CAIRN.INFO : Matières à réflexion

Introduction

1La première impression du chercheur observant les migrants subsahariens dans la ville de Tunis est celle de leur faible visibilité : pas de quartiers ou d’espaces publics bien identifiés ou seulement connus. Des associations, telle la Ligue des Droits de l’Homme, ne croient même pas à la présence importante de migrants subsahariens clandestins dans la ville. Cette première impression est renforcée par la lecture de la presse de ces dernières années qui traite finalement peu de la migration africaine clandestine dans la ville. Seule une dizaine d’articles rend compte de leur existence au moment de naufrages survenus au large des côtes tunisiennes. À partir de ce constat de faible visibilité, l’analyse tente de saisir les conditions socio-politiques qui l’expliquent et questionne la propension de Tunis à devenir une des portes migratoires entre Europe et Afrique. La fonction d’accueil de la capitale tunisienne est ainsi interrogée : s’agit-il d’une zone d’attente, d’une zone d’arrivée, d’une zone d’expulsion ? Et pour quelle catégorie de migrants africains, avec quel projet migratoire ?

2Légaux ou illégaux, les migrants d’origine subsaharienne affluent à Tunis, malgré une politique migratoire plus dure. En même temps que se renforce celle du « clandestin » à expulser, la figure du « bon » immigré subsaharien serait-elle en train d’émerger en Tunisie ? De pays traditionnel d’émigration, la Tunisie, à l’instar d’autres pays du Maghreb, se transformerait-elle malgré elle en pays de transit en direction de l’Europe, voire d’immigration pour les étrangers sub-sahariens ?

3L’enquête de terrain s’est effectuée en binôme à partir d’observations directes des espaces publics, professionnels et privés (restaurants, hôtels, rues, entreprises, associations, logements, campus) ; à partir d’une quarantaine d’entretiens au domicile des migrants, d’entretiens répétés avec des associations caritatives et étudiantes, avec le personnel de la Banque Africaine de Développement et des universités publiques et privées, avec le personnel des ambassades des pays africains à Tunis, et d’un recueil de données secondaires diverses (presses, statis-tiques, documentations et rapports officiels).
La première partie de l’article revient sur le contexte migratoire des pays maghrébins durant la dernière décennie. La présence des migrants est devenue de plus en plus délicate ces dernières années en raison du durcissement de la législation tunisienne sur les conditions d’entrée et de séjour des étrangers (loi du 30 mars 2003) [1], à l’instar des politiques migratoires européennes. La seconde partie de l’article rend compte d’une diversité sociale de migrants noirs africains dans le grand Tunis et du vécu du migrant dans la Tunisie d’aujourd’hui. La Tunisie doit en effet gérer les retombées migratoires d’une politique de coopération et de libre circulation avec ses partenaires africains, dont un des effets est l’accueil sur son sol d’un migrant pluriel : employé international de la Banque Africaine du Développement à Tunis depuis 2003, étudiant poursuivant de longues études, sportif ou encore migrant « aventurier ».

D’une zone d’émigration à une zone de transit

4Le Maghreb reste une zone « classique » de départs vers l’Europe. Quatre à cinq millions de Maghrébins vivent à l’étranger (2,5 Millions de Marocains, 1,2 millions d’Algériens et 0,800 Tunisiens), dont 85 % en Europe. Mais des changements significatifs ont été enregistrés depuis les années 1990. Durant cette décennie, le Maghreb a connu un changement de contexte migratoire, tragique par certains de ses aspects, caractérisé par deux faits majeurs : le renforcement de la migration irrégulière vers l’Europe constituée essentiellement de ressortissants des pays maghrébins ; le renforcement de flux de personnes en provenance d’Afrique subsaharienne transitant ou s’arrêtant momentanément au Maghreb. Des ressortissants de pays de ces zones d’Afrique subsaharienne, fuyant des conflits interethniques, les guerres civiles et les crises humanitaires qui s’amplifient (au Soudan, au Congo, au Liberia, en Sierra Leone, dans la région des Grands Lacs, dernièrement en Côte d’ivoire, au Nigeria, dans le Darfour soudanais et même au Niger) risquent deux fois leur vie : en traversant d’abord les étendues du Grand Sahara, avec ses zones de no man’s land, ses ergs et ses regs, au risque d’être dévalisés par des bandes dans leur montée vers le nord ou durant leur retour vers leurs pays d’origine ; puis en traversant la mer séparant l’Europe de l’Afrique, traversée durant laquelle des centaines de vie humaines sont perdues tous les ans [2].

Le flux des ressortissants des pays d’Afrique noire : un décompte difficile

5Les données statistiques tunisiennes sur la présence étrangère restent agrégées et sommaires en raison de la longueur de la période inter-censitaire.

6Pour l’année 2002, un document de l’Institut de la Statistique Nationale décompte l’entrée de 5063 millions voyageurs non-résidents en Tunisie dont 2047 millions ressortissants des trois autres pays du Maghreb (1280700 Libyens, 728300 Algériens et 38900 Marocains) [3]. Les entrées des ressortissants de l’Afrique subsaharienne n’y sont pas comptabilisées séparément mais seulement comprises dans la rubrique « autres nationalités » sans ordre de grandeur (398300 entrées). Le dernier recensement général de la population et de l’habitat (RGPH) de 2004, en cours d’exploitation, précise que les étrangers résidant en Tunisie ne représentent que 0,3 % de la population totale [4]. Il faut cependant noter que les ressortissants des pays de l’Union du Monde Arabe et ceux d’une partie des pays d’Afrique subsaharienne [5], entrés en Tunisie sans obligation de visa sous le statut de touristes, ne sont pas comptés parmi les étrangers résidents.

7Ces données sur le séjour court (3 mois) et le travail des étrangers, notamment des maghrébins et subsahariens, ne sont pas communiquées par les administrations (Ministère de l’Intérieur et du Développement local et ministère de l’Emploi et de l’Insertion professionnelle) [6].

