ciment du groupe. Enfin, l’ouvrage s’achève sur un chapitre consacré à l’inscription des diasporas dans les villes, ce qui est heureux tant il est vrai que les lieux des diasporas, les nœuds de leurs réseaux sont urbains (et pas situés dans n’importe quelles villes mais d’abord dans les grandes métropoles, jadis Constantinople, aujourd’hui, par exemple, New York), mais bien sûr un chapitre est trop peu pour épuiser le sujet voire même en dire assez.

27Au cœur des ouvrages de Bruneau et de Chivallon est la question des identités et du rapport au territoire dans le monde actuel. Tous deux considèrent bien que la diaspora est un concept essentiel car elle est un des modes de la construction identitaire et territoriale par distinction de celle proposée dans le cadre de l’État-nation. La différence entre les deux auteurs est de posture : autant Michel Bruneau s’efforce d’intégrer les définitions post-modernes de la diaspora « hybride » en la considérant comme un autre « type » de diaspora, autant Christine Chivallon critique la notion même de diaspora à partir de cette idée d’hybridité qui, si on va au bout de son propos, n’est peut-être pas le trait caractéristique de la diaspora noire mais plutôt un mode de rapport au monde de plus en plus répandu, concurrent de celui de l’État-nation. Michel Bruneau ne disconvient donc pas qu’il faut ranger dans la famille des diasporas les peuples noirs d’Amérique puisqu’il lui reconnaît les grands traits caractéristiques des diasporas : l’arrachement territorial, le fonctionnement en réseau, et, en un sens, le rêve du retour. Mais on perçoit bien au cours des chapitres qu’il est fort difficile de faire rentrer cette diaspora « autre » dans les catégories habituelles : elle est toujours finalement évoquée pour ses différences, comme un cas particulier ; peut-être unique ?

28La question de la construction identitaire est aussi au centre de la réflexion de Dominique Schnapper dans l’introduction à l’ouvrage Les Diasporas. 2000 ans d’histoire. Elle nous rappelle à juste titre que les diasporas classiques sont antérieures à l’émergence de l’État-nation, mais qu’elles ont co-existé avec lui et continuent de le faire ; de plus elle souligne, comme Michel Bruneau, que les diasporas naissent, évoluent, éventuellement ne se pérennisent pas : une définition essentialiste n’a donc pas de sens, on a bien affaire à des processus continus de construction identitaire qui relèvent en grande partie de l’imaginaire (« mais les hommes vivent aussi dans et par l’imaginaire », p. 16). Mais surtout, Dominique Schnapper met en relief le fait que ce ne sont pas tant les diasporas qui ont changé que le regard porté sur elles : considérées naguère négativement, comme résultat de déracinements, comme « anormales » par rapport aux États-nations, elles sont aujourd’hui considérées positivement parce qu’en adéquation, « en affinité » avec les valeurs de ce qu’elle appelle la modernité (et que d’autres appelleraient la post-modernité, mais c’est un autre débat). Ce nouveau regard s’explique selon l’auteur par le fait que la « dissociation croissante entre références identitaires, pratiques économiques et organisation politique devient une caractéristique essentielle du monde moderne » (p. 36) marqué par le développement des phénomènes transnationaux. À ce nouveau modèle, la diaspora est parfaitement adaptée. Et notamment dans le contexte de développement du multiculturalisme dans le monde anglo-saxon (développement souligné dans les trois ouvrages comme facteur important du renouveau dans l’interprétation des phénomènes diasporiques).
Au final donc tous ces textes posent la question de savoir si les changements contemporains du monde ont changé les rapports des hommes à leurs territoires et à leurs identités, ou bien seulement notre lecture et hiérarchisation de ses rapports. C’est une partie entière de l’ouvrage Les Diasporas. 2000 ans d’histoire qui pose cette question en annonçant « les diasporas comme une clé de lecture de nos sociétés ». Si la réponse est positive, elle est liée aux changements affectant les États-nations dans le monde, comme le souligne la septième partie (au titre bilingue) du même ouvrage : Challenging the nation-state ou assimilation aux pays d’accueil ? Cet imposant et foisonnant volume comprend en outre deux parties consacrées essentiellement à la diaspora juive et secondairement à la diaspora palestinienne, une autre aux diasporas naissantes (qui correspondraient aux « espaces transnationaux » de Michel Bruneau) et une troisième aux diasporas noires. L’ensemble est clos par un très beau texte de Chantal Bordes-Benayoun qui, renonçant à une typologie classificatrice, propose une définition paradoxale et dialectique de la diaspora comme relevant d’une part de l’expérience « du lien distendu » d’autre part de « la volonté du lien resserré ». Quelle plus belle conclusion pour dire que l’expérience diasporique est aussi et avant tout aventure humaine, « engagement des hommes, s’attachant à refaire lien et à refaire sens » ? Et ici comment ne pas dire et penser que bien des humains partagent cette double expérience du distendu et du resserré dans leur construction identitaire, processus permanent dans lequel la volonté de « refaire sens » tout simplement face au changement du monde et à l’écoulement du temps ? Au terme de la lecture des trois ouvrages, on restera donc sur sa faim si l’on cherche une définition unique et partagée de la notion de diaspora. Entre les classiques et les post-modernes le débat continu, et l’effort de Michel Bruneau pour concilier les approches différentes n’aboutit pas tout à fait, sauf dans le domaine du fonctionnement spatial des diasporas. Mais on aura compris qu’aboutir à une unique et figée définition n’est l’objectif véritable d’aucun des auteurs. D’une part ces ouvrages sont des mines d’information sur des cas divers ; d’autre part et surtout ils démontrent parfaitement comment l’objet « diaspora » est un formidable « révélateur des mutations de nos représentations socio-spatiales du monde » (et on ajoutera de ses mutations socio-spatiales tout court) comme l’écrivent Lisa Anteby-Yemini et William Berthomière dans leur avant-propos.
Philippe Gervais-Lambony

Notes

  • [1]
    Elle précéda de peu le périple d’un marchand tunisien, Mohamed Ibn Omar al-Tunisi, qui traversa le pays entre 1803 et 1813, et laissa un récit publié au Caire en 1965, le « Tashhidh al-Adhhan bi-sirat Bilad al-Arab wal-Sudan », qui complète bien la relation de Browne.
  • [2]
    El-Sayed El-Bushra, « Towns in the Sudan in the eighteenth and early nineteenth centuries », Sudan Notes and Records, vol. 52, 1971, p. 63-70.
  • [3]
    De manière trop brève : chacun de ces ouvrages aurait évidemment mérité un compte rendu à part entière ; il a cependant semblé intéressant de les considérer simultanément tant ils se complètent et se répondent.
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/01/2011
https://doi.org/10.3917/autr.036.0183
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