8La capitale tunisienne [7] est en Tunisie la porte d’entrée principale par voie aérienne des touristes non européens vers l’Afrique : liaisons avec les autres pays d’Afrique du Nord et avec le Moyen-Orient, et liaisons plus rapides aujourd’hui avec l’Afrique subsaharienne (depuis 2001, la compagnie tunisienne « Tunisair » assure une liaison directe avec Abidjan). Presque 100000 passagers originaires d’Afrique subsaharienne sont passés par l’aéroport de Tunis en 2001. La croissance est fulgurante en deux ans, l’effectif a été quasiment multiplié par 6 : 16900 entrées en 1999, 49500 en 2000 et 96600 en 2001. Cependant, ces chiffres sur la croissance des arrivées à l’aéroport de Tunis ne permettent pas de tirer des conclusions sur l’hypothèse du transit vers l’Europe.
L’autre voie principale d’entrée en Tunisie est celle des postes frontaliers terrestres avec la Libye d’un côté et l’Algérie de l’autre [8]. Les postes frontaliers tuniso-libyens sont la principale porte d’entrée terrestre en Tunisie. Le poste de Ras J’dir (dans le sud-est de la Tunisie) enregistre les 2/3 de la circulation transfrontalière terrestre. Les statistiques tunisiennes publiées ne précisent pas les nationalités des étrangers qui passent (à l’entrée comme à la sortie) par chaque poste frontalier terrestre. Toutefois, des résultats de recherche [Pliez, 2001] soulignent que la Libye voisine abrite un important effectif de migrants ressortissants des pays de l’Afrique du sud du Sahara et que l’essentiel des entrées terrestres de ces populations en Tunisie se fait à partir de la Libye, à l’Est. Ceci n’exclut pas la possibilité d’entrée par l’Algérie à l’Ouest, mais cette route reste la plus longue distance que devraient parcourir les migrants subsahariens qui traversent, du nord au sud, tout le Sahara algérien, pour transiter par les villes et les routes de l’Algérie orientale et entrer ensuite par les postes frontaliers algéro-tunisiens.

Un axe migratoire Afrique-Italie

9La Tunisie présente pour les subsahariens plusieurs avantages comme zone de départs non réguliers vers l’Italie : un long littoral à faible distance de l’Italie, comparé à la Libye, doté d’un réseau dense de petits ports de pêche et de commerces situés non loin des grandes villes littorales – Bizerte, Tunis, Sousse, Sfax, Gabès (fig. 1) – et offrant des opportunités de travail et de séjour pour la préparation des traversées clandestines vers l’Italie. La densité du peuplement, de l’urbanisation et des activités dans la plaine littorale tuniso-libyenne de la Jfara, qui relie la Tripolitaine (nord-ouest de la Libye) au sud-est tunisien, permet des facilités de circulation et d’échanges, aussi bien aux ressortissants des deux pays qu’aux étrangers. Les embarcations clandestines qui partent des côtes tunisiennes rejoignent directement la Sicile (150 km séparent le Cap Bon tunisien à la Sicile) et les autres îles italiennes de la Méditerranée orientale, alors que celles partant des ports de la Libye Nord-occidentale suivent généralement la ligne des eaux territoriales de la Tunisie orientale pour rejoindre les îles italiennes de Lampedusa, de Linosa ou la Sicile. Un bilan officiel dressé par le Ministère tunisien de l’Intérieur fait état de 3318 clandestins appréhendés avant de réussir à quitter les eaux territoriales tunisiennes durant l’année 2003, dont la moitié ont été interceptés en mer [9]. Selon la même source, le nombre de traversées et de tentatives de traversées maritimes vers l’Italie à partir des côtes tunisiennes (ou à travers les eaux territoriales de la Tunisie) est en augmentation. En 5 ans (1998-2003), plus de 40 000 personnes ont été appréhendées pour tentatives de transgression illégale des frontières. Plus de cinquante-deux nationalités sont représentées dans ce contingent. Si la majorité est originaire du Maghreb (les Tunisiens représentant 30 % du total) et d’Afrique subsaharienne, l’Asie, l’Europe de l’Est et même l’Amérique latine y sont également représentées.

Fig. 1

Villes ports, ports de pêche et autres grandes villes de Tunise

Fig. 1

Villes ports, ports de pêche et autres grandes villes de Tunise

Une politique migratoire entre Union européenne et Union africaine

10La région maghrébine est désormais concernée par le durcissement des politiques migratoires européennes (durcissement des conditions d’asile, d’entrée et de séjour des étrangers dans les pays de l’espace Schengen, et dans les pays de la « ceinture de sécurité migratoire » que formaient, jusqu’à 2004, les pays candidats à l’adhésion dans l’Union européenne). Les États maghrébins sont soumis de nos jours à la sollicitation de la part des pays européens pour collaborer de plus en plus activement dans la lutte contre les migrations irrégulières. La Conférence euro-méditerranéenne de Barcelone, en novembre 1995, tente d’établir les bases d’un cadre multilatéral de dialogue et de coopération entre l’UE et les 12 pays et territoires méditerranéens : Algérie, Maroc, Tunisie, Égypte, Jordanie, Liban, Syrie, Israël, Territoires palestiniens, Chypre, Malte et Turquie. Ce partenariat sur la question migratoire, poursuivie ensuite sous une autre forme par la constitution du « Dialogue 5+5 » [10], n’est pas sans effet. Cette collaboration se caractérise par un large éventail d’ententes (échanges d’informations et d’investi-gations) pour arrêter les flux clandestins : production de textes juridiques afin de sanctionner les organisateurs et les participants aux départs de clandestins, formation du personnel de surveillance du littoral, équipement en nouveaux matériels de détection. Comme le Maroc avec l’Espagne, la Tunisie a été parmi les premiers pays de départs à signer des accords destinés au contrôle migratoire et à la surveillance des eaux territoriales et internationales, avec l’Italie. Un accord de réadmission a été signé entre les deux pays, en 1998 [11]. Il met l’accent sur le traitement équitable des ressortissants de chacun des deux pays régulièrement installés sur le territoire de l’autre. Cet accord prévoit également une coopération entre les deux pays pour la prévention et la lutte contre l’immigration clandestine, l’obligation de réadmettre les ressortissants de chacun des deux pays entrés ou séjournant de manière irrégulière sur le territoire de l’autre. Il stipule l’obligation de réadmettre les étrangers, hormis les ressortissants des pays de l’Union du Maghreb Arabe, appréhendés en situation irrégulière sur le territoire de l’une des parties et dont il est prouvé qu’ils y sont entrés en provenance directe du territoire de l’autre partie [12].

11Cependant la libre circulation des personnes est par ailleurs inscrite dans les accords signés entre la Tunisie et la plupart de ses partenaires africains au sud du Sahara, dans le cadre de la politique libyenne de rapprochement avec l’Afrique (CEN-SAD) et de nouvelles commissions comme le NEPAD (New partneship for African Development) et l’Union africaine. Cette question du maintien de la libre circulation des personnes à l’intérieur du continent africain reste, malgré le durcissement de la politique migratoire euro-méditerranéenne, l’un des principaux fondements à la constitution d’une coopération régionale. La Tunisie doit aujourd’hui également respecter les accords de libre circulation des migrants subsahariens et gérer les retombées migratoires de sa coopération économique et scientifique avec l’Afrique réalisée ces dernières années. L’installation à Tunis, en 2003, du siège de la Banque Africaine de Développement (BAD) est, avec le secteur universitaire et sportif, un bon exemple des effets de cette politique.
C’est dans l’entre-deux d’une politique de coopération avec l’Europe et de la création d’un espace africain qu’il faut comprendre la diversité des situations sociales des ressortissants d’Afrique subsaharienne à Tunis, leurs conditions d’accueil dans la société tunisienne, leurs modes de co-présence, ainsi que leurs projets migratoires. En retour, l’étude de cette diversité permet de mieux saisir le rôle de la Tunisie dans cette nouvelle configuration des migrations internationales.

Les conditions d’accueil d’un migrant pluriel

12Les migrants subsahariens légaux et durablement installés dans le grand Tunis (jusqu’à 18 ans de présence parmi les enquêtés) se partagent principalement en deux groupes : les étudiants d’une part et, d’autre part, le personnel en situation d’emploi régulier comprenant le personnel diplomatique, et plus récemment celui de la Banque Africaine du Développement [13] avec ses 960 employés (et leurs 800 enfants) de toutes nationalités africaines, pour la plupart cadres supérieurs ivoiriens.

Des étudiants au séjour prolongé

13La Tunisie, à l’instar du Maroc ou de l’Égypte, est en pleine transition quant à son système d’enseignement supérieur. Ces pays doivent faire face à deux séries de problèmes. Ils doivent répondre aux questions posées par leur propre développement économique en matière d’enseignement : passage à l’enseignement de masse et accroissement de la demande de formation supérieure. Ils sont amenés par ailleurs, dans un contexte de mondialisation, à intégrer de nombreux nouveaux venus étrangers et de nouvelles transformations qui se posent à l’enseignement supérieur des pays développés (notamment la formation Master). Les étudiants subsahariens, boursiers ou non, sont de plus en plus présents dans les universités du Maghreb. En Tunisie aujourd’hui, sur les 300 000 étudiants que totalisent les 141 institutions universitaires publiques, 3 000 sont des étrangers. Ils se répartissent principalement en trois tiers selon la statistique de l’enseignement supérieur tunisien : 1 200 étudiants en provenance du Maghreb (dont 376 Mauritaniens), 944 étudiants du Moyen Orient et 768 étudiants de l’Afrique subsaharienne. L’effectif des étudiants étrangers issus des autres pays essentiellement européens est de 98 étudiants. Pour obtenir un total d’ étudiants subsahariens qui dépasse largement le précédent chiffre, il faut comptabiliser les étudiants subsahariens des formations professionnelles de l’enseignement supérieur, ceux des formations privées non universitaires et courtes (moins de six mois), et enfin tous ceux qui représentent une manne pour les récentes universités privées en plein développement (20 universités privées en Tunisie créées en 5 ans dont 18 à Tunis) dont ils constituent la moitié des effectifs totaux et la très grande majorité de l’effectif étranger (95 %). Certains étudiants, les plus fortunés ou bousiers, se dirigeront ensuite vers l’Europe ou l’Amérique du Nord pour poursuivre leurs études de troisième cycle [14].

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Université privée de Tunis (© S. Mazzella, 2005)

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Université privée de Tunis (© S. Mazzella, 2005)

14Les associations d’étudiants ont prospéré depuis la fin des années 1990 et ont aussi appris à mieux s’organiser au sein de l’Association des Étudiants et Stagiaires Africains en Tunisie qui regroupe et met en réseau les différentes associations des étudiants ressortissants des pays d’Afrique subsaharienne. Elle compte 2500 adhérents. À ce réseau, il faut ajouter les associations cultuelles comme la JCAT (Jeunesse Catholique des Africains à Tunis) qui regroupe une soixantaine d’adhérents. Ces associations sont généralement les premières à être contactées par les migrants qui viennent les voir dès leur arrivée afin d’être conseillés sur l’hébergement, la bourse, les ambassades, les activités. Si l’entraide, l’information, la mise en réseau sont les activités et valeurs primordiales qui motivent ces associations, elles les réservent en priorité aux étudiants et stagiaires et sont embarrassées face à l’afflux des autres migrants, non étudiants, qui viennent les voir. Ces présidents d’association ont bien conscience du rôle qu’ils jouent dans l’entraide locale, tout en étant garants du bon fonctionnement de leur organisation. Aussi la sélection est là encore de rigueur, tous les migrants subsahariens et compatriotes ne bénéficient pas de leur aide.
Les étudiants trouvent à se loger dans des appartements ou des pavillons des quartiers périphériques des classes moyennes de la ville, les foyers universitaires servant surtout aux étudiants boursiers dans le cadre de la coopération culturelle. Le quartier d’El Oumrane proche du campus universitaire est particulièrement leur lieu de vie. Sans le déclarer ouvertement, la plupart des étudiants concèdent qu’ils sont généralement conduits à exercer des emplois non déclarés au regard de la modicité des bourses qu’ils perçoivent et surtout de l’irrégularité du versement de ces dernières quand ils sont boursiers de leurs États d’origine [15]. Ce sont des situations d’autant plus difficiles que ces étudiants sont privés des avantages de l’existence de réseaux familiaux dont ils auraient sans doute bénéficiés s’ils étaient au sein de leur société d’origine. La majorité des étudiants se font peu d’illusions sur les opportunités de trouver des emplois correspondant à leurs compétences, quel que soit d’ailleurs le pays où ils projettent de s’installer au terme de leurs études (pays d’origine, Tunisie ou Europe). Seuls les diplômés dans les Techniques de l’Information et des Télécommunications (TIC) sont plus confiants. Ce contexte explique le renforcement lent mais soutenu de la présence de jeunes subsahariens (étudiants en cours de formation, diplômés de l’enseignement supérieur, stagiaires) dans des emplois non déclarés dans le secteur du service aux personnes et aux entreprises (informatique, comptabilité, marketing), de l’animation, de la restauration. Les cadres aisés de la Banque Africaine de Développement, implantée à Tunis depuis le début de la crise ivoirienne en 2003, sont quelquefois les employeurs des étudiants pour des petits emplois non déclarés : baby-sitter, cuisinière, employée de service, chauffeur, gardien, jardinier. Les étudiants peuvent aussi exercer une activité commerciale non déclarée : vente de produits à domicile (produits de beauté, produits ménagers) ou vente d’articles « ethniques » (provenant des pays d’origine) auprès des commerçants tunisiens des souks de l’artisanat situés dans les grands centres touristiques du pays (Tunis, Hammamet, Sousse, Jerba, Sfax, Tozeur et Douz) [16]. À Tunis, le secteur de la coiffure négro-africaine et celui de l’animation culturelle, celui des Disc-jockey dans les discothèques ou les hôtels luxueux de la ville, connaissent un plein essor. Depuis 2003, Tunis a ouvert sa première boîte de nuit de musique africaine qui associe dans la direction de cette entreprise, et pour la première fois en Tunisie, un jeune patron d’une riche famille tunisoise et un jeune ivoirien DJ (étudiant) réputé dans ce milieu professionnel [17].

« Les BADois » [18]

15L’installation du siège de la Banque Africaine de Développement (BAD) à Tunis durant les années 2003-2004 est l’un des facteurs qui a contribué au renforcement de la présence subsaharienne en Tunisie et à l’ouverture croissante de la Tunisie sur l’Afrique [19]. Après le déclenchement par les Nations Unies, le 5 février 2003, de la phase prévoyant l’évacuation d’urgence de son personnel, la BAD a enclenché son mouvement de transfert. Toutes les activités de la BAD ont été recréées sur le site de Tunis où 960 personnes ont été transférées, employés de toutes les nationalités africaines (dont 200 cadres ivoiriens) et leurs 800 enfants.

16« Ils sont très visibles pour la population tunisienne peu habituée à voir une population noire et riche à la fois » précise, lors d’un entretien, le directeur des ressources humaines de la BAD à propos des employés de l’entreprise. C’est lui qui a eu la charge de loger rapidement dans les quartiers résidentiels des classes supérieures et moyennes de Tunis (Oumrane Supérieur, Ariana, Ennasr, El Menzah, El Manar, la Marsa) (fig. 2). « Ici, à la BAD, poursuit-il, nous vivons aux rythmes des crises de la Côte d’Ivoire, dès qu’un événement survient là-bas, heureux ou malheureux, c’est l’euphorie ou alors la grande déprime. Les Ivoiriens espèrent toujours y retourner, ils ne comptent pas rester ici ».

Fig. 2

Lieux et quatiers de la présence des étudiants africains et du personnel de la Banque Africaine de Développement (BAD) à Tunis

Fig. 2

Lieux et quatiers de la présence des étudiants africains et du personnel de la Banque Africaine de Développement (BAD) à Tunis

17L’installation dans ce nouveau lieu de vie ne s’est pas effectuée sans difficultés. On en retiendra deux. Il y a eu des réactions racistes au départ, notamment entre les enfants dans les cours de récréations, que les enseignants ont dû réguler (notamment à l’École internationale de Tunis, et dans deux établissements français de la ville). Les étudiants subsahariens se plaignent aussi de jets de pierre dans la rue, d’insultes à leur encontre : « Ils nous appellent les singes, ils pensent qu’on est arriérés ou alors ils nous disent “vous les Africains”. Je ne savais pas qu’il existait un continent maghrébin ? Un jour en cours, j’ai levé le doigt, et le prof m’a dit : “oui, Monsieur l’Africain ?”. J’ai répondu au prof en l’appelant “Monsieur l’Européen”, et toute la classe a ri ».

18D’une autre manière, cette régulation des tensions sociales a aussi concerné les cadres de la BAD et leur personnel de maison. Le gouvernement a accepté la venue d’un personnel de maison étranger à la condition qu’il soit déclaré et immatriculé, ce qui permet la prise en charge en cas d’accident de travail. Le gouvernement tunisien a ainsi autorisé le travail et les titres de séjour à deux personnels de maison par famille (nounou et cuisinier). La main d’œuvre bon marché des Burkinabés et des Maliens venus servir les cadres africains de la BAD, majoritairement ivoiriens et sénégalais, s’est transformée dans la migration en « ayant-droit » de la société tunisienne. Cela ne s’est pas fait sans conséquences, jusqu’à parfois entraîner ici un mariage mixte, là un licenciement de leur employeur refusant leur demande d’augmentation de salaires. De plus, les dures conditions de vie et de travail de ces employés de maison ont fait l’objet de procès moraux de la part du voisinage tunisien.

La migration irrégulière des aventuriers [20]

19La législation tunisienne en matière de séjour des étrangers tolère le séjour des étrangers africains le temps de l’examen de leur dossier ou durant les trois mois de présence légale sans visa. Ceux dont l’arrivée est toute récente (les « primo-arrivants ») louent des chambres en individuel ou à plusieurs dans les hôtels non classés du quartier de la gare en centre ville, autour de la place Barcelone (fig. 2). Les Ivoiriens ou les Maliens, qui viennent par exemple sans visa comme la législation les y autorise (à la différence des camerounais par exemple), rencontrent ensuite des difficultés. Sans inscription universitaire et sans emploi, ils ne peuvent pas travailler en Tunisie et sont alors poursuivis comme clandestins. Même durant les trois mois autorisés sans visa, les étrangers africains sont confrontés aux fréquents contrôles policiers. La police organise des perquisitions, vient chercher les personnes dans les hôtels, ou chez les étudiants qui les hébergent. Les étudiants prennent en retour plus de précautions pour proposer un accueil à leurs compatriotes. Ces précautions ont été d’autant plus suivies dans la période qui a suivi l’organisation de la Coupe d’Afrique des Nations (février 2004) où le contrôle policier s’est renforcé suite à l’application de la toute nouvelle loi sur le séjour et la circulation des étrangers. Dans un premier temps, la Coupe d’Afrique des Nations a constitué une aubaine pour les candidats à l’immigration [21]. Arguant de leur statut de supporters, des jeunes venus de toute l’Afrique ont pensé pouvoir bénéficier de leur entrée sur le territoire tunisien pour y trouver du travail. D’autres, mieux informés, se sont inscrits dans des formations privées de courte durée. La presse a fait état de charters entiers de supporters repartant à vide. Cependant, ceux qui ont réussi durant les 3 mois légaux, à justifier d’un domicile et d’une inscription universitaire, ont été nombreux à être arrêtés et expulsés, au motif qu’ils n’étaient pas de véritables étudiants. Samuel est un jeune footballeur camerounais de 20 ans, ancien joueur professionnel au Mali, qui a rejoint la Tunisie avec des papiers en règle. Il a payé son billet d’avion et vient après qu’un manager au Mali lui a dit qu’il avait ses chances en Tunisie. Mais il est arrivé en retard sur les dates indiquées par le manager pour passer la sélection. Il doit attendre la prochaine saison. En attendant, et pour éviter de se trouver dans une situation illégale après l’expiration de son visa touristique, il s’est inscrit comme étudiant dans une formation privée de courte durée. Quand nous le rencontrons, Samuel, bien que déçu, n’a pas envie de retourner au pays. Il rêve d’aller en Europe et porte aussi les espérances de sa famille qu’il ne veut pas décevoir : « Mes frères, tous autour de moi, se moqueraient de moi. Mon père ne serait pas content. Non, je continue ». Il souhaite aller en Europe si son projet sportif ne réussit pas en Tunisie, et se renseigne déjà auprès d’autres migrants sur les routes à suivre ou à éviter.
Les personnes en situation irrégulière sont envoyées dans un « Centre d’accueil temporaire » à Tunis. Arrêtés avant d’embarquer ou expulsés par des pays européens, ces Africains sont soumis à une deuxième procédure d’expulsion par la Tunisie vers les pays d’origine. Or peu de ces ressortissants ont les moyens de se payer le billet de retour, surtout après avoir généralement perdu leurs économies dans le financement de leurs traversées. Des témoignages de migrants rendent compte de reconduites à la frontière libyenne manu militari.

Extrait d’entretien avec Jacob, un Mauritanien d’une quarantaine d’année originaire de Nouakchott, ancien officier de pêche

Aujourd’hui, il travaille au noir comme commerçant avec son passeport mauritanien qui lui permet de circuler entre la Tunisie et la Libye. Il souhaite partir en Europe, et économise en attendant. Il a déjà été expulsé d’Espagne en 2000. Sans papiers, il a été arrêté en Tunisie en 2003. Il nous raconte son expulsion vers la Libye.
« À Tunis, il y a un centre d’accueil. Ils ne te frappent pas, tu peux téléphoner. On y passe au minimum 15 jours jusqu’à un mois. T’es mieux traité qu’en Europe, c’est ce que disent les Nigérians que j’ai rencontrés. Tu as un bon déjeuner, de l’eau chaude, des matelas, c’est propre, mais dès que tu quittes là-bas… De Tunis, on va à Sousse, de Sousse on va à Gabès et de Gabès on va à Mednine. Ils te donnent à manger, parfois on te met des chaînes. La frontière c’est Ras al-Jedir. Mais là il y a des bandits, il y a des soldats qui profitent que leur administration est loin. Il n’y a plus de chef, ils te prennent ton argent. Ils te laissent à la frontière pendant la nuit, si tu cours vite, tu peux échapper aux douaniers libyens. Dans le groupe, il y avait aussi des femmes, on a dû se séparer d’elles. Avec un autre, j’ai marché toute la nuit, on a marché jusqu’à Zuara, on a marché après jusqu’à Surman. On avait des habits sales. De Zuara à Surman, il y a des mares d’eau, des grillages de 5 mètres de haut. Il y a le goudron à un km de nous, mais on l’approche pas, on reste dans les champs, ce n’est pas le désert, il y a du sable argileux. À Surman, là, personne ne te dira rien. Les policiers contrôlent pas ». Il raconte aussi qu’avant son arrestation, il avait déjà pensé organiser son retour en Tunisie, n’imaginant pas de vivre en Libye où les conditions de vie sont difficiles.

20La création ces dernières années de plusieurs centres d’accueil temporaire en Tunisie tout au long de son littoral jusqu’à la frontière libyenne (confirmée par l’OIM à Tunis) s’inscrit dans le processus d’externalisation des politiques d’asile et d’immigration de l’Europe [Intrand, Perrouty, 2005]. La Tunisie, à l’instar du Maroc, met en place un modèle de centre de rétention et de zone d’attente sur l’exemple français.

21Si les autorités diplomatiques de ces africains réussissent dans certains cas à rapatrier leurs ressortissants, ils sont contraints le plus souvent, faute de moyens, à ne rien faire. Les entretiens effectués auprès du personnel diplomatique des ambassades africaines (Sénégal, Mali, Côte d’Ivoire, Nigeria) soulignent un certain désarroi face à des situations délicates pour les ressortissants de leurs pays : dépassement des périodes de séjour légales (trois mois de séjour touristique), falsification de documents de circulation, de cartes d’étudiants, arrestation pour tentative d’émigration illégale à partir de la Tunisie, expulsion de ressortissants tunisiens et subsahariens vers la Tunisie selon les termes de l’accord de réadmission signé avec l’Italie. Les opérations deviennent encore plus compliquées dans les situations de décès d’Africains ou de disparition en mer (contact avec les familles, procédures d’identification et d’enterrement des corps). La gestion de la migration, la connaissance des migrants et leur mise en confiance sont rendues plus difficiles quand il n’y a pas de consulat mais seulement un consul honoraire de nationalité tunisienne comme pour le Cameroun ou la Guinée. Des organisations internationales, telles que le Croissant rouge tunisien, la CARITAS, le Haut Commissariat aux Réfugiés, interviennent alors pour le soutien des personnes sans ressources et sans aide institutionnelle (hébergement, soins, nourritures, aide à la recherche d’emplois temporaires, rétablissement des contacts avec les familles, aide au rapatriement, visite en prison).

22La CARITAS du MONA (Moyen-Orient et de l’Afrique du nord) est un des seuls organismes en Tunisie, avec le Croissant Rouge et le HCR, à prendre en charge l’accueil des personnes en détresse. Elle a longtemps accueilli des Irakiens durant la guerre du Golfe et des Algériens depuis sa création à Tunis en 1984. Aujourd’hui, d’après le père C., le nombre des subsahariens est en augmentation (Ivoiriens, Ghanéen, Sénégalais, Nigérians, Libériens). Au début, c’était des hommes seuls, aujourd’hui des femmes et des enfants, arrivent en nombre. Ils transitent par le désert algérien, « ce cimetière du silence » selon les termes d’une personne de la CARITAS. La CARITAS accueille à présent une centaine de personnes par mois, toutes confessions confondues, à qui elle propose une aide : aide médicale (remboursement à 100 % des soins), cours de langue, aide au loyer, dons de nourritures et de vêtements, aide au rapatriement, aide ponctuels, aide à la scolarité. Sa mission est de prendre en charge les arrivants. Les personnes irrégulières plus durablement installées ne la concernent pas. Ces dernières ont, pour les plus chanceuses d’entre elles, des postes stables mais non déclarés d’employés de maison chez de riches familles tunisoises, pour une rémunération de 200 dinars par mois (logé et nourri). Janine est une jeune aventurière camerounaise qui vit seule avec son bébé à Tunis, après avoir séjourné deux ans en Égypte. Elle considère qu’il est plus difficile pour elle de trouver un emploi à Tunis qu’au Caire mais, qu’à la différence de l’Égypte, sa condition de femme, seule, noire, y est plus supportable. La CARITAS lui donne 45 dinars par mois, mais lui conseille fortement de repartir au Cameroun. La CARITAS comptabilise 200 personnes ayant obtenu le statut de « réfugié » du HCR et 100 personnes « demandeur d’asile » (en cours de procédure). En 2004, la répartition des bénéficiaires de la CARITAS par nationalité est la suivante : 150 algériens, 10 marocains, 7 irakiens, 50 nigérians, 30 ghanéens, 30 Afrique francophone, 3 américains, 2 européens. Dans son rapport d’activité, la CARITAS désigne par « purs aventuriers » ceux fuyant la misère économique qui sont sans diplômes et sans projet d’études. Certains passent par l’Algérie pour atteindre la Tunisie. La plupart sont allés d’abord en Libye dans l’espoir de trouver un travail et sont ensuite venus en Tunisie. La Tunisie ne serait qu’une étape soit vers l’Europe, soit vers les pays de l’Est ou la Turquie. En venant à Tunis, ces migrants se rapprochent des administrations, des ambassades, et des organisations caritatives et associatives dans l’attente d’un nouveau départ. « L’objectif de bon nombre de ces migrants est de regagner l’Europe. Alors on s’interroge : comment les dissuader de rester ? La réponse à cette question n’est pas facile », souligne une personne de la CARITAS. C’est le problème que pose en particulier Emmanuel, Ivoirien arrivé le 23 avril 2004 au bureau des réfugiés de la CARITAS, qui a eu droit au trois mois de séjour autorisé en Tunisie. Jusqu’à présent, il a trouvé à se loger dans un l’hôtel : « Tu ne dois pas dépasser 3 mois. Qu’attends-tu de CARITAS ? ». Emmanuel répond qu’il cherche à se loger. L’hôtel est trop cher. « Ici, on héberge seulement les étudiants de passage, quelques jours seulement. Je ne peux rien décider pour toi. À toi de voir si tu veux du stable en retournant chez toi, ou passer de provisoire en provisoire ».
Entre un discours moralisateur et légaliste, et l’entraide, la pratique de la mission de la CARITAS est en équilibre instable.

Conclusion

23Dans un contexte migratoire en pleine mutation, différents mondes sociaux de migrants se mêlent en Tunisie. D’autant que leur statut est évolutif et que, par exemple, un étudiant boursier aujourd’hui peut être l’aventurier irrégulier de demain, et inversement, l’aventurier d’aujourd’hui peut-être l’étudiant de demain, via des formations courtes et privées en Tunisie.

24La diversité des statuts sociaux n’empêche cependant pas l’émergence d’un sentiment d’appartenance à une même communauté de destin de Noirs africains dans le monde arabe. Les conditions à la formation d’une aire d’installation provisoire qui sécurise, informe et crée une économie de transit dans le cadre de réseaux relativement ouverts à la société locale, se réalisent autour de la figure à multiples facettes de l’étudiant subsaharien, suffisamment stabilisée dans la société tunisoise pour y jouer une fonction de guichet d’accueil. Des formes d’organisations collectives, associatives ou non, structurent les relations entre les migrants de passage, et entre les migrants et la société locale, proposant une aide matérielle et un soutien moral durant leur séjour (hébergement provisoire, petit boulot, informations diverses). L’entraide entre migrants a cependant ses limites. Une limite intérieure à la communauté d’abord : comment accorder sa confiance à un autre migrant quand on a déjà été floué ou volé ? Une limite extérieure ensuite : comment assurer la protection d’un migrant subsaharien quand on craint pour soi-même la répression policière renforcée d’un État ?

25Cette étude souligne surtout les difficiles conditions d’accueil au transit et à l’insertion durable de l’étranger dans l’État tunisien (interdiction de travail aux étudiants, contrat de travail limité à deux ans). Pour les migrants étrangers enquêtés (personnel de la BAD, étudiants, migrants irréguliers), qu’ils soient riches ou pauvres, aux appartenances culturelles ou nationales différentes, le projet migratoire reste celui de repartir : soit dans le pays d’origine, soit en Europe, soit dans des circulations internes au continent africain, au gré des rencontres et des contraintes étatiques.

26Ces premiers résultats d’enquête de terrain soulèvent aussi d’autres questionnements : la figure de l’aventurier par exemple fait-elle rupture avec la société tunisienne, en reléguant le migrant illégal du côté de la marginalité refoulée ? Ou au contraire révèle-t-elle une reconnaissance du candidat tenace à l’immigration pour qui s’ouvre les portes sinon d’une assimilation encore lointaine, du moins d’une inclusion provisoire ?

27Enfin, le fait que les pays du Maghreb s’intègrent à terme à la zone euro-méditerranéenne de libre échange et multiplient les accords de réadmission en matière de politique migratoire ne peut que modifier profondément le partenariat euro-maghrébin. Aux yeux des Européens, cela peut ne représenter qu’un simple transfert de charge, en matière de contrôle des flux migratoires, nécessitant des contreparties, dans le cadre d’une négociation bien conduite et d’une série d’accords bilatéraux ou inter-régionaux harmonisés. Pour la Tunisie, comme pour le Maroc, il s’agit peut-être de bien plus que cela : une réorientation de sa position sur le continent africain qui profiterait à la fois de ses liens de proximité avec l’Europe – et notamment avec l’Italie –, pour devenir une place de transit, et de l’attrait qu’elle constitue pour les populations subsahariennes francophones, notamment en quête de formation universitaire. Qu’elle soit décidée sous la contrainte d’une réadmission, vécue dans une clandestinité aventureuse ou délibérément durable, la présence de Subsahariens à Tunis fait l’objet d’une nouvelle sociabilité locale, qui s’appuie sur un réseau d’entraide et une communauté provisoire de destins. Cette nouvelle configuration peut non seulement modifier la place de la Tunisie dans l’espace africain mais modifier aussi la place de l’Afrique dans la société tunisienne.
Après l’Europe, et avec elle, c’est aujourd’hui le Maghreb qui doit se poser la question éthique : qui voulons-nous accueillir ?

Notes

  • [*]
    Enseignant chercheur à la faculté des lettres de Sousse, Tunisie, hassan.boubakri@laposte.net.
  • [**]
    Chargée de recherche CNRS à l’Institut de Recherche sur le Maghreb Contemporain (IRMC), 20, rue Mohamed Ali Tahar Mutuelleville, 1002 Tunis, Tunisie, mazzella@mmsh.univ-aix.fr.
  • [1]
    De ce point de vue, la nouvelle loi sur les séjours et les entrées des étrangers au Maroc connaît les mêmes évolutions. Voir à ce sujet l’article de A. Belguendouz [2005].
  • [2]
    La carte du géographe O. Clochard, parue dans Le Monde diplomatique et réalisée à partir des rapports de presse et des signalements effectués par des organisations locales, comptabilise plus de 4000 morts aux frontières en dix ans, entre 1992 et 2003.
  • [3]
    Institut National de la Statistique (INS), Annuaire statistique de la Tunisie, Tunis, 2002.
  • [4]
    Taux actuel très faible qui n’est pas constant au regard de l’histoire : le taux le plus important est atteint en 1956 au moment de l’indépendance avec 49 %.
  • [5]
    Convention dans le cadre du CEN-SAD créé le 4 février 1998 sur l’initiative du président Kadhafi visant à « garantir à la fois la liberté de circulation des personnes et des capitaux entre États membres et la liberté de résider, de travailler, d’acquérir des biens ou de mener une activité économique dans tel ou tel État membre ». Les 18 États membres sont : le Burkina Faso, la Libye, le Mali, le Niger, le Soudan, et le Tchad, puis Djibouti, l’Érythrée, la Gambie, la République Centrafricaine et le Sénégal en 2000 ; l’Égypte, le Maroc, le Nigeria, la Somalie et la Tunisie en 2001 ; enfin, le Bénin et le Togo en 2002.
  • [6]
    Il est par ailleurs connu que les étrangers, dont le séjour ou le travail dans le pays de résidence ne sont pas formellement autorisés, ne se laissent pas facilement recenser, ce qui diminue la fiabilité des données du recensement.
  • [7]
    Le grand Tunis compte presque 2 millions d’habitants en 2004 selon le Recensement Général de la Population et de l’Habitat (RGPH), réalisé en avril 2004 et en cours de dépouillement. C’est une métropole internationale dans un petit pays : une superficie de 164000 km2, dont la moitié est aride ou désertique, pour un peu moins de 10 millions d’habitants en 2004.
  • [8]
    Les entrées par voie maritime sont, quant à elles, limitées (1,3 % des entrées des non-résidents, 9 % de celles des Tunisiens et 3,5 % de l’ensemble des entrées). 88,6 % des entrées par les ports s’effectuent à Tunis-La Goulette.
  • [9]
    Agence France Presse, 3 avril 2004.
  • [10]
    Groupe composé de la Tunisie, l’Algérie, la Libye, le Maroc, la Mauritanie côté maghrébin et de l’Italie, la France, le Portugal, l’Espagne et Malte côté européen.
  • [11]
    Accord non publié, entré en vigueur le 23 septembre 1999, disponible sur le site http://www.stranieri.it/legislazione/italia/accordi/accordi_TUV/Ab98_tn.htm.
  • [12]
    Monia Ben Jemia, Étude sur les droits des migrants en Tunisie. Rapport présenté au séminaire de renforcement des capacités au Maghreb, organisé par le BIT à Alger, dans le cadre du projet « La migration de main d’œuvre pour l’intégration et le développement dans l’Euromed, l’Afrique orientale et occidentale », Alger, 4-7 avril 2005.
  • [13]
    La presse tunisienne relate alors dans le détail les critères de sélection retenus par le bureau d’étude anglais pour privilégier la Tunisie à l’Afrique du Sud (jugée peu sûre) ou à l’Égypte (crise du logement) dans le choix du transfert de la BAD : stabilité politique, bon niveau de formation et d’équipement scolaire, offre de logements, service de communication fiable.
  • [14]
    Plassard, Ben Sédrine [1998].
  • [15]
    Un étudiant boursier de la coopération culturelle du Mali, par exemple, perçoit 35 euros par mois de la Tunisie, 40 euros mensuels de son pays. Montant duquel il faut déduire un loyer de 50 euros par mois quand il vit hors foyer universitaire. Il ne lui reste que 25 euros mensuels pour les repas et les frais d’études. Certains, venus directement sans l’aide du ministère de l’Éducation de leur pays, ne perçoivent que la bourse tunisienne.
  • [16]
    Pellicani, Palmisano [2002].
  • [17]
    La mode, la musique (les DJ africains dans les boîtes de nuit), la coiffure africaine, l’art africain, la restauration sont autant de vecteurs de cette « vogue africaine ». On assisterait à la diffusion dans la société tunisienne d’un sentiment d’appartenance nouveau à une Afrique valorisée.
  • [18]
    Surnom donné aux employés de la BAD par les étudiants subsahariens.
  • [19]
    Près de 80 projets et programmes tunisiens ont été financés par la BAD entre 1968 et 2002, pour un montant de l’ordre de 200 MD engagés au cours du IXe Plan de développement (1996-2001). La BAD a déclaré engager 330 millions de dollars pour la période 2002-2004 du Xe plan.
  • [20]
    Notons que ces « aventuriers » se désignent eux-mêmes sous ce terme qui souligne la précarité et l’illégalité de leur situation. Cela peut désigner aussi bien des demandeurs d’asile déboutés que des personnes arrivées dans l’espoir de trouver un emploi, des sportifs en quête d’un contrat ou des étudiants arrivés à l’expiration de leur bourse ou en fin d’étude.
  • [21]
    Notons que ces grands événements sportifs (CAN 2004 ; Mondial du handball en 2005) participent de la « réputation » de la Tunisie dans les pays d’Afrique et de son attrait : une réputation assise ces dernières années sur la coopération bilatérale et multilatérale dans d’autres domaines (formation des journalistes, enseignement universitaire public et privé, coopération technique au développement dans les domaines des eaux, de l’agronomie, de la santé).
Français

Résumé

L’article présente les premiers résultats d’une enquête de terrain portant sur les conditions d’accueil et le projet de mobilité des ressortissants des pays subsahariens dans la capitale tunisienne à un moment de changement de politique migratoire. Les pouvoirs publics tunisiens ont promulgué ces dernières années des lois réglementant de façon plus sévère le séjour et la circulation des étrangers sur le sol tunisien (loi du 30 mars 2003). L’analyse des auteurs s’inscrit dans ce contexte tout en considérant à la fois, les retombées migratoires du développement de la coopération économique et scientifique réalisé ces dernières années en direction de l’Afrique, et les pratiques ordinaires des migrants africains à Tunis. Avec ces nouveaux arrivants, c’est la place de l’étranger dans la société tunisienne qui tend à se modifier.

Mots-clés

  • Tunis en Afrique
  • politique migratoire
  • immigration au Maghreb
  • migrants subsahariens
  • projet migratoire

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Hassen Boubakri [*]
Sylvie Mazzella [**]
  • [**]
    Chargée de recherche CNRS à l’Institut de Recherche sur le Maghreb Contemporain (IRMC), 20, rue Mohamed Ali Tahar Mutuelleville, 1002 Tunis, Tunisie, mazzella@mmsh.univ-aix.fr.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 01/01/2011
https://doi.org/10.3917/autr.036.0149
